1L’étude des pratiques consuméristes peut se faire à partir de différents angles d’approche dès lors qu’on privilégie un terrain d’enquête, une méthode ou une entrée théorique. F. Cochoy et S. Dubuisson [200] invitent à analyser le travail des « professionnels du marché » (marketer, merchandiser...) qui orientent ces pratiques, en particulier l’acte d’achat. Par contraste, D. Desjeux [2006] et, pour se limiter à la thématique des technologies de l’information et de la communication, la sociologie dite « des usages » [Jouet, 2000], abordent les pratiques consuméristes dans leur quotidienneté, en s’attachant tout particulièrement à la phase d’appropriation des biens ou services. Le présent article, qui part du constat de la massification de la consommation, mettra l’accent sur les usages inventés par les consommateurs dans un contexte où l’offre est pléthorique. Il mentionnera également les mutations de celle-ci (nouvelles fonctionnalités, modifications tarifaires, réglementaires...) qui concourent à la structuration des usages. Le téléphone mobile, bien de communication de masse, va nous servir à dévoiler des normes façonnées au cours de sa diffusion, puis de son appropriation, en France, à la jonction de ces deux perspectives sociologiques. À des fins opératoires, ces normes de consommation seront considérées comme « périphériques » [Boudon, Bourricaud, 1982/2000], par opposition aux normes centrales qui régulent les rapports sociaux. Elles se situent dans une région du réel, la consommation. Plus généralement, notre recherche s’inscrit dans une série de travaux qui examinent les normes sur les territoires où elles ont une portée effective [Elster [1], 1989 ; Demeulenaere, 2003], ce qui oblige à tracer des frontières (normes de déontologie professionnelle, de consommation...).
2La dynamique des normes de consommation sera appréhendée par l’avènement de la téléphonie mobile en France. Nous ferons appel au matériau empirique de notre doctorat en sociologie pour appuyer la démonstration [Gaglio, 2004]. Il s’agit de 103 entretiens semi-directifs d’une durée de 90 minutes, menés auprès de 91 utilisateurs et de 12 personnes ne possèdant pas l’objet, à Paris, Nice, Rennes, Lille et Avignon. L’échantillon constitué par les personnes interviewées répond à des critères de diversité, en termes sociodémographiques, de temps de possession de l’objet et d’usages. Une observation participante en tant que vendeur dans des boutiques d’un opérateur de téléphonie mobile a complété le recueil par entretiens, ainsi que des observations durant un an et demi dans divers lieux publics (transports en commun, cafés, restaurants, halls d’aéroport…). Ces dernières ont permis de réfléchir à l’incidence de l’immixtion du mobile dans les interactions urbaines.
3L’avènement de la téléphonie mobile en France représente une réussite qui interpelle, à la fois sur le plan des stratégies marchandes des acteurs de l’offre [2] et sur celui des usages qu’elle a suscités. Le mobile a également la particularité d’être un bien de consommation et de communication. Cette dernière propriété a eu un effet accélérateur sur le processus de diffusion de l’objet, une capacité d’entraînement via un effet de réseau : l’utilité du bien et donc l’incitation à l’acquérir ont crû à mesure que le nombre des possesseurs augmentait. Un « cercle vertueux de croissance auto-entretenu » [Curien, 2000] s’est enclenché dès qu’une « masse critique » d’utilisateurs, difficile à chiffrer, a été atteinte. Ici, l’effet de réseau a été permis par une politique de subventionnement des terminaux, par une homogénéisation du standard technique de propagation des ondes radio, le GSM (Global System for Mobile). Surtout, la gratuité des appels entrants, associée au paiement des appels sortants, a financé le déploiement des réseaux mobiles par les abonnés du téléphone fixe [Bomsel, 2007]. En nous référant à l’heuristique de l’encastrement [Granovetter, 1985], nous défendrons l’idée que l’effet de réseau résulte aussi d’une dynamique relationnelle embrassant des groupes et des liens préexistant à la commercialisation du bien. Cette dynamique relationnelle se concrétise dans les usages du téléphone mobile. Par ailleurs, l’avènement de ce mode de communication a renforcé cette dynamique relationnelle. Autrement dit, l’effet de réseau ne se limite pas au dispositif technique et marchand constitué par la téléphonie mobile, il engage des relations qui agissent en amont et en aval : qui le précèdent, puis qui l’alimentent. Cette dynamique relationnelle constituera un repère pour saisir l’émergence, la cristallisation et la transformation des normes de consommation. Nous indiquerons d’abord comment l’avènement de la téléphonie mobile en France, qualifié de fait consumériste, est lié à des propriétés de l’objet ayant appuyé une dynamique relationnelle intense et qui s’appuie dessus (1). Ce processus comporte deux dimensions : le sentiment, à un moment, qu’il est normal de posséder un téléphone portable, sentiment amplifié par une normativité poussant à s’équiper. Nous insisterons sur cette seconde dimension, moins souvent relevée (2). Ensuite, le modèle interprétatif ternaire de l’émergence, la cristallisation et la transformation des normes de consommation sera explicité (3), et nous terminerons en exposant les normes apparues au long de la diffusion du téléphone portable (4).
1 – Le téléphone mobile en France : un objet aux propriétés appuyant une dynamique relationnelle
4Appréhender l’avènement de la téléphonie mobile en France comme occasion d’une production normative implique un développement liminaire. Il consistera, après avoir défini la téléphonie mobile comme un fait consumériste, à isoler des propriétés de l’objet, au demeurant évolutives, ayant permis à une dynamique relationnelle de faire le lit de sa diffusion. Partant, cela a favorisé et diversifié l’appropriation du mobile.
5La téléphonie mobile en France est un fait consumériste. L’ampleur de sa diffusion l’atteste, bien que moins rapide que dans les pays nordiques [3], notamment [Aakhus, Katz, 2002]. L’omniprésence de l’objet au cinéma ou au théâtre, dans le but de produire des effets dramatiques, autorise aussi l’emploi de cette expression, de même que l’existence d’un « parler consommation » relatif au mobile (nouvelles offres, fonctionnalités…) « comme l’on parle de la pluie ou du beau temps ». Enfin, l’objet est au centre de controverses [Callon, 2006] opposant successivement opérateurs, pouvoirs publics, scientifiques et associations de consommateurs, qui sont fortement médiatisées (tarification de la première minute d’appel, dangerosité sanitaire du mobile…). Il devient alors impossible de ne pas avoir à se prononcer, en tant qu’individu ou groupe, sur ce fait consumériste.
6Si la téléphonie mobile est un fait consumériste, les propriétés de l’objet n’y sont pas étrangères. Elles ont rendu possible et ont guidé son appropriation : cela explique en partie la timide percée des prédécesseurs (Radiocom 2000, Bibop…) du téléphone portable GSM. Certes, les propriétés du mobile sont des construits contingents, le résultat d’une trajectoire non écrite d’avance. Elles ne doivent pas être envisagées indépendamment du contexte socioculturel dans lequel l’objet est proposé [Alter, 2000] : c’est la rencontre d’un objet aux propriétés évolutives et d’un contexte, qui détermine la réussite ou l’échec d’une nouveauté. Toutefois, les études sur la diffusion des innovations occultent fréquemment les propriétés des nouveautés dont elles racontent la propagation. Il convient de ne pas tomber dans ce travers. Dans notre cas, essentiellement trois propriétés ont favorisé une dynamique relationnelle vertueuse, qui a accéléré la diffusion du bien puis ouvert la voie à une appropriation massive, variée et renouvelée.
7En premier lieu, le téléphone mobile « minimise les investissements nécessaires à la mise en relation » [Licoppe, 2002]. Compte tenu de son utilisation en mobilité, l’objet amène à multiplier les moments consacrés à la communication. De plus, passer un appel demande ici peu de gestes, en comparaison de l’emploi d’une cabine publique (avoir de la monnaie, non occupation de la cabine…). Ensuite, nul mobile n’est réservé à celui qui l’a acquis. Il peut être prêté, donné ou vendu, moyennant l’installation d’une nouvelle carte SIM (Subscriber Identity Module) au dos de l’appareil. Cette ouverture technique, sans parler du marché parallèle qu’elle suscite, accélère la transmission des mobiles à l’intérieur des familles : donner son ancien portable à un parent ou un enfant, est par exemple courant. Les offres, de surcroît, foisonnent dans ce secteur et sont fréquemment modifiées. Elles sont associées à un nombre d’heures d’appel et proposent différentes options : report des minutes non consommées pour le mois suivant, quantité de mini-messages inclus dans le forfait, appels illimités durant certains créneaux horaires, accès à l’Internet mobile. Cette profusion engendre une perplexité lors du choix d’un abonnement pour le consommateur. Cependant, après l’acte d’achat, et en l’absence d’un usage prescrit, l’éventail large des offres permet d’aligner sa consommation sur un réseau relationnel choisi. Au plan personnel, chacun utilise globalement son mobile avec l’intensité voulue, sans proportionnalité avec la satisfaction tirée de la possession de l’objet. Par exemple, une enquêtée, qui utilise l’objet comme un répondeur qu’elle déplace, s’en trouve ravie : « C’est vraiment un répondeur que je transporte sur moi… tout le temps je l’éteins surtout parce que je n’ai pas envie de parler rapidement avec les gens… avec les bruits de voiture tout ça…je prends les messages et je rappelle chez moi, tranquillement… j’aurai plus de temps pour m’installer, discuter et c’est bien comme ça, pas besoin de faire plus. »
8En deuxième lieu, le portable se démarque par une plurifonctionnalité en constante expansion. Chronologiquement, et malgré la différence dans les stratégies des équipementiers et des opérateurs, trois séquences, non clôturées et porteuses de trois logiques d’usage différentes, sont à distinguer :
9• L’accompagnement fonctionnel : débutant dès 1996, il consiste en l’adjonction au mobile de fonctionnalités directement associées à son usage principal (répertoire, reconnaissance du numéro, haut-parleur, vibreur, silencieux, kit piéton et de voiture), et d’autres décuplant les possibilités de l’objet (jeux rudimentaires, horloge, réveil, agenda, calculatrice, radio…).
10• Le temps des « services à valeur ajoutée » : cette période commence en 2000. Poussés par l’espoir d’importer des usages d’Internet sur le téléphone portable, les opérateurs misent alors sur le protocole Wap (Wireless Application Protocol) pour tenter de transformer le mobile en média (actualités, résultats sportifs, météo, plans…). Ils investissent ensuite dans d’autres technologies (Bluetooth, GPRS, UMTS [4]) afin de donner corps au slogan d’Internet mobile. Les téléchargements de fonds d’écran et de sonneries appartiennent également à cette séquence.
11• La convergence fonctionnelle : depuis 2003 environ, celle-ci colore la dernière séquence et la dernière logique d’usage à isoler. Moins tournée vers la transformation du mobile en média, le procédé, toujours dans une recherche de revenus supplémentaires, consiste à intégrer des fonctions ayant convaincu sur d’autres supports, en les présentant comme des nouveautés. Ainsi, la musique est valorisée grâce à la technologie MP3, les fonctionnalités appareil photo et vidéo nourrissent l’espoir de transferts de fichiers via les MMS (Multimédia Messaging Services) ou l’e-mail mobile. La télévision et bientôt le paiement sont aussi à compter dans cet ensemble, de même que les jeux de type Java à télécharger.
12Les nouvelles fonctionnalités et services sur le mobile ne connaissent pour l’heure qu’un succès mitigé. Cependant, l’appropriation du mobile n’est potentiellement jamais achevée car ce n’est plus le « frigo » des débuts que les utilisateurs ont entre les mains, ce qui a des incidences sur la construction normative envisagée et les usages développés. De plus, la plurifonctionnalité entraîne une préciosité de l’objet, voire une dépendance à son égard. Durant l’enquête, une raison simple est mobilisée pour l’expliquer : les interviewés concentrent souvent, et exclusivement, leurs « contacts » sur le répertoire du mobile. Comme appeler devient une opération machinale, les numéros de téléphone des membres de l’entourage ne sont plus connus. Les individus ont le sentiment d’être « coupés » des autres en cas de perte ou de vol du mobile. Au-delà, le dysfonctionnement du mobile grippe provisoirement la mise en relation avec les proches. Lors de notre observation participante, une anxiété teintée de panique accompagne ainsi la requête fréquente : « Mon portable ne marche plus, que pouvez-vous pour moi ? ».
13En dernier lieu, le téléphone portable se donne à voir car il est utilisé en présence de tiers, connus ou inconnus. Sa possession engage ainsi l’image dévoilée de soi et recèle un enjeu identitaire : il vaut autant parce qu’il représente une personne que parce qu’il est portable [Heurtin, 1998]. La visibilité de l’objet a une autre incidence. Du fait de l’évolution des fonctionnalités du mobile, un transfert de l’ostentation s’est opéré de sa possession et de son utilisation en public, au type d’appareil détenu. Le « clapet actif » ou l’oreillette, ont, par exemple, été le support d’une tentative de se différencier temporairement (les nouveautés se succédant à cette fin) et de façon située (elle concerne surtout les plus jeunes et les interactions avec les proches). Cette différenciation [Gaglio, 2004] témoigne aussi de la dualité des nouvelles fonctionnalités greffées sur le mobile ou des nouveaux objets où la téléphonie n’est qu’une fonction parmi d’autres. La frontière entre logique utilitaire et logique ostentatoire est poreuse, comme le suggère les cas du Blackberry ou des smart phones faisant office d’assistants personnels, comme le très attendu I-Phone.
2 – De la normalité à la normativité
14La première dimension de la dynamique des normes de consommation se manifeste, chez nos enquêtés, par l’emploi récurrent de la formule « Aujourd’hui, tout le monde a un portable ». Cette déclaration de normalité témoigne d’un processus de diffusion en train de se réaliser, en l’occurrence la phase d’acquisition du bien par la « majorité précoce » [Rogers, 1995] dans les années 1999-2001. Le rapport de force entre les possesseurs et les non-possesseurs bascule alors en faveur des premiers, le jugement de défiance auparavant dominant s’efface [5]. Pour autant, quand on se plonge dans les récits personnels, le processus aboutissant à la possession d’un portable n’est ni forcément long, ni linéaire. Il s’inscrit plutôt dans la traversée de séquences de vie, sortes de raccourcis amenant à détenir l’objet. Des événements du cours de la vie accélèrent l’acquisition de ce bien de communication. Par exemple, un divorce peut précipiter l’accès au bien du parent séparé n’obtenant pas la garde de(s) l’enfant(s), afin de communiquer directement avec lui (eux), sans parler à l’autre parent [6].
15Pour en revenir à la déclaration de normalité de la possession d’un mobile, elle n’est pas l’unique dimension du phénomène étudié. Les individus ne se contentent pas de relever la normalité de la possession d’un portable et la banalité de son utilisation. Ils accolent une opinion en sa faveur : « Je ne sais pas comment je faisais avant », « Comment ai-je pu m’en passer ? ». Le registre d’argumentation n’est plus le même lorsque les individus se limitent au constat d’une régularité. Ils pointent ici une évolution jugée favorable. Selon nous, ce discours sous-tend l’émergence d’une normativité, c’est-à-dire une incitation, portée par les possesseurs de l’objet, à faire adopter aux réticents le comportement devenu dominant. Pour E. Durkheim, qui emploie du reste peu le terme de norme, un phénomène devient un fait social dès lors qu’il comporte cette part de normativité : le fait social « n’est pas seulement une manière d’agir habituelle : c’est, avant tout, une manière d’agir obligatoire, c’est-à-dire soustraite, en quelque mesure, à l’arbitraire individuel » [Durkheim, 1937/1995, p. 5]. Dans notre cas, comme la normalité de la possession d’un mobile s’enrichit d’un sentiment de progrès et de nécessité, une contrainte, extérieure à l’intellect des individus, atteint ceux n’ayant pas encore franchi le pas : la norme selon laquelle « il faut un portable aujourd’hui » se renforce car elle s’inscrit dans un mouvement collectif. Des propriétés du concept de norme sociale (contrainte et mouvement collectif) se retrouvent. Pour ce qui nous concerne, la norme est au carrefour de dispositions à acheter, prenant vie dans une expression comme « ça me trottait dans la tête », et des dispositifs [Cochoy, dir., 2004]. Ici, les dispositifs sont les publicités vantant les mérites de la liberté de mouvement augurée par le mobile, le forfait à l’heure, les formules en coffret incluant l’appareil et l’abonnement, le téléphone à un franc (puis un euro) rendant neutre l’acquisition du bien mais créant un attachement au service pour plusieurs mois, ou la gratuité du répondeur. Fort de cet acquis, trois facteurs ont plus précisément alimenté la normativité relative à la possession et l’usage d’un téléphone portable.
16En premier lieu, l’élargissement du réseau sociotechnique [Akrich, 1989] composé d’individus et de techniques de communication téléphonique a progressivement augmenté la pression poussant à se doter d’un téléphone portable : « La multiplication faisait que mes amis avaient tous des portables et que, lorsque je devais téléphoner de mon fixe… je banquais trois fois plus. À un point que pendant longtemps, je n’appelais pas les gens qui avaient un portable : qui m’aime m’appelle et ne m’oblige pas à payer trois fois plus… ça a été dur à tenir et j’ai cédé » (Jean-François, 30 ans, Avignon). Les individus sont empêtrés dans un système de communication qui force presque à s’équiper d’un mobile, par crainte de voir leurs factures de téléphonie fixe exploser : les décisions individuelles sont dépendantes de l’adoption par les proches de ce nouveau moyen de communication, y compris pour les sceptiques. Afin d’expliquer leur acquisition, d’aucuns mobilisent comme « bonne raison » la réduction du nombre de cabines publiques, d’autres mentionnent l’occupation de leur ligne fixe à cause de la connexion à Internet au domicile. L’argument le plus répandu est le coût élevé des appels d’un téléphone fixe vers les mobiles lorsqu’une majorité de son entourage s’est équipée : cette cherté engendre presque l’irréversibilité du processus de diffusion du mobile. L’originalité est que cette irréversibilité, inhérente à la communication médiatisée, profite ici d’un réseau de relations déjà en place, elle n’est pas créée par le dispositif.
17En deuxième lieu, la contrainte provient du travail de sape des proches (compagnon, amis, frères et sœurs), le sujet revenant inlassablement dans les conversations. Elle s’exprime par des « piques », des « moqueries », que le verbe « chambrer » subsume, et sonne comme une rengaine : « prends un portable, on ne peut jamais te joindre. » En d’autres termes, comme toute norme, la possession d’un mobile se répand car des sanctions [Durkheim, 1937/1995, Goffman, 1973] s’exercent si elle n’est pas suivie. Ici, la sanction est diffuse, elle ne repose pas sur des bases juridiques et une instance d’exécution. Elle peut néanmoins, à l’usure [7], être efficace [Ogien, 1990] et conduire à la possession du mobile. Parfois, les réticents se retrouvent devant le fait accompli quand un mobile leur est offert. Comme dans la théorie du don de M. Mauss [1950/1968], ce cadeau oblige celui qui le reçoit. Il actualise le lien qui unit le destinataire et le bénéficiaire, mais implique d’appeler en retour la personne qui l’a offert. Dans le même registre, des enquêtés ont acquis l’objet via leur travail, sans l’avoir demandé. F. Jauréguiberry [2003], s’appuyant sur l’asymétrie appelant/appelé, a montré à ce sujet que les usages professionnels du mobile reproduisent les inégalités statutaires dans l’entreprise. Les salariés au rang hiérarchique élevé sont peu soumis à la gêne potentiellement occasionnée par l’outil. Ils peuvent se rendre indisponibles sans trop de risques, alors que des salariés à la marge d’autonomie déjà faible (les « cadres flexibles ») se la voient rognée du fait du flux d’appels incessant parvenant sur leur mobile.
18Enfin, des croyances enrichissent la normativité amenant à posséder un téléphone portable. Une croyance est une adhésion à une opinion non fondée empiriquement, qui conduit à l’action ou la justifie a posteriori [Pareto, 1917, Boudon, Bourricaud, 1982/2000]. Elle est normative ou positive : normative quand l’individu agit d’une manière qu’il considère comme « bien », positive quand la croyance contient l’espérance d’un mieux et constitue un pari pour l’avenir. Nous ferons ici référence à une croyance normative ancrée dans les relations interpersonnelles : celle consistant à penser que l’appartenance à un collectif se confirme par la possession d’un mobile. Ne pas avoir de mobile, expliquent les enquêtés, conduit à être perçu comme « ringard ». L’objet s’associe à la modernité et son usage scande son intégration dans la société. Une inversion significative est à noter à ce titre : aujourd’hui, les individus ne possédant toujours pas de mobile sont accusés de « snobisme », comme les premiers possesseurs au début de la diffusion du bien [Gaglio, 2005].
19La possession se lie encore davantage à l’inscription des individus dans des groupes sociaux. Les enquêtés font en particulier référence à la famille, au couple, à l’entreprise et au groupe de pairs adolescent. Plus que les autres, l’accession à l’objet participe d’un investissement identitaire visant un rattachement plus fort au groupe affinitaire des pairs adolescents, via un détachement, au moins symbolique, du groupe familial d’origine. F. de Singly nomme ce mécanisme individualisme relationnel [2003]. De manière caractéristique, le mobile devient un signe d’appartenance au groupe de pairs adolescent [Goggin, 2006] : on retrouve l’acception macrosociale de la norme présente chez E. Durkheim puis chez T. Parsons [1960] selon laquelle son respect concourt à l’intégration des individus dans la société et dans les groupes qui la composent. La volonté de s’équiper d’un mobile est souvent contrariée par une croyance concurrente qui anime les parents. Elle revient à considérer que la possession d’un mobile doit correspondre à un stade précis du parcours scolaire de leur enfant (ledit moment passant progressivement du début du lycée à l’entrée au collège). L’achat d’un mobile aux adolescents peut néanmoins survenir avant, des scenarii typiques étant relevés : stratégie d’usure quand la collectivisation forcée du mobile augmente la facture mensuelle des parents, recours à un chevalier blanc (grand-parent, oncle…) participant à l’acquisition du bien à l’insu des parents, gestion de l’achat, puis de la consommation, par l’adolescent grâce à l’argent de poche, activités rémunérées (travail d’été, baby-sitting…) ou système de « carotte » liée aux résultats scolaires. Un compromis peut apparaître autour de la croyance, positive cette fois, selon laquelle le mobile apporte un gain en sécurité. Astucieusement, les adolescents défendent cette croyance, sans y adhérer forcément, et déclarent : « Le mobile, c’est la sûreté. S’il arrive quelque chose de grave, on peut joindre quelqu’un vite fait. S’il arrive quelque chose à ses parents, qu’on est dehors et qu’on rentre le soir et qu’il n’y a personne, s’il n’y a pas de message sur le téléphone fixe, on se demande ce qui s’est passé. Et puis ça aide à être plus longtemps dehors et qu’ils s’inquiètent pas (rire). » (Ludovic, 15 ans, Arcueil)
20La fin de la citation est révélatrice d’une duplicité, et la confrontation de deux croyances antagoniques donne lieu à une négociation serrée. Soutenir la croyance sécuritaire aide l’adolescent à parvenir à ses fins et à bénéficier par la suite de plus d’autonomie pour ses sorties. Les parents en sont conscients, mais tirent parti de la situation en pouvant appeler leur enfant quand il est hors du domicile. Au final, en plus de rappeler qu’une décision commune peut provenir de la poursuite de buts distincts et de l’adhésion à des croyances différentes, cette situation montre le travail relationnel qui concourt à rendre légitime l’acquisition d’un bien de consommation.
3 – Émergence, cristallisation et transformations des normes de consommation
21Pour l’heure, un processus social a été décrit et ses deux principales dimensions ont été cernées : la naissance d’un sentiment de normalité et l’apparition d’une normativité qui le renforce. Il convient maintenant de se doter d’un modèle d’analyse permettant d’envisager la trajectoire temporelle où s’agencent normalité et normativité. Le modèle proposé suit une logique chronologique et comporte trois étapes. La première se calque sur l’émergence de la norme de consommation aboutissant à la déclaration « Tout le monde a un portable aujourd’hui ». Empiriquement, les données recueillies pour éclairer l’émergence de cette norme concernent la période allant du questionnement originel sur l’utilité du bien, des commentaires sur les premiers utilisateurs, jusqu’au récit de l’acquisition du mobile par les enquêtés.
22Lors de l’étape suivante, la cristallisation, les individus font leur un bien dont la fonction principale est identique pour tous (passer et recevoir des appels). Ils confèrent à l’objet une coloration personnelle et l’ancrent dans leur quotidien. Utiliser un mobile devient alors une pratique, pour beaucoup, qui s’inscrit dans la durée. La norme selon laquelle chacun se doit de posséder le bien se cristallise ainsi. L’appropriation est variée par ses manifestations et variable par son intensité. Elle va d’une appropriation à bras-le-corps où le mobile est toujours sur soi, jamais éteint, avec des appels passés fréquemment et où l’individu répond instantanément quand un coup de fil est reçu, à une appropriation plus mesurée, où davantage de limites sont posées. La courbe d’utilisation et la nature de l’usage ne suivent pas pour autant une progression linéaire : du peu vers le beaucoup, d’une maîtrise complète à l’absence de contrôle du flux des appels, ou inversement. En réalité, l’appropriation évolue avec les nouvelles offres tarifaires dont les individus bénéficient et avec la traversée des âges de la vie. Par exemple, l’accession à un forfait dit « illimité » conduit à une dissipation « du stress du dépassement de forfait », les individus se débrouillant pour téléphoner beaucoup aux heures où leur forfait n’est pas décompté. De même, pour ne prendre qu’un exemple, la retraite provoque une recomposition des activités. Les individus questionnent alors à nouveau l’utilité que peut revêtir le mobile grâce au champ de nouvelles pratiques auquel il ouvre : échanges plus individualisés avec ses enfants vivant en couple, coordination pour aller chercher les petits-enfants à l’école, objet mutualisé avec le conjoint lors de déplacements communs. Enfin, l’appropriation se poursuit compte tenu des nouvelles fonctionnalités et services qui arrivent en permanence sur le marché. Cela conduit à la troisième étape du modèle d’analyse.
23Cette dernière étape est celle des effets émergents. Ils renvoient à des situations dont l’issue n’est « pas explicitement recherchée par les agents d’un système et résulte de leur situation d’interdépendance » [Boudon, 1990/1997, p. 119]. Du fait de l’agrégation de comportements et de logiques d’action semblables ou contradictoires, des « conséquences sociales indésirables » se donnent à voir, les phénomènes s’amplifient dans un sens vertueux ou pervers. Quand l’utilisation du mobile s’est banalisée, ces configurations se sont multipliées. Deux illustrations de ce propos seront seulement données. Ainsi, le moment du changement et de l’achat d’un nouvel appareil observé depuis la position de vendeur a montré que la norme n’est plus simplement d’avoir un téléphone mobile, mais de posséder un terminal d’un certain type. Disposer d’un appareil photo sur son mobile devient notamment une exigence, sans que la naissance d’un usage ne s’ensuive forcément. Cet état de fait provient de l’élaboration incessante, par les équipementiers, de prises possibles de différenciation pour le consommateur et de caractérisation des produits (service après vente, normalisation…), afin de permettre de trancher entre des biens proches [Cochoy, 2002], tout en donnant ici l’envie d’en changer souvent. Du côté des consommateurs, l’imitation fait suite à la capacité d’une minorité à s’approprier une nouvelle fonctionnalité et à leur réussite dans sa valorisation auprès de l’entourage. Ensuite, les sentiments d’angoisse et d’impatience quand un appel attendu n’arrive pas, sont mentionnés par plusieurs enquêtés. Ces sentiments, s’agissant du mobile, résultent du rétrécissement de la boucle temporelle entre la sollicitation et la réponse attendue. En comparaison, le temps de réponse toléré à un e-mail est plus long : il faut utiliser son mobile en s’adaptant aux attentes des autres [8]. À ce titre, un enquêté évoque plusieurs griefs dont il a été la cible : « On me dit si tu as un portable pour ne jamais répondre, pour rappeler dans dix plombes ou jamais l’allumer, ça sert à rien. » Une caractéristique des normes sociales est ici rappelée : elles permettent d’anticiper les actes d’autrui afin de ne pas être pris au dépourvu, elles suscitent des attentes. K. Opp [2001, p. 12] parle ainsi d’une « oughtness definition of the norm », qu’il résume comme suit : « What I expect of you is what you ought to do. »
4 – Les différents niveaux de la construction normative et sa temporalité
24Les normes construites au cours de la diffusion du téléphone mobile prennent donc forme au long de trois étapes. On distinguera la norme de possession de l’objet, les premières normes d’usages et les normes issues d’effets émergents.
4.1 – La norme de possession
25La norme de possession du téléphone portable s’inscrit dans la première phase de la construction normative. Sa genèse débute avec les débats autour de l’utilité de la fonction première de l’objet, la téléphonie. La cristallisation de cette norme se réalise ensuite via l’appropriation du bien et la multiplication d’usages concrets, qui rendent presque caduque la question de la légitimité de la possession de ce moyen de communication. Cette médaille a un revers pour les industriels du secteur. En effet, les greffes de nouvelles fonctionnalités et services au téléphone portable (paiement, télévision, musique, consultation d’informations) ne sont pas encore (le seront-elles ?) couronnées de succès. Des défaillances techniques, des prix élevés, des faiblesses au plan ergonomique, une abondance générant de la complexité, sont les causes manifestes de l’inscription de ces nouveautés dans un cycle d’appropriation plus long que ceux connus sur ce marché. Au vu de l’enquête, l’association naturelle du téléphone mobile aux fonctions de communication est aussi un frein majeur à la traduction dans des usages pérennes de la diversification de l’objet. Un supposé « manque d’appétence des nouvelles technologies [9] » chez les consommateurs n’éclaire qu’imparfaitement, de surcroît, le lent décollage de l’usage de ces nouveaux services : les usages proposés sont généralement déjà satisfaits sur des supports plus adéquats que l’écran du mobile (télévision, ordinateur). En l’espèce, le déploiement d’arsenaux promotionnels et la réitération de propositions commerciales saupoudrées de promesses technologiques, ne produisent ni les résultats financiers escomptés, ni l’émergence de nouveaux comportements répandus. Même si des nouveaux usages s’installent, surtout chez les plus jeunes (téléchargements musicaux, usage de la vidéo avec notamment le happy slapping [10]…), la faible adhésion suscitée par les nouveaux services de téléphonie mobile ne saurait être simplement palliée par des initiatives de marketing et de communication, même nombreuses.
4.2 – Les premières normes d’usage
26Le deuxième type de normes identifié se rattache à la période de la première appropriation du mobile, exclusivement envisagé comme un moyen de passer et de recevoir des appels. Deux normes, à ce stade, se démarquent : la joignabilité et la rassurance.
4.2.1 – La norme de joignabilité
27La disponibilité pour autrui, le « devoir de joignabilité » s’impose avec le mobile. Au plan professionnel, le mobile est décrit comme l’objet de la réaction immédiate et de la résolution de problèmes d’organisation. Il est perçu comme le moyen d’un management plus efficace, recèle l’espoir d’une productivité accrue. Cet extrait d’entretien étaye le lien entre téléphonie mobile et performance professionnelle : « J’étais réfractaire au début. J’avais une mauvaise image du portable parce que je voyais tout le monde parler pour ne rien dire… après, ma situation professionnelle a évolué… par rapport à votre poste, aux personnes que vous encadrez et pour s’adapter à la demande des clients et être réactif, vous ne pouvez pas faire autrement que de l’avoir. En plus, ça répond à un souci de performance au quotidien, ça rend mon équipe et moi plus efficaces…on est tout le temps sur le pont avec le portable allumé. » (Gilles, 36 ans, gérant de société, Paris).
28La performance est érigée en valeur, parler du mobile est un prétexte pour affirmer cet impératif d’efficacité. L’anthropologie diffusionniste américaine [Linton, 1937/1968] nous a appris qu’une population, quand elle adopte une nouvelle pratique, un nouvel objet, un nouveau trait culturel, accepte aussi les principes qui les fondent, qui, dans notre cas, se découvrent largement dans l’action. Dans le prolongement, les sociologues fonctionnalistes ont montré que les normes reposent sur des valeurs qui assurent leur pérennité : l’avènement du mobile confirme ces apports avec la spécificité que les principes auxquels l’objet renvoie s’imprègnent du développement de ses usages.
29Concernant la sphère personnelle, être disponible en permanence pour recevoir des appels est également valorisé et, ici, suggère des valeurs. La coordination permise par le mobile, notamment pour l’intendance domestique (courses, repas du soir, réception des enfants…) et l’organisation de rencontres amicales [11] éclairent cette valorisation d’une connexion permanente induite par le mobile. Néanmoins, se référer uniquement à des motifs utilitaires serait restrictif. En effet, la valorisation d’une disponibilité ininterrompue pour autrui fait écho à un désir de communication. Le mobile sert à « prendre des nouvelles », discuter de personnes ou de sujets importants ou légers rapprochant les individus. Symétriquement, les usages du mobile renforcent la modalité « connectée » de communication [Licoppe, 2002, p. 193] « où le lien intime est entretenu sur le mode d’une « présence » renforcée, par des appels mobiles courts et fréquents ». La continuité du lien est assurée par sa réactualisation permanente, grâce à des appels répétés. Le geste d’appeler et le rythme élevé des appels comptent plus que la nature de l’information transmise. Au-delà, la téléphonie mobile donne lieu à une communication conviviale, spontanée, à un partage émotionnel éloigné du sérieux de la vie sociale. La sociabilité fait ici office de « valeur en soi », de « bonheur » [Simmel 1906/1991]. Elle traduit une « impulsion humaine ». Sous sa forme « pure », comme ici, elle est alors « l’accomplissement d’une relation qui ne veut en quelque sorte exister que comme relation et dans laquelle ce qui n’est par ailleurs qu’une simple forme de l’action réciproque devient un contenu se suffisant à lui-même » [op.cit., p. 127].
4.2.2 – La norme de rassurance
30Ce désir de communication, manifesté par un lien continu avec les êtres chers, renvoie également à une valeur moins positive que la sociabilité : la sécurité. Cette valeur supporte la norme de rassurance, qui encadre les usages du mobile. Cette norme se formule lorsque les enquêtés s’expliquent sur leur possession du bien. Souvent, ils mentionnent des sauvetages permis par le mobile en haute montagne pour justifier leur acquisition. Quand nous répliquons qu’il est rare de se trouver dans ces situations et que l’hypothèse de leur survenue ne nécessite pas une dépense mensuelle, les enquêtés élargissent, en guise de réponse, leur propos à la catégorie « accident ». Ils insistent alors sur l’utilité d’un mobile pour prévenir des secours. Certains rétorquent aussi : « quand ça vous arrive vous êtes bien content de l’avoir », rappelant le rapport au monde que A. Giddens [1990/1994] nomme « inquiétude prémonitoire ». Selon cet auteur, les individus opèrent un déplacement entre la possibilité de catastrophes ayant comme origine des dysfonctionnements à l’échelle du monde (péril climatique, terrorisme…) et des risques potentiels du quotidien (agression, accident de voiture…). Le téléphone mobile révèle alors une « inquiétude prémonitoire » et l’avoir sur soi rassure : même les non-possesseurs de mobile, qui ne se gênent pas pour emprunter ceux des autres [Gaglio, 2005], ne remettent pas en cause cette possible utilité, à ceci près qu’ils la nomment « dépannage », comme pour préciser la catégorie floue d’« urgence » employée par les possesseurs.
31Cela étant, dès lors que la norme de rassurance et la valeur qui la soutient sont mises à l’épreuve du réel, un glissement s’observe. Il met encore en lumière la dynamique relationnelle ancrée dans la construction normative étudiée. Ainsi, à défaut de servir fréquemment lorsqu’un accident se produit, le mobile est employé pour prévenir ses proches « que tout va bien », informer d’un changement de programme, d’un imprévu, d’un retard. À ce propos, F. Jaureguiberry parle de « cocooning téléphonique » et compare le téléphone portable à un objet transitionnel [2003]. Un point supplémentaire nourrit donc l’analyse : la norme est d’autant plus suivie qu’elle subit des aménagements dans son application. Paradoxalement, plus la norme est souple, plus elle est consistante. Il en va de même pour la norme de disponibilité. Malgré l’importance que les individus lui accordent, cette norme ne cesse d’être contournée : filtrage des appels, désynchronisation des échanges, déconnexion volontaire, prétexte d’un manque de batterie… Ces astuces révèlent un rapport spécifique à la consommation. M. de Certeau [1980] invite à cette interprétation, en décrivant les « braconnages » et tactiques opérés sur le territoire des offreurs, s’agissant notamment des pratiques culinaires. Dans le cas du mobile, les individus se faufilent dans les interstices des offres en profitant de leur ambiguïté. Ils profitent aussi des évolutions fonctionnelles de l’objet, par exemple la généralisation de la possibilité de reconnaître le numéro de l’appelant. Ainsi, comme l’appelé sait qui l’appelle grâce à cette fonctionnalité et qu’il n’est pas interdit d’être rappelé par un détenteur de l’option « appels illimités », une option souscrite individuellement bénéficie à un groupe. Pourtant, ces pratiques ne relèvent pas uniquement d’un « art du faible » (ibid.) ou n’induisent pas simplement une résistance des consommateurs à la domination des offreurs. Elles dévoilent un plaisir à consommer, que S. Langlois [2002] considère comme un point aveugle des recherches sur la consommation. Ici, le plaisir à consommer est consubstantiel d’un plaisir à communiquer, qui cristallise la norme selon laquelle « il faut posséder un portable ».
4.3 – Les normes provenant d’effets émergents
32Les normes provenant d’effets émergents témoignent d’une phase ultérieure de l’appropriation du mobile. Elles résultent en particulier de l’augmentation du nombre de possesseurs et des évolutions des fonctionnalités de l’objet. Nous n’en aborderons que deux.
4.3.1 – Utiliser les mini-messages écrits
33L’agilité consumériste est également à la source de l’apparition de la pratique des mini-messages écrits, qui constitue presque une deuxième appropriation de l’objet pour beaucoup d’utilisateurs. Cet usage s’inscrit dans la troisième phase de la construction normative, celle de la transformation de normes existantes et de l’essor de nouvelles. Lors des entretiens, il est apparu que les premiers utilisateurs des SMS (Short Message Services), une minorité d’adolescents [12], y ont trouvé une opportunité de contourner le coût jugé prohibitif des appels afin de « communiquer autrement pour communiquer plus », aux dires de l’un d’entre eux. Aujourd’hui, plus de 50 % des possesseurs de mobile ont au moins envoyé une fois un mini-message écrit lors des trois derniers mois [CREDOC, 2006]. La normalité de cette pratique, notamment lors du Nouvel An, est issue d’une dynamique relationnelle amplifiée par des ouvertures techniques en matière de réseau, par de nouvelles offres et par un mouvement consumériste en sa faveur. Ce va-et-vient entre offre et demande est essentiel à la construction normative étudiée.
34En ce qui concerne globalement l’offre, commençons par indiquer que l’engouement pour les SMS n’a pas été anticipé par les opérateurs français. Comme évoqué précédemment, ils misent déjà sur l’Internet mobile. En Grande-Bretagne pourtant, dès 1992, Vodaphone permet, depuis un ordinateur connecté à un réseau ad hoc, puis à Internet, l’envoi de SMS vers les téléphones de ses clients. Cette opportunité est raisonnablement saisie, et les téléphones, dans toute l’Europe, seront progressivement équipés de la fonction « mini-messages » : il devient possible d’envoyer un « texto » d’un mobile vers un autre. En France, l’étape suivante, en novembre 1999, a été d’autoriser l’envoi et la réception de messages, indépendamment de l’opérateur d’appartenance du client. Puis les opérateurs ont proposé des forfaits mensuels de mini-messages et ont élargi le spectre potentiel de la pratique via de nouvelles offres (vote et participation par SMS lors d’émissions de télévision…) afin de consolider ce succès naissant. Par la suite, la plainte déposée en 2004 par l’association de consommateurs UFC-Que Choisir ? pour dénoncer le coût considéré comme abusif de l’envoi des messages, a eu pour conséquence une baisse du tarif unitaire de ces derniers, la plainte ayant abouti à une condamnation.
35Parallèlement, sur le plan de la dynamique relationnelle, l’insistance des proches pour obtenir une réponse aux messages envoyés et l’apparition d’usages originaux ont aussi favorisé l’émergence puis la cristallisation de la nouvelle norme consistant à adopter ce mode de communication. L’emploi des mini-messages est venu compléter les appels. Par exemple, les SMS sont privilégiés pour la transmission de « mots doux », d’informations concises n’attendant pas de réponse et demandant à être conservées ou pour se fendre de propos « réparateurs » [Goffman, 1973] après une dispute. Autrement dit, en matière consumériste, une nouvelle norme s’impose quand les usages auxquels elle donne lieu trouvent une place dans un système de pratiques déjà installé.
4.3.2 – Faire preuve de discrétion en public
36Les usages du mobile en public sont également un terreau d’effets émergents. Dans les lieux qui jalonnent le quotidien, l’immixtion du mobile perturbe la norme d’« inattention polie » [Goffman, 1973] qui régule les interactions. Cette norme de civilité consiste, dans un bus par exemple, à ne pas interpeller un voisin inconnu et le laisser vaquer à ses occupations, tout en ne l’ignorant pas lorsqu’un échange est inévitable. Téléphoner en public, au contraire, revient à s’extraire de l’interaction présente et à le faire entendre, en imposant aux autres des conversations ne les concernant pas. Une norme de discrétion, à partir de cette tension, s’est construite dans le cours de l’action. Elle a vocation à guider l’action, à éviter les conflits et provient de deux sources de régulation. Ces dernières ont mis plusieurs années à avoir un impact notable : l’accroissement du nombre de possesseurs a rendu saillant le problème et a multiplié l’observation, autour de soi, de comportements jugés déplacés. Les attentes d’autrui ont été de ce fait mieux cernées.
37Des règles écrites sont d’abord apparues. Elles comportent des degrés de prescriptibilité et ont une portée variable [13]. L’autre source de régulation est un ajustement du comportement à l’environnement immédiat (retrait provisoire d’une pièce pour téléphoner, réduction du volume sonore de la voix, écourter la conversation, détourner le regard et la tête), à la nature du lieu et à la situation. Des manquements à l’inattention polie et à la norme de discrétion se produiront toujours, par étourderie, maladresse, ou au prétexte d’une liberté individuelle absolue. Cela rappelle que la régulation des comportements est fragile mais des espaces, comme les lieux de culte, ne tolèrent néanmoins pas la présence bruyante d’un mobile : la première déclinaison de la norme de discrétion est de savoir, parfois, mettre son mobile en veilleuse. De plus, l’usage du mobile n’est plus soumis à la sanction diffuse (critique a posteriori, recherche d’un regard complice pour partager une impression d’abus [14]) quand le « branché » [Jauréguiberry, 2003] donne des gages de son savoir-vivre aux co-présents, par le respect de règles écrites, tacites ou par des ajustements de sa posture au contexte. La deuxième posture issue de la norme de discrétion est donc d’intégrer son utilisation du mobile à la norme de l’inattention polie, afin de rendre transparent son comportement dans l’espace public. Rajoutons pour finir que l’ajout sur les mobiles des fonctionnalités « silencieux » et « vibreur » a facilité les comportements dont il vient d’être question, en réduisant de facto la nuisance des sonneries : ici encore, les évolutions de l’objet sont à prendre en compte dans l’analyse des usages.
Conclusion
38Chemin faisant, le concept de norme sociale et ses ramifications sont apparus heuristiques pour saisir sociologiquement des pratiques consuméristes, dans un contexte de massification de la consommation. En effet, la diffusion, l’appropriation et les effets émergents liés à l’avènement d’un bien comme le téléphone mobile peuvent s’appréhender conjointement lorsque l’on a recours aux notions d’attente, de mouvement collectif, de contrainte (relative), de sanction (diffuse), de négociation, de guide pour l’action et de valeurs. En bref, tout ce qui fait la nature des normes, bien qu’ici « périphériques », est ici sollicité. Pour résumer, les normes de consommation :
- S’inscrivent dans une dynamique relationnelle entraînant des collectifs (couple, famille, travail…) qui préexistent à la propagation du bien et au déclenchement d’un effet de réseau. Puis cette dynamique relationnelle est alimentée par la diffusion et les appropriations du bien ;
- Témoignent d’un jeu entre le sentiment de normalité de la possession du bien, et une normativité qui vient renforcer cette normalité ;
- Sont malléables au sens où plusieurs façons de les mettre en pratique sont permises, ce qui, paradoxalement, assure la consistance de ces normes ;
- Existent principalement grâce aux comportements qui leur donnent naissance, ou qui, parfois, les contournent dans l’action ;
- Participent d’un mouvement ternaire (émergence, cristallisation, transformations).
Notes
-
[1]
J. Elster [1989] associe les consumption norms à des normes d’étiquette, soit de distinction, qui régulent les pratiques consuméristes comme les manières de s’habiller ou de manger. M. Aglietta [1977] emploie aussi l’expression de norme de consommation. Exposant les spécificités de la période du « compromis fordiste », il indique que ce dernier a donné naissance à de « nouvelles normes de la consommation ouvrière » en favorisant la diffusion de biens tels que la voiture ou les équipements électroménagers. Pour notre part, les normes de consommation ne concernent pas un milieu social particulier. De plus, elles ne répondent pas exclusivement, comme chez J. Elster, à une logique statutaire et descendante (du haut vers le bas de l’échelle sociale), mais relève d’un processus plus tourbillonnaire.
-
[2]
Lesquelles comportent aussi des aspects répréhensibles. Ainsi, la cour d’appel de Paris, le 12 septembre 2006, a confirmé la condamnation en première instance des opérateurs français (Orange, SFR, Bouygues Telecom) pour entente illicite. Ils avaient maintenu à un niveau jugé artificiellement élevé le prix des abonnements. L’échange d’informations confidentielles entre opérateurs sur leur clientèle respective (nombre d’abonnés, résiliations) entre 1997 et 2003, soupçonné par le Conseil de la concurrence, a également été avéré à la suite de perquisitions de la Direction générale de la concurrence, de la consommation, et de la répression des fraudes (DGCCRF).
-
[3]
Pour donner un ordre de grandeur, le taux d’équipement en France par habitant est de 65,8 % en France en mars 2004, contre 94,3 % en Suède. En mars 2007, le nombre d’utilisateurs « actifs » dans l’hexagone est de 51 352 100, soit 81,3 % de la population. Source : Observatoire des mobiles, ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), http:// www. art-telecom. fr/ . Le mobile est le bien, sur notre territoire, qui s’est propagé le plus rapidement depuis la Seconde Guerre mondiale (il a fallu 5 ans, de 1996 à 2001, pour atteindre 50 % de la population), même si le faible prix des appareils et la forte capacité de l’offre à satisfaire la demande pondèrent la vitesse de cette percée. Sans entrer dans les détails, des disparités persistent néanmoins, s’agissant du taux de pénétration, selon le niveau de diplôme, l’âge, et les régions [Credoc, 2006].
-
[4]
General Packet Radio Services et Universal Mobile Telecommunications System.
-
[5]
Il est aujourd’hui moins « anormal » de ne pas avoir de mobile, dans la mesure où les réticences des derniers non-possesseurs (contrainte relationnelle, possibilité d’utiliser des modes de communication alternatifs) sont davantage admises. Elles se retrouvent, d’une certaine manière, dans les limitations apportées par les possesseurs dans leur usage quotidien (déconnexion temporaire, filtrage…) [Gaglio, 2005].
-
[6]
Au plan quantitatif, 64 % des divorcés sans enfant sont équipés contre 85 % des divorcés avec enfant en mars 2004 : source interne de l’opérateur où notre convention CIFRE (Convention Industrielle de Formation par la Recherche) a été réalisée.
-
[7]
Bien que des individus, à la fois numériquement toujours moins nombreux mais plus persuasifs au fil du temps, construisent un argumentaire efficace pour repousser cette contrainte et y parviennent, notamment en insistant habilement sur des effets pervers de l’usage de l’objet (désorganisation, dépendance…) [Gaglio, 2005]. Quantitativement, on retrouve principalement ces individus parmi les plus de 60 ans, même si cette tendance s’affaisse, notamment du fait d’offres ad hoc proposées par les opérateurs.
-
[8]
Dans cette citation, l’aspect contraignant de l’attente implicite se ressent : « Il y a souvent un reproche par rapport au portable… bon, moi, c’est vrai qu’il m’arrive de l’oublier, je me dis “ j’ai oublié mon portable ”, quelque part ça m’ennuie, mais ça dure pas longtemps… il ne faut pas que ce soit une contrainte, il suffit de le couper… si on est trop ennuyé on coupe. Le problème c’est que c’est mal vu…“ J’ai essayé de t’appeler, où tu étais ? ”…là oui c’est une contrainte… Qu’est-ce que tu faisais ? Là c’est clair… Alors qu’avant on téléphonait chez les gens, ils n’étaient pas là, on rappelait plus tard sans demander son reste… Maintenant c’est “ t’étais où ? ”. Effectivement là… je crois que c’est rentré dans les mœurs… on s’attend à ce que le téléphone portable ait une réactivité quasi immédiate et quand on n’a pas cette réactivité on n’est pas content, on est frustré donc on dit je pourrais le joindre tout de suite s’il avait allumé son portable, s’il l’avait avec lui, il ne l’a pas fait, c’est sa faute… » (Mathieu, 30 ans, Paris).
-
[9]
Expression récurrente au sein de l’opérateur où notre convention CIFRE a été réalisée.
-
[10]
Détournement d’usage ayant défrayé la chronique, consistant à frapper au hasard dans l’enceinte de l’école, du collège ou du lycée, en filmant la réaction de l’offensé.
-
[11]
Une jeune enquêtée déclare à ce titre : « Le portable c’est pour voir les autres. »
-
[12]
La surface des usagers s’est nettement étendue mais un noyau dur perdure : les 15-25 ans génèrent encore, fin 2005, 75 % du trafic des SMS : source interne de l’opérateur où notre convention CIFRE a été réalisée.
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[13]
Interdiction de téléphoner dans les bibliothèques, ajout d’une pièce ad hoc dans les trains, installation d’un système de brouillage dans les cinémas en application d’une loi de 2001, stratégie préventive quand il est demandé d’éteindre son mobile avant le début d’une pièce de théâtre…
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[14]
Les sanctions directes, explicites et individualisées sont relativement rares, la position de redresseur de torts n’étant pas agréable. Parfois, la brièveté de ces interactions incite aussi à « laisser faire » pour se plaindre par la suite à un tiers.