Introduction
1Ces dernières décennies sont marquées, en Europe, par une évolution des modes de gestion de l’action collective, modifiant le rôle de l’État et impliquant de manière accrue une diversité d’acteurs, institutionnels ou pas, dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Ces évolutions se retrouvent dans différents champs des politiques sociales et du care, en particulier dans celui de la petite enfance. Dans la plupart des pays européens en effet, bien que l’offre d’accueil de la petite enfance soit davantage régulée et financée par les pouvoirs publics que par le passé, ce secteur est en pleine mutation de par la décentralisation des compétences au niveau local, la diversification croissante des services fournis et la multiplication des acteurs, tant publics que privés, qui y sont impliqués.
2Dans cette perspective, cet article analyse les mutations du secteur de la petite enfance sous l’angle des interactions entre une diversité d’acteurs publics et privés, associatifs ou privés commerciaux et des enjeux quant au développement de services de qualité et accessibles à tous. C’est pour mettre l’accent sur ces interactions et les articulations entre les différents niveaux de pouvoir que nous mobilisons la notion de gouvernance. Nous cherchons ce faisant à étudier les formes de gouvernance à l’œuvre dans le secteur de la petite enfance ainsi que leurs évolutions récentes en Europe. Ces évolutions participent, selon les pays et les territoires, soit à l’émergence de politiques publiques là où la petite enfance était encore récemment considérée relever de la sphère privée, soit à la recomposition des rapports entre les gouvernements centraux et locaux dans le partage des compétences et à l’intégration de nouveaux acteurs privés aux côtés des acteurs publics ; d’où différentes formes de gouvernance de l’offre d’accueil selon les territoires qu’il convient d’analyser plus en détail.
3Il nous semble cependant utile, au préalable, de revenir sur la notion de gouvernance et d’expliquer en quoi, au-delà des controverses qu’elle suscite, cette notion nous semble particulièrement pertinente pour comprendre le champ de l’accueil des jeunes enfants. C’est l’objet de la première partie. La deuxième partie analyse les différentes tendances observées en Europe à partir des résultats de la recherche européenne sur les transformations des structures familiales et des politiques sociales dans le cas de l’accueil des jeunes enfants (TSFEPS, cf. encadré). La troisième partie propose une typologie des régimes de gouvernance qui peut être dégagée à partir de cette analyse. En guise de conclusion, nous faisons le lien entre la typologie des régimes de gouvernance et les évolutions en cours, testant en quelque sorte la pertinence de cette typologie multidimensionnelle pour caractériser globalement les situations observées. Sur un plan général, il ressort de notre analyse que différentes formes de gouvernance multilatérale se développent en Europe. Ces nouvelles formes de gouvernance se caractérisent toutefois par des degrés variés d’intégration des acteurs privés, du tiers secteur ou du secteur privé lucratif, dans les décisions de politique locale et dans les logiques d’attribution des financements publics, soulevant d’importantes questions en termes d’accessibilité et de qualité des services d’accueil.
Recherche Européenne TSFEPS : méthodologie
Partant des constats que, d’une part, les différences territoriales entre les systèmes locaux d’accueil de la petite enfance au sein d’un même pays sont tout aussi importantes que les différences entre les systèmes nationaux et que, d’autre part, la coordination entre acteurs et institutions locales de la petite enfance est de plus en plus renvoyée à des compétences territoriales, cette recherche s’est concentrée sur l’analyse comparative des systèmes locaux de la petite enfance tant en termes de gouvernance locale que de cohésion sociale.
Après avoir effectué un cadrage socio-historique, institutionnel et statistique des politiques de la petite enfance dans 8 États-membres (Allemagne, Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni, Suède), 22 études de cas locaux et 250 entretiens approfondis ont été réalisés auprès de trois catégories d’acteurs (responsables institutionnels, responsables de services d’accueil et parents) sur la base de grilles méthodologiques communes traitant à la fois des finalités, des modes de financement et de l’inscription des modes d’accueil dans la gouvernance locale ainsi que de l’accès, de la qualité et de la participation des usagers aux services.
L’exploitation des études de cas a donné lieu à plusieurs analyses transversales dont une sur la gouvernance locale. Cet article reprend une partie de ses conclusions et les confronte à des recherches plus récentes afin de proposer une typologie originale des modes de gouvernance de la petite enfance.
Ces études de cas ne sont pas représentatives des dynamiques observées au sein d’un même pays en termes de gouvernance locale, mais elles ont mis en évidence la diversité des formes de gouvernance locale de la petite enfance. Ainsi, l’analyse a mis en évidence des divergences importantes entre les cas de Rennes et de Montreuil pour la France mais aussi entre les cas de Francfort s/M. et Munich.
Les rapports de la recherche TSFEPS sont disponibles sur le site EMES : http:// www. emes. net
1 – Gouvernance et partage des responsabilités de l’accueil des jeunes enfants
4Si, pour les auteurs libéraux, la notion de gouvernance vise surtout à réfléchir sur une meilleure allocation des ressources publiques dans un contexte général de maîtrise de l’évolution des dépenses sociales [Palier, 2002], cette notion désigne plus largement l’ensemble des interactions entre acteurs publics et privés dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques [Le Galès, 1998 ; Rhodes, 2000, Kooiman, 2003, Enjolras, 2005]. La gouvernance constitue ainsi un outil d’analyse de la légitimité des politiques sociales tout en permettant de rendre compte des nouveaux arrangements productifs, territoriaux et partenariaux. La question de la gouvernance et de l’articulation entre les différents niveaux de responsabilités se pose particulièrement dans le champ du care, comme les services d’aide aux personnes âgées et les services d’accueil de la petite enfance, services qui sont désormais au cœur de la réforme de l’État-providence.
5Reste que le terme de gouvernance est à manier avec précaution en tenant compte du contexte historique et politique de son émergence [Gaudin, 2004]. On ne peut faire abstraction du fait que les politiques de « bonne gouvernance » sont parties intégrantes des recommandations des grandes institutions supranationales depuis une quinzaine d’années, que ce soit la Banque mondiale ou l’Union européenne. Sous couvert de neutralité politique, cette vision normative de la « bonne gouvernance » a conjointement conduit à justifier des politiques néo-libérales d’ajustement structurel dans les pays du Sud et de désengagement de l’État social au Nord.
6Si, de manière problématique, nous posons la question de la gouvernance des services petite enfance sur les territoires, et en particulier pour les enfants entre 0 et 3 ans, c’est d’abord parce que, si la garde familiale reste centrale tant qualitativement que quantitativement, la tendance générale est à une croissance des services formels et organisés de garde des jeunes enfants. Ces services deviennent de plus en plus un enjeu de débat public, y compris dans des pays comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne (du moins pour sa partie ouest) où la garde d’enfants était encore récemment considérée comme l’affaire privée des familles.
7L’utilisation du terme « gouvernance » renvoie aussi au fait que les autorités publiques n’ont pas le monopole de gestion [Rhodes, 2000]. Elles doivent au contraire, composer avec une pluralité d’acteurs et d’organisations hétérogènes (familles, tiers secteur, associations d’habitants, entreprises, réseaux d’entraide, travail informel non déclaré, etc.). L’accueil des enfants de 0 à 3 ans ne se caractérise pas, en général, comme un service public généralisé, à l’instar de ce qui peut exister dans certains pays pour les 3-6 ans. C’est parce que les services de la petite enfance ne dépendent pas de régulations essentiellement publiques de l’école élémentaire, ou de l’école maternelle pour certains pays, qu’il convient de parler de gouvernance.
8Le troisième point qui justifie cet appel à la notion de gouvernance est l’ancrage dans des territoires locaux qui favorisent les relations de proximité entre les acteurs et plus spécifiquement vis-à-vis des familles [Eme et Fraisse, 2005]. Nous serions, à ce niveau, renvoyés à un type de gouvernance proche de la gouvernance urbaine [Le Galès, 1995] qui permet la coordination des acteurs dans leurs rapports directs aux usagers ou aux citoyens. Rien de surprenant, dès lors, qu’une gouvernance qui tente d’articuler territoire local et proximité des usagers, apparaisse en filigrane dans la structuration du secteur : territoire de proximité à prédominance familiale, ou d’entraide, proximité sous influence publique ou du tiers secteur, ou encore du secteur privé lucratif.
9On peut ainsi comprendre que, malgré son caractère polysémique et controversé [Pierre, 2000], l’usage du terme « gouvernance » est lié aux évolutions majeures constatées depuis une vingtaine d’années dans le secteur de la petite enfance. Celles-ci renvoient à la redéfinition des responsabilités de la garde entre la famille et la société, mais également à la décentralisation des compétences publiques de l’accueil – ou au renforcement de celle-ci dans certains pays –, à la multiplication et à la diversification des modes d’accueil (collectif, individuel, flexible, à temps partiel…) et des statuts des prestataires (municipal, privé commercial, tiers secteur et indépendant) ou encore à la mixité des financements dont la combinaison varie entre les pays et selon les modes d’accueil choisis. Plus généralement, on assiste à une autonomisation relative et à une séparation des principales fonctions de politique publique qui sont désormais réparties et articulées entre plusieurs institutions et organisations publiques, voire privées, avec pour conséquence que des types différents de gouvernance apparaissent selon les pays ou les espaces locaux.
2 – Gouvernance et caractéristiques des évolutions du secteur de la petite enfance en Europe
10Afin de mieux caractériser ce phénomène, nous proposons d’analyser les évolutions en cours dans l’accueil de la petite enfance sous l’angle multidimensionnel des régimes de gouvernance. Nous appuyant sur les travaux d’Enjolras (2005), nous avons étudié les tendances observées qui concernent les dimensions suivantes :
- les modes de définition de l’intérêt général, sa traduction en de multiples finalités et les tensions qui peuvent apparaître entre ces finalités aux différents niveaux de pouvoir ainsi que les acteurs impliqués dans la réalisation d’objectifs d’intérêt général, leurs caractéristiques (objectifs, statut, etc.) et les types de services fournis ;
- les instruments de régulation publique mis en œuvre afin d’atteindre les objectifs d’intérêt général, et en particulier les procédures de contrôle et d’évaluation ainsi que les modes de financement ;
- les modalités de coordination institutionnelle et d’interaction entre acteurs chargés de la formulation et de la mise en œuvre des politiques publiques.
2.1 – La diversification des finalités, des acteurs et des services et sa régulation par les politiques publiques
11Dans le champ de la petite enfance (0-3 ans), l’intervention de l’État et les finalités assignées à l’accueil se sont initialement inscrites dans une perspective de protection de l’enfance et de la maternité, à laquelle s’est en partie substitué l’objectif d’éveil et de socialisation des enfants dans les années 1970. Depuis la fin des années 1980, en particulier sous l’impulsion des recommandations européennes, un nouvel objectif s’est imposé jusqu’à devenir dominant : celui de la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Cette multiplication des finalités s’est accompagnée d’un mouvement de diversification plus ou moins important des prestataires et des services fournis.
12Cette diversité des prestataires n’est pas nouvelle, mais elle est sans doute plus visible du fait que l’offre formalisée d’accueil s’accroît et qu’elle est encouragée par les politiques publiques en réponse au manque de places d’accueil. Là où dans d’autres domaines des politiques sociales ou d’éducation le secteur public a joué un rôle structurant comme prestataire direct de services, le domaine de la petite enfance laisse davantage de place à une cohabitation entre secteurs public et privé, que ce dernier soit lucratif ou non.
2.1.1 – Tensions sur l’offre d’accueil municipale, ralentissement ou renouvellement
13Dans les pays étudiés, l’évolution de l’offre d’accueil municipale pour les 0-3 ans est contrastée. Dans les pays où les infrastructures publiques d’accueil restent insuffisantes (Allemagne, Royaume-Uni), des politiques de développement sont mises en place ou programmées. À l’inverse, là où il existe une tradition plus ancienne de crèches municipales (Belgique, France, Suède), on assiste à un ralentissement du rythme de croissance du secteur public en raison du coût de fonctionnement de ce type de services, mais aussi de leur inadaptation aux nouveaux besoins des parents. Plus généralement, les tensions sur l’offre municipale de garde sont à replacer dans un contexte de décentralisation du fonctionnement des États-providence qui se traduit par des contraintes budgétaires fortes pour les municipalités, mais aussi par des formes de gouvernance locale des services sociaux qui cherchent à dissocier davantage les fonctions de régulation de l’offre, des fonctions de prestation de services.
14Dans ce contexte, plusieurs stratégies de changement ont été observées localement. La première consiste à adapter et à renouveler l’offre municipale en créant par exemple des services multi-accueil au sein des équipements existants (Monza, Montreuil), des services multi-âges (Munich) ou des services intégrés comme les Early Excellence Centers (Birmingham). La seconde stratégie consiste à déléguer ou soutenir la création de nouveaux services à des organisations du tiers secteur (Pesaro, Monza, Montreuil…) et, plus récemment, à des entreprises privées lucratives (cf. infra). Ces deux stratégies ne sont d’ailleurs pas incompatibles, comme le montrent les exemples de Montreuil et de Birmingham.
2.1.2 – Rôle croissant et innovant du tiers secteur
15Les initiatives du tiers secteur (coopératives, initiatives de parents, associations) jouent un rôle croissant et innovant dans l’accueil des jeunes enfants. En Allemagne, Suède, Belgique, France et Italie, l’accroissement et le renouvellement de l’offre d’accueil locale sont en grande partie liés aux dynamiques associatives et coopératives. De même, au Royaume-Uni, le tiers secteur continue à occuper une place non négligeable sur l’espace local étudié, et ce, malgré un recul du nombre de playgroups.
16Dans certains pays, il existe une longue tradition d’intervention du tiers secteur dans l’accueil des jeunes enfants. Ainsi, en Allemagne et en Belgique, de nombreux services traditionnels (crèches, Kindergärten) se sont historiquement développés à partir d’initiatives du tiers secteur, portées à l’origine par des associations confessionnelles. Aujourd’hui, ces crèches associatives traditionnelles sont fortement subventionnées par des fonds publics, dans une logique de délégation ou de complémentarité, conformément au principe de subsidiarité. De fait, et du point de vue des objectifs, des modes de financements et de fonctionnement, elles se distinguent peu des modes d’accueil municipaux. Cette « banalisation » ou institutionnalisation des initiatives du tiers secteur est également perceptible au Royaume-Uni, où les différences de statuts entre les private, community and voluntary day nurseries ne semblent pas déterminantes par rapport au contenu du service.
17En revanche, le tiers secteur s’avère particulièrement crucial dans l’émergence de services innovants répondant à de nouveaux enjeux de cohésion sociale : accueil en milieu rural, initiatives parentales, accueil et soutien des familles immigrées, accueil d’enfants dont les parents sont en insertion professionnelle, accueil flexible et occasionnel, accueil extra-scolaire, professionnalisation de l’accueil à domicile, garde à horaires atypiques, aménagement des temps sociaux, multi-accueil.
18Plusieurs facteurs peuvent expliquer le dynamisme du tiers secteur. Un premier facteur tient au moindre coût de fonctionnement des coopératives et des associations par rapport au secteur public. Dans ce cas, le risque existe de voir les organisations du tiers secteur comme de simples sous-traitants des autorités locales. Un second facteur tient à la pénurie de places sur le territoire. Par exemple, la croissance des coopératives de parents en Suède, des initiatives parentales en Allemagne, de l’accueil associatif en France dans les années 1980 s’explique tout autant par les innovations organisationnelles et pédagogiques que par l’insuffisance de l’offre publique locale.
19Cependant, dans la plupart des cas, les organisations du tiers secteur innovent et proposent des services de qualité différente de celle de l’offre municipale. Le dynamisme du tiers secteur tient également à sa capacité d’anticipation et de spécialisation vis-à-vis des nouvelles attentes des familles en matière de flexibilité des horaires, de parentalité, de lutte contre l’exclusion, de développement de nouvelles pédagogies… Là où les services municipaux essaient, non sans tensions avec les professionnels, d’intégrer ces nouvelles finalités dans leur mode de sélection et d’organisation, les organisations du tiers secteur tendent à proposer des services plus ciblés sur des problématiques et des publics spécifiques. En cela, la complexification des finalités des politiques d’accueil de la petite enfance constitue un contexte favorable au développement du tiers secteur. Il peut en effet apparaître plus avantageux de soutenir la création de nouveaux services dans le tiers secteur plutôt que de tenter de réformer des services municipaux traditionnels.
2.1.3 – Dynamiques contrastées du secteur privé lucratif au niveau local
20Alors que l’on retrouve dans presque tous les systèmes locaux d’accueil des jeunes enfants, la présence des secteurs public et non lucratif, une claire division peut être établie selon que les modes de garde privés lucratifs jouent un rôle important ou marginal dans l’offre de places d’accueil.
21Ainsi, à Grenade comme à Terrassa, les crèches privées ont été créées à l’initiative de groupes d’enseignants ou d’éducateurs spécialisés. Elles offrent un nombre de places d’accueil supérieur aux crèches publiques. Surtout, le développement des modes d’accueil privés s’est réalisé sans aucun soutien des pouvoirs publics locaux. Fonctionnant essentiellement sur les contributions financières des parents, ces initiatives privées sont faiblement intégrées à la gouvernance locale de la petite enfance. En revanche, l’intégration des services d’accueil du secteur privé dans la régulation locale de la petite enfance distingue l’exemple de Birmingham des cas espagnols et italiens. Dans les circonscriptions de Birmingham, ce sont les private day nurseries qui offrent aujourd’hui le plus grand nombre de places d’accueil. En outre, le secteur privé lucratif est partie prenante, au même titre que les secteurs public et non lucratif, du partenariat local pour le développement des services à la petite enfance (Early Years Development Childcare Partnership - EYDCP). À ce titre, il a accès aux différents fonds prévus par le gouvernement central pour la création de nouveaux services.
22Ces situations contrastent avec celle de Stockholm, où le secteur privé lucratif ne représente que 5 % de l’offre d’accueil non municipale. Même si depuis 1991 la législation suédoise n’interdit plus l’accès des prestataires commerciaux aux financements publics, le développement du secteur privé lucratif reste limité. La quantité et la qualité des modes d’accueil municipaux et coopératifs ont sans aucun doute limité l’expansion des services privés lucratifs.
23Plus généralement, il ressort donc de notre étude que la faiblesse du secteur à but lucratif tient autant à l’existence d’une importante offre publique et non lucrative qu’aux réticences idéologiques des élus locaux à ouvrir ce secteur fondamental aux acteurs privés lucratifs.
2.1.4 – Développement de l’accueil individuel
24L’augmentation de l’accueil pour les 0-3 ans chez une assistante maternelle ou par une employée à domicile en France, par une accueillante en Belgique, une Tagesmutter en Allemagne, et de manière plus informelle une baby-sitter ou employée de maison en Espagne et en Italie est une tendance forte depuis une dizaine d’années qui contraste avec la relative stagnation dans l’offre de places en structures collectives dans certains pays. L’expansion de ces modes de garde individualisée s’explique par plusieurs raisons d’ordre économique et idéologique. Elles viennent combler d’autant plus facilement l’absence ou l’insuffisance de modes d’accueil publics que ces solutions sont moins coûteuses pour les collectivités locales car elles ne nécessitent pas d’investissements immobiliers, ni d’engagement de personnel sous statut public ni de gestion de ce personnel. En outre, il s’agit de modes de garde souvent plus flexibles que les crèches ou les modes collectifs, notamment par rapport aux horaires d’ouverture. Enfin, dans certains pays (Belgique, France), le soutien à l’accueil individuel se fait sous couvert d’une possibilité de choix de parents de leur mode de garde d’une part, et du développement des emplois dits de proximité d’autre part, dans un contexte de chômage élevé et durable. Il importe toutefois de distinguer les pays qui ont délibérément des politiques de régulation et de financement des modes de garde individuels (France et Belgique), des pays qui ont laissé faire le marché comme les pays de l’Europe du sud (l’Italie ou l’Espagne) où les emplois créés ne bénéficient pas d’aides publiques, et ne sont généralement pas déclarés.
2.2 – Les instruments de régulation publique : une architecture institutionnelle multi-niveaux
25Une seconde dimension à prendre en compte pour caractériser les régimes de gouvernance renvoie aux types d’instruments de régulation publique adoptés, à leur degré de centralisation ainsi qu’aux relations entre les niveaux central et local dans la politique de la petite enfance [Salamon, 2002]. Comme le soulignent Evers et Riedel (2003), le système local de gouvernance de l’accueil des jeunes enfants est un système qui implique et articule l’action des différentes autorités publiques à plusieurs niveaux de la hiérarchie des institutions. La perspective d’une gouvernance multi-niveaux traduit sans doute une recomposition, plus ou moins forte selon les pays concernés, des rapports entre les gouvernements centraux et locaux qui ne peut être uniquement analysée en termes de centralisation et de décentralisation des compétences juridiques.
26Dans ce qui suit, nous analysons d’une part les procédures d’agrément, de définition et d’évaluation des normes de qualité et, d’autre part, les modes de financement public des services d’accueil.
2.2.1 – Agrément et évaluation de la qualité
27Le premier niveau concerne la définition du cadre tutélaire au sein duquel vont se développer les services d’accueil. Dans cette perspective, le rôle des pouvoirs publics centraux demeure prépondérant dans les pays qui ont traditionnellement une politique de la petite enfance développée.
28Le deuxième niveau est celui des responsabilités territoriales (qu’elles soient régionales, départementales et/ou locales) dévolues consécutivement au processus de décentralisation des compétences. Les Länder en Allemagne ou les Conseils généraux en France sont responsables de l’agrément des services et du contrôle des standards de qualité. Si ce niveau de régulation est censé se développer dans le cadre de la régulation tutélaire centralisée, sa mise en œuvre peut varier d’une région à l’autre.
29Le niveau local, à l’échelle d’une ville par exemple, mérite qu’on s’y attarde tout particulièrement. Dans presque tous les pays étudiés, ce sont en effet les autorités locales et, principalement, les municipalités qui ont la responsabilité de la politique de la petite enfance. Cette autonomie – certes relative – et cette accentuation de la décentralisation des processus de décision et des modalités de la gouvernance locale sont plus ou moins encadrées et régulées par le niveau central. Cette marge de manœuvre des échelons locaux par rapport aux cadres nationaux peut engendrer des tensions entre les différents niveaux de gouvernance et nécessite l’ajustement entre les finalités, les objectifs et les moyens des institutions locales et ceux des institutions centrales ou nationales.
30Enfin, un troisième niveau semble apparaître dans les différents pays en ce qui concerne l’évaluation de la qualité. Des pratiques plus participatives et coopératives émergent, en partie fondées sur la reconnaissance que la qualité des services est une notion complexe, mal définie et qui, en tout cas, ne peut s’évaluer à partir de critères quantitatifs simples. Ainsi, en Belgique, la mise en place en 2001 du Code de qualité a constitué un moment fort dans l’évolution récente des politiques publiques dans le secteur de l’accueil des jeunes enfants. Dépassant le contrôle des critères minimaux liés à l’agrément, un effort important a ainsi été produit pour réfléchir à cette notion complexe et imaginer les moyens les plus propices au développement de services de qualité. Ainsi, après l’agrément, le processus d’évaluation de la qualité prend une allure plus partenariale. Cette évaluation n’est pas obligatoire, la reconduction des financements publics n’y est pas liée et elle donne lieu à la délivrance éventuelle d’une attestation de qualité qui reflète l’implication des acteurs concernés dans un processus a priori coopératif.
31Plus localement, on voit également apparaître des réflexions et des pratiques innovantes en ce qui concerne l’évaluation de la qualité, au niveau d’une ville, d’une association ou d’un regroupement d’associations. Des critères, labels ou référentiels de qualité sont proposés par certains acteurs au niveau de leur structure.
2.2.2 – Financements publics : désengagement ou cofinancement
32Si l’on s’en tient aux financements publics, il semble que l’on puisse distinguer des pays comme la Suède, le Royaume-Uni et la France où la régulation centrale des financements demeure relativement élevée, des pays de tradition plus fédérale comme l’Allemagne ou à fortes différenciations locales comme l’Italie ou l’Espagne, dans lesquels les modalités de financement varient d’un territoire à l’autre.
33Plusieurs facteurs peuvent permettre de qualifier un fort degré de régulation des financements : l’existence de transferts importants de ressources du gouvernement central aux gouvernements locaux, la mise en place de procédures nationales de régulation des prix et des coûts des services comme en Suède, en France ou en Belgique (barème des prix des crèches et déductions fiscales pour l’accueil individuel) ; la présence d’institutions locales indépendantes des gouvernements locaux (les caisses d’allocations familiales en France ou les EYDCP au Royaume-Uni), d’inspecteurs ou de coordinateurs représentant le gouvernement central (Belgique) ou encore le rôle secondaire des gouvernements régionaux. La Suède présente sans doute le système le plus régulé puisque le financement des modes d’accueil de la petite enfance se réalise par un transfert direct du gouvernement central aux municipalités sur la base de critères universels.
34Deux tendances principales peuvent toutefois être repérées dans l’évolution des rapports financiers entre les différents niveaux de gouvernements. D’abord, la tendance au désengagement financier des gouvernements régionaux. C’est le cas du Land de Hesse dont le budget consacré aux services de garde (Kindergärten, crèches et Horte) reste marginal et irrégulier au regard de l’effort financier de la ville de Francfort s/M. dans ce Land, comparativement à d’autres Länder (comme celui de la Bavière). Dans un contexte de transition beaucoup plus dramatique, la décentralisation de la responsabilité des financements aux autorités locales en Bulgarie se traduit par des fermetures de crèches, une diminution du nombre de places et une dégradation de la qualité du service. La Bulgarie se trouve dans une situation de crise de la régulation tutélaire. Le rapport hiérarchique du type « centre périphérie » entre le chef-lieu de région et les localités, continue à fonctionner pour tout ce qui concerne l’application des stratégies nationales et le contrôle des activités. Cependant, la relative autonomie acquise en matière de responsabilité et de gestion financière des centres d’accueil n’est pas réellement exercée faute de ressources budgétaires. Ici, la décentralisation se transforme en dérégulation de l’accueil des jeunes enfants.
35Une seconde tendance concerne la mise en place de mécanismes de cofinancement entre les gouvernements centraux et locaux. C’est le cas du Contrat enfance en France qui offre un cadre de négociation et de contractualisation entre la Caisse d’allocations familiales et les municipalités permettant de définir, sur la base d’un diagnostic commun, les priorités en matière de création de modes d’accueil ainsi que les modalités d’un cofinancement nécessaire à leur réalisation. En outre, dans des pays à forte autonomie régionale, des procédures de coopération financière sont parfois mises en place comme en Catalogne par exemple où la Generalitat et une plate-forme des municipalités catalanes ont négocié un plan de financement pour l’accueil des enfants de moins de 3 ans pour la période 2001-2004. On se rapproche davantage ici de modes de régulation conventionnée et coopérative.
2.2.3 – Nouveaux modes de financement par la demande et régulation quasi marchande
36Les compromis et co-financements entre gouvernement nationaux et locaux se réalisent dans un contexte de diversification des modes de financements des services de la petite enfance.
37À ce niveau, on peut plus particulièrement insister sur l’introduction de politiques fiscales de déduction des frais de garde pour les parents afin de soutenir la demande en diminuant le coût de ces services (France, Belgique, Royaume-Uni). Cette tendance représente un changement majeur dans les modes d’intervention publique qui privilégiaient la prestation directe de services, à travers la création de crèches municipales et la subvention directe de l’offre. Désormais, une part importante des financements est octroyée directement aux parents au nom du « libre choix » d’un mode de garde et d’une gestion de la diversité de l’offre par leur mise en concurrence. Or, de nombreux travaux ont mis en évidence les risques d’une subvention de la demande pour développer des services dont l’évaluation de la qualité est rendue difficile par leur dimension relationnelle et par la présence d’asymétries d’information importantes [Enjolras, 1995, Mocan, 2001]. Les subventions de la demande ne sont pas, en général, assorties d’exigences de qualité, au-delà de la nécessité de faire appel à un service agréé. En outre, le libre choix des parents est largement contraint par une multitude de facteurs comme la prégnance des modèles familiaux, la polarisation territoriale de l’offre d’accueil et le caractère inégalement redistributif des modes de garde.
38Une autre mesure fiscale mise en place dans certains pays prévoit la déductibilité des sommes versées par les entreprises pour la création d’infrastructures, l’équipement, le fonctionnement ou la réservation de places d’accueil. Plus largement, et avec ce mécanisme fiscal, on retiendra que les ressources issues du secteur marchand – et plus explicitement des entreprises –, sont désormais sollicitées, non plus par l’intermédiaire du système de cotisations sociales mais par des mécanismes de cofinancement (dans le cadre de partenariats public-entreprise, en France, en Belgique et au Royaume-Uni) ou de financement direct (dans le cas des crèches d’entreprise).
39Enfin, le développement d’une régulation quasi marchande des financements publics dans laquelle l’autorité locale procède à des appels d’offre en mettant en concurrence les différents prestataires pour la création ou la gestion d’un service d’accueil des jeunes enfants mérite d’être signalé. Cette tendance est émergente au Royaume-Uni, en Allemagne et dans une moindre mesure en Suède. Elle s’est, depuis notre étude, renforcée en particulier en France à la suite de la multiplication des procédures de délégation de service public.
2.3 – Les modalités de coordination entre acteurs
40Dernier élément à considérer, les différentes modalités de coordination entre les acteurs impliqués dans la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques, sachant que ces coordinations se multiplient sur l’ensemble des territoires en Europe. Si, au départ, la coordination des acteurs était principalement assurée par les différentes instances de la régulation publique, en particulier dans les pays où ces dernières étaient directement gestionnaires de la plupart des services, une diversité de tables-rondes, plate-formes locales, de structures partenariales apparaissent. Certaines de ces instances de coordination sont favorisées par les pouvoirs publics (soit explicitement par un cadre réglementaire ou non), tandis que d’autres ont été constituées de façon collégiale, sans l’initiative des pouvoirs publics. Certaines sont ouvertes à une diversité d’acteurs alors que d’autres sont dominées par un type d’acteurs. Certaines enfin sont formalisées alors que d’autres le sont beaucoup moins.
41Le premier mode de coordination peut être qualifié de coordination par défaut ou par projet. La coordination entre parties prenantes sur un territoire s’organise ponctuellement autour de la création de services innovants qui viennent, selon une logique de soutien à l’innovation, compléter à la marge une offre d’accueil locale à dominante municipale.
42L’exemple de Monza est caractéristique d’une régulation à dominante municipale qui ne prend en compte que partiellement dans sa politique les acteurs privés de la petite enfance. Il y a bien une esquisse de politique locale de la petite enfance, mais celle-ci reste encore fortement liée à la gestion municipale. Les élus et les techniciens de la municipalité n’envisagent pas de travailler avec les responsables des crèches privées lucratives et n’achètent pas de places dans ces crèches comme cela peut se faire dans la ville voisine de Milan. Surtout, il n’y a pas non plus d’instances de coordination formelle, même consultative, où les différentes parties prenantes de la petite enfance sur la ville puissent se retrouver ne serait-ce que pour débattre. Il existe pourtant un début de politique de diversification de l’offre, notamment à travers l’établissement de partenariats entre la municipalité et des organisations du tiers secteur pour la création de nouveaux services (crèche multi-ethnique). Mais il s’agit d’un partenariat ponctuel autour d’un projet de service plus que d’une coopération structurelle portant sur une approche globale du secteur de la petite enfance. Enfin, que ce soit à travers les associations familiales ou de quartier, la société civile semble singulièrement absente des débats et des instances officielles de régulation.
43Dans le second mode de coordination, qualifié d’institutionnel, les nouveaux modes de garde non municipaux, notamment du tiers secteur, sont intégrés de manière durable dans les objectifs, modalités de financements et les réglementations de la petite enfance. Reconnus comme les gestionnaires de services, les nouveaux acteurs locaux de la petite enfance ne sont pas pour autant associés comme des partenaires de la gouvernance locale de la petite enfance. Ainsi, le contrat enfance en France encourage la coordination essentiellement entre acteurs institutionnels (municipalités et caisses d’allocations familiales). Cet outil de coordination permet certes la participation des acteurs associatifs, et plus récemment des entreprises privées, aux côtés des acteurs institutionnels. Pour autant, peu de contrats enfance de ce type ont été signés à ce jour. Les contrats enfance nous semblent ainsi se caractériser par une coordination principalement institutionnelle, dans la mesure où l’ouverture à des tiers n’est pas obligatoire et relève d’une décision entre les institutions concernées. Ainsi, si le contrat enfance permet un financement des initiatives associatives, c’est au titre de gestionnaires de services et non pas en tant qu’acteurs de la coordination du secteur et de la définition des politiques locales.
44Dans plusieurs pays, les gouvernements centraux ont défini et parfois encouragé la mise en place d’instances locales de coordination ouvertes à une pluralité d’acteurs et donc de procédures de décisions partenariales sur les territoires. À ce niveau, et le plus souvent, les règles sont construites par l’échelon central et s’appliquent aux espaces locaux. Par exemple au Royaume-Uni, la National Childcare Strategy, édictée en 1998, a généralisé une politique de partenariat entre les différents secteurs, public, privé lucratif et non lucratif afin de développer l’offre d’accueil des enfants à travers la mise en place des EYDCP. La règle centrale édicte la norme de la coopération locale ; elle est l’injonction politico-administrative pour la construction de valeurs et de règles communes dans des espaces de coopération entre les acteurs.
45En Allemagne, depuis 1991, la loi fédérale (Kinder- und Jugendhilfegesetz – KJHG) recommande que les principaux acteurs locaux du secteur de la petite enfance soient formellement impliqués dans les processus de décision. Plus précisément, cette loi oblige les municipalités à constituer des comités municipaux de l’enfance et de la jeunesse composés non seulement d’élus locaux, mais aussi de représentants des principaux services d’accueil de la petite enfance. En Italie, la loi 328/00 prévoit la mise en place de comités municipaux pour développer des Piani sociali di zona. Ces comités intègrent, de manière plus ou moins forte, des représentants des organisations sans but lucratif (coopératives sociales, associations) dont l’émergence dans le secteur de la petite enfance semble avoir été favorisée par la loi 285/97. La règle ici renvoie principalement aux acteurs du tiers secteur. En France, la loi sur la famille de 2002 prévoit la mise en place dans chaque département d’une Commission départementale de l’accueil de la petite enfance. Cette commission devient un cadre légal de coopération institutionnelle et professionnelle qui vise à décloisonner les actions des différents acteurs et institutions locales : que ce soit en matière d’évaluation des besoins de garde, de développement des services, ou en termes d’information et d’égalité d’accès des parents et de qualité de l’accueil.
46Il nous semble donc important de noter que, dans plusieurs pays européens, ce sont des législations publiques récentes qui fixent les principes généraux qui favorisent la concertation, la coopération et les partenariats entre acteurs et institutions de la petite enfance. En ce sens, la coordination des acteurs est dite institutionnelle et élargie puisqu’elle demeure une injonction centrale tout en étant ouverte à la coopération des différents acteurs.
47Notons que les acteurs et institutions locales disposent souvent d’une assez grande marge de manœuvre dans l’application du cadre légal. En outre, il convient de mettre ces évolutions en perspective avec les traditions nationales, plus ou moins décentralisatrices ou plus ou moins centralisatrices. Dans certains pays, l’émergence de ces nouveaux modes de coordination au niveau local semble traduire un profond changement par rapport à une tradition centralisatrice comme c’est le cas en France ; dans d’autres pays, comme l’Allemagne (du moins pour l’ex RFA), elle actualise une longue tradition de « subsidiarité ».
48Aux côtés de ces formes de coordination institutionnelle, certaines coordinations impliquant une pluralité de parties prenantes sont davantage le fruit d’une histoire où la mobilisation des acteurs et organisations non municipaux, en particulier les acteurs du tiers secteur, a généralement joué un rôle déterminant dans la construction d’une politique locale de la petite enfance. Qu’il s’agisse d’initiatives de parents, de coopératives ou d’associations, ces organisations ont, de manière directe ou indirecte, influencé les formes actuelles de la gouvernance locale. À Francfort s/M. par exemple, la politique municipale de la petite enfance est fortement marquée par l’histoire du mouvement des initiatives parentales qui, dès leur origine, au début des années 1970, ont su se regrouper pour constituer une force de pression et faire reconnaître les spécificités pédagogiques et organisationnelles de leurs modes d’accueil. Ce mouvement a progressivement été soutenu et intégré dans la politique municipale, qui fait depuis longtemps de la diversification de l’offre une priorité. Plus que la représentation formelle des initiatives parentales dans le Comité municipal de l’enfance et de la jeunesse (KJHA), c’est davantage une véritable culture du partenariat qui fait la spécificité de la gouvernance locale à Francfort. Si on prend l’exemple de la France, mentionnons ici le réseau des crèches parentales avec ces structures de coordination régionales lorsqu’elles existent (cf. le pendant de l’Association des Collectifs Enfants, Parents, Professionnels – ACEPP), qui offre des services de soutien logistique, de formation ou de représentation auprès des autorités ou, à une plus petite échelle, les plates-formes ou collectifs locaux de la petite enfance, qui sont par exemple rattachés à des centres sociaux ou à des mouvements familiaux. La difficulté qu’ils rencontrent est d’être reconnus par les autorités publiques comme des interlocuteurs à part entière de la politique locale de la petite enfance.
3 – Vers une typologie des régimes de gouvernance des services de la petite enfance
49La combinaison des finalités de l’accueil, des types d’acteurs impliqués (ou non), des instruments de politique publique existants – en particulier des sources de financement et des procédures de contrôle et d’évaluation – et enfin, des modalités de coordination entre les acteurs fait émerger des régimes de gouvernance particuliers que nous tentons de regrouper en quatre grands types.
50S’inspirant de la typologie des régimes de gouvernance proposés dans Enjolras (2005) [1], des travaux d’Evers et Riedel (2003) sur la gouvernance citoyenne et de l’analyse des modes de régulation à l’œuvre dans les différents régimes d’État-providence réalisée par Nadine Richez-Battesti (2005), nous proposons de construire notre réflexion à partir des quatre idéaux-types suivants de régimes de gouvernance, qui sont synthétisés dans le tableau 1 ci-dessous [Lhuillier et Petrella, 2005]. Pour chacun de ces idéaux-types, nous avons identifié plusieurs dimensions à partir des trois éléments constitutifs d’un régime de gouvernance et de leurs différentes déclinaisons concrètes : la manière dont se définit l’intérêt général, les types d’acteurs impliqués, le mode d’organisation de la production de biens et services quasi collectifs, les modes de financement et leurs logiques d’attribution, la définition des règles et des procédures d’évaluation, et enfin, les modalités de coordination institutionnelles propres à chaque régime de gouvernance.
Typologie des régimes de gouvernance dans l’accueil des jeunes enfants

Typologie des régimes de gouvernance dans l’accueil des jeunes enfants
51La gouvernance publique implique principalement des acteurs publics et les politiques sont mises en œuvre par l’administration publique. L’autorité publique est garante de l’intérêt général qu’elle définit selon ses propres critères. La production de services collectifs ou quasi collectifs est organisée directement par des acteurs publics ou déléguée à des acteurs privés dans le cadre d’une régulation tutélaire et hiérarchique (qui prévoit par exemple une procédure d’agrément des prestataires définie centralement et sans concertation avec les acteurs de terrain). La production de ces services est financée par des subventions directes aux prestataires dans le cadre de politiques structurelles. Dans un tel cadre, les règles, et en particulier les procédures de contrôle et d’évaluation, sont définies par cette autorité publique centralisée. Lorsque des instances de coordination sont prévues, elles sont créées et organisées à l’initiative des pouvoirs publics et dominées par ceux-ci. Un décret sera par exemple élaboré pour en définir les objectifs, les membres et les procédures de fonctionnement.
52La gouvernance multilatérale insiste sur l’implication d’une diversité d’acteurs publics et privés dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques locales. Les pouvoirs publics jouent un rôle de facilitateur dans la gestion de la vie collective locale aux côtés d’une pluralité d’acteurs, publics et privés. La production de services collectifs ou quasi collectifs est organisée au sein de dynamiques partenariales qui permettent la co-construction de l’intérêt général à partir de la diversité des intérêts en présence. Elle est financée par une pluralité de sources, publiques et privées, les pratiques de co-financement étant encouragées. Les règles et les procédures d’évaluation sont le résultat d’un compromis négocié entre une pluralité d’acteurs choisis parmi les acteurs les plus influents du secteur. Ce mode de gouvernance donne lieu en général à la création d’instances de coordination décentralisées et ouvertes à toutes les parties prenantes concernées selon une règle de représentativité des forces en présence. Ces instances peuvent résulter d’une décision ou d’une injonction du niveau central, comme dans le cas du décret encourageant la création de commissions départementales de la petite enfance en France, ou trouver leur origine dans des initiatives spontanées mises en place par des citoyens ou des associations qui s’ouvrent ensuite à une plus grande diversité d’acteurs. Dans ce dernier cas, les instances de coordination multilatérales peuvent être vues comme une institutionnalisation de dynamiques relevant d’une gouvernance citoyenne.
53Précisément, la gouvernance citoyenne se caractérise par la présence d’une pluralité d’acteurs dont une part prépondérante est constituée d’acteurs non institutionnels (usagers, associations, coopératives, etc.). Ces acteurs ont en commun de favoriser la révélation des demandes sociales en émergence partiellement ou pas encore reconnues par les pouvoirs publics. Ces nouvelles demandes sociales peuvent ainsi être prises en compte dans la définition de l’intérêt général. Les acteurs impliqués contribuent à l’innovation sociale en créant des nouveaux services adaptés à ces demandes. Les financements publics sont limités puisque ces demandes ne sont pas encore reconnues et ont pour but de financer la prise de risque et l’expérimentation. Ils sont octroyés projet par projet. Les règles, lorsqu’il existe des règles particulières qui s’appliquent à ces services, sont donc le fruit d’une négociation entre les acteurs associatifs et publics. Les instances de coordination sont créées par des acteurs locaux non institutionnels et, bien qu’elles soient ouvertes à une diversité de parties prenantes, elles n’intègrent que timidement les partenaires institutionnels. Ce régime de gouvernance apparaît moins stabilisé que les autres, mais permet de caractériser des dynamiques de gouvernance portées par les citoyens qui peuvent ensuite se traduire par une gouvernance multilatérale ou publique. Ce régime se distingue toutefois du régime de gouvernance quasi-marchande dans la mesure où la coordination se fait par la coopération et non par la concurrence.
54Enfin, la gouvernance quasi marchande met en concurrence les différents prestataires potentiels à travers des mécanismes incitatifs mis en place par la puissance publique (cas des quasi-marchés). La production des services collectifs ou quasi collectifs est assurée grâce à des appels d’offre ou à de relations de sous-traitance instaurés par les pouvoirs publics. Les critères d’attribution de ces « marchés » mettent en avant l’efficience dans la production et privilégient la réputation des prestataires lorsqu’ils interviennent déjà dans le secteur ainsi que la satisfaction des consommateurs. Dans un tel système, la place des prestataires privés à but lucratif est plus importante que dans les autres types de gouvernance. Dans le cas des quasi-marchés, la production de services collectifs ou quasi collectifs est subventionnée par les pouvoirs publics dans le cadre de mesures de soutien de la demande (comme la déductibilité fiscale ou l’octroi de chèques-services) ou de paiement à l’acte. Ces modes de financement sont incitatifs. Les modalités de coordination entre acteurs se réalisent par le marché à travers le mécanisme de concurrence. Surtout, cette coordination est minimale dans la mesure où elle porte principalement sur l’ajustement des quantités à qualité donnée.
55Bien entendu, dans la réalité, on ne rencontre aucun de ces régimes de gouvernance sous sa forme idéale typique mais des régimes de gouvernance mixtes ou hybrides qui évoluent dans le temps. Surtout, leur caractère idéal typique ne préjuge pas, ou en tout cas pas de manière tranchée, des choix qui doivent être faits au niveau des politiques sociales. Sans doute voit-on se dégager ici les avantages et les inconvénients de chacun de ces régimes de gouvernance, mais on mesure, à la lecture de leurs caractéristiques générales, les limites propres à chacun d’eux. Reste que ces idéaux-types permettent d’améliorer la compréhension des évolutions actuelles observées dans les pays européens en ce qui concerne la gouvernance de l’accueil de la petite enfance.
Conclusion : Promesses et limites de la gouvernance de la petite enfance
56En conclusion, il nous semble donc pertinent de parler de gouvernance à partir du moment où émergent des politiques locales de la petite enfance sur les territoires et lorsque la responsabilité de la gestion des affaires publiques n’est plus l’apanage d’une seule instance politico-administrative. Elle devient alors une responsabilité partagée entre le public, le privé associatif et le privé lucratif, voire les usagers, les citoyens et les familles. Sans doute convient-il de distinguer les cas où les questions de gouvernance traduisent l’émergence de politique locale de la petite enfance qui n’était pas un domaine d’action publique légitime, des cas où elles résultent d’un processus de décentralisation des compétences et d’autonomisation des fonctions de régulation et de gestion des modes d’accueil.
57Plus largement, les résultats de la comparaison montrent que, s’il émerge sur certains territoires des formes de gouvernance multilatérale fondées sur davantage de coopération et de négociation entre parties prenantes de la petite enfance, elles sont encore balbutiantes ou en phase d’apprentissage. Ces formes de gouvernance multilatérale se déclinent de différentes façons en fonction, d’une part, de la manière dont les acteurs privés (associatifs et lucratifs) sont intégrés dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques (approches « top-down » et « bottom-up ») et, d’autre part, de la manière dont ils sont traités, en comparaison avec les initiatives publiques, notamment en ce qui concerne l’accès aux financements publics [Eme et Fraisse, 2004]. Ainsi, à partir des études de cas, nous proposons de distinguer des formes de gouvernance multilatérale encouragées et formalisées par les pouvoirs publics, comme à Birmingham ou à Monza et des formes de gouvernance multilatérale lancées et portées par des acteurs non institutionnels, comme à Francfort s/M.
58En outre, les promesses de la gouvernance peuvent masquer un certain nombre de désengagements des pouvoirs publics locaux. En effet, le fonctionnement quotidien des partenariats locaux est souvent plus décevant que ne le laissaient présager les intentions contenues dans la loi ou les discours des responsables locaux. Par exemple, même si on observe dans les différents pays une reconnaissance accrue par les pouvoirs publics du rôle des initiatives du tiers secteur, de fortes résistances persistent à les considérer complètement comme parties prenantes de la politique locale de l’accueil des jeunes enfants.
59Ainsi, et à force de séparer les champs de compétence entre différentes institutions, de chercher la participation de l’ensemble des parties prenantes, de déléguer non seulement la gestion des services mais aussi des compétences politiques, de multiplier les instances de coordination, apparaît un risque d’évacuation de la dimension politique et de dilution des responsabilités. Par ailleurs, l’appel à une bonne gouvernance et au partenariat peut, dans certains contextes, masquer les difficultés budgétaires des collectivités locales face à la demande insatisfaite de places d’accueil. Le risque existe que la participation de nouvelles parties prenantes soit une sorte de palliatif face au désengagement des pouvoirs publics, un moyen de surmonter les tensions budgétaires.
60Dans tous les cas, nous avons bien plutôt affaire à des formes de gouvernance mixtes qui articulent, sans forcément les intégrer, des éléments de gouvernance publique avec des éléments de gouvernance multilatérale, citoyenne et quasi marchande. Plus fondamentalement, la dissociation des fonctions de régulation et de gestion des services d’accueil de la petite enfance peut conduire à des formes très différentes de gouvernance de l’offre et de sa diversité : soit l’accent est porté sur une mise en concurrence des modes d’accueil sous tutelle des autorités publiques locales, soit on privilégie des instances de coopération et de négociation entre une pluralité d’acteurs. Cette complexité des modes de gouvernance locaux de la petite enfance tient à ce que, dans la majorité des cas, ils ne sont que faiblement stabilisés et en pleine évolution. La petite enfance demeure soit un domaine d’action publique locale en construction qui n’a toujours pas acquis sa légitimité au sein des gouvernements locaux, soit un domaine en pleine transformation devant s’adapter à des politiques de décentralisation (Belgique, France, Suède) plus ou moins prononcées et plus ou moins dérégulées (Bulgarie).
61La tendance à la fragmentation et à la juxtaposition de différents types de gouvernance témoigne selon nous que les tentatives de définition d’une politique globale de la petite enfance n’ont pas encore abouti dans la plupart des pays européens.
Notes
-
[1]
Bernard Enjolras (2005) distingue les régimes de gouvernance publique, corporatiste, concurrentielle et partenariale.