CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les analyses de l’État social engagent directement la question de l’articulation entre l’économique et le social [1]. On pourrait contraster quatre types de positions dans le débat entre différents programmes de recherche :

2– L’État social à côté du marché. Suivant cette approche, l’État s’accommode parfaitement du marché, auquel il laisse le soin de réguler efficacement les échanges, sur un espace aussi large que possible. Il intervient, s’il veut corriger les effets du marché pour des raisons sociales, en amont sur les dotations initiales des personnes, et en aval sur la redistribution des revenus générés par le marché. Cette réduction des inégalités relève d’une dimension normative, soigneusement clivée du fonctionnement du marché : au plan de la science économique, ce clivage est inscrit dans celui entre économie normative et économie positive. Suivant cette position, très ancienne en économie, il y a un partage net entre la sphère de l’économique et celle du social.

3– L’État social suppose de démarchandiser l’économie : les processus du marché sont laissés libres, mais la sphère du marché est réduite et une correction des inégalités est opérée dans la sphère non marchande ainsi développée. On a reconnu la position défendue par Esping-Andersen sur le modèle de la social-démocratie des pays scandinaves. Pour cette approche d’économie politique, les marchés laissés à eux-mêmes minent la démocratie, du fait des inégalités créées et de l’exploitation des classes laborieuses. La démarchandisation fonde une citoyenneté sociale : les prestations sociales, à condition d’être d’un niveau suffisamment élevé, permettent aux personnes de sortir du marché sans réduction dramatique de leur niveau de vie.

4– Autre position, soutenue par des économistes plus mainstream : la crise actuelle de l’État social conduit à marchandiser le social. Il faut étendre les mécanismes d’incitation à la gestion sociale. Il faut, par exemple, supprimer l’encadrement juridique du licenciement et le remplacer par un mécanisme de bonus-malus, réintégrant dans les calculs privés des employeurs les coûts pour l’assurance-chômage des licenciements. Ou encore, il faut remplacer la gestion publique des chômeurs par des subventions attribuées aux entreprises d’insertion les plus efficaces dans le placement des personnes difficilement employables. Ou enfin, dernier exemple, il faut inciter par une subvention fiscale les personnes à prendre un emploi même très mal payé, plutôt que de les laisser inactives ou au RMI. L’État gère des incitations qui ont des effets sociaux par le biais du calcul économique des acteurs. La question de la démocratie et de la citoyenneté n’est pas abordée par ce courant économique.

5– Suivant une quatrième approche, L’État social contribue à sociologiser (ou socialiser) le marché et l’entreprise : l’action économique intègre des opérations de coordination qui supposent la construction de biens communs. La citoyenneté sociale, défendue par le second courant, mute ici en citoyenneté socioéconomique, dans la mesure où elle ne s’exerce pas dans une sphère extérieure à la sphère économique. L’objectif de cet article est de documenter cette dernière approche.

6Elle interroge plus particulièrement la socioéconomie, si cette discipline a bien pour finalité de sociologiser l’économie. On peut interpréter cette expression au plan académique : mener une étude sociologique des marchés, ce qui est le programme de la sociologie économique. Mais on peut également considérer qu’il s’agit d’étudier la sociologisation, ou la socialisation, par les acteurs eux-mêmes, de l’économie. Cela signifie simplement que les acteurs se préoccupent des associations qu’ils construisent pour mener à bien les activités économiques : ils ne sont pas simplement dans le marché (ou dans l’entreprise), mais construisent des relations de marché (ou des dispositifs d’entreprises).

7L’approche de l’État social est revue en profondeur par une telle démarche de socioéconomie : il n’est pas à côté du marché comme dans la première approche ou dans celle de la démarchandisation ; il n’est pas non plus dissous dans le marché comme dans la théorie standard étendue ; il forme l’activité économique (qui doit alors être vue dans sa diversité de formes de coordination et non rabattue sur le marché universel). Cette orientation de recherche conduit à ne pas se limiter à une conception restrictive de l’État social, focalisée sur les politiques sociales. C’est l’ensemble de l’économie qui est concerné : la construction de la coordination conditionne les échanges monétaires, financiers, sur les biens et le travail. Cette extension de la problématique est nécessaire si l’on ne veut pas restreindre la crise sociale à des problèmes de fonctionnement du marché du travail ou de réglage des politiques sociales au sens strict.

8Dans la première partie, nous présentons brièvement, dans cette perspective, notre approche dans le cadre de l’économie des conventions, courant qui relève à l’évidence de la socioéconomie. Elle est présentée dans toute sa généralité, en donnant à la notion d’État social une extension plus large que les seules politiques sociales, ou même que les politiques du marché. Il s’agit de voir comment, y compris dans les domaines monétaires et financiers, l’État contribue à constituer le lien social indispensable à toute activité économique. Cette approche adopte donc un point de vue macroéconomique, indispensable si l’on veut prendre toute l’ampleur des problèmes sociaux. Il est clair par exemple que le chômage actuel prend pour partie sa source dans les domaines monétaires et financiers. La seconde partie précise la nature de cette « macroéconomie » : l’accent est mis sur les incertitudes radicales des évaluations dans les différents domaines de l’économie, ainsi que sur les discontinuités dans les évaluations, à l’encontre d’une vision de l’économie comme espace d’évaluations unifié par l’interdépendance généralisée des marchés. La troisième partie se focalise sur cet espace économique le plus immédiatement lié au marché du travail et aux politiques sociales : les entreprises ou, dans le langage plus technique des économistes, les marchés internes. Leur transformation dans les trente dernières années est l’une des composantes importantes de la réflexion sur les politiques sociales. La prise en compte des entreprises, finalement toujours problématique pour l’économie non institutionnaliste, permet d’intégrer à la réflexion la question du statut salarial, ce qui est indispensable. La quatrième partie se centre sur les politiques sociales, au sens étroit du terme. Nous les abordons du point de vue des droits et libertés qu’elles procurent, soit une citoyenneté sociale, et non pas seulement du point de vue de leurs accomplissements en termes de pouvoir d’achat et de bien-être. La justification de ces politiques est recherchée du côté des régulations collectives qu’elles instaurent, en insistant sur la pluralité de ces régulations dans les sociétés complexes.

1 – La socialisation des acteurs sur les marchés et dans les entreprises : approche par l’économie des conventions

9L’approche présentée dans cette partie a une extension plus grande que la notion habituelle d’État social. Comme nous l’avons dit en introduction, il importe en effet de ne pas cantonner l’État social aux politiques sociales, mais d’avoir une vue plus générale sur l’économie, soit une perspective « macroéconomique », en un sens qui sera discuté dans la seconde partie.

10La théorie économique est clivée en trois domaines bien distincts [Favereau, 2004] : la théorie du comportement individuel, fondée sur l’axiomatique du choix rationnel qui débouche sur la fonction d’utilité ; la théorie de la coordination, fondée sur la notion d’équilibre (équilibre des marchés et, dans la théorie moderne, équilibre des contrats) ; la théorie normative du bien-être, qui évalue les situations sociales à l’aune des utilités individuelles ou des capabilities [Sen, 2000]. L’économie des conventions tente de ré-imbriquer ces trois espaces d’analyse, en intégrant à l’analyse du comportement individuel des actions de coordination ou, dit autrement, de socialisation : actions consistant à développer des relations sociales, créer de la société. Les passer sous silence, comme le fait le plus souvent la théorie standard, c’est supposer que les marchés sont déjà là, et donc s’interdire l’étude de leur dynamique structurelle. Mettre l’accent sur les opérations de socialisation relève au contraire d’une démarche constructiviste. La théorie standard étendue fait un pas dans cette direction, puisque l’objet des décisions y est une relation (le contrat) et non une action individuelle. Le problème est qu’elle opère ce déplacement profond en restant dans le cadre de la théorie du choix rationnel, ce qui l’empêche de parvenir au but qu’elle se fixe [Favereau, 1989].

11L’approfondissement de l’analyse positive des marchés montre que ceux-ci reposent sur des évaluations de la qualité des biens. « L’hypothèse de nomenclature » [Benetti, Cartelier, 1980] désigne ainsi cette opération qui consiste à poser une liste de biens à l’entrée du modèle de marché. Plus généralement, le marché suppose des biens déjà qualifiés : sinon, il y a une incertitude sur leur qualité, ce qui peut conduire à la disparition du marché [Akerlof, 1970 ; Orléan, 1991]. Quelle est la nature de ces opérations évaluatives ? Elles ont nécessairement une dimension éthique : définir la qualité des biens, c’est mobiliser un ordre de valeur. Même des énoncés apparemment techniques (durabilité d’un équipement, qualités gustatives d’un aliment, etc.) recèlent inévitablement la visée d’une finalité, par rapport à laquelle le bien est évalué.

12Dès lors une voie nouvelle s’ouvre à l’analyse : explorer les conceptions du bien construites par les acteurs pour se coordonner, les conventions de qualité. L’article célèbre de M.F. Garcia [1986] montre ainsi comment les fraises peuvent devenir des biens marchands, et comment tous les acteurs qui interviennent dans leur commercialisation peuvent devenir des acteurs marchands : l’homo œconomicus est construit par le marché. Le programme de recherche sur les réseaux sociotechniques développe systématiquement cette démarche [Callon, Meadel, Rabeharisoa, 2000], de même que l’économie des conventions [Eymard-Duvernay, 1989 ; Orléan, 1991 ; Thévenot, 1997]. Les travaux de Lucien Karpik ont de longue date exploré les opérations de jugement sur certains marchés où la qualité joue un rôle déterminant [Karpik, 2007]. Le marché crée ainsi, pour fonctionner, des catégories de qualité, inscrites en particulier dans le langage. Les catégories de qualité peuvent également être durcies par le droit [Stanziani, 2006].

13Les « dispositifs » politico-économiques qui équipent la qualité des biens sont omniprésents dans la vie économique, quoique absents de la théorie standard. Il suffit de penser aux multiples équipements de mesure sans lesquels aucun échange ne pourrait avoir lieu, mais aussi aux textes de toute nature qui soutiennent la circulation des biens, aux comptabilités, ou encore aux équipements de production. L’économiste ne les voit pas, quand il prend les biens déjà exprimés en quantités, et réduit la coordination au problème prix-quantités. La dimension politique de ces équipements est pourtant claire : pour passer à des quantités, il faut définir les qualités, c’est-à-dire prendre parti pour une conception commune du bien, en d’autres termes une convention de qualité. La séparation prix-volumes, au cœur de la théorie économique, passe par une définition des qualités, inscrite dans des textes (le vocabulaire permet de qualifier les biens), des outils de mesure, des comptabilités, des équipements, du droit. Cet espace politique de la vie économique est occulté par l’opération de naturalisation des biens.

14En quoi cette approche transforme-t-elle la conception de l’État social ? La conséquence essentielle est de ne pas extérioriser les politiques sociales, dans un domaine dit « social » clivé d’un domaine dit « économique ». Un tel clivage est opéré par des économistes soucieux, suivant une démarche normative, de réduire les inégalités, mais sans perturber le fonctionnement économique des marchés. On retrouve dans une telle position la cohérence de la construction d’ensemble qui sépare la théorie normative du bien-être de la théorie positive des marchés. Un auteur comme T. Piketty, par exemple, qui a beaucoup contribué à l’analyse critique des inégalités, préconise de se focaliser sur une redistribution fiscale, afin de ne pas perturber l’allocation optimale des marchés [Piketty, 2004]. Une telle position s’appuie de façon centrale sur la distinction entre redistribution « de pure justice sociale », qui ne perturbe pas les mécanismes de marché conduisant à l’équilibre efficace ; et « redistribution efficace » qui, en cas d’imperfection du marché, permet de retourner à un équilibre efficace. Elle permet de faire tenir ensemble une absence complète de critique du marché (et, au plan académique, de la théorie standard du marché) et une critique forte des inégalités. Mais elle conduit à des conclusions contestables, en particulier dans le domaine des politiques de l’emploi.

15Ainsi, pour Piketty [2004, p. 83], les syndicats se battent pour la réduction des inégalités salariales, mais « ne sont pas des outils efficaces de redistribution » : ils conduisent à la substitution capital / travail et travail qualifié / travail non qualifié. Il est toujours possible, selon lui, de financer de façon plus efficace la même redistribution par des transferts fiscaux vers les bas salaires. Mais il relève que les syndicats peuvent être des substituts à un État défaillant en matière de redistribution fiscale. Historiquement les grandes redistributions fiscales sont rares. A contrario, l’augmentation du Smic a eu des effets massifs et rapides. Les États-Unis et le Royaume-Uni n’ont pas remplacé la redistribution syndicale « inefficace » par une redistribution fiscale « plus efficace » : l’affaiblissement des syndicats a conduit à une aggravation des inégalités. On peut conclure de cette observation historique, faite par Piketty lui-même, que la redistribution « de pure justice sociale » est en fait pure de toute réalité concrète. Cette inertie de la redistribution « pure » découle, selon nous, du fait que le marché, loin d’être un processus d’allocation purement technique, intègre déjà des principes de justice ; dès lors, y déroger par des mesures de redistribution fiscale peut être considéré comme injuste. Cela peut expliquer le scepticisme de la gauche, relevé (avec regret) par Piketty, face aux baisses de charges sur les bas salaires : « si l’inégalité des salaires est injuste, pourquoi ne pas exiger des entreprises qu’elles versent des salaires moins inégaux ? » (p. 71). En effet.

16Piketty [2004] admet la redistribution à deux moments du processus social : dans le cadre de la famille et de l’école par les politiques d’éducation ; dans le cadre des politiques sociales étatiques de redistribution. L’accent mis sur la lutte contre les inégalités aux stades précoces de la vie a pour objectif d’alléger la redistribution sociale aux adultes par une politique préventive d’accroissement du « capital humain » dès l’enfance. Soit, mais pourquoi faire ainsi l’impasse sur la phase productive de l’activité ? Il ne faudrait pas toucher à tout ce qui concerne la production et les marchés : domaine réservé de la rationalité économique ? Il faut relever d’ailleurs que l’espace productif est confondu avec l’espace d’échange marchand : il n’est pas question d’entreprises (l’appui sur la notion de « capital humain » permet de court-circuiter l’entreprise, réduite à une somme de « capitaux humains »). Il y aurait un espace économique dirigé par le mécanisme des prix et de la rationalité économique ; et un espace de justice sociale, sous la coupe de l’État. Outre les défaillances du marché les plus couramment admises, il faut un singulier optimisme pour considérer que les marchés financiers opèrent une allocation efficace de l’épargne, après Keynes et les multiples expériences de spéculation financière. Il est plus crédible de suivre l’hypothèse d’une polarisation mimétique largement arbitraire sur certaines valeurs [Orléan, 1999].

17On voit bien, avec cette discussion, la logique d’une approche qui clive l’économique et le social, les montages académiques étant cohérents avec les préconisations politiques. D’où, a contrario, l’enjeu d’une approche académique et politique de socioéconomie [2]. La logique de l’approche conventionnaliste conduit ainsi à préconiser la réduction des inégalités au cœur même du processus économique, au lieu de la rejeter dans le domaine du social. On retrouve ici une frontière idéologique qui caractérise l’option socialiste ou social-démocrate : entrer dans la machinerie de la production et des échanges pour une réflexion critique.

18Très logiquement, cette dernière position conduit à rompre avec la focalisation sur la redistribution fiscale. Elle induit une posture plus critique par rapport à l’allocation des marchés, suivant plusieurs directions de réforme : critique des nouveaux standards de gouvernance financière par la mise en place d’institutions de gouvernance adéquates intégrant au plus haut niveau de décision les « parties prenantes » de l’entreprise ; lutte contre les licenciements ; lutte pour une meilleure égalité lors des recrutements et sur le marché du travail. L’importance socioéconomique des services publics est également mieux reconnue.

19Nous allons poursuivre cette présentation générale par un approfondissement en trois temps. En premier lieu, il est nécessaire de préciser la forme de macroéconomie que nous développons : pas de réflexion sur l’État social sans analyse de la croissance. En second lieu, il faut préciser la nature de la relation salariale et de ses évolutions dans les trente dernières années : là encore, on ne peut comprendre la crise sociale liée au chômage et aux déficits des budgets sociaux sans interroger le lien salarial. Enfin, on abordera plus spécifiquement les politiques sociales, au sens étroit du terme, en parcourant différentes justifications qui les soutiennent.

2 – La croissance entravée par l’incertitude radicale des évaluations

20Outre l’accent mis sur les politiques budgétaires et monétaires pour relancer la croissance, la pensée keynésienne permet d’argumenter sur le fait que la croissance est entravée par les incertitudes radicales qui entachent les évaluations.

21La question de l’incertitude est au cœur de l’analyse keynésienne. La demande effective n’agit pas mécaniquement sur l’emploi, mais par l’intermédiaire des anticipations, de la confiance. L’action d’entreprendre n’est que très marginalement fondée sur un calcul rationnel des coûts et bénéfices, elle repose sur une dynamique propre d’engagement dans l’action. L’incertitude radicale sur les marchés financiers induit ainsi l’appui sur des conventions d’évaluation, qui peuvent conduire à des décalages durables entre le prix des actifs sur ces marchés et leur valeur fondamentale, nous y reviendrons. L’économie n’est donc pas un système d’interdépendances généralisées, rendu cohérent de bout en bout par le mécanisme d’équilibrage opérant sur chaque marché et liant les marchés les uns aux autres. Il y a des discontinuités dans les évaluations. L’Économie des conventions a focalisé l’attention sur un type d’incertitude particulièrement cruciale, celle qui entache l’évaluation de la qualité des biens, du travail, des actifs financiers et monétaires, en montrant que le marché, pour fonctionner, supposait la résolution préalable de cette incertitude.

22L’une des façons d’introduire cette incertitude radicale est de prendre en compte les discontinuités dans les évaluations, l’incertitude portant sur la convention d’évaluation collectivement admise. C’est ainsi que l’on peut analyser les crises des marchés financiers, liées à la remise en cause d’une convention établie, ce qui conduit à des comportements stratégiques puis autoréférentiels, en attendant l’émergence d’une nouvelle convention [Orléan, 1999]. Les constructions institutionnelles soutiennent certaines conventions. Ainsi le développement des places de marchés boursiers donne plus de poids aux comportements « spéculatifs », orientés par le besoin de liquidité, aux dépens des « comportements d’entreprise », qui supposent l’engagement durable dans une activité productive. La pluralité des évaluations est un problème cognitif d’anticipation correcte, mais c’est plus profondément un problème épistémique d’évaluation de la bonne théorie pour rendre compte de l’économie [Orléan, 1999] et, plus profondément encore, un problème politique de qui a le pouvoir de déterminer la valeur des biens. Ainsi, la liquidité exprime la volonté d’autonomie et de domination de la finance [Orléan, 1999]. Les discontinuités dans les évaluations traduisent les conflits entre plusieurs prétentions à la souveraineté dans l’évaluation, c’est-à-dire à la capacité politique d’évaluation. La détermination d’un bien comme monnaie, ce qui veut dire d’un bien capable de fonder une valeur publique, est l’un de ces conflits majeurs, voire le conflit « inaugural » par excellence [Aglietta, Orléan, 2002].

23Vu des marchés financiers, il est commode de supposer une « valeur fondamentale », en tension avec la valeur spéculative. Mais n’est-ce pas, là encore, gommer des discontinuités d’évaluations ? L’évaluation sur les marchés de biens n’est-elle pas également soumise à des incertitudes qualitatives ? La prise en compte des questions de qualité sur ces marchés conduit de fait à prospecter la pluralité des principes de qualité, ce qui débouche là encore sur un arbitrage entre conventions de qualité [Favereau et al., 2002]. La pluralité des « modèles productifs » [Boyer, Freyssenet, 2000] peut être rapprochée de la pluralité des modèles d’entreprise et des conventions de qualité des biens [Eymard-Duvernay, 2004]. Le fordisme est associé à un modèle d’entreprise en tous points opposé avec le modèle marchand, comme le développe son fondateur lui-même : la capacité d’évaluation des biens n’est plus, dans le modèle fordiste, dévolue au consommateur souverain, mais à l’entrepreneur industriel, équipé de procédures stables d’optimisation des biens. Il s’agit bien là d’une controverse entre deux façons générales de concevoir l’économie : la conception de la qualité des biens est cohérente avec l’organisation du travail, l’organisation de la concurrence sur les marchés, voire l’organisation de la société dans son ensemble.

24La prospection des modes d’évaluation du travail conduit également à repérer de telles discontinuités. Là encore, on pourrait opposer une « valeur fondamentale » à la valeur sur le marché : les professionnels du marché du travail ont développé des méthodes d’évaluation, qui ne sont pas immédiatement cohérentes avec les évaluations dans l’activité productive [Eymard-Duvernay, Marchal, 2000]. Le marché du travail ne connaît pas de bulles spéculatives comme le marché financier. Mais la question de la « liquidité » du marché y est également prégnante, ce qui donne le pouvoir aux intermédiaires du marché de gérer les passages d’une entreprise à l’autre. Plus le marché se développe, plus ses évaluations deviennent les standards légitimes, ce qui en retour favorise la mobilité inter-entreprise. Le développement d’Internet donne une assise technique à ce processus qui s’appuie sur la volonté de développement des entreprises d’intermédiation [Mellet, 2006]. Ces facteurs jouent un rôle non négligeable dans la fragilisation des marchés internes, qui peut ainsi être interprétée en termes de tensions entre principes d’évaluation visant à la généralité.

25Comment la question de la demande de travail est-elle reformulée par la prise en compte des discontinuités qui caractérisent les économies ? On ne suppose plus donné le système de marchés interdépendants, pas plus qu’un circuit global de l’économie. Les interdépendances au fondement des économies, y compris pour l’activité productive, supposent la (re)construction de la coordination [Batifoulier et al., 2007]. Au fondement des politiques publiques (y compris sociales), il y a donc ces activités, de nature politique, de construction des régulations collectives [Gautié, 2003]. Elles supposent de résoudre les tensions entre des prétentions rivales à la souveraineté, c’est-à-dire à la capacité de définir ce qui vaut. Lorsque ce n’est pas le cas, les interdépendances ne sont pas régulées. Cette analyse conduit à comprendre la croissance et le chômage, non pas à partir de différentes valeurs de variables dans un système bien établi (qu’il s’agisse d’un système de marchés interdépendants ou d’un système de grandeurs macroéconomiques), mais à partir de différents états d’existence du « système » lui-même. Plus le système d’interdépendances régulées s’élargit, plus la croissance est élevée.

26Des problèmes de coordination induisent en effet des problèmes de croissance : l’impossibilité d’échanger normalement inhibe l’activité de chacun des échangistes potentiels. Cette proposition n’a rien d’original pour la théorie des marchés : l’extension du marché est considérée très généralement comme un moteur de la croissance. Les modèles qui montrent la disparition des marchés en cas d’incertitude qualitative (par exemple [Akerlof, 1970]) vont dans le même sens. Si les qualités ne sont pas garanties, les échanges deviennent incertains, ce qui inhibe l’engagement productif. L’économie de l’ex-Union soviétique dans la période postcommuniste illustre une telle situation : la restriction de l’espace des échanges par la division de l’Union en plusieurs républiques indépendantes, l’incertitude dramatique des moyens de paiement autres que le cash, l’incertitude de la qualité des biens sur le marché final et de la qualité des biens intermédiaires livrés aux entreprises ont été de puissants facteurs de blocage de la croissance.

27On pourrait caractériser la forme de concurrence actuellement dominante comme une concurrence par les qualités, aussi bien sur les marchés financiers que sur les marchés des biens et du travail. La « bonne » qualité est constamment remise en question, ce qui donne une grande incertitude aux calculs, les unités de compte (les qualités) n’étant pas stabilisées. Schumpeter a prospecté ce type d’économie. Sa conclusion bien connue est que le schéma de l’équilibre concurrentiel ne tient plus, l’économie étant en perpétuel déséquilibre. Le lien qu’il fait avec le rôle des entreprises monopolistiques nous intéresse également : seules ces entreprises, en limitant la concurrence, sont capables d’assumer les risques inhérents à l’innovation dans une économie en déséquilibre. Mais l’expérience montre que cette concurrence monopolistique est d’une grande instabilité, ce qui rend nécessaire la régulation publique.

3 – L’évolution de la relation salariale : le recul des marchés internes

28Nombre de réflexions sur la crise sociale tournent aujourd’hui autour de la transformation des marchés internes. Cette notion a joué un rôle crucial en économie pour mettre l’accent sur des formes spécifiques de régulations collectives du travail ; elle a été largement édulcorée par la théorie des contrats dans les années 1970, qui rabattent les marchés internes sur des montages contractuels interindividuels permettant de gérer des problèmes spécifiques d’information. Cette évolution dans le champ académique a accompagné (ou précédé) des transformations dans l’économie. Nombre d’observateurs s’accordent pour noter des transformations profondes des modes de régulation du travail à partir des années 1980, dans le sens d’une moindre valorisation de la permanence des liens dans l’entreprise, éventuellement en lien avec des problèmes de circulation de l’information [Caroli, 2007]. Cette tendance de fond dans les modes de gestion de la main-d’œuvre n’exclut pas une stabilité maintenue de l’emploi, conséquence du chômage de masse qui réduit la fluidité du marché du travail [Ramaux, 2006].

29Comme Christophe Ramaux le développe, la question des marchés internes doit être plongée dans une question plus profonde : celle de la relation salariale. C’est ici une ligne de clivage profonde entre théorie standard et courants institutionnalistes : considérer, suivant une longue tradition de pensée, que la relation salariale n’est pas réductible à une relation marchande. L’opposition est fréquemment faite entre relation de production et relation d’échange, la première étant négligée par l’analyse économique traditionnelle. Il est vrai que l’activité productive est une zone obscure de la théorie néoclassique, d’où la place mineure de l’entreprise. Qu’est-ce-qu’une « relation de production » et en quoi est-elle distincte d’une « relation d’échange » ?

30S’il est incontestable que la production ne peut être réduite à l’échange marchand, on ne peut pas non plus nier qu’il y ait de l’échange dans la production, sauf à adopter une conception mécaniste de l’activité productive (ce qui est fait dans le modèle néoclassique au travers de la fonction de production). En arrière-plan de ces deux activités distinctes, il y a un problème commun, celui de la coordination des actions. La pluralité des formes de coordination permet de mieux caractériser l’activité productive, en la distinguant de l’activité marchande. La coordination industrielle, majoritairement présente dans les activités productives, est ainsi polairement opposée à la coordination marchande. Une description fidèle des entreprises doit également prendre en compte des formes de coordination domestiques, voire une composition complexe entre plusieurs formes de coordination [Thévenot, 1989]. Cette démarche conduit à caractériser l’activité productive en référence à un mode de valorisation distinct du mode de valorisation marchand, et non par l’opposition échange (sous-entendu marchand) / non échange [3]. Cette approche permet de bien articuler le droit du travail et le mode de valorisation propre à l’entreprise. Elle permet également d’analyser les discontinuités dans les évaluations, comme nous l’avons développé dans la partie précédente.

31Suivant cette approche, il est essentiel, pour sortir d’une conception substantialiste du travail, de l’inscrire dans un cadre institutionnel (on ne peut ainsi agréger des quantités de travail fournies dans un statut indépendant ou de salarié). La notion de salariat est mobilisée à cet effet, mais elle mérite d’être déglobalisée. Dans le cadre formel général du salariat, il importe de distinguer plusieurs modes de valorisation du travail, si l’on veut rendre compte des évolutions historiques et également (ce qui prend une importance majeure dans la construction européenne) des différences entre sociétés. La période actuelle est manifestement caractérisée par un changement en profondeur de cette nature, attesté par les nouvelles méthodes d’évaluation du travail (en général synthétisées par la notion de « logique compétence »). Et ce changement n’est pas pour rien dans le chômage actuel : une fraction du salariat (en particulier l’encadrement intermédiaire, les salariés anciens peu formés) est brutalement dévalorisée.

32Ce détour par les marchés internes et la relation salariale nous semble indispensable pour la discussion de l’État social. Les approches qui se focalisent sur les politiques sociales ne permettent pas de voir ce qui, dans le développement du chômage de masse, tient aux transformations de la relation salariale. L’introduction dans l’analyse d’une pluralité de formes de coordination permet d’introduire un débat critique sur les comportements des acteurs économiques et particulièrement des managers d’entreprise. L’opposition entre coordination par l’entreprise et coordination par le marché constitue un axe majeur de débat, mais elle doit être affinée pour introduire la diversité des entreprises et des marchés. La conséquence est qu’une action publique est susceptible d’intervenir dans la sphère économique elle-même, en amont de la sphère sociale.

4 – Les budgets sociaux : quelle citoyenneté sociale ?

33Cette dernière partie revient sur l’action sociale dans son acception étroite, celle qui passe par les dépenses sociales. Comment mesurer son ampleur ? Quelle est sa justification ? La réponse à la première question paraît simple : il suffirait d’évaluer la part des dépenses sociales dans le Produit national. Nous verrons pourtant que cette réponse est insatisfaisante, car elle ne prend pas suffisamment en compte la dimension politique de la dépense sociale, soit l’attribution de droits qui fondent la citoyenneté sociale. Quant à la seconde question, elle est traitée par des considérations normatives : la réduction des inégalités, la garantie d’un niveau de vie minimum. Il faut en premier lieu relever que ces considérations, qui rejoignent le sens commun de la justice, ne peuvent s’appuyer sur la théorie économique, même sur sa branche normative. Comme on le sait bien, l’optimum de Pareto, l’alpha et l’omega de la théorie de la justice des économistes mainstream, ne permet pas de combattre les inégalités. Il faut, pour cela, mobiliser des théories de la justice plus exigeantes. C’est encore plus vrai si l’attention est portée au respect des droits : l’approche utilitariste ne permet pas de leur donner de la valeur en eux-mêmes.

34Une telle révision de la théorie normative de l’économie est indispensable et a déjà été largement engagée par un auteur comme Amartya Sen, dans le prolongement du philosophe politique John Rawls. Mais elle devrait se faire dans le cadre d’une démarche d’économie politique qui réduise le clivage entre économie positive et économie normative. Les théories de la justice, y compris celle de Sen, restent de fait fortement articulées au marché comme forme de coordination de l’économie, alors qu’il faut donner un rôle majeur à l’activité productive pour réfléchir aux questions sociales. Par ailleurs, les théories de la justice n’ont pas de rétroaction sur l’économie positive. Là encore, une meilleure prise en compte de l’activité productive devrait conduire à mieux intégrer les questions de justice et les modes d’engagement dans le travail. Des travaux comme ceux d’Akerlof [1982] montrent bien que le respect de principes de justice a des conséquences sur « l’effort » déployé par les salariés. Il doit donc y avoir une meilleure articulation entre théorie de la justice et analyse du lien salarial pour une approche pertinente des sociétés modernes.

35La notion de citoyenneté sociale met l’accent sur la dimension politique des prestations sociales. L’analyse purement économique retient essentiellement leurs conséquences en termes de pouvoir d’achat, de bien-être lié à l’acquisition supplémentaire de biens qu’elles permettent. La référence à la citoyenneté porte d’autres exigences. D’une part, elle conduit à se préoccuper des conditions d’attribution des prestations : une personne est plus libre si elle en bénéficie du fait d’un droit universel, que si elle est à la merci d’une bonne volonté personnelle ou administrative. D’autre part, elle vise une plus grande liberté de la personne dans le choix de son activité. Les prestations sociales, dans cette optique, devraient aider à pouvoir quitter un emploi ou même interrompre le travail sans réduction dramatique du niveau de vie.

36On peut distinguer, dans la littérature, trois grandes orientations pour le fondement de la citoyenneté sociale : 1/ dans le prolongement des théories de la valeur-travail, les prestations rémunèrent une forme de travail spécifique, dans une conception étendue du travail ; 2/ les prestations sociales contribuent à dé-marchandiser des ressources, en les faisant dépendre de droits universels et non du marché ; 3/ les prestations sociales participent d’une régulation collective, dont le cadre général est le droit du travail, qui sauvegarde l’autonomie individuelle dans l’activité économique. Nous allons les aborder successivement.

4.1 – La citoyenneté sociale fondée sur le travail : les prestations sociales comme rémunération d’un travail libre hors du cadre de la subordination capitaliste

37La conception commune considère que les prestations sociales rémunèrent du non-travail, ou sont une rémunération différée du travail. Mais cette approche repose sur une conception substantialiste du travail. Le travail ne prend forme que par un cadre de valorisation, et l’extension ou le rétrécissement de cette forme d’activité relève d’accords collectifs. Bernard Friot [2007] développe une analyse de cette nature, en montrant le processus historique et différencié suivant les sociétés d’extension du travail, au-delà de la forme dominante en régime capitaliste, la subordination capitaliste. Cette extension est la conséquence des luttes sociales, qui visent à sortir de cette forme particulière du travail qu’est le travail subordonné, pour développer des formes de travail plus libres. Elle se manifeste par des formes de financement du travail autres que le salaire versé par une entreprise privée. Il y a ainsi une pluralité de « régimes de ressources ». Mais, là où des observateurs superficiels, focalisés sur le travail subordonné capitaliste comme forme unique de travail, voient du non-travail ou la rémunération différée d’un travail, il faut, suivant Bernard Friot, analyser ces différents régimes comme étant des valorisations du travail dans des cadres différents de la subordination capitaliste. Par exemple, le « salaire socialisé » (allocations familiales, assurance chômage, pensions de retraite) valorise le « travail libre parental, des chômeurs, des retraités » à partir de cotisations générales interprofessionnelles régulées par la négociation collective entre partenaires sociaux. Les retraites ne sont pas, suivant cette approche, une rémunération différée du travail subordonné, mais la rémunération socialisée de l’activité libre (non inscrite dans la subordination capitaliste) des retraités.

38Cette analyse a plusieurs points communs avec l’économie des conventions. La conception non substantialiste du travail, commune aux deux approches, conduit à envisager une pluralité de formes de valorisation du travail, définies dans le cadre de régulations collectives. Le « salaire socialisé » est cohérent avec l’effet de coordination sur lequel insiste l’économie des conventions. L’accent mis sur la rémunération du « travail libre » rejoint la contrainte de légitimité des règles collectives pour que la coordination réussisse. En effet, les théories de la justice mobilisées pour formaliser cette contrainte sont fondées sur le respect des droits des personnes, et en particulier de leur liberté. Un travail contraint dans le cadre d’un lien de subordination ne respecte pas cette condition. Le lien salarial, pour susciter l’engagement des personnes, doit donc intégrer de la liberté dans le travail. Le droit du travail contribue à construire cette liberté du salarié et, par là, conditionne son engagement productif. Doit-on considérer que ce travail libre s’exerce exclusivement hors de la relation de subordination ? La frontière entre travail libre et travail subordonné n’est pas aussi nette : le travail subordonné intègre nécessairement des zones de liberté si l’employeur veut susciter l’engagement du salarié. Le droit du travail protège les libertés des salariés, qu’elles soient exercées dans le cadre du travail ou par le non-travail (en donnant à la notion de travail son sens restrictif habituel). Dès lors est-il nécessaire d’étendre la notion de travail ? L’essentiel est de considérer que ces droits sociaux sont attachés au travail considéré sur le long terme, et la condition, dans une société et à une époque données, de l’engagement dans le travail. On peut alors dire effectivement qu’il s’agit d’un « travail libre » rémunéré dans le cadre du salariat. Il importe également de mettre l’accent sur le caractère collectif de la redistribution : il s’agit d’un transfert socialisé entre plusieurs générations, et non d’une capitalisation individuelle intertemporelle.

4.2 – La citoyenneté sociale fondée sur la dé-marchandisation des ressources : les prestations sociales relevant de droits à l’abri du marché

39Tout un courant d’économie politique prospecte les tensions entre capitalisme et citoyenneté et les politiques sociales susceptibles de les réduire. Esping-Andersen (1990 ; 1999) est l’un des pionniers de ces approches. Dans le système social-démocrate qu’il promeut, le salarié-citoyen doit avoir la liberté de quitter son emploi sans perte excessive de revenu, grâce à des prestations sociales généreuses, alignées sur le niveau de vie des classes moyennes et non limitées au traitement des situations extrêmes.

40L’exclusivité du marché comme forme de coordination économique conduit néanmoins Esping-Andersen à assimiler les formes industrielles à un régime « conservateur et corporatiste », termes dont la connotation est clairement péjorative. Cette focalisation sur le marché comme seule forme de coordination moderne (garantissant les libertés individuelles) et efficiente est problématique. Les travaux sur les marchés internes ont pourtant, de longue date, montré l’efficience d’un lien durable d’emploi dans l’entreprise. Leur rabattement contractualiste par la théorie moderne est contestable, mais il a l’avantage de montrer que le lien hiérarchique et l’ancienneté des relations d’emploi peuvent être « modernes et efficients », au sens où ils sont susceptibles de s’inscrire dans un contrat efficient.

41La perspective universaliste promue par Esping-Andersen fonde les prestations sociales sur la citoyenneté, dans la continuité du modèle beveridgien, mais à des niveaux de prestations plus élevés. Tout le poids de la citoyenneté sociale repose ainsi sur l’appartenance politique à une nation, ce qui pose problème : poids élevé des dépenses publiques, appartenance nationale strictement définie. Une conséquence possible est le rôle second du droit du travail : l’essentiel de la protection sociale repose sur des règles universelles de nature constitutionnelle et les politiques budgétaires des États, en fonction de la majorité politique qui se dégage. Les approches pluralistes, en considérant plusieurs dimensions à la citoyenneté, permettent de la faire reposer pour partie sur l’état professionnel. Ce qui est interprété comme « corporatiste » par Esping-Andersen est en fait la reconnaissance d’une société pluraliste.

4.3 – La régulation collective du lien salarial dans une société pluraliste : des prestations sociales fondées sur une pluralité de citoyennetés

42Cette troisième approche de la citoyenneté sociale met l’accent sur la régulation collective des espaces productifs et du marché, de façon à accroître les droits et les libertés des personnes, dans le cadre d’une société pluraliste.

43Différents courants de pensée prospectent une « troisième voie » afin de dépasser le clivage entre libéralisme et régulations collectives. Dans sa prospection de cette troisième voie, ou d’une « seconde troisième voie », Jérôme Gautié [2003] considère qu’il faut reconstituer les protections mises à mal par le recul des marchés internes, mais en accroissant l’autonomie des individus. Il distingue ainsi « l’individualisme patrimonial », pour lequel l’individu est doté en capitaux afin d’interagir avec les autres sur le marché, de « l’État social post-beveridgien du travailleur-citoyen », dans lequel une plus large place est donnée aux régulations collectives, sous forme de droits encadrant les transitions d’un emploi à l’autre et de la fourniture de services sociaux personnalisés. Cette approche comparative de deux variantes de la « troisième voie » (nommées sociale-libérale pour l’une, néo-sociale-démocrate pour l’autre) est richement documentée par des matériaux empiriques et par des théories économiques et philosophiques qui fondent chacune d’elles [4]. L’intérêt de cette construction est de présenter des « paradigmes » qui intègrent conception de l’individu, conception de l’État social, conception du marché du travail et de la formation, le tout sous l’égide de « références intellectuelles ». On ne peut que marquer des proximités entre cette méthode et celle qui a présidé à l’élaboration du modèle des cités. Une différence importante est que ce dernier modèle place au centre de son analyse la pluralité des cités formant une même société. Alors que Gautié plaide pour un régime beveridgien dans lequel le salarié est dans un état de citoyen, l’approche pluraliste conduirait à une conclusion moins tranchée, du fait de la pluralité des fondements de la citoyenneté (on retrouve ici la critique ci-dessus de la position d’Esping-Andersen). En particulier, le régime bismarckien, dont on pourrait montrer les connexions avec la cité industrielle, devrait probablement y occuper une place importante, à côté du régime beveridgien, plus cohérent avec la cité civique. Mais le point commun à ces deux approches est de mettre l’accent, ce qui est fondamental, sur les articulations entre les modes de coordination économiques et les formes politiques de citoyenneté, à l’encontre aussi bien des approches qui prônent le laisser-faire du libéralisme économique que de celles qui clivent le social de l’économique. Mais une telle démarche conduit nécessairement, selon nous, à mieux différencier une pluralité de formes de coordination, le paramétrage sur un seul axe, le marché plus ou moins équipé de régulations collectives, étant insuffisant.

Conclusion

44La socioéconomie de l’État social devrait favoriser une approche pragmatique de l’État : analyser la fabrication d’associations, d’intérêts communs, au lieu de supposer l’État déjà là, avec ses agents guidés par l’intérêt général. L’analyse en termes « d’encastrement », familière à la sociologie économique va dans ce sens, mais elle peut conduire à supposer une société dotée de valeurs déjà là. La sociologie des réseaux sociaux ou socio-techniques y contribue également, mais elle a du mal à sortir d’un monde horizontal pour introduire la verticalité sans laquelle il est difficile de penser l’État. La socioéconomie constitue également un appui important, avec l’approche des institutions, sans les rabattre comme le fait la théorie standard étendue sur le choix rationnel, mais sans non plus les poser de façon exogène.

45Considérer une pluralité de supports de fabrication et d’entretien du lien social, soit une pluralité d’institutions, va aussi dans ce sens. Et il ne faut pas trop vite supposer une contrainte de cohérence entre ces institutions, ce qui ramènerait à une vision unifiée. L’existence de tensions entre institutions différentes maintient le débat, la réflexivité des acteurs, à l’encontre de déterminismes institués. Cette démarche méthodologique peut correspondre, d’un point de vue plus normatif, à une forme politique qui donne de l’importance aux configurations institutionnelles permettant de distribuer la charge du lien social. Cette visée peut ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion sur les liens entre économie et État. On ne peut supposer que les espaces économiques soient substantiellement soumis à l’État : l’intuition politique des fondateurs de l’économie demeure sans doute valable. Mais la contrepartie est que l’espace économique intègre des formes d’action publique, soit de l’État ou des institutions. Sinon, l’économie génère des inégalités croissantes, qu’elle reporte sur l’État social, dont les déficits se creusent, ce qui l’affaiblit et relance le creusement des inégalités.

Notes

  • [1]
    Cet article est extrait d’une communication faite avec Olivier Favereau lors du colloque État et régulation sociale organisé par le Matisse (Centre d’économie de la Sorbonne) en septembre 2006. Je suis redevable à Olivier Favereau de ses suggestions lors de notre travail commun, et aux participants au colloque pour leurs remarques. Un autre texte, issu de la même communication, pourra utilement éclairer le présent article : [Batifoulier et al., 2007].
  • [2]
    La discussion sur la bonne terminologie est interminable. Relevons simplement que la position exprimée dans ce texte pourrait orienter vers l’idée d’une approche politico-économique plutôt que socio-économique : une part importante de la socioéconomie ignore en effet la dimension normative (ou politique) de l’interaction.
  • [3]
    Cette dernière position est, me semble-t-il, adoptée implicitement par Ramaux (2006).
  • [4]
    Rawls est rangé du côté de la première et Sen du côté de la seconde. Ce type de catégorisation est discutable. On pourrait argumenter sur le fait qu’au contraire, chez Rawls, la structure institutionnelle est plus consistante que chez Sen et donc les régulations collectives y ont un poids plus important.
Français

Résumé

Cet article tente de réduire le clivage entre l’économique et le social : l’action économique intègre des opérations de construction de la coordination, soit du lien social. Le social innerve ainsi l’ensemble de l’espace économique, depuis la monnaie jusqu’au travail en passant par les biens. Il en résulte une conception étendue de l’État social, au-delà de la focalisation sur les politiques sociales en aval de l’activité économique. L’accent est également mis sur la dimension politique de l’État social : articuler coordination économique et citoyenneté.

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François Eymard-Duvernay
EconomiX, ParisX Nanterre
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/04/2008
https://doi.org/10.3917/rfse.001.0089
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