1Parmi les objets qui, dans le champ de la sociologie économique lato sensu, ont donné prise à l’investigation empirique et à la modélisation théorique, l’entreprise présente un profil tout à fait singulier. Longtemps négligée par les spécialistes du travail, souvent saisie au prisme de catégories qui obligent à une lecture spécifique et partielle des dynamiques organisationnelles, l’entreprise est revenue en force sur la scène scientifique française au milieu des années 1980. Jusqu’alors, ainsi que l’indique l’introduction au numéro spécial de Sociologie du travail significativement intitulé « Retour de l’entreprise », « dissoute dans [une] polarisation excessive des champs et des camps, l’institution avait peine à faire surface. » [Borzeix, 1986, p. 232]. Le terme d’institution ici mobilisé n’est ni fortuit ni dénué de sens profond. Il emporte avec lui une solide problématique sociologique dont les racines puisent dans un terreau intellectuel classique.
2S’ils ne sont pas les seuls à en faire usage, cette notion est en effet tôt promue par les durkheimiens, qui entendent « par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en degré. L’institution est en somme dans l’ordre social ce qu’est la fonction dans l’ordre biologique ; et de même que la science de la vie est la science des fonctions vitales, la science de la société est la science des institutions ainsi définie. » [Fauconnet, Mauss, 1901, p. 168]. La définition et le programme que proposent P. Fauconnet et M. Mauss convainquent à ce point E. Durkheim que, dans la préface à la seconde édition de ses Règles de la méthode sociologique, il pose ses pas dans ceux de ses disciples. En référence à l’article de ces derniers, il suggère à son tour d’« appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse de leur fonctionnement. » [Durkheim, (1901) 1983, p. XXII]. Le clou est enfoncé.
3Pourquoi cette notion d’institution est-elle soudainement mobilisée par certains sociologues français au mitan de la décennie 1980 ? C’est que, à de nombreux endroits, les mutations semblent se précipiter : épuisement du modèle taylorien d’organisation du travail, lois Auroux et développements des pratiques participatives, introduction de nouvelles technologies dans l’industrie… La période serait propice à la mue structurelle. La valorisation soudaine de l’entreprise ne serait pas par conséquent « qu’une mode, et pas non plus une simple péripétie des rapports entre droite et gauche sur l’échiquier politique de ce pays (…) dans un contexte général d’affaiblissement des repères sociaux, l’entreprise s’affirme comme foyer de production identitaire, dans des formes qui s’écartent du traditionnel ‘esprit-maison’ et qui tendraient plutôt à désigner le contour des représentations signifiantes de la société à venir. » [Sainsaulieu, Segrestin, 1986, p. 339]. Parce qu’elle s’affirme comme un foyer de socialisation à part entière et que, de surcroît, elle s’impose au rang d’instance autonome à même de peser sur les grandes orientations de société, l’entreprise serait devenue une institution.
4L’objectif de cet article n’est pas de valider ou d’infirmer une telle hypothèse. La présente contribution s’instruit néanmoins des termes de ce débat majeur pour la sociologie économique française. Il s’agit ici en effet de questionner la nature institutionnelle de l’entreprise. Au regard des matériaux et des termes habituellement mobilisés, je propose d’opérer un double décalage, temporel et conceptuel. Temporel d’abord puisque ce travail présente le cas de la Société Godin dont la fondation remonte au milieu du xixe siècle. L’essentiel de la présentation concerne la période qui court jusqu’en 1888, date de la disparition de son créateur, l’industriel Jean-Baptiste André Godin. L’entreprise de ce dernier ne fait pas que produire des appareils de chauffage domestique. Elle prend également en charge la vie d’une grande partie de ses salariés au sein d’un ensemble architectural nommé Familistère [1]. À la différence des firmes paternalistes de l’époque, la société Godin propage par ailleurs une morale d’inspiration fouriériste. Les pratiques de gestion de la main-d’œuvre en portent, nous allons le voir, des traces d’inégale profondeur. Le second décalage auquel invite cette contribution est d’ordre conceptuel. À la suite de travaux précédents [Lallement, 2007], j’utilise une définition de l’institution d’inspiration durkheimienne, mais différente de celle qui est habituellement retenue. La thèse que je défends à l’aide d’un tel stratagème est que le processus d’institutionnalisation dont l’entreprise est le support n’est pas récent et surtout que, même là où toutes les conditions semblent réunies en sa faveur, celui-ci peine à modeler parfaitement et complètement l’organisation en référence au parangon institutionnel.
5Pour argumenter en ce sens, la méthode adoptée est double. Il s’agit d’étudier dans le détail une expérience d’entreprise qui cumule a priori tous les traits propres à un modèle que l’on peut qualifier d’institution totale (cf. infra). L’ambition n’est donc pas de rendre raison du fonctionnement d’une organisation productive qui incarnerait à elle seule l’esprit et la pratique du capitalisme français au xixe siècle. Le projet consiste tout à l’inverse à se porter aux marges du système afin d’observer concrètement une expérimentation hors du commun. L’intérêt de l’œuvre de Godin est en effet de tenter de donner chair à une utopie organisationnelle qui, sur le plan discursif du moins, assimile le Familistère à une institution parfaite. Pour mesurer la portée effective d’une telle action, il convient de définir précisément ce qu’instituer veut dire. La seconde option méthodologique adoptée vise précisément une telle fin. J’emprunte, pour être exact, la stratégie de l’idéaltype de M. Weber (1904-1917). Dans la logique de l’économiste et sociologue allemand, je commence par brosser un tableau de pensée abstrait de l’institution avant de confronter systématiquement le matériau de recherche empirique au modèle confectionné.
1 – Éléments pour une modélisation sociologique de l’institution
6Dans les débats et les travaux relatifs au statut sociologique de l’entreprise, le principal critère emprunté à E. Durkheim pour définir l’institution marie celui-ci avec la tradition structuralo-fonctionnaliste nord-américaine qui pense la socialisation selon une logique toute verticale. Les valeurs déterminent les normes qui, elles-mêmes, informent les identités et les pratiques par le biais des statuts et des rôles assignés. Dans les lignes qui suivent, je voudrais rompre avec cette façon de voir qui me paraît aussi caricaturale que datée. En contrepoint, je propose d’entendre par institution le résultat d’un quadruple processus : la construction de représentations communes du monde à l’aide de catégories savantes ou non, la production de formes identitaires typiques, l’intégration à un collectif porteur de valeurs et, enfin, la régulation, entendue comme activité collective de négociation sur les règles.
7Ces quatre coins de l’institution ont tous, d’une manière ou d’une autre, été travaillés par E. Durkheim ou par ceux qui s’en réclament. Le premier est l’un des grands acquis des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), ouvrage dans lequel E. Durkheim met à mal le caractère prétendument universel des catégories de l’entendement comme celles de temps, d’espace, de genre, de personnalité… Dans l’esprit du père de la sociologie française et dans la foulée de P. Bourdieu (1980), je propose d’évoquer un processus de di-vision pour désigner la façon dont les institutions informent nos jugements sur le monde à l’aide des catégories dont elles sont le support. Comme le montre M. Douglas (1999), il n’est pas besoin d’adopter un postulat culturaliste radical pour analyser un tel processus. Il suffit de reconnaître qu’à condition d’être confortée par des intérêts réciproques, l’expérience…, une convention fondée initialement par commodité ou en nature peut s’imposer en raison et prétendre organiser l’ordre universel. Le cas classique est celui de la division de sexe qui, souvent, justifie et légitime les rapports de domination entre les hommes et les femmes [2].
8L’individuation, second processus, est le produit d’un mouvement historique de long terme, qui mène vers une société des individus. C’est là, on l’aura reconnu, le cœur majeur de la thèse de E. Durkheim dans De la division du travail social (1893). Les institutions, l’école comme l’État, participent activement d’une telle dynamique qui fait basculer les sociétés modernes du côté de la solidarité organique. Concrètement, il s’agit d’inculquer aux individus la capacité à acquérir la conscience la plus claire possible des fondements de leur action, de manière à les amener progressivement à l’existence morale et de les doter d’une autonomie de la volonté. En bref, les institutions contribuent directement au « culte de la personne humaine ». Pour utiliser une terminologie contemporaine étrangère à E. Durkheim, cette lame de fond historique invite finalement à s’interroger sur les fondements et sur les dynamiques identitaires des individus.
9L’intégration et la régulation sont les deux derniers processus qui participent au travail d’institution du social. Ce sont eux, pour l’essentiel, que E. Durkheim convoque dans Le suicide (1897). Le premier a pour fonction de régler l’articulation entre individu et société. Les institutions sont intégratives dans la mesure où elles permettent aux individus d’interagir les uns avec les autres, de se conformer à un modèle uniformisé de passions et d’adopter des idéaux et des représentations semblables. La famille, les organes politiques et la religion sont des instances privilégiées à cette fin. La régulation, enfin, désigne la production des règles qui assurent l’esprit de discipline. Ce travail de normalisation des pratiques a notamment pour enjeu la production légitime des hiérarchies sociales. C’est pourquoi il n’est pas de régulation possible sans contraintes. Pour bénéficier d’une quelconque efficacité, celles-ci doivent pouvoir s’appuyer sur une morale qui justifie leur existence et leur effectivité.
10Muni de cet outillage durkheimien, je propose de nommer institution totale toute configuration, à quelque échelle que soit, où les quatre processus qui viennent d’être définis jouent conjointement et se confortent mutuellement sans contradictions. E. Goffman utilise déjà, il est vrai, l’expression d’institution totale pour désigner un « lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. » [Goffman, 1968, p. 41]. Sans la négliger, je me démarque de cette façon de voir qui me paraît encore trop débitrice d’un schéma qui assimile l’institution à une instance de socialisation à même d’infuser, du haut vers le bas, un ensemble de valeurs et de normes. En insistant à l’inverse sur la pluralité et l’autonomie relative des différents processus distingués précédemment, la modélisation que je viens d’esquisser incite à observer chacun d’entre eux dans sa spécificité propre mais aussi à pointer les absences et les tensions qui altèrent, au moins partiellement, l’efficacité de tout travail d’institution.
2 – Un projet social d’inspiration fouriériste
11Pour évaluer l’épaisseur institutionnelle de l’entreprise en référence à l’esquisse qui vient d’être évoquée, je vais m’intéresser au cas particulier du Familistère de Guise que fonde Jean-Baptiste André Godin (1817-1888) [3]. Un tel choix n’est pas innocent. À l’instar de certains chefs d’entreprise qui revendiquent aujourd’hui une éthique de la responsabilité, Godin a pour ambition de résoudre la question sociale en améliorant, au nom d’une morale d’inspiration fouriériste, l’ensemble des compartiments de la vie des ouvriers et de leur famille. Plus explicitement encore, le Familistère présente a priori tous les atours de l’institution totale.
La fondation du Familistère
12Le père du Familistère est un industriel autodidacte. Né en Picardie dans une famille modeste, Godin quitte tôt l’école, comme beaucoup d’enfants du peuple (Godin, 1884). Il effectue le tour de France des compagnons en compagnie de son cousin Jacques Moret, le frère de sa future seconde épouse. Le périple dure d’octobre 1835 à septembre 1837. Au cours de leurs pérégrinations, les deux compères se frottent aux réalités de la question sociale dans ses dimensions multiples : conditions de travail détestables, misère, logements insalubres… C’est également l’occasion pour Godin de prendre connaissance des doctrines socialistes et communistes alors en vogue. Plutôt séduisantes pourtant pour un public d’ouvriers démunis, les théories de E. Cabet ne conviennent guère au jeune Picard. Son cœur politique penche davantage en faveur des idées saint-simoniennes. De retour dans son pays natal, Godin fonde une petite entreprise de poêles qu’il déménage à Guise (Aisne) en 1846. Une innovation technique lui permet très rapidement de faire la différence avec ses concurrents. Plutôt que d’utiliser de la tôle, il a recours à la fonte dont les propriétés conviennent mieux pour le type d’appareil fabriqué. Godin dépose un brevet. Ce ne sera pas le seul, des dizaines suivront. Grâce à ce sens des trouvailles techniques, le jeune industriel fait grandir son entreprise. Quand il vient s’installer à Guise, il emploie une trentaine d’ouvriers. Dix ans plus tard, le chiffre a été multiplié par dix. Dans les années 1880, alors qu’il s’est imposé comme leader mondial sur le marché des appareils de chauffage domestique, Godin est à la tête d’une petite armée de deux mille personnes qui travaillent à Guise ainsi que dans l’établissement belge qu’il a créé en 1852.
13Godin est plus qu’un manufacturier, comme il aime se présenter lui-même [4]. Sa curiosité intellectuelle est insatiable. En 1841, Godin découvre le magnétisme avant de s’initier au spiritisme qu’il ne cessera plus de pratiquer sa vie durant. Godin est également fortement impressionné par les travaux de phrénologie, dont les recherches du physiologiste allemand F.J. Gall ont fourni la matière première. L’ambition de F.J. Gall et de ceux qui creusent le même sillon que lui est d’arriver à établir des correspondances systématiques entre les différentes aires du cerveau et les facultés mentales des individus. Le projet intéresse au plus haut point certains fouriéristes de l’école sociétaire qui ne manquent pas de voir là un complément extrêmement stimulant aux thèses de leur maître à penser sur les relations d’harmonie qu’entretiennent les mouvements de nature sociale, animale, organique et matérielle [Fourier (1808-1841), 1998]. Godin est de ceux-là. Il découvre l’existence de l’école sociétaire en 1842 et, très rapidement, fait de C. Fourier sa principale icône intellectuelle.
14Conquis par les thèses et les projets du philosophe de Besançon, l’industriel picard investit 100 000 francs, soit le tiers de ses disponibilités, pour soutenir les membres de l’école sociétaire qui, au milieu des années 1850, décident de fonder un Phalanstère au Texas. Godin ne traverse pas l’Atlantique, mais participe activement à l’organisation des départs, à la gestion du matériel… Malheureusement, l’aventure tourne court. Bien qu’il soit le disciple le plus en vue de C. Fourier, V. Considérant, qui est à la tête du projet, n’en est pas moins piètre organisateur et gestionnaire. Le Phalanstère est un désastre. A. Savardan, médecin fouriériste qui a fait le voyage, tente de persuader ses acolytes de solliciter Godin pour redresser la barre. Mais c’est le refus. Dans ses mémoires, A. Savardan se lamente d’une telle erreur. « Ah, si M. Considérant, qui n’a montré là ni courage, ni habileté, ni instruction, ni charité pratique, avait eu seulement, dans l’intérêt de sa réputation, l’esprit de céder sa place à l’un de nos gérants, M. Godin-Lemaire [5]. Celui-ci offrait, je le répète, de compléter ses sacrifices en venant nous apporter le secours de sa longue expérience industrielle. » [Savardan, 1858, p. 166]. Godin était, il est vrai, disposé à venir rejoindre la colonie phalanstérienne. Une maladie impromptue, le refus des principaux collaborateurs de V. Considérant et l’implosion finale de la communauté l’en dissuadent définitivement.
15Plutôt que de compter sur les forces d’autrui pour donner vie aux idées de C. Fourier, Godin décide alors d’agir de son propre chef. « Jusqu’à ce jour, écrit-il à l’un des architectes qu’il contacte en 1857, je n’ai pu travailler qu’à créer les moyens matériels d’occuper la population qui m’entoure. Maintenant je désire consacrer chaque année 100 000 F à la fondation, près de mon établissement, d’un édifice destiné à les [mes ouvriers] loger et à leur procurer tout le bien-être compatible avec leurs gains dans un milieu où tout sera coordonné pour qu’ils puissent en tirer le parti le plus profitable. » [Godin, 1857]. À l’instar de nombreux autres membres des classes supérieures (médecins, juristes, philanthropes, architectes, fonctionnaires, capitaines d’industrie…) qui peuplent ce que C. Topalov (1999) a nommé la « nébuleuse réformatrice », Godin veut faire œuvre utile. Pour ce faire, il s’inspire résolument des options phalanstériennes de C. Fourier, à quelques nuances majeures près néanmoins. La première pierre du Familistère – ou Palais social – est posée en 1859. Le cœur du projet n’est achevé que vingt ans plus tard.
Fournir les équivalents de la richesse
16Quelle est en fait l’ambition de Godin ? Elle est d’abord et avant tout d’améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière. Beaucoup de socialistes pensent que l’accroissement des richesses et sa juste répartition sont les gages d’une telle réussite. Godin n’y croit pas. Industriel avisé, il sait combien est rude la concurrence du marché et improbable l’accès de tous à la fortune matérielle. Mieux vaut, dans de telles conditions, fournir aux ouvriers les équivalents de la richesse. Le premier d’entre eux est le logement. Illustration typique de la puissance des préoccupations hygiénistes qui animent nombre de mouvements réformateurs en France comme à l’étranger, Godin construit un ensemble qui pourra loger plusieurs centaines de familles dans des conditions de salubrité qui n’ont rien à voir avec ce qui se pratique dans la ville de Guise, et encore moins dans les campagnes environnantes [6].
17Le Familistère voit le jour au moment où, sous la houlette du Baron Haussmann, Paris s’ouvre à l’air et à la lumière (construction des Grands Boulevards, implantation de parcs et de jardins…). Jusqu’au seuil du xxe siècle, enquêtes, bilans et expositions font pendant aux dénonciations des méfaits de l’insalubrité. Pour imposer l’hygiène et la propreté, il faut construire et loger autrement. En France, C. Fourier est l’un des premiers à bâtir en imagination un modèle de ville rénovée de sixième période [Choay, 1965]. En Angleterre, l’utopie se marie avec l’urbanisme grâce au projet Hygeia présenté en 1875 par le grand hygiéniste B.W. Richardson. Dans cette cité idéale, l’air et la lumière retrouvent leurs droits : le nombre d’habitants est limité, les rues sont larges et pavées de bois, la végétation est persistante… La santé est, bien sûr, la première des préoccupations. Des hôpitaux sont à disposition de tous, la ville est équipée de bains, les cabarets sont proscrits, les eaux usées sont drainées… On trouve dans ce descriptif, comme dans celui du modèle de Phalanstère d’ailleurs, de nombreux ingrédients semblables à ceux que Godin a déjà utilisés pour le Familistère. Au Palais social de Guise, le nombre des étages est limité à trois, la lumière pénètre de partout (les pièces des appartements ne sont jamais aveugles, les cours intérieures sont coiffées de vastes verrières, des becs de gaz éclairent les bâtiments la nuit…), l’eau coule en abondance (les étages sont tous équipés de fontaines), l’air circule par un ingénieux système d’aération, les déchets peuvent être évacués par des « trappes à balayures »… Des équipements collectifs finissent de conforter les conditions de vie des familistériens : des magasins intégrés au site, une buanderie et une piscine, un théâtre et des associations de loisirs, etc.
18Outre des conditions décentes de logement, Godin propose, avec l’éducation, un deuxième équivalent de richesses. Non sans difficultés, puisqu’il se heurte, à ce propos, aux autorités administratives et aux représentants du clergé, Godin met en place des services de basse-enfance (nourricerie, pouponnat, bambinat) et une école mixte (classes primaires et formation professionnelle). En mettant d’abord une nourricerie à disposition, Godin veut non seulement soutenir les familles sur le plan matériel, mais il veut également inciter les femmes à travailler en les allégeant du fardeau de la tâche éducative. Ce sera un semi-échec. L’organisation et les méthodes d’enseignement des deux niveaux d’éducation supérieurs s’inspirent largement quant à eux des préceptes de la grande pédagogue fouriériste M. Pape-Carpentier, la fondatrice de l’école maternelle, ainsi que de ceux de F. Fröbel, le père des Kindergarten. Au Familistère, l’école primaire enfin a une mission primordiale. Sans déroger au programme prescrit par le ministère, elle doit délivrer un enseignement utile à l’instruction des futurs travailleurs. Dans les faits, à six ans, tous les enfants du Familistère savent à peu près lire, écrire, compter et faire des additions à l’aide d’un boulier. Comme le note un observateur averti, arrivés au terme de leur cursus, ils sont non seulement d’un bon niveau dans toutes les disciplines mais meilleurs encore en dessin industriel, et tout spécialement dans la matière qui concerne la construction des fourneaux de fonte [Robin, 1882]. Même si tous les élèves n’y sont pas présentés, les taux de réussite au certificat d’études confirment au demeurant l’excellence de l’enseignement familistérien.
19Le troisième équivalent de la richesse que fournit Godin à ses ouvriers est la participation aux affaires de l’entreprise. Godin est à sa manière un précurseur de la démocratie industrielle. Encore inspiré en la matière par C. Fourier, il estime que quatre facteurs de production concourent à la production des richesses : la nature, le travail, le capital et le talent. Comme les économistes, Godin se pose la question des déterminants de leur rémunération. De ce point de vue, la nature représente déjà un cas à part. Sa contribution à l’exercice productif « légitime le droit social de chacun ; elle constitue la part nécessaire pour assurer la protection due aux faibles, et le respect de la Liberté et du Progrès de la Vie en chacun de nous. » [Godin, (1871) 1979, p. 212]. Au nom de ce principe et de celui de la solidarité, dont on sait combien il fera fortune sous la IIIe République, Godin institue très tôt, dès 1846 en fait, un système de caisse de secours. Au fil des années, d’autres caisses voient le jour (caisse maladie, fonds de pharmacie, caisse d’aide aux vieillards, invalides, veuves et orphelins…) qui concernent inégalement, selon les périodes, les ouvriers de l’usine et les seuls habitants du Familistère [Delabre, Gautier, 1978]. Dès le départ cependant, Godin fait le choix de confier la gestion aux intéressés, autrement dit les ouvriers eux-mêmes.
20Selon Godin, les trois autres facteurs de production (travail, capital, talent) doivent être rémunérés de façon proportionnelle à leur concours à l’aide, respectivement, des salaires, des intérêts et des primes. La dernière forme monétaire intéresse tout spécialement l’industriel. Il va redoubler d’imagination pour déterminer le meilleur moyen de définir les bénéficiaires légitimes de ces primes ainsi que les montants appropriés. Au point de départ, une conviction. « La véritable démocratie, la démocratie organisée, c’est la hiérarchie du mérite, du savoir, de la capacité, établie sans privilèges et sans erreur dans toutes les fonctions, en vue du plus grand bien de chacun. Hors de là, c’est l’anarchie, c’est la confusion et le désordre dans les éléments sociaux. Je ne suis pas démocrate de cette dernière façon. » [Godin, 1881, p. 267]. Mais comment discerner les mérites et ne pas léser les plus capables ? La réponse est toute fouriériste : il suffit de s’en remettre au vote. Fort d’une telle certitude, Godin met en place entre 1867 et 1872 une série d’expérimentations destinées à faire élire par ses ouvriers le personnel le plus méritant, celui-là même qui doit être digne de recevoir un diplôme d’honneur et percevoir une gratification monétaire [Prudhommeaux, 1919]. Mais c’est l’échec. Plutôt que de voter en faveur de ceux qui reçoivent les meilleures notations de l’encadrement, les ouvriers et employés préfèrent s’entendre pour favoriser les plus mal payés d’entre eux.
21Godin ne désespère pas. En 1877, il institue un nouveau modèle de représentation et de participation de son personnel, qui, empruntant une nouvelle fois à la matrice fouriériste, divise en séries élémentaires tous les travailleurs de l’usine et du Familistère pour leur permettre de mieux participer à l’amélioration de leurs conditions de travail et de vie ainsi qu’à celle de l’outil de production. Le défi est insensé et la machinerie taxonomique bien trop lourde à gérer. Une fois encore, Godin doit se résigner à l’abandon. Face aux difficultés récurrentes qu’il rencontre lorsqu’il souhaite la participation active de son personnel, Godin prend finalement seul en main le destin de son entreprise. En 1880, il fonde l’Association du capital et du travail. En transformant le cadre juridique de la société, l’objectif est de céder progressivement le capital social à l’ensemble du personnel, qui pourra l’acquérir progressivement à l’aide de titres. La formule est plus fouriériste que jamais. Par la collaboration des différents facteurs de production, le modèle d’association que propose C. Fourier vise bien en effet la sortie pacifique hors de l’ordre économique établi. Par cette voie, l’abolition du salariat qu’appellent de leurs vœux tant de socialistes pourra prendre forme concrète. Avec l’association, « l’homme ne peut plus exploiter l’homme. » [Godin, (1871) 1979, p. 45]. En dépit de multiples résistances, Godin réussit finalement à convertir ses salariés en capitalistes. En 1894, après de longues années de remboursement du capital avancé par Godin, les membres de l’Association sont enfin propriétaires de l’usine et du Familistère.
22Il est d’autres équivalents encore que Godin propose à ses ouvriers, mais les trois qui viennent d’être évoqués comptent parmi les plus importants. On aura compris toute l’importance du référentiel fouriériste pour la communauté productive que l’employeur picard crée et fait évoluer au fil des années. Rare capitaine d’industrie à s’inspirer du maître de l’école sociétaire pour gérer son personnel, Godin n’est pas cependant un dévot. À de nombreux endroits, Godin sait prendre de la distance. Le Familistère par exemple n’est pas la réplique exacte d’un Phalanstère [7]. Avec le temps et l’expérience, Godin revient par ailleurs sur certaines de ses convictions premières. Désabusé quant à la possibilité de lier vote et reconnaissance du talent, il ne compte plus à la fin de sa vie le mérite au rang des facteurs de production. Enfin et surtout, la conception du travail de Godin est telle que le Familistère ne peut être assimilé à une sorte de Phalanstère, même imparfait. « Vous ne vous trompez pas, écrit-il à l’une de ses plus ferventes admiratrices nord-américaines, en pensant que la théorie de Fourier a contribué aux premières inspirations de la fondation du Familistère, j’ai été et je reste un des plus grands admirateurs de son génie. Mais ce n’est pourtant pas un phalanstère que j’ai fondé : ce n’est pas la réalisation du travail sériaire et attrayant que comporte le Familistère, ce n’est pas la réalisation du bonheur que j’ai inauguré, ce n’est qu’un allégement aux souffrances des classes ouvrières. C’est le bien-être physique et moral que je cherche à créer pour elles, dans les limites d’une application et d’une répartition plus équitable des fruits du travail. Il y a donc loin de là à l’harmonie sociale que […] les disciples de Fourier et Fourier lui-même l’ont généralement cru. » [Godin, 1866].
3 – Les formes de l’institution familistérienne
23Maintenant que le tableau de l’œuvre de Godin a été brossé à très gros traits, il est temps d’entrer dans le vif de la question initiale. Les divers dispositifs imaginés par Godin permettent-ils, ou non, d’assimiler le Familistère à une institution totale ? Pour fournir des éléments de réponse argumentés, je vais mobiliser tour à tour les quatre catégories du modèle présenté précédemment.
Di-vision
24Le premier processus déterminant a trait aux di-visions pertinentes au sein du Familistère. De ce point de vue, une double segmentation structure les représentations et les pratiques dominantes. La première oppose le Familistère à son environnement. Pour les ouvriers de l’usine par exemple il n’est pas indifférent d’habiter ou non le Palais social. Les avantages dont bénéficient ceux qui y résident (services collectifs, logements de qualité, protection sociale plus complète…) alimentent un sentiment d’iniquité d’autant plus vif qu’il n’est pas aisé pour ceux qui le souhaiteraient d’obtenir un logement. Les commerçants de Guise ont aussi de bonnes raisons de ne pas porter la collectivité familistérienne dans leurs cœurs. Les magasins de Godin les privent en effet d’une clientèle non négligeable…
25Mais la ligne de fracture n’a pas que des origines matérielles. La morale compte plus qu’à son tour. Le Palais social heurte le puritanisme bourgeois. C’est que Godin, et M. Moret sa deuxième épouse, sont réputés plutôt libéraux sur le plan des mœurs. Ne pratiquent-ils pas l’union libre ? N’acceptent-ils pas que les femmes portent les cheveux courts ? Ne sont-ils pas féministes ? À toutes ces questions, les réponses sont positives. Le Familistère n’est pas pour autant un temple de la sexualité débridée, ni même une de ces communautés fouriéristes ouvertes à l’amour libre. De fait, pendant longtemps, le nombre d’hommes a été largement supérieur à celui des femmes avant que, progressivement, l’équilibre des sexes s’impose tout en même temps d’ailleurs que la norme du mariage. En 1889, le Palais social abrite 812 maris et femmes, 23 veufs et 24 veuves, 12 célibataires [8]. Quant au féminisme de Godin, sa portée doit être tempérée. Le maître du Familistère écrit certes que « la vérité, c’est que la femme est destinée à jouir de droits égaux à ceux de l’homme, et que la vie sociale sera incomplète, imparfaite, tant que la femme ne sera pas comme l’homme affranchie de corps et de volonté, par les institutions. » [Godin, 1883, p. 123]. Il n’empêche : à l’usine comme au Palais social, les principaux postes de direction sont aux mains des hommes.
26Familistériens versus non-familistériens, à cette première partition structurante s’ajoute une seconde de nature interne. Conformément aux convictions fouriéristes qui sont les siennes, Godin n’est pas, on l’a vu, un partisan de l’égalité absolue. C’est pourquoi les statuts de l’Association de 1880 distinguent plusieurs catégories de membres selon une hiérarchie formellement établie. Tout en haut les associés [9], qui sont les seuls à pouvoir siéger à l’assemblée générale de l’Association et donc à prendre part aux votes décisifs pour le fonctionnement et l’avenir de celles-ci. Les bénéfices qu’ils perçoivent sont par ailleurs plus élevés que dans les autres catégories. Dans l’échelle statutaire viennent ensuite, par ordre décroissant, les sociétaires, les participants puis les intéressés. Ces derniers sont membres de l’Association uniquement parce qu’ils possèdent par succession, achat ou toute autre voie, des parts du fonds social. En 1888, à la mort de Godin, l’assemblée générale des associés compte 102 membres, soit l’équivalent d’un douzième environ du personnel de l’usine et d’un sixième des habitants du Familistère. Les sociétaires sont 250, les participants 464, les intéressés 256.
27Mais ce n’est pas tout. L’Association occupe aussi des auxiliaires salariés, des ouvriers et des employés qui n’ont aucun des titres précités. En cas de difficultés, l’usine commence toujours par se défaire de leurs services avant, si cela est encore nécessaire, de donner congé aux autres personnels par ordre hiérarchique croissant. Ces règles ne sont pas que de pure forme. Sur la période 1880-1884 qui est particulièrement troublée sur le plan économique, aucun des travailleurs dotés d’un statut de sociétaire ou d’associé ne connaît le chômage. Les auxiliaires en revanche alimentent la pompe aspirante et refoulante de la main-d’œuvre nécessaire à l’usine. Lors de la crise du début des années 1930, les départs forcés se comptent à la pelle. Entre 1932 et 1939, un tiers des salariés est remercié. Les principales victimes sont à nouveau les auxiliaires dont les effectifs diminuent de près de 90 % tandis que, dans les autres catégories de salariés, le volume du personnel reste à peu près stable… L’écart est donc majeur entre la main-d’œuvre malléable des auxiliaires et l’aristocratie des associés de plus en plus tentée, au fil des années, de se replier sur elle-même pour mieux protéger ses privilèges.
Individuation
28J’en arrive maintenant au second processus structurant de l’institution : l’individuation. La question qui se pose sur ce registre particulier est la suivante. Quelle est la forme identitaire dominante dans les usines de Godin ? Les profils sont, il est vrai, pluriels. Les ateliers accueillent une multitude d’activités (râpage et polissage, montage, émaillage, gestion des stocks…) et autant de profils typiques associés. Les bureaux ne sont pas en reste avec la comptabilité, les finances, le commerce… Aux yeux de tous, néanmoins, les mouleurs incarnent plus et mieux que les autres personnels ce que travailler au Familistère peut signifier. Au contact permanent de la chaleur des cubilots, ces hommes solidement bâtis transportent des louches de métal en fusion d’un poids moyen de vingt kilogrammes environ sur des distances pouvant atteindre une soixantaine de mètres. À eux revient également la préparation des moules dans lesquels viendra se couler la fonte liquide. Le type de travail qu’ils effectuent et son mode d’organisation ressortissent typiquement du système professionnel décrit par A. Touraine (1955). Le souci de l’exécution prime sur les exigences de l’organisation et l’autonomie d’action est surtout mise au service des exigences du marché.
29Au sens où l’entend A. Touraine, la conscience ouvrière est donc plutôt faible au sein des ateliers du Familistère. Ce n’est pas en tous cas comme adversaires du capital ni davantage comme partenaires éclairés de leur employeur que les travailleurs de l’usine Godin aiment à se définir. Dans les représentations dominantes qui perlent au fil des discours et comptes-rendus de fêtes, réunions, conférences… retranscrits dans Le Devoir, il se confirme en revanche que le charisme de Godin pèse lourd dans la configuration identitaire des ouvriers et de leur famille. Godin possède tous les attributs symboliques du père auquel personne (hormis paradoxalement Émile, le propre fils du fondateur) ne dispute la légitimité. Lorsqu’il souhaite marquer son scepticisme voire son désaccord, le personnel se contente au pire de déserter les conférences de l’employeur. Pour le reste, l’épisode suivant illustre assez bien le type de rapport social qui prédomine à l’usine et au Palais social. En 1882, alors qu’il vient de recevoir la croix et les palmes d’officier d’académie, Godin est félicité au nom de tous par un ouvrier qui s’exprime en ces termes. « Vous avez fait de vos travailleurs une famille dont vous êtes le père ; à l’occasion du renouvellement de l’année, ils vous expriment avec plaisir leurs souhaits les plus ardents pour votre bonheur, qui est en même temps le leur ; car il y a longtemps que vous avez placé votre bonheur dans tout ce qui peut contribuer à rendre heureux tous ceux qui vous entourent. » [Le Devoir, 1883, p. 3].
30La forme identitaire dominante au Familistère est donc largement débitrice de l’ombre paternaliste que projette Godin sur tout son monde. Pour être juste, le diagnostic demande à être nuancé, par la prise en compte notamment des différences de genre. Je voudrais m’appuyer pour cela sur les registres de la bonneterie, atelier qui prend place dans les murs du Familistère au milieu des années 1880. L’objectif de cette unité de production autonome est avant tout de procurer un emploi aux femmes inactives du Palais. Beaucoup refusent de s’y laisser embrigader, quelques-unes cependant se laissent tenter par la perspective d’une rémunération complémentaire. L’examen des qualificatifs utilisés par la responsable de l’atelier pour juger les performances de ses ouvrières en dit long sur les identités attribuées. En résumé, trois types de qualité sont évoquées : les qualités personnelles (« adroite », « pas vive », « impossible »…), les qualités professionnelles (« habile », « soigneuse », « très irrégulière dans la production »…) et enfin la « qualité » domestique que mesure leur statut de fille de X ou femme de Y (« mauvais mari »…). En d’autres termes, ce que laissent à voir les registres d’évaluation est l’existence d’une double dépendance: filles symboliques de Godin, les ouvrières sont aussi et avant tout les filles des fils de Godin ou les femmes de ces fils, avant que de pouvoir revendiquer une identité propre.
Intégration
31Au Familistère, l’intégration (troisième processus instituant) a une histoire [10]. Lorsque, en 1859, il recrute ses premiers locataires, Godin s’assure d’abord que ces derniers épouseront aisément les valeurs qui sont les siennes. Le fondateur du Palais organise également des conférences pour dire l’esprit et les règles qu’il entend imposer. Par la suite, parce qu’il ne peut systématiquement répéter l’exercice à l’arrivée de chaque nouvelle vague de locataires, Godin charge les anciens de transmettre aux arrivants les multiples consignes et indications qu’il convient de suivre pour s’intégrer au mieux dans le Palais [Loire, 1998]. Pendant toute la durée où Godin en assure la direction, l’usine compte par ailleurs une part suffisamment importante d’ouvriers et employés habitant au Familistère pour que les valeurs que ceux-ci portent collectivement s’imposent facilement à l’ensemble du personnel. Ce ne sera pas toujours le cas. Après 1918, par exemple, pour répondre à la demande que ne manque pas de provoquer la reconstruction et pour pallier les carences de main-d’œuvre imputables à la guerre, l’entreprise recrute dans les campagnes. Plus instable, la nouvelle main-d’œuvre s’adapte d’autant plus difficilement aux exigences de Godin que les familistériens ont gravi collectivement, au fil des années, les échelons de la hiérarchie professionnelle et se sont éloignés du monde des ouvriers les moins qualifiés.
32Sur moyen terme, le vrai cœur de l’intégration bat ailleurs en fait que dans l’atelier. Les écoles du Familistère sont les véritables fabriques où se forgent les cadres qui aident les jeunes pousses à apprendre à aimer les mêmes idéaux et à partager les mêmes passions. Là les maîtres et les maîtresses œuvrent à l’éducation des futurs travailleurs qui, dans leur immense majorité, iront travailler pour Godin une fois leur scolarité achevée. De la nourricerie jusqu’aux classes professionnelles, un même ensemble de valeurs sert d’ossature axiologique aux enseignants du Familistère. Pour en comprendre toutes les subtilités, il faut se plonger dans les écrits parfois baroques de Godin qui regorgent de préceptes moraux empruntés aussi bien à E. Kant, E. Swedenborg, C. Fourier qu’aux pères des religions du monde entier ou encore à la philosophie solidariste qui s’impose comme doctrine quasi officielle de la IIIe République. Pour Godin, les critères du bien doivent être inculqués dès la plus tendre enfance. Mais qu’est-ce que précisément le bien ? C’est, répond l’industriel philosophe, ce qui est utile à la vie. Pour que l’utilité profite à tous, il ne suffit pas de faire le bien seul. Il faut apprendre la solidarité, créer des institutions, bref vivre pour et avec le monde [Godin, s.d.]. Dans une note manuscrite du 14 octobre 1880 dans laquelle elle rend compte de sa responsabilité de directrice des services de l’enfance, M. Moret précise, au prisme d’une telle morale, les termes de l’ambition éducative du Familistère. « L’administration de la société doit surtout assurer par un bon enseignement la culture morale des élèves, dans le but de développer en eux le sentiment des devoirs de solidarité qui les unissent les uns aux autres. »
33C’est au nom d’un tel impératif que le règlement de la nourricerie stipule, par exemple, que chaque bébé doit attendre sans pleurer la venue des bonnes au réveil ; qu’il doit patienter, sans pleurer ni crier, pendant qu’on sert à manger aux camarades ; qu’il ne doit pas prendre, ni désirer la part du voisin, etc. Pour les aider à se conformer à de telles exigences, les nourrissons ne sont jamais bercés. Élevés de la sorte, ils apprennent tôt à ne pas déranger les autres et, dès le berceau, à faire preuve de solidarité… Dans les autres services comme dans les classes de primaire, la solidarité est une exigence que l’on enseigne et que l’on inculque sans relâche. Très vite, une seconde valeur lui est associée : le mérite. Sans considération de sexe aucune, la concurrence entre les écoliers est permanente. Toutes les fois où ils doivent se déplacer pour gagner ou quitter l’école (arrivée matinale, fin de récréation…), les élèves se mettent en rang par ordre de mérite dans la matière qui a servi de prétexte au devoir hebdomadaire. Les élèves les mieux placés portent une bannière de couleur qui indique en gros caractères la nature de la composition. Chaque mois, par ailleurs, la directrice du travail remet en toute solennité insignes et calicots aux meilleurs éléments. Le point d’orgue est atteint à l’occasion de la fête annuelle de l’enfance qui se tient, depuis 1863, chaque premier dimanche de septembre. À cette occasion, tous les travaux des élèves sont exposés et ceux qui ont brillé par leur conduite, leur travail mais aussi par les progrès réalisés, sont récompensés à l’aide de gratifications matérielles diverses (couronnes, jouets, compas…).
34En 1884, M. Moret fait un pas de plus en direction du modèle fouriériste. Désormais, les élèves vont voter pour s’attribuer eux-mêmes certains prix. Dans les trois premières sections de primaire, une faculté morale (justice, générosité, précision…) et une autre d’ordre intellectuel (algèbre, orthographe, histoire…) sont mises à l’honneur tous les mois. En fin de période, un scrutin est organisé dans chaque classe pour désigner celles et ceux qui ont le mieux réussi dans ces deux matières. Les élus forment un conseil dont la mission est de veiller au maintien de la discipline en dehors des cours. Ce système, qui ne fonctionne que quatre années durant, reproduit dans l’espace scolaire le type de reconnaissance et d’ordre que Godin a instauré au sein de l’usine. Depuis toujours, le fondateur du Familistère estime en effet que les travailleurs les plus méritants doivent être à l’honneur. Échoue-t-il à faire reconnaître le talent par la voie du vote ? Qu’importe, il procède autrement et distribue des primes à ceux de ses salariés qui font les propositions d’innovations les plus pertinentes. Sans discontinuer depuis 1867, il remet également force diplômes à l’occasion des fêtes du travail qui, tout comme celles de l’enfance, ont lieu annuellement afin de célébrer publiquement le progrès et le mérite. Ces moments rituels où l’ensemble du Familistère se met en scène constituent d’authentiques moments d’effervescence au cours desquels, à travers ses membres méritants, la communauté se célèbre elle-même pour mieux se cimenter symboliquement.
Régulation
35Qu’en est-il enfin de la régulation, dernier processus instituant ? À l’usine, Godin instaure un règlement intérieur en 1857 afin de faire participer son personnel à la production et à la gestion des règles du travail. L’article 30 prévoit la nomination de deux délégués choisis parmi les mouleurs, deux parmi les ajusteurs et deux parmi les ouvriers et ouvrières de l’émaillage, du magasin, de la râperie et des autres ateliers. La principale fonction de ce comité des ouvriers consiste essentiellement à prendre connaissance de l’état de la caisse des amendes, à discuter et à contrôler leur utilisation [11]. Les délégués ouvriers ne sont pas que gestionnaires. Le règlement de 1857 stipule qu’ils sont aussi appelés à donner leur avis « sur les mesures qui seront prises en vue de l’amélioration du bien-être des ouvriers attachés à l’établissement. » Les statuts de l’Association qui est fondée en 1880 reconduisent une structure similaire. Un comité des délégués nommés au Familistère et à l’usine représente tous les personnels pour les questions de salaire et de travail. En cas de problème, le président dudit comité s’en remet directement à l’administrateur gérant de l’Association qui, avec l’aide des membres du conseil de gérance (cf. infra), tente au mieux de résoudre les difficultés.
36Les structures formelles de représentation des intérêts du travail existent donc. En réalité, c’est bien Godin et avec lui les cadres de direction qui ont la main haute sur la régulation des relations de travail. À compter de 1880, la pièce maîtresse du dispositif gestionnaire est constituée par un conseil de gérance qui se compose de seize membres au maximum, dont treize le sont en raison des fonctions occupées (directeurs, chefs de service…). Trois membres seulement sont élus, pour une durée d’un an, au scrutin secret par l’assemblée générale des associés. Les ouvriers et employés ne participent donc pas réellement, autrement qu’au titre de copropriétaire du capital social, à la régulation quotidienne de l’entreprise. Ils ne se constituent pas plus en syndicat, alors même que la loi de 1884 les y autorise et que Godin lui-même les y encourage ! À une exception près en 1880, les grèves, quant à elles, sont tout bonnement inexistantes.
37Au sein du Palais social, la régulation prend des formes quelque peu différentes. Celle-ci fonctionne d’abord grâce à l’auto-surveillance. C’est que l’espace formé par les pavillons d’habitation et les différents services collectifs est relativement restreint. Il forme un cercle d’un rayon de 90 mètres environ. La proximité est règle de vie et gage de pureté morale. Distribués le long des balcons-galeries qui donnent sur les cours intérieures de chaque pavillon, les logements constituent autant de points idéals pour contrôler, mais aussi pour être contrôlés. La vie de chacun étant visible par tous, les mérites peuvent être facilement honorés et les déviances prévenues et, le cas échéant, rapidement sanctionnées.
38Jusqu’au début des années 1880, le Familistère ne dispose pas d’ailleurs de règlement intérieur écrit, à la différence d’autres habitats ouvriers collectifs, telle la Cité Napoléon III de la rue Rochechouart (Paris), que les observateurs extérieurs les plus critiques qualifient de caserne pour ouvriers. Pour éviter les confusions, Godin se plaît à répéter que « la liberté est le principe consacré au Familistère comme règle de toutes les mesures qui y sont prises ; ni la famille, ni l’individu n’ont à s’y occuper d’un règlement : il n’y en a pas d’autre que celui qui est inscrit dans la conscience des sociétaires. » [Godin, (1871) 1979, p. 396-397]. En réalité, Godin recourt à certains outils de contrôle pour assurer le respect des règles. Les avis, les premiers, sont des affichettes publiques placardées dans les cours intérieures des pavillons et, si nécessaire, à l’usine. Ils servent à délivrer des informations, à opérer des rappels à l’ordre collectifs mais aussi à désigner nommément un fautif et rendre public le montant de l’amende qui lui est infligée. Un avis du 7 mars 1866 sanctionne par exemple la petite Marie Maréchal qui devra payer 25 centimes « pour habitude de déposer des ordures contre le Familistère. » En 1882, par ailleurs, le Familistère se dote d’un règlement intérieur qui présente toutes les obligations relatives aux devoirs envers soi et autrui, aux conditions de l’entretien de l’espace commun, à l’éducation des enfants et aux limites à ne pas franchir (ivrognerie, tapage, injures…).
4 – Une institution partielle et paradoxale
39Espace qui articule étroitement travail et hors-travail, le monde social créé par Godin présente tous les traits de l’institution totale. La communauté produit elle-même des catégories déterminantes de di-vision sociales, elle configure fortement les identités, elle sécrète des valeurs à finalité intégrative et, enfin, elle est le support à la production de règles qui conditionnent les relations de travail et les conditions de vie quotidiennes. Cela ne suffit pas pourtant. Bien que conjointement présents, ces quatre processus ne font pas toujours preuve d’efficacité et ils font encore moins nécessairement système. Il est à cela deux types de raisons majeures : la défaillance et la contradiction. On peut parler de défaillance pour signaler l’incapacité d’un processus à assumer efficacement sa fonction, que ce soit de façon temporaire ou définitive. Tel est le cas par exemple de la régulation intérieure du Familistère qui, au début des années 1880, révèle des signes de faiblesse évidents. Les logements ne sont plus tenus aussi proprement qu’ils devraient l’être. Il est probable que le laisser-aller ait pour cause une croissance démographique de la population familistérienne, qui vient de passer le cap du millier d’habitants. Les procédures anciennes (transmission des règles par les anciens, surveillance réciproque…) ne suffisent plus à assurer le respect des règles. En réaction, le conseil de gérance décide de mener une enquête pour établir la liste précise de ceux qui vivent dans la malpropreté, abîment les carrelages ou lavent leur linge à domicile. « Une fois dressée la liste des logements mal en ordre, des congés seront ordonnés s’il y a lieu. En outre, une circulaire concernant les mesures d’ordre à observer dans la tenue du ménage au Familistère, sera distribuée à tous les habitants. » (extrait du compte-rendu du conseil de gérance du 28 mars 1882). La décision n’est pas anodine. Après plus de deux décennies sans règlement intérieur, le Familistère se dote pour la première fois de son existence d’un corps de consignes écrites (cf. supra).
40La contradiction, second symptôme, met en tension deux voire plusieurs processus constitutifs du fait institutionnel. Parmi toutes les oppositions de ce type qu’il est permis de repérer à Guise, il en est une qui structure durablement la vie de la collectivité familistérienne. D’un côté, Godin travaille sans relâche à la promotion d’une di-vision fondée sur le mérite, jusqu’à graver dans le marbre des statuts de 1880 la hiérarchie statutaire qui ordonne le personnel de l’entreprise. D’un autre côté, le Familistère est une école de la solidarité. La morale qui sert à cimenter le collectif des producteurs et de leur famille célèbre sans relâche les bienfaits de l’appartenance à une ruche commune au sein de laquelle toutes les abeilles œuvrent en faveur du bien commun [12]. Certes l’intégration, dont la ruche est le modèle, n’est pas en soi contradictoire avec un principe de division et de hiérarchie. Mais les ouvriers de Godin ne l’ont manifestement pas entendu de cette oreille qui, à chaque fois que leur employeur les a sollicités à ce propos par voie élective, ont toujours préféré une solidarité financière qui bénéficie aux plus mal lotis d’entre eux à un ordre intégratif fondé sur le mérite individuel.
41On pourrait aisément multiplier les illustrations. À l’examen des conditions effectives de fonctionnement de l’usine et du Familistère, il est évident que de nombreuses défaillances et contradictions grèvent en permanence le modèle construit par Godin. Cela est d’ailleurs heureux. Marque de l’irréductible distance qui sépare toujours la pratique des étais normatifs et axiologiques qui la soutiennent, ces failles ne sont pas seulement des symptômes. Elles sont aussi, et peut-être surtout, les conditions de l’adaptation d’une institution à une histoire qu’elle contribue activement à produire. En d’autres termes, il n’est pas exagéré d’affirmer que, sauf cas pathologiques extrêmes, une institution est toujours partielle. Pas plus que d’autre, le Familistère ne fait exception.
42Le Familistère est aussi une institution paradoxale. La raison en est la suivante. Pour Godin, le travail est source vitale, lien social et creuset moral. Parce qu’il est la pierre de touche de tout édifice, c’est au nom et en référence au travail que le fondateur du Familistère pense et structure l’éducation des enfants (de futurs travailleurs…) ainsi que le mode de vie des habitants du Palais social (c’est la condition des travailleurs de la main qu’il s’agit, par l’habitat, d’améliorer). Le travail est cette référence omniprésente à l’aide de laquelle Godin impose le modèle productif comme parangon des espaces qui lui sont extérieurs (l’école et la famille au premier chef). Et c’est précisément parce que l’homologie fonctionne que, au nom de l’émancipation socialiste, Godin peut y faire pénétrer de multiples dispositifs d’inspiration fouriériste. L’étonnant, et c’est là que gît principalement le paradoxe, est que l’espace du travail usinier est celui qui résiste le plus aux innovations. Dans l’atelier, l’organisation des tâches ne déroge guère avec celles que l’on peut observer chez les concurrents de Godin. Quant aux relations de travail, nous avons vu précédemment comment Godin peine à les amender pour se défaire des représentations et pratiques instituées. Mais pouvait-il en être autrement ? Certainement non, tant il est vrai que le succès économique de l’entreprise, celui-là même qui a conditionné la réussite des innovations les plus originales dans le reste du Familistère, doit avant tout à des formes d’usage de la force de travail qui pouvaient difficilement faire fi des pressions et obligations imposées par le marché sur lequel était positionnée la Société Godin.
Conclusion
43En m’appuyant sur l’histoire d’une organisation bien peu ordinaire, j’ai tenté d’avancer ici une double thèse. En premier lieu, les velléités d’institutionnalisation dont l’entreprise est le moteur et le théâtre ne sont pas si récentes que l’on pourrait parfois le penser à la lecture des travaux de certains spécialistes de l’organisation et, plus encore, de ces experts en management qui, dès le début des années 1980, diagnostiquaient la crise des institutions anciennes (famille, école…) pour mieux assigner à l’entreprise une responsabilité inédite qui se déclinerait – à en croire les principaux hérauts de cette veine gestionnaire – sur les registres du social, de la morale, de l’éthique… Les expériences paternalistes en général, et celle du Familistère en particulier, rappellent à l’évidence que, même si le contexte d’hier n’est guère comparable à celui d’aujourd’hui, le travail d’institution sociale qu’effectuent, ou prétendent effectuer, les entreprises n’est vraiment pas chose nouvelle.
44La seconde thèse que porte cette contribution invite à reprendre en des termes différents le débat actuel sur le devenir des institutions. C’est habituellement en termes de déclin, de survie ou encore de métamorphose que la question est posée. Pour cette raison, certains invitent à braquer résolument le projecteur sociologique sur les individus (au risque d’oublier la permanence de certaines pesanteurs institutionnelles) tandis que d’autres, tout à l’opposé, donnent priorité à l’analyse des mutations structurelles de notre société (au risque d’ignorer cette fois la portée du mouvement d’individuation qui sape les régulations institutionnelles anciennes). L’ambition de cet article était de suggérer une option nouvelle qui, tout en gardant vivante la tradition institutionnaliste en socio-économie, en renouvelle certains arguments grâce à un travail de dé-réification de la notion d’institution.
45Pour ce faire, je me suis intéressé au cas d’une entreprise qui est l’une des rares en France à s’être inspirée de C. Fourier pour organiser le travail et la vie de ses ouvriers. À maints égards, l’expérience a de quoi séduire. Ne voit-on pas là enfin une utopie en acte ? Le bilan, on l’a vu, est nuancé. Mais si le cas de l’entreprise fondée par Godin mérite attention c’est aussi parce que le Familistère présente un atout méthodologique majeur. Il a presque statut d’expérience, au sens physique du terme. Au sein d’une même matrice organisationnelle, l’on voit fonctionner conjointement les quatre processus caractéristiques du fait institutionnel. Le Familistère ne peut être tenu pourtant pour une institution totale. Le résultat ne surprendra pas – j’en conviens volontiers – celles et ceux qui, depuis longtemps déjà, ont mis en évidence la capacité des acteurs à mettre en œuvre des stratégies d’adaptation secondaire (E. Goffman) ou, si l’on préfère, à gérer stratégiquement un écart avec le système (M. Crozier).
46Pour compléter l’investigation, il conviendrait de rendre raison dans le détail de la manière dont Godin tente, à de multiples reprises, de promouvoir ses vues à l’échelon de la société tout entière. Auteur de multiples ouvrages à destination du plus grand nombre, Godin milite en faveur d’un suffrage universel rationnellement et démocratiquement organisé. Dans La République du Travail et la réforme parlementaire qui paraît un an après sa mort, il propose par exemple que les membres de la Chambre ne soient élus que pour des mandats de très courte durée. Il trace ensuite les plans d’une réforme de grande ampleur des impôts indirects, véritable fléau pour le peuple en général et tous les déshérités de l’existence en particulier. Pour supprimer la subordination du travail au capital, Godin appelle enfin les travailleurs à se constituer en Syndicats et Unions professionnels de façon à ce que « le droit de régler les conditions de travail dans chaque genre d’opérations leur appartienne, concurremment avec les chefs d’industrie. Il faut, par ces moyens, mettre un terme à la concurrence basée sur la réduction des salaires et l’augmentation de la durée du travail. » [Godin, 1889, p. XIII] [13]. Dans d’autres textes et ouvrages encore, Godin plaide en faveur d’un soutien plus ferme de l’Etat en faveur de l’école dont il dessine les contours idéals. Il propose par exemple de généraliser l’élection par les pairs dans l’ensemble du système éducatif. « Le concours devant le jury, explique-t-il en substance, indiquera particulièrement les aptitudes de l’élève à l’instruction ; mais le classement fait par le vote de ses pairs fera davantage ressortir le degré d’estime et de confiance que chaque élève inspire à ses semblables ; ce qui aura une très grande importance pour apprécier le parti à tirer de ses connaissances, dans les carrières publiques ou privées. » [Godin, 1883, p. 454]. Godin n’avait pas, on le voit, que des ambitions à portée locale. En tant qu’entrepreneur fouriériste, c’était bien aux transformations de la société en son entier qu’il souhaitait apporter une contribution. Ce n’est peut-être donc pas un hasard complet si, près d’un siècle et demi plus tard, l’on s’aperçoit que, sous couvert de réhabilitation éthique, certaines entreprises entreprennent de véritables croisades réformatrices à portée sociale générale. La différence – elle n’est pas mineure – est que l’utopie sociétaire a désormais passé de mode…
Notes
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[1]
Les éléments empiriques qui étayent le présent article sont issus d’un travail sur archives. Celui-ci a été effectué pour l’essentiel à la bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers (Paris). Dans le fonds « Fourier-Godin-Prudhommeaux », on trouve un ensemble de pièces qui renseignent sur différentes étapes et facettes de la vie de Godin. Des documents aux statuts multiples sont également accessibles : réflexions philosophiques, plans du Familistère, catalogues d’usine, mémoires administratifs, correspondance de Godin ainsi que celle de sa seconde épouse… Le fonds contient aussi la collection complète du Devoir, journal fondé par Godin en 1878 et qui paraît jusqu’en 1906. Ce périodique hebdomadaire fournit de multiples informations relatives au Familistère et à l’action de son fondateur. L’exploitation de ces archives a été complétée par l’examen des pièces détenues par le centre de documentation du musée du Familistère de Guise et la Bibliothèque nationale de France.
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[2]
Dans un tel processus, l’analogie est souvent déterminante dans la fondation d’une structure formelle des di-visions. Tel est bien le cas des rapports de genre. Dans de nombreuses classifications étudiées par les anthropologues, les hommes sont à droite, les femmes à gauche, ils sont au nord, elles au sud, ils sont les supports du sacré, elles, ceux du profane ou du sacré impur…
-
[3]
Le terme de Familistère peut être porteur de confusion. Dans la littérature qui lui est consacrée, il désigne parfois l’usine, les pavillons d’habitation et les services collectifs, d’autres fois le seul espace de vie hors travail. Par défaut j’utiliserai la première acception. Quand il s’agira de différencier nettement les deux espaces, je ferai clairement la distinction entre le Familistère (ou Palais social) et l’usine.
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[4]
C’est en tous cas le qualificatif qu’il utilise pour faire publier les bans de son second mariage (1886) avec M. Moret, sa secrétaire et compagne de longue date.
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[5]
Lemaire est le nom de la première femme de Godin.
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[6]
En 1879, le Familistère compte un peu plus de 700 habitants. Le nombre croît au fil des années pour se stabiliser un peu en dessous de 2 000 à partir du milieu des années 1880 [Bernardot, 1889].
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[7]
Certains traits sont néanmoins communs aux deux architectures, à commencer par le décrochement, observable déjà dans le cas du château de Versailles, entre le centre et les deux ailes, l’existence d’une grande place centrale et de cours intérieures, la localisation à proximité d’un cours d’eau, etc.
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[8]
En 1876, on comptait seulement 39 femmes pour 317 hommes.
-
[9]
Pour prétendre à un tel statut, les candidats doivent être âgés de 25 ans au moins, résider depuis cinq ans dans les locaux du Familistère, participer depuis le même temps au moins aux travaux et opérations qui font l’objet de l’Association, savoir lire et écrire, être possesseurs d’une part du fonds social d’au moins 500 francs, et être admis par vote à l’assemblée générale des associés [Godin, 1891].
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[10]
L’intégration dans et par l’entreprise est une ambition qui n’a rien d’exceptionnelle au xixe siècle, du moins si l’on considère l’action des entrepreneurs paternalistes qui peuvent être tentés, comme dans la Compagnie d’Anzin, de « prendre l’ouvrier mineur au berceau » pour l’accompagner « jusqu’à la tombe » [Reybaud, 1874, p. 190]. Parmi les capitaines d’industrie qui adoptent une telle attitude, les styles sont fort différents. Ils oscillent entre des formes de gestion autoritaire et des modalités d’encadrement beaucoup plus libérales. F. de Bry (2003) recense plus exactement trois modèles différents, mais non contradictoires : paternalisme matériel pour alléger les ouvriers des soucis de la vie (risque de chômage, de maladie…), paternalisme moral qui vise à guider les ouvriers sur des voies éthiques, religieuses…, paternalisme politique enfin, schéma dans le cadre duquel le ou les responsables de l’entreprise détiennent des mandats politiques ou professionnels. Le Familistère cumule à lui seul les traits de ces trois formes de paternalisme.
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Chez Godin comme ailleurs, le personnel est en effet sanctionné financièrement en cas de retard, de faute professionnelle, etc. Au Familistère cependant, il est une spécificité notable. Les pénalités servent à alimenter la caisse de secours quand celle-ci voit le jour en 1846.
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Cette métaphore d’origine fouriériste est à ce point présente au Familistère que les murs en portent la trace sous forme de modénatures en nids d’abeille. Lors de la première fête du travail célébrée en 1867, une ruche factice trônait dans la cour où se tenaient les festivités.
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En 1886, Godin a lui-même tenté de créer, sans succès, un syndicat patronal, et milité, sans plus de succès d’ailleurs, pour une réforme de la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats ouvriers.