Gadrey, J., 2006, En finir avec les inégalités. Paris, Mango Littérature, 254 p.
1Si l’on retient la définition la plus répandue, l’économie est la science de l’allocation des ressources rares. Avec cet ouvrage, l’économiste Jean Gadrey se place au cœur de sa discipline en fournissant non seulement une analyse fine de l’allocation de plusieurs types de ressources en France, mais en indiquant aussi des possibilités concrètes et sérieuses pour transformer la distribution inégale des revenus observée en France. Grâce à un style qui intègre de manière efficace éléments empiriques et normatifs, ce plaidoyer pour une nouvelle politique de l’égalité aidera sans aucun doute ceux qui militent contre les inégalités économiques ; il fournira une source d’informations abondantes à ceux qui n’ont pas encore choisi la réponse à apporter à cette question ; enfin, il posera un défi intellectuel majeur aux opposants à toute tentative de rendre nos sociétés plus égalitaires.
2Avec une logique séduisante, le plan de l’ouvrage conduit le lecteur à la conclusion qu’on doit et qu’on peut lutter contre la montée des inégalités socio-économiques observées en France depuis les années 1980. La première partie dresse un bilan empirique en fonction de six dimensions autour desquelles le débat français est souvent structuré. Il s’agit des inégalités de ressources monétaires (revenus et patrimoine), entre les sexes, des inégalités au travail, à l’école, devant la santé et le logement. Le fait que ces dimensions coïncident, à une exception près, avec celles que retient le Baromètre des Inégalités et de la Pauvreté (le « BIP40 » qui intègre, lui, une dimension « justice » à la place des inégalités entre hommes et femmes), souligne la légitimité et la pertinence de ce choix. La deuxième partie expose des arguments à l’encontre de l’idée qui voit dans les inégalités une fatalité à accepter, en s’appuyant principalement sur l’exemple des pays scandinaves qui ont réussi à bâtir un modèle social plus égalitaire en dépit du discours économique libéral et des puissantes forces de la mondialisation. La troisième partie s’attaque aux « fausses bonnes idées » de la lutte contre l’inégalité. Une fois encore, l’auteur prend pour exemple les pays nordiques (et les États-Unis comme contre-exemple) pour montrer que ni la croissance économique, ni le marché non régulé ne finiront par réduire l’inégalité. Seul, un « projet de société qui appelle des débats contradictoires entre les spécialistes des domaines où se creusent les inégalités et les “ profanes ” qui les vivent au quotidien, les élus, les syndicalistes, les acteurs associatifs, etc. » (p. 161-162) peut faire émerger un changement efficace. Enfin, la dernière partie propose des mesures concrètes sur lesquelles un tel projet pourrait reposer : augmentation des revenus sociaux et du salaire minimum, lutte contre le temps partiel et l’inactivité subis, renforcement des ressources pour les ZUP, ZEP et le logement social. Pour financer ces mesures, l’auteur préconise, entre autres, l’application plus étendue et plus stricte de la progressivité fiscale.
3L’ouvrage contient une richesse d’informations statistiques qui peuvent parfois surprendre : on y apprend par exemple que le job turnover serait plus élevé en France qu’au Royaume-Uni (p. 46), ou que le taux d’activité français est plus élevé que celui des États-Unis (p. 209). Ce sont là des observations empiriques très précieuses dans un débat souvent idéologique. Les observations de J. Gadrey peuvent servir en outre à développer de nouvelles pistes de recherches. Bornons-nous à citer ici l’exemple du cumul de plusieurs inégalités dans un groupe social, qu’il introduit sous le titre « Abonnés aux inégalités ». L’étude des relations entre différentes formes d’inégalités, au cours du temps surtout, peut se révéler être un champ prometteur à la croisée de l’économie et de la sociologie, comme le montre le programme autour du concept des « trappes à inégalités » proposé par Bourguignon, Ferreira and Walton (2007).
4Au-delà de l’enthousiasme que suscite cet ouvrage, une lecture critique est possible. Elle sera présentée autour de trois réflexions qu’inspire la démarche suivie par J. Gadrey.
Pourquoi en finir avec les inégalités ?
5Premièrement, une question centrale du débat sur les inégalités socioéconomiques se trouve marginalisée dans l’ouvrage : celle du « pourquoi veut-on réduire ces inégalités ? ». Il y a, en effet, plusieurs réponses possibles à cette question. Citons trois postures normatives contre les inégalités : 1) certaines inégalités ont un impact direct et négatif sur le bien-être (welfare) collectif ; 2) certaines inégalités ont un impact négatif sur d’autres phénomènes jugés désirables. Une influence négative des inégalités sur le dynamisme économique ou la stabilité institutionnelle d’une société entre par exemple dans cette catégorie ; 3) certaines inégalités sont injustes et donc moralement inacceptables.
6Sans doute le troisième argument est-il celui qui fonde des préoccupations de l’auteur. La plupart du temps, J. Gadrey met en avant une conception en termes de justice pour accuser la distribution inégale des ressources. Mais il faut patienter jusqu’à la partie IV (p. 167) pour trouver la définition des inégalités injustes : ce sont celles qui empêchent l’égalité des droits universels étendus et effectifs. Nous ne souhaitons pas discuter ici de la bonne conception de justice distributive ou du fait que ce sont effectivement les droits universels ainsi définis qui devraient être égaux parmi les citoyens. Le problème est que la réponse à « pourquoi l’égalité ?» définit quelles inégalités sont pertinentes, et cette réponse devrait logiquement précéder le choix des dimensions (voir supra) et des classifications dans l’analyse empirique. Car si l’on cherche, on trouvera toujours des inégalités : entre hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, pauvres et riches, salariés précaires et fonctionnaires à vie, ouvriers et cadres, immigrants et français « de souche », biens logés et mal logés, travailleurs manuels et intellectuels, etc. Toutes ces classifications se retrouvent dans l’ouvrage. On y trouve, de surcroît, des inégalités plus vagues, comme celles entre les différents « groupes sociaux ». Le lecteur cherche en vain une réponse claire à la question : « pourquoi sont-ce les inégalités dans ces classifications et ces dimensions qui sont injustes ? ». L’absence de réponse claire induit que toutes les inégalités socio-économiques sont une violation de l’égalité des droits universels et donc des injustices. Cette conclusion provient aussi du rejet partiel de l’auteur du concept d’équité, car cette notion « a dérivé, depuis que le courant économique libéral s’en est emparé » (p. 125).
7Or, sans une discussion de ce qui est équitable, il est difficile de séparer les inégalités justes et injustes. Le travail de Roemer [2006], dans la lignée de Rawls et Sen, auxquels Gadrey fait explicitement référence, montre qu’il est possible d’« opérationnaliser » le concept d’équité sans embrasser le libéralisme : une « inégalité inéquitable » est celle qui existe, par exemple, lorsque deux personnes engagées dans une activité économique donnée n’en tirent pas le même avantage alors que les deux individus s’y investissent exactement avec le même effort. Puisque l’effort mobilisé par les individus est identique, toute différence doit être le résultat de circonstances échappant à leur contrôle. Les circonstances qui peuvent engendrer ces inégalités injustes, car indépendantes de l’action individuelle, peuvent être le sexe, la catégorie socioprofessionnelle des parents, ou même des différences biologiques. Cette vision de l’équité gagne du terrain dans la littérature et a trouvé des applications internationales intéressantes [World Bank, 2006]. Concrètement, ces études divisent la population selon des modalités qui représentent différentes circonstances (par exemple l’appartenance ethnique ou la profession du père) et elles analysent les inégalités entre les profils types à un niveau d’effort donné. Il reste, bien sûr, le problème majeur que l’effort lui-même est souvent le résultat de circonstances, dressant de nouvelles difficultés tant sur le plan empirique que sur le plan analytique. Mais c’est précisément le degré et l’occurrence de cette endogénéité de l’effort, de l’action individuelle qui devraient ou pourraient aussi être débattus. Car, de nouveau, si tout effort était le résultat de circonstances, toute inégalité serait injuste. L’intégration d’une liberté individuelle pour analyser l’équité des inégalités conduit-elle forcément aux conclusions (ultra-)libérales qui justifient toute inégalité par le mérite ?
8On constate non seulement que ce débat est évacué ici, mais que d’autres arguments contre les inégalités sont avancés, en plus de l’injustice. En effet, le lecteur retrouve les trois objections à l’inégalité mentionnées ci-dessus. Il apprend que les inégalités auraient un impact négatif sur la qualité de vie (p. 112), un rôle favorable sur le dynamisme économique des pays nordiques (p. 110) et un effet positif sur la compétitivité économique (p. 147) en général. On y retrouve aussi la fameuse phrase de Platon selon laquelle l’extrême inégalité conduirait à la désintégration civile (p. 249) et l’observation que l’égalité serait culturellement enrichissante pour la collectivité (p. 164). Ce sont certainement de bons arguments pour combattre l’inégalité. Mais l’argumentation ne serait-elle pas plus cohérente si l’auteur précisait clairement que l’on s’intéresse à un problème de justice ou à un problème de bien-être, de compétitivité économique ou de stabilité institutionnelle ? Comme nous l’avons suggéré plus haut, cette précision aurait des conséquences directes sur le choix des dimensions et des classifications retenues pour l’analyse des inégalités. Concrètement, ce sont certainement d’autres inégalités qui auraient un impact négatif sur la compétitivité économique que celles qui sont les plus injustes. En outre, si l’argumentation est basée sur la justice – ce qui semble être le cas chez J. Gadrey – il importe peu de savoir que les inégalités ont un impact négatif ou positif dans d’autres espaces d’évaluation, tout au moins si on retient une conception de justice rawlsienne. Si l’argument est celui de la justice, on devrait, par exemple, lutter contre une inégalité injuste, même si cela conduisait à une baisse certaine de la compétitivité économique.
Pourquoi la délibération démocratique n’a-t-elle pas eu lieu ?
9Le deuxième aspect qui mérite plus d’attention est l’effet de la capture des institutions par certains groupes ou individus. L’auteur exprime à plusieurs reprises son optimisme à propos du fait que le problème des inégalités peut être résolu à travers une « délibération démocratique ». Le message est séduisant : si les Français veulent sincèrement mettre en œuvre le titre du livre, ils pourraient construire ensemble un projet efficace de lutte contre la distribution inégale des richesses. Ce projet reposerait sur des institutions démocratiques fortes, en occurrence l’État. Si les pays nordiques peuvent y arriver, « pourquoi cela serait-il impossible en France ? » (p. 207), « pourquoi pas nous ?» (p. 148). Ce sont exactement ces questions qui méritaient d’être davantage discutées. Car de nombreuses initiatives n’ont pas abouti à la « délibération démocratique » que l’auteur appelle de ses vœux dans cette vieille démocratie qu’est la France.
10Le concept de la capture institutionnelle peut expliquer en partie ce phénomène. J. Gadrey décrit la logique de ce processus, mais il l’applique uniquement au marché concurrentiel. La distribution injuste qui résulte d’un marché libre et « faussé » est citée comme un espace où se déploie une « inégalité des pouvoirs et des positions sociales héritées qui détermine l’inégalité des rétributions, permet à certains de s’attribuer des mérites qu’ils n’ont pas et à leurs descendants de démarrer la course avec plusieurs longueurs d’avance » (p. 142). Cette situation est le résultat d’une capture des institutions – ici du marché concurrentiel – par des groupes ou des individus intéressés. Or, l’analyse de l’auteur devrait nous conduire à la même conclusion en ce qui concerne une partie du pouvoir public. Ce dernier souffre également d’un effet de capture, même s’il est vraisemblablement moins conséquent dans la sphère publique que dans le privé. Il serait alors révélateur d’analyser les processus et mécanismes par lesquels des institutions tombent sous l’influence de groupes intéressés par la pérennisation des inégalités. La remarque de l’auteur selon laquelle la France serait dirigée par des élites très éloignées du peuple ne suffit pas pour comprendre l’ampleur du phénomène. Comment une minorité réussit-elle, malgré la volonté exprimée dans tous les sondages pour plus d’égalité, à défendre un système inégalitaire ? Bourdieu pourrait ici venir à notre aide, mais l’analyse économique peut aussi contribuer à une meilleure compréhension de ces phénomènes. L’analyse du rôle de la capture institutionnelle dans la création et la pérennisation des inégalités économiques est une condition nécessaire pour que toute « délibération démocratique » conserve son élan face à l’inertie du système socio-économique et politico-institutionnel.
La place particulière du chercheur dans la lutte contre les inégalités
11La méthodologie et le style du texte se distinguent clairement, comme dans tous les ouvrages de J. Gadrey, de l’autisme qui isole un certain nombre de contributions de sciences économiques aux débats contemporains. Ici, le problème des inégalités n’est pas appréhendé comme une maximisation sous contraintes, mais sous forme d’un phénomène sociétal auquel participent des acteurs divers. La participation active d’un chercheur à ce débat public ne grève pas le caractère scientifique du propos, bien au contraire. Une partie de la légitimité de la question des inégalités trouve son origine dans les préoccupations de « profanes », dans leurs valeurs et dans leurs conceptions. L’auteur note à juste titre que présenter la solution aux inégalités serait non seulement présomptueux, mais aussi en incohérence avec l’idée de la « lutte contre l’inégalité comme projet de société qui appelle des débats contradictoires ». Cependant, la participation active du chercheur dans ce débat introduit également des problèmes méthodologiques. S’il laisse une place aux arguments, conceptions et préoccupations des « profanes » dans son raisonnement, sur quelle base épistémologique peut reposer son cadre d’analyse ? Car, comme le remarque fort justement l’auteur, les débats peuvent être contradictoires, comme peuvent aussi l’être les différentes conceptions d’inégalités dans le langage courant [Kolm, 2007]. La solution adoptée par l’auteur, le recours fréquent aux sondages d’opinion notamment, qu’on retrouve à plusieurs passages clés de son raisonnement, ne peut pas être la seule réponse à ce problème. D’un côté, l’auteur appuie son argumentation pour une hausse des minima sociaux sur une enquête de Thomas Piketty, selon laquelle une majorité serait favorable à une augmentation du RMI (p. 173). De l’autre côté, lorsque ces mêmes Français expriment régulièrement par la voie électorale qu’ils sont favorables aux baisses d’impôts, l’auteur n’accepte pas cette opinion car il juge que la population « ne mesure pas les conséquences en termes de rationnement des services publics » qui suivraient des mesures antifiscales (p. 219). Mais sommes-nous certains que la population mesure correctement l’effet sur le budget public d’une augmentation du RMI ? Pourquoi suivre l’opinion publique dans le premier cas et pas dans le deuxième ? Il me semble que l’exercice délicat de l’économiste qui n’est pas autiste serait de trouver une réponse à ce type de problème, à savoir imbriquer des éléments purement théoriques avec d’autres qui ressortent des débats et de l’opinion publics. L’analyse des mécanismes socio-économiques derrière les « trappes à inégalités » et les effets de capture institutionnelle qui peuvent être à l’origine de ces trappes peut se révéler un laboratoire d’expérimentation pour ce type de recherche à la fois scientifique et démocratique.
12En conclusion, En finir avec les inégalités montre non seulement que les inégalités ne sont pas une fatalité, mais indique aussi des mesures et dispositifs dont dispose la société pour lutter contre l’injustice. Un projet sociétal efficace apte à porter ces mesures doit être alimenté et accompagné par une grande diversité d’acteurs. J. Gadrey esquisse pour nous le rôle constructif que peuvent jouer les économistes dans ce projet. Les réflexions que nous avons présentées ici indiquent les directions que pourrait suivre une réflexion dans le prolongement des résultats de l’auteur.