Valeria Hernandez, Pépita Ould-Ahmed, Jean Papail, Pascale Phélinas (sous la dir.), Turbulences monétaires et sociales. L’Amérique latine dans une perspective comparée, Paris, L’Harmattan, 2007, 402 pages.
1L’ouvrage porte un regard pluridisciplinaire sur les conséquences de l’ouverture économique que l’Amérique latine a connue ces dernières années, qu’il s’agisse des changements de la monnaie et de la finance que de l’emploi et du travail. Le pari était audacieux, vu la diversité des situations nationales ou régionales étudiées (pas moins de cinq pays), mais aussi l’appartenance disciplinaire des contributeurs (économistes, anthropologues, sociologues, démographes). Pourtant, et malgré la forte hétérogénéité des seize textes réunis, l’ouvrage défend justement, grâce à la diversité de thèmes et de contextes étudiés, une idée centrale qui les rassemble : « l’expérience a amplement montré en effet le rôle déterminant des contextes locaux qui peuvent conduire les réformes au succès dans certains cas et à l’échec dans d’autres. Seuls de naïfs ingénieurs sociaux peuvent croire que “one size fits all” : toute réforme n’est pas mécaniquement transposable d’un pays à un autre » (p. 17).
2Derrière cette affirmation, c’est donc un regard particulier sur l’économie que les textes défendent au travers d’un continuum. À une extrémité, on trouve les contributions d’économistes mais aussi de quelques sociologues qui, tout en accentuant les variations locales, n’en raisonnent pas moins avec des modèles séquentiels expliquant, par un enchaînement global et causal, les phénomènes étudiés (que ce soient les effets de la financiarisation sur l’économie réelle ou les conséquences du consensus de Washington sur l’emploi). À l’autre extrémité, des contributions, proposent des études de cas ponctuelles soulignant la diversité des situations réelles (que ce soit au niveau des pratiques monétaires intra-familiales ou des choix économiques sous forte contrainte de pauvreté), sans remettre en question ces conditionnements d’ensemble.
3Néanmoins, cette multiplicité de regards procède au fond d’un même parti-pris théorique : la nécessité d’une contextualisation des connaissances sur l’économie. C’est d’ailleurs un des points sur lesquels, on le sait, la divergence entre regard économique et regard sociologique est la plus marquée : à une vision standard animée par un projet qui en minimise les effets et l’inscription locale, s’oppose une représentation sociologique qui, au contraire, souligne la diversité contextuelle des phénomènes étudiés. L’ouvrage penche clairement pour le deuxième modèle, et fait à cet égard du différentiel de diffusion l’élément majeur de la compréhension des phénomènes économiques abordés. Entre les différents niveaux, des politiques macro-économiques aux expériences micro-sociologiques, il existe certes des interdépendances, mais on ne peut aucunement réduire un niveau à l’autre (et donc déduire l’un de l’autre) : au niveau micro, on est souvent contraint de reconnaître l’existence de configurations différentes de celles qui sont établies au niveau des interdépendances macro-sociologiques. Pourtant, les études présentées ne remettent nullement en question les liens entre pratiques quotidiennes et structures sociales, mais soulignent la diversité des mécanismes de diffusion des contraintes (et les manières, par exemple, dont les pratiques « traditionnelles » de gestion de revenus ou l’apparition des nouveaux acteurs se transforment ou s’adaptent aux contextes des années 1990). Les analyses fournies forcent ainsi à envisager la diversité des pratiques, remplaçant la conception « abstraite » de l’économie par l’étude des connexions réelles existant dans chaque situation.
4Même si l’ouvrage ne l’énonce pas toujours explicitement, c’est sans doute la principale leçon qu’il faut en retenir. En partant de l’expérience contemporaine de l’Amérique latine (même si deux textes mettent en résonance les réactions monétaires et financières latino-américaines avec les expériences de l’Inde, de la Géorgie et du Sénégal, ou encore celle de la Russie), il montre la vertu de ce mode de raisonnement. La relation entre les structures et les pratiques doit cesser d’être pensée exclusivement en termes d’emboîtement pour accorder plus d’importance aux différentiels de diffusion qui rendent alors compte de la centralité des contextes locaux dans la compréhension des faits économiques.
5En dépit de l’intérêt du livre, deux regrets peuvent être, cependant, formulés à propos du travail d’édition. D’une part, le fait que les deux interventions qui « closent » les deux grandes parties de l’ouvrage n’aient pas été retravaillées au vu des textes effectivement retenus. Les deux commentaires font référence aux interventions d’un séminaire, dont sont extraits les textes publiés, mais sans que le lecteur en ait connaissance. D’autre part, et même si les deux grandes parties de l’ouvrage sont clairement distinctes (réactions monétaires et financières d’une part, et politiques sociales et travail de l’autre), on peut regretter ici que le classement des textes dans l’une ou l’autre partie apparaisse parfois quelque peu arbitraire.
6Danilo MARTUCCELLI
7GRACC, Université de Lille 3
Patrik Aspers, Markets in fashion : A phenomenological approach, 2006, Abingdon and New York, Routledge, 240 p.
9Markets in Fashion porte sur le marché de la photographie de mode en Suède et vise à contribuer à une théorie des marchés esthétiques, c’est-à-dire des marchés pour lesquels les valeurs esthétiques sont centrales. Dans ce but, Patrik Aspers développe une approche originale particulièrement adaptée à son objet de recherche, la phénoménologie empirique qui, d’après lui, est la seule à prendre réellement en compte la subjectivité des acteurs. Au-delà des résultats théoriques sur les industries culturelles, la méthodologie constitue sans doute la principale contribution de l’ouvrage.
10Le premier chapitre introduit les objectifs de la recherche ; il s’agit de comprendre le marché de la photo de mode en Suède, d’en réaliser une ethnographie et de développer une approche phénoménologique pour les sciences sociales. L’auteur cherche notamment à comprendre comment le style d’un photographe devient « à la mode ». À cette fin, il ne s’intéresse pas seulement aux photographes, mais aussi à leurs clients. Le deuxième chapitre présente le cadre théorique, essentiellement fondé sur la théorie des marchés de production d’Harrison White, pour qui les marchés sont avant tout le résultat d’un processus social. Les producteurs, orientés les uns vers les autres (et non vers la demande), cherchent à différencier leurs produits tout en ayant soin d’être reconnus par leurs pairs. Ce faisant, ils élaborent non seulement une identité propre, mais contribuent à façonner l’identité du marché. Le troisième chapitre fournit une ethnographie du marché. Du côté de l’offre, les producteurs interagissent principalement avec d’autres photographes de mode, ce que facilite leur concentration dans un même quartier de Stockholm. Ils entretiennent également des contacts avec des assistants, des agents, des stylistes, des mannequins, des maquilleurs et des coiffeurs. En décrivant les logiques et les contraintes de chaque catégorie d’acteurs, l’auteur montre comment le marché de la photo de mode est connecté aux autres marchés. Du côté de la demande, les photographes interagissent principalement avec les directeurs de mode des magazines et les directeurs artistiques des agences de publicité. En dépit du rôle des interactions entre pairs en matière d’identité, la question est de savoir s’il existe une seule ou plusieurs structures de signification (meaning structures) sur le marché. Le quatrième chapitre est dédié à l’analyse des structures de signification des photographes. Pour améliorer leur statut, les photographes doivent développer un style personnel et publier dans des magazines. Le fait d’être reconnu leur permet alors de valoriser leur travail auprès des agences de publicité qui rémunèrent les photographes en fonction de leur statut. L’analyse permet d’identifier deux idéaux-types : les photographes de statut élevé qui relèvent d’une logique artistique et les photographes de statut médiocre qui relèvent d’une logique artisanale et qui n’hésitent pas à réaliser des photos à la chaîne pour des catalogues de vente par correspondance. Dans le cinquième chapitre, Aspers cherche à vérifier, à travers les structures de signification des clients, s’il existe bien deux marchés différents pour les photographes de mode. Si chaque catégorie de clients sait pertinemment que les photos publiées dans les magazines sont le moyen pour les photographes de promouvoir leur style en vue de facturer plus cher leurs services aux agences de publicité, les actions des directeurs de mode des magazines aussi bien que celles des directeurs artistiques des agences de publicité sont orientées vers leurs pairs respectifs : ils ne sont pas en concurrence. Les deux derniers chapitres tirent les conclusions de cette analyse. Aux deux structures de signification des photographes correspondent deux structures de signification liées, chacune, à un marché spécifique : le marché des magazines promeut l’originalité, la créativité et un style personnel cohérent alors que celui de la publicité répond avant tout à une logique économique et laisse moins de liberté à l’expression artistique. Le changement sur ce marché provient du fait que les actions ne sont jamais pure reproduction. Néanmoins, ce sont surtout les acteurs de statut élevé qui ont le pouvoir d’affecter les structures de signification. Les statuts jouent plus généralement un rôle crucial sur les marchés esthétiques, car ils servent à lever le poids des incertitudes qui pèsent sur les produits : les acteurs de statut élevé déterminent ce qu’est un « bon » produit, alors que, sur d’autres marchés, ce sont les standards de qualité qui déterminent qui sont les « bons » producteurs.
11Les mérites de cet ouvrage sont nombreux. Son principal intérêt tient à l’originalité et à la rigueur de l’approche mobilisée. Pour alléger le texte, l’auteur présente en annexe les principes d’une sociologie phénoménologique inspirée des travaux d’Alfred Schütz et les étapes clés que doit suivre une recherche menée dans cette perspective. Par ses qualités pédagogiques et les résultats théoriques obtenus, cet ouvrage contribue de manière convaincante à promouvoir une approche phénoménologique en sciences sociales. Cette approche permet en particulier d’expliciter les structures cognitives sur lesquelles reposent les approches compréhensives en sociologie. Dans l’étude de marchés concrets, elle s’avère ainsi précieuse pour délimiter les frontières d’un marché, en se fondant non pas sur le produit, mais sur la subjectivité des participants.
12En outre, les données sur lesquelles repose cette recherche sont riches et variées. L’auteur combine différentes méthodes aussi bien qualitatives (observation, observation participante, entretiens) que quantitatives (analyses statistiques d’une enquête par questionnaire auprès des photographes suédois). De plus, les données portent à la fois sur l’offre et sur la demande, ce qui est rare dans ce genre d’études où les chercheurs ont tendance à se focaliser sur un seul côté du marché-interface. Or le risque est alors, comme le souligne Aspers en référence au concept du one-way mirror de White, que l’interface soit non seulement opaque pour les acteurs, mais qu’elle le devienne également pour le chercheur (p. 193-194).
13Les résultats concernant le marché de la photo de mode et les marchés esthétiques en général viennent compléter la théorie des marchés de production de White. Ils sont pour l’essentiel conformes aux arguments de White, mais le marché étudié présente certaines spécificités. C’est un « marché associé » (associated market), où les consommateurs prennent une part active dans l’élaboration du produit. Or la théorie de White ne traite pas cette catégorie de marché. De plus, sur les marchés esthétiques, ce ne sont ni les parts de marché ni les volumes de production, mais plutôt le style et le statut qui définissent l’identité des photographes. On ne peut donc pas appliquer directement la fonction W(y) pour modéliser ces marchés. De même, la notion de qualité utilisée par White est problématique, car elle ne rend pas compte des différences en matière de style.
14Aspers désamorce en partie les critiques adressées à la sociologie phénoménologique de Schütz concernant son manque de fondements empiriques, ses aspects descriptifs et statiques. Son ethnographie du marché de la photo de mode dément la première critique. Ses résultats théoriques sur les marchés esthétiques contredisent la deuxième, bien que la lecture ne soit pas facilitée par la description des catégories successives de structures de signification, d’acteurs et d’idéaux-types.
15Pour remédier à l’aspect statique, l’auteur aborde la question du changement dans le sixième chapitre. Cette tentative n’est pas totalement convaincante à cause de l’absence de données systématiques qui, seules, auraient permis d’en analyser les mécanismes de manière rigoureuse. De même, il utilise la notion de style pour expliquer l’« appariement » entre producteurs et consommateurs, mais cette explication reste insatisfaisante. Elle tient pour acquis le rôle des réseaux sociaux et des dispositifs de jugement sans réellement en analyser les effets, à l’instar de la théorie de White.
16En bref, Aspers démontre avec cet ouvrage la fertilité de la phénoménologie empirique pour la sociologie des marchés et en fournit en même temps un guide pratique. Cette approche nous semble particulièrement féconde pour l’analyse des structures cognitives liées aux marchés concrets.
17Catherine COMET
18Clersé, Université Lille 1
Damien de Blic et Jeanne Lazarus. Sociologie de l’argent, Paris, La Découverte, 2007, coll. « Repères », 121 p.
20Si l’objectif d’un manuel est de faire le bilan de la recherche sur un objet particulier, il est également souvent l’occasion de structurer un champ d’étude, d’en fixer les frontières et, surtout, d’en montrer la cohérence et la légitimité scientifiques. Bref, un manuel est consacré à un objet tout autant qu’il entend consacrer cet objet. C’est le pari de Damien de Blic et de Jeanne Lazarus qui tentent de montrer, dans ce Repères, la validité et l’heuristique d’une sociologie de l’argent.
21À travers trois figures emblématiques (le mammonisme, l’avarice, l’usure ou plus largement les conduites chrématistiques), le premier chapitre analyse l’argent comme objet de condamnation morale. Ce rejet de « l’argent » parcourt l’histoire de l’Occident jusqu’à l’époque contemporaine, l’antichrématisme restant prégnant dans les milieux populaires et la pudeur demeurant de mise dans les milieux bourgeois.
22Après avoir passé en revue les défenseurs puis les contempteurs – économistes ou sociologues – de la neutralité de la monnaie, le deuxième chapitre tente de montrer qu’à une opposition entre disciplines, il faudrait préférer le clivage entre une conception utilitaire et une conception institutionnaliste de l’argent. Le thème de la confiance, mais aussi la dimension de symbole politique, sont autant d’illustrations de ce rapprochement possible entre sociologues et économistes et permettent aux auteurs de conclure en une nature « holiste » de la monnaie, « étrangère à la logique de l’offre et de la demande ».
23Le troisième chapitre montre que l’analyse de la monétarisation des sociétés modernes est au cœur des débats qui traversent les sciences sociales à leurs débuts. Il ne fait aucun doute que la monétarisation est une caractéristique essentielle de la modernité. Cependant, l’avènement d’un « équivalent général » fait débat quant à son caractère émancipateur ou aliénant. Pour illustrer ce débat, les auteurs opposent Simmel (l’argent générateur de nouveaux espaces de liberté) et Marx (l’argent cause de l’aliénation et de la subordination des ouvriers à leurs employeurs), avant de dégager leur convergence autour de l’idée d’une tension inhérente à un argent devenu fin en soi c’est-à-dire « liberté sans objet ».
24Le quatrième chapitre est consacré aux transformations de l’« argent contemporain » : la « bancarisation » des ménages, la dématérialisation de la monnaie et la croissance du crédit génèrent un clivage nouveau entre inclus et exclus bancaires. La pauvreté proprement économique se redouble d’un phénomène d’exclusion caractérisé par les difficultés d’usages et d’accès aux produits bancaires ainsi que par la violence symbolique subie du fait de la non-conformité de certains moyens de paiement (cartes bloquées, mandats postaux…).
25Les rapports à l’argent dans la sphère domestique constituent le thème du cinquième chapitre. En s’appuyant sur les théories du marquage social de l’argent (Zelizer) ou sur l’analyse de la répartition homme/femme des revenus et consommations du couple, les auteurs illustrent ici la pertinence et l’intérêt d’une analyse sociologique de l’argent qui s’attache à sa signification sociale, à son encastrement social et à ses effets concrets.
26Le dernier chapitre a pour argument essentiel de montrer que les inégalités sociales ne sont pas réductibles aux inégalités économiques, en rappelant que la position sociale ne dépend pas uniquement de la richesse économique et que la consommation est socialement – et pas seulement économiquement – différenciée. On peut regretter que l’ouvrage se termine ainsi en suggérant que la sociologie de l’argent ne serait, au mieux, qu’une recomposition de champs déjà bien connus par ailleurs (toute la littérature sur les inégalités économiques) ou, au pire, qu’une manière réductrice d’entrer dans le social (puisque les inégalités économiques ne constituent qu’une dimension des inégalités sociales).
27Malgré une fin décevante, ce Repères offre un panorama riche et captivant des recherches menées dans les différentes sciences sociales sur l’argent. On pourrait naturellement discuter un certain nombre de choix des auteurs : pourquoi consacrer un chapitre entier à la banque et à son histoire et pas une ligne au salaire (notons qu’un auteur comme Mottez n’est pas cité) ? Pourquoi préférer l’argent des ménages, à celui de l’entreprise, de l’Etat, de la protection sociale… ? Bref, sur quel critère se fonde-t-on pour distinguer ce qui relève d’une appréhension sociologique de l’argent de ce qui n’en relève pas ?
28On referme le livre de Damien de Blic et de Jeanne Lazarus avec le sentiment confus qu’un partage non explicite s’est établi entre une dimension économique (le fonctionnement concret des marchés, de la monnaie…) confiée aux économistes et une dimension sociale de l’argent (essentiellement sa « signification », sa dimension symbolique…) confiée aux sociologues. La formation des salaires, des prix, de la masse monétaire serait le pré carré des économistes, la dimension symbolique et morale, le « vécu » des échanges, le reliquat, celui des sociologues. Le fait d’utiliser indifféremment le terme « argent » pour désigner la monnaie, le prix, la valeur, le revenu, le patrimoine, la richesse ou même la recherche du profit ou l’appât du gain, en restant délibérément « au plus près du sens commun » (p. 5), témoigne de la volonté des auteurs d’unifier le champ étudié. Reste à savoir si la conception substantielle de l’argent qui semble découler de cette démarche permet de dépasser ou, au contraire, conforte ce clivage entre « l’économique » et « le social ».
29Mathieu GRÉGOIRE
30IDHE, Université Paris X
Alain Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, Syllepse, 2007
32En une vingtaine d’années de recherches anthropologiques, Alain Testart s’est régulièrement confronté aux questions du don et de l’échange. Insatisfait de la façon dont celles-ci ont généralement été traitées dans sa discipline, il a entrepris de revenir aux sources et de relire les grandes études ethnographiques disponibles sur le sujet (F. Boas, B. Malinowski, R. Firth, H.G. Barnett, etc.) Ce travail a fait l’objet de publications éparses, aujourd’hui réunies dans ce livre. L’ouvrage comporte neuf chapitres, dont le pivot est le cinquième, « Échange marchand, échange non marchand », qui reprend un article publié en 2001 dans la Revue française de sociologie (n° 42-4).
33Depuis le fameux Essai sur le don de Marcel Mauss (1925), les questions du don et de l’échange sont nécessairement liées. Pour le pire, selon A. Testart qui estime en effet qu’après la lecture de M. Mauss, et si on épouse ses thèses, « on ne voit plus ce qu’est le don » (p. 119), et on peut même douter de son existence… Il en veut pour preuve, cette expression maussienne d’« échange de dons » (p. 20) qui serait, selon lui, « contradictoire ». Plus généralement, l’auteur cherche à rompre avec un certain penchant de l’anthropologie contemporaine à « juger des sociétés autres à l’aune de la sienne » (p. 5). Un ethnocentrisme caractérisé par une tendance à l’« économicisme » qui consiste à accorder à l’échange marchand une « hégémonie théorique » (p. 69), et à répandre l’idée selon laquelle les sociétés primitives seraient peuplées de « bons sauvages » vivant de dons.
34Ainsi, à « la bipartition traditionnelle en anthropologie » entre « l’échange (toujours conçu comme marchand) » et une autre catégorie « qui confond et assimile “échange cérémoniels” et dons » (p. 128), A. Testart oppose une tripartition qui s’articule autour d’une double dichotomie : la première entre le don et l’échange ; la seconde entre le marchand et le non-marchand. Celle-ci s’organise de la façon suivante : don / échange non marchand / échange marchand. C’est l’apport fondamental du livre que de réaffirmer clairement non seulement que le don existe comme pratique s’opposant à celle de l’échange, mais encore que l’échange n’est pas uniquement achat-vente ou troc, et qu’il peut prendre des formes variées et complexes, s’approcher du don pour certains de ses aspects, s’en éloigner pour d’autres…
35À propos de la première dichotomie entre don et échange, A. Testart explique que « dans le don, il y a l’idée d’abandon », c’est-à-dire de « renonciation à tout droit sur le bien cédé, en particulier celui d’exiger quoi que ce soit en contrepartie (p. 19). Il en est différemment de l’échange qui, lui, « est fondé sur le droit à exiger une contrepartie », ce droit étant même « ce qui définit l’échange ». À propos de la seconde dichotomie entre marchand et non marchand, l’auteur montre que « dans l’échange marchand ce sont les rapports entre les choses qui commandent la relation échangiste », lesquels semblent réduire les hommes « à l’état de représentants anonymes de l’homo œconomicus ». À l’inverse, « dans l’échange non marchand, ce sont les rapports personnels qui prédominent sur la relation échangiste » qui, elle-même, « disparaît derrière la fiction du don » et « semble faire jouer aux personnes un rôle plus grand qu’elles n’en ont » (p. 145 et 154).
36À la suite de ce travail de définition et d’explicitation des notions, l’auteur tire quelques conclusions à propos du kula (chapitres 2 et 7) et du potlatch (chapitre 3) : « le kula, pour lequel les océanistes parlent plutôt de dons ressortit, en fait, de l’échange », tandis que « le potlatch, pour lequel les américanistes parlent plutôt de prêt, de placement ou d’investissement ressortit, en fait, du don » (p. 90).
37On peut à propos de ces analyses faire quelques remarques. La première nous est suggérée par F. Lordon qui, dans L’intérêt souverain (La Découverte, 2006), défend la thèse selon laquelle « l’achat est [aussi] un prendre », ce qu’A. Testart n’interprète jamais de cette manière, focalisé qu’il est sur la compréhension de l’action de « donner ». Et pourtant, du donner au prendre, il n’y a qu’un pas, lorsqu’il dit, par exemple, à propos des objets kula que « tout montre que le prestige n’est pas de les donner ni de les faire circuler mais bien d’avoir réussi à les obtenir » (p. 107), ou lorsqu’il cite cette expression du « camelot qui dit d’une marchandise : “ prends-la, elle est à toi ” » (p. 132). Ces exemples font, tous deux, référence à l’échange : le premier au non marchand, le second au marchand. Dans cette optique, la tripartition pourrait alors être interprétée comme suit : don (donner pour donner) // échange non marchand (donner pour prendre) / échange marchand (prendre donc donner : car le principe de l’achat c’est de payer la marchandise).
38Cette perspective offre, selon nous, une compréhension supplémentaire de certains faits, telle la possibilité de « recours à la force » : action de « prendre » dans son aspect le plus brutal, qui peut s’avérer légitime au sein même d’une relation d’échange non marchand, face, par exemple, à un partenaire kula n’honorant pas son engagement (p. 39). Du côté de l’échange marchand, la différence de raisonnement tiendrait dans la définition de l’échange compris comme « double-prendre » plutôt que comme « double-don ». Ce ne serait donc pas, comme le dit l’auteur, parce que le « consentement mutuel » ou la « contrepartie » existent que l’échange se réalise (p. 48). Mais, ce serait, à l’inverse, parce que l’échange a eu lieu que l’on peut dire, après coup, qu’il y a eu consentement mutuel ou contrepartie. Sinon, ce ne serait pas un échange mais un vol, c’est-à-dire la réalisation d’un seul des deux « prendre », au détriment de l’autre.
39Une autre remarque concerne l’aspect institutionnel du don et de l’échange. Kula et potlatch sont des institutions, dans le sens où ils prospèrent dans la société grâce à l’adhésion et à la connaissance que chacun possède de leur fonctionnement, sans lesquelles ils dépériraient. Il en va de même de nombreuses activités dans la société contemporaine, notamment des activités économiques. C’est dans cette perspective que nous pouvons considérer, après K. Polanyi, dans La Grande Transformation (Gallimard, 1983 [1944]), que l’économie est bien, en permanence, encastrée (embedded) dans le social. On dira par exemple que c’est l’adhésion de tous à la monnaie (comme « pouvoir d’achat ») ou aux règles du commerce (comme « convention »), qui permet la réalisation des échanges marchands. Ainsi, bien qu’il ne l’évoque pas directement, A. Testart apporte sa contribution à la réflexion sur la thèse de l’encastrement (embeddedness) de Mark Granovetter. Cette thèse affirme que « pour analyser les comportements (économiques) et les institutions », il faut « prendre en compte les rapports personnels et la structure des réseaux de relations ». M. Granovetter (1985) constate ainsi que « les gens préfèrent en général échanger avec quelqu’un dont ils connaissent la réputation ». Faut-il en conclure que ce sont les liens sociaux, l’interconnaissance, la familiarité qui facilitent l’échange marchand ? A. Testart nous suggère que non, puisqu’il insiste sur le fait que l’échange marchand est commandé par le rapport entre les choses. Alors, faut-il en conclure que la thèse de l’encastrement, chère aux sociologues de l’économie, est infondée ? Là encore, A. Testart nous suggère que non, puisqu’il insiste sur l’importance, dans les pratiques sociales et économiques, de l’échange non marchand qui est, lui, commandé par le rapport entre les hommes. Il note, par exemple, à propos du kula que « pour y participer activement, il faut être riche, et avoir un certain nombre de qualités que seuls les hommes bien nés ou fortunés possèdent : avoir du temps, disposer d’un bon réseau d’amis d’échange, être bon stratège, etc. » (p. 176).
40Si, comme le suggère l’auteur, une lecture contemporaine est possible des études consacrées aux sociétés primitives, alors la sociologie a toutes les raisons de s’intéresser au fonctionnement de l’échange non marchand. C’est ce que font les sociologues des organisations lorsque, à travers l’analyse stratégique, par exemple, ils se focalisent sur les structures informelles de régulation ou de contrôle social. C’est aussi ce que font les sociologues de l’économie lorsque, à travers l’analyse des réseaux sociaux, ils s’attellent à reconstituer des systèmes d’échanges de ressources sociales, ou bien qu’ils raisonnent en termes d’encastrements (culturel, structural, institutionnel, etc.). Comme eux, A. Testart soutient une vision hétérodoxe du marché comme construction sociale. Critique d’une vision orthodoxe de l’économie, qui restreint le marché à un « mécanisme autorégulateur de prix », il met en doute la légitimité des « outils et concepts » mathématiques qu’elle a forgés pour rendre compte « du prix auquel se vend un produit sur un marché » (p. 130). Pour lui, le marché où se produit « la rencontre entre l’offre et la demande » est d’abord un « lieu ou réseau institué ».
En ligne41Granovetter M. (1985), “Economic Action and Social Structure, The problem of Embeddedness”, American Journal of Sociology, 91, p. 481-510.
42Fabien ELOIRE
43Clersé, Université Lille1
Édith Heurgon et Josée Landrieu (coord.), L’Économie des services pour un développement durable Nouvelles richesses, nouvelles solidarités, Paris, L’Harmattan, 2007, 394 p.
45Le présent ouvrage réunit les Actes du deuxième colloque organisé en juin 2006 au Centre culturel international de Cerisy (CCIC), sur le thème du développement durable, dans le cadre d’un cycle dédié à la « prospective du présent ».
46Prospective du présent ? L’expression, en forme d’oxymore, mérite d’entrée quelques mots d’explication. Le mot « prospective » fait spontanément penser à des scénarii élaborés par des experts à partir de tendances lourdes de la société, visant à éclairer la décision des gouvernants ou des dirigeants d’entreprise. Développée par Édith Heurgon, la « prospective du présent » a une ambition tout autre que celle d’observer la société pour y repérer des signaux annonciateurs de changements de fond. Elle vise à « co-construire » des « futurs souhaitables » en croisant le regard d’experts, porteurs d’un « savoir savant », avec celui d’hommes ou de femmes de terrain ou encore de simples citoyens, porteurs, eux, d’un « savoir profane», lié à leur pratique d’un art, d’un métier, ou à leur expérience personnelle d’un problème de société. Précisons encore que cette prospective procède d’un principe d’« optimisme méthodologique » considérant que, malgré les défis qui se dressent devant nous, l’heure ne doit pas être au fatalisme, mais à l’identification et à la valorisation des solutions que les sociétés inventent en permanence. C’est dire si l’enjeu est aussi cognitif car si les initiatives ne manquent pas, elles sont souvent « empêchées » (autre expression emblématique de la prospective du présent) par les institutions existantes et peinent à gagner en visibilité faute de catégories appropriées pour les saisir et prendre la mesure de leur originalité.
47Les Actes reflètent dans leur composition le principe des colloques cerisyens de prospective du présent : ils mêlent des contributions de chercheurs de différentes disciplines et d’acteurs de différents horizons professionnels, qui ont pu confronter leurs points de vue ou exposer leurs analyses ou témoignages au cours de séances plénières et d’ateliers, programmés sur une semaine, une durée exceptionnelle pour un colloque, dont les contributeurs ont su manifestement tirer profit pour parvenir, à défaut d’une conclusion finale, à une vision partagée et à déjouer ainsi le risque d’une restitution polyphonique.
48Le thème de ce colloque était « l’économie des services ». Face aux défis qui ont justifié un développement durable, les services, parce que censés a priori participer d’une économie de l’immatériel, s’imposent comme un levier possible d’une croissance moins coûteuse pour l’environnement. En France, le plan Borloo présenté en 2005 a d’ailleurs paru d’autant plus pertinent qu’il prévoie la création de 500 000 emplois dans le secteur des services à la personne, à travers, rappelons-le, l’instauration du chèque-emploi-service-universel et d’allègements fiscaux destinés à inciter les entreprises à financer la consommation de services à la personne par leurs salariés, la mise en place de l’Agence nationale services à la personne (ANSP) et la constitution de grandes enseignes regroupant les grands acteurs du secteur, jouant un rôle d’intermédiaires entre l’offre et la demande de services.
49L’un des principaux apports de ces Actes est de discuter cette apparente évidence en pointant la logique industrielle qui sous-tend la production des services à la personne en général, dans le cadre du plan Borloo en particulier. Comme l’écrit Josée Landrieu, codirectrice du colloque, en introduction : « l’économie des services a adopté les mêmes logiques productivistes que l’économie des biens, les mêmes objectifs de performance, les mêmes priorités de rentabilité de capitaux. Elle couvre certains besoins, mais ne répond pas à toutes les attentes qui s’expriment dans les sociétés. » Faute notamment de s’« arrimer au territoire du quotidien ». Ainsi que le rappelle de son côté Thierry Ribault, il n’y a qu’un pas – ou plutôt qu’une lettre – pour que, dans ces conditions, un service se mue en « sévice ». Tout l’enjeu est donc de réfléchir aux conditions d’une économie de services qui ne reproduise pas les travers d’une économie de biens fondée sur la standardisation, au regard de son impact tant environnemental que social et professionnel.
50Revenant en détail sur les débats autour du plan Borloo, Patrick Haddad dresse un utile état des lieux des arguments en présence, pour et contre. Du côté des objections, il y a d’abord le rôle prédominant des représentants d’une vision marchande. Si actuellement les enseignes « se composent, pour la plupart, de plusieurs acteurs appartenant aux sphères de l’économie historiquement présentes dans le secteur : économie publique, économie sociale ou solidaire, économie marchande […], l’idée des grandes enseignes provient des défenseurs de l’économie marchande lucrative, préconisant l’industrialisation du secteur. » P. Haddad rappelle sur ce point la mise en garde formulée par Jean Gadrey qui voyait dans le plan Borloo le risque de dériver vers un modèle anglo-saxon de l’économie et de la société de service, reposant sur des services privés et commerciaux, plutôt que vers un modèle scandinave, égalitaire et reposant sur des services publics et sociaux. À la « régulation concurrentielle subventionnée » à laquelle participe à sa façon le plan, il opposait le retour à une « régulation tutélaire ».
51L’implication d’entreprises à but lucratif ne serait pas problématique si elle n’allait de pair avec une rationalisation industrielle a priori inapte à saisir la complexité des services de proximité. Se référant aux travaux publiés dès 1999 par l’un des contributeurs, Christian du Tertre, P. Haddad rappelle trois objections majeures. D’abord, la rationalisation industrielle repose sur une rationalité exclusivement marchande là où la logique servicielle « doit être capable d’articuler différentes rationalités […] et en conséquence différents acteurs ». Ensuite, le caractère industriel implique une certaine standardisation alors que les services présentent par définition des aspects immatériels et relationnels non mesurables. Enfin, la performance recherchée par la rationalisation industrielle vise le gain de productivité, le plus souvent au détriment de critères plus qualitatifs pour le client ou la collectivité.
52Une autre critique adressée à l’encontre du plan Borloo et de sa conception des services porte sur les risques de précarisation des emplois créés. « Emplois de service » est en effet trop souvent associé à « petits boulots » ou « emplois peu qualifiés ». C’est oublier cette fois les compétences requises pour les exercer, notamment dans le cas des emplois relevant de l’aide aux personnes. Dans sa synthèse des contributions et des débats de l’atelier consacré à ces derniers, Marie-Thérèse Letablier rappelle que « la relation de soin n’est pas réductible à l’accomplissement d’actes techniques, précisément délimités et identifiés, prévisibles et reproductibles quel que soit le sujet. Elle inclut des sentiments, des émotions, de l’expérience acquise ailleurs et une capacité d’adaptation à des situations changeantes selon les personnes et au fil des jours pour une même personne. »
53Au final, c’est donc la notion même de qualification qui demande à être reconsidérée ainsi que le souligne Florence Jany-Catrice dans sa contribution. Certes, sur la décennie, rappelle-t-elle, les emplois non qualifiés ont fortement augmenté (+ 25 %) et plus encore parmi les employés (+ 35 %). Mais « la non-qualification des employés du tertiaire ne se construit pas sur les logiques de l’industrie manufacturière. » Les métiers d’aide à domicile en particulier requièrent un sens de l’initiative et de la responsabilité, une capacité à gérer dans l’urgence des situations imprévues et, notamment dans le cas de l’aide aux personnes âgées, de construire une relation de confiance. Or rien, en l’état actuel du plan Borloo, ne prévoit de réels efforts en matière de formation, encore moins de valorisation de ces compétences particulières qu’exigent les services d’aide aux personnes.
54Du côté des arguments plus favorables à ce plan et à sa conception des services, ou des bémols susceptibles d’être apportés aux objections qu’on vient d’évoquer, certains lui reconnaissent le mérite de répondre à de nouveaux besoins. En effet, observe P. Hadad : « […] des besoins sont apparus, au-delà des segments les plus sociaux des services à la personne, pour lesquels une prise en charge sociale ne se justifie pas, mais qui nourrissent aujourd’hui la croissance, certes trop quantitative, du secteur. » Et le même d’ajouter : « […] malgré toutes ses lacunes qualitatives, l’emploi de gré à gré exercé dans un cadre formel présente un certain nombre d’avantages indéniables en termes de droits sociaux sur la version informelle, située en dehors de tout cadre légal, et donc encore plus fortement précaire. » Pour réduire les risques d’inégalités liés à l’insolvabilité d’une fraction de la population (autre objection majeure des détracteurs du plan Borloo), il recommande l’instauration d’un crédit d’impôt ou impôt négatif. Il suggère aussi la reconnaissance d’une certification garantissant la qualité des emplois sans oublier la valorisation de logiques coopératives locales mettant à profit le maillage territorial des administrations et collectivités publiques.
55Une autre piste, complémentaire, réside dans la reconnaissance des services aux personnes effectués dans le cadre domestique par l’un des membres de la famille. Marie-Thérèse Letablier, déjà citée, y revient dans sa synthèse. Elle rappelle que le mouvement est déjà enclenché, en matière de soins aux enfants, avec la mise en place de « l’allocation parentale d’éducation » (rebaptisée en 2004 « de libre d’activité ») ou, en matière d’aide aux personnes adultes, avec l’instauration de « l’allocation d’autonomie ». Elle rappelle qu’en 2006, la Conférence de la famille renforçait encore la reconnaissance de l’activité des aidants familiaux et que, depuis 2007, il est possible de prendre un congé de trois mois, renouvelable pendant un an pour s’occuper d’un proche (« droit de congé de soutien familial ») sans perdre ses droits à la retraite et tout en bénéficiant de la possibilité de faire valider cette expérience.
56Si, à travers l’atelier « Prendre soin des personnes : quelles configurations économiques, quelles accessibilités, quelles nouvelles catégories ? », le colloque a résolument adopté le point de vue de l’usager ou de l’habitant, il a aussi été l’occasion de rendre compte de l’état de la réflexion d’une économie des services du point de vue des entreprises, à travers des témoignages de représentants de grandes entreprises des secteurs public (La Poste, RATP, etc.) ou privé (Véolia, Gaz de France…) et de chercheurs. Il n’en perd pas pour autant de vue la diversité des formes de services, rappelée par Christian du Tertre : les services de consommations intermédiaires (nettoyage, maintenance, gardiennage, etc.), d’activités d’intermédiation (transport, information, gestion financière…) ou de services destinés aux « investissements immatériels » (formation, conseil, recherche et développement, marketing, communication, etc.). À la vision sectorielle, les contributions ont préféré une acception plus large : le service comme nouveau rapport à la fois au client et à l’environnement, quel que soit le secteur.
57Naturellement, le principe d’une économie de la fonctionnalité, consistant à substituer une logique de production matérielle à celle de services et de conseils (auprès d’autres entreprises ou d’usagers) a fait l’objet d’un atelier particulier, « Les services aux entreprises et la performance dans le cadre du développement durable ». L’occasion pour Manuel Zacklad de rappeler cet apparent paradoxe : l’économie de la fonctionnalité est non pas fonctionnaliste mais constructiviste, au sens où elle « vise, au-delà de l’externalisation, la prise en charge d’un problème client global ou d’une fonctionnalité client ». Concrètement, elle revient à privilégier l’« approche solution » en rendant par conséquent nécessaire une proximité accrue entre le client et l’entreprise, qui n’est pas sans évoquer celle qui s’impose dans les services d’aide à la personne.
58On retrouve ainsi l’idée force développée dans les rendus du premier atelier (consacré aux services à la personne) suivant laquelle la production de services tournés vers un mieux-être participe d’une logique de co-construction entre le prestataire et le bénéficiaire, que celui-ci soit une entreprise ou un usager. A fortiori lorsqu’ils affectent l’espace public, comme l’illustrent les contributions du troisième atelier consacré « services aux biens publics et au capital social ».
59Reste la question de savoir dans quelle mesure la prise en compte des spécificités du client (entreprise, usager) ou de l’habitant peut rencontrer la nécessaire optimisation des ressources dans la perspective d’un développement durable. Ou, pour le dire autrement : dans quelle mesure les initiatives « locales » sont à la hauteur des défis contemporains. Question qui se pose d’autant plus lorsqu’on appréhende la question de la contribution de l’économie des services à un développement durable à l’échelle de la planète. Maintes initiatives évoquées au fil des contributions témoignent d’une réelle inventivité de la société civile, mais laissent sceptiques tant le rapport paraît parfois faible entre l’énergie déployée et les résultats obtenus… Certes, comme l’indique Jean-Louis Laville, l’enjeu du développement durable est de combiner une solidarité à l’égard des plus démunis (solidarité horizontale) avec une solidarité entre les générations (solidarité verticale). Mais comment y parvenir sans rester dans l’incantation ? Pour Josée Landrieu « l’économie sociale et solidaire a déjà exploré cette voie (…) l’économie servicielle innovante ne doit [donc] pas se cantonner à ce secteur, aussi important soit-il, car elle interpelle l’ensemble de l’économie. » À défaut d’esquisser les contours exacts d’une économie durable des services, les contributions rappellent utilement qu’elle est a priori une affaire trop sérieuse pour être laissée à des économistes qui ne prendraient pas la mesure de ses dimensions humaines, sociales, politiques, culturelles, etc. A fortiori dans la perspective d’un développement durable. Comme le dit encore Josée Andrieu, « une prospective de l’économie des services traverse nécessairement, et bouleverse, toutes les disciplines. Elle interroge les frontières mêmes de la connaissance, les rapports entre les savoirs experts et les savoirs du quotidien ».
60Sylvain ALLEMAND
Jean-Christophe Bureau. La politique agricole commune, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007, 121 p.
62Elle est jugée trop coûteuse, trop budgétivore pour une Union européenne qui, dans le cadre de la Stratégie de Lisbonne, envisage d’être l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde. Elle est pointée du doigt à l’Organisation mondiale du commerce en raison de la concurrence déloyale que ses mécanismes de soutien engendreraient. Elle dresserait des obstacles au développement des économies du Sud. Et puis, elle serait à l’origine de nombreuses externalités négatives qu’il s’agit désormais de combattre en instaurant des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et de la qualité sanitaire des produits que nous ingurgitons. Et pourtant, elle est bien là, présente dans une littérature économique qui la mesure, l’évalue, analyse ses apports mais également ses défauts, ses manquements. Présente surtout dans d’interminables négociations multilatérales – le Cycle de Doha est enclenché depuis novembre 2001 – opposant une « vieille » Europe perçue comme arc-boutée sur ses intérêts agricoles, une non moins « vieille » Amérique qui sait ce que l’indépendance alimentaire veut dire depuis un certain 11 septembre, et des pays émergents qui ne cachent plus leur prétention à nourrir le monde, à l’instar du Brésil, de son soja, de ses poulets, de son jus d’orange…
63Elle ? Nous parlons de la Politique agricole commune (PAC), un des fondements économiques de la construction européenne, garante depuis les années 1970 de l’approvisionnement alimentaire de l’Union européenne à 6, puis à 9, 12, 15, 25, 27. Dit autrement, cette politique économique – car la PAC en constitue l’un des maillons d’ailleurs bien souvent oublié des manuels – a permis à l’Union de compter en son sein des pays qui se sont hissés au rang des grandes puissances agricoles et alimentaires mondiales, comme les Pays-Bas et la France. Cependant, durant ces vingt dernières années, l’agriculture européenne n’a pas été épargnée par les critiques en tout genre, la dernière étant qu’elle entraverait le développement des pays pauvres. Ayant participé à un vaste système de modernisation de l’économie européenne, et française tout particulièrement, elle tombe aujourd’hui en total discrédit. La portée du discrédit est d’autant plus grande que les économistes participent assez vigoureusement à cette entreprise de dénigrement, tout en demeurant respectueux des critères scientifiques. C’est le cas du dernier ouvrage consacré à la Politique agricole commune, signé par Jean-Christophe Bureau, professeur d’économie à AgroParisTech (anciennement Institut national d’agronomie de Paris-Grignon, INA-PG). Ouvrage à lire tant pour sa caricature de ce que fut et ce que pourrait être la PAC – reprenant à son compte les poncifs relatifs à la PAC, ses succès, mais surtout ses failles et ses dépenses et invitant in fine à poursuivre en profondeur les réformes entreprises dès 1992 –, mais surtout en raison de l’importance qu’il accorde à la théorie microéconomique, seule à même de résoudre les problèmes de la PAC, en confirmant au passage l’hégémonie de cette théorie sur le champ de l’économie. L’auteur ne s’en cache pas puisque, dès l’introduction, il avance que « ces réformes ont suivi les recommandations de la théorie microéconomique dans ce qu’elle a de plus prescriptif, à un degré qui n’a sans doute guère d’équivalent dans d’autres secteurs » (p. 5). Il n’hésite pas à rappeler que ces réformes auraient pu être décidées et menées depuis longtemps, si elles n’avaient été retardées par les lourdeurs des mécanismes décisionnels au sein de l’Union européenne, façon élégante d’indiquer au lecteur que, si les microéconomistes étaient les réels pilotes, l’Europe agricole n’aurait plus à affronter les critiques internes comme externes à l’Union (p. 19).
64Même fort de quelques retours sur l’histoire de la PAC – encore qu’il y manque l’épaisseur historique nécessaire pour prendre la mesure de l’enjeu que représenta à l’époque la création de cette politique –, d’éléments somme toute assez précis sur les mécanismes anciens et actuels de la PAC et sur ce qui semble se dessiner comme avenir proche pour les agriculteurs, l’ouvrage reste étonnamment silencieux sur les enjeux agricoles à l’OMC. Ce n’est pas le court, trop court chapitre V – au titre lapidaire « La PAC et les pays tiers », abordant le thème de la PAC dans l’économie mondiale – qui permettra d’y voir plus clair dans ces négociations et sur l’incapacité de l’OMC à les faire aboutir. Cela a sans doute à voir avec l’absence des industries agroalimentaires dans la démonstration de l’auteur, lequel laisse entendre que l’agriculture européenne n’est qu’une machine tellurique à fabriquer des externalités négatives (pollutions d’origine agricole) et à absorber l’argent du contribuable. Or il aurait été judicieux de rappeler que la PAC fut créée pour que puissent se former des industries agroalimentaires (IAA) de taille au moins européenne, lesquelles ont largement profité de cette politique et des mécanismes de soutien des prix [Monceau, 1999]. Il ne lui aura pas échappé que les réformes de la PAC, en procédant à des baisses de prix de soutien, reposent sur une logique des plus classiques, renvoyant à une problématique d’économie politique et non à la microéconomie. Pascal Lamy, actuel Directeur général de l’OMC, avait bien compris et insisté sur une telle logique, lors d’une conférence prononcée en 2005 devant la Confédération européenne des industries agroalimentaires, du temps de son mandat de commissaire au Commerce de l’Union. Il indiquait que, pour préserver et accentuer la compétitivité des IAA, il était indispensable soit d’abaisser les prix agricoles à l’intérieur de l’UE, soit d’ouvrir le marché européen par la remise en question, à l’OMC, de la préférence communautaire.
65On sait que les IAA constituent l’un des piliers de l’économie européenne, et l’un des oligopoles les plus importants à l’échelle de l’industrie mondiale (production, chiffre d’affaires, effectifs, opérations de fusion-absorption…). C’est aussi l’un des secteurs les plus internationalisés. Alors pourquoi ne figurent-elles pas dans cet ouvrage traitant de la PAC sachant, que, in fine, les IAA en France absorbaient encore en 2004 près de 37 % de produits provenant de l’agriculture sous forme de consommations intermédiaires ? L’enjeu des réformes de la PAC apparaît par conséquent considérable pour les IAA, mais manifestement pas pour J.-C. Bureau, pour qui la politique agricole n’est qu’un système de maximisations versus minimisations sous contraintes. On ne peut que le regretter, car la PAC a une histoire plus riche que celle que nous résume l’auteur, et surtout un avenir probablement moins sombre que celui tracé dans l’ouvrage. Encore aurait-il fallu prendre la précaution d’inscrire cet avenir dans une problématique plus institutionnelle, car le secteur agricole n’est pas réductible à des variables quantitatives. Des groupes sociaux, des institutions, des procédures organisationnelles l’ont créée, fait évoluer, et négocient encore les contours de ce qu’elle sera demain. Heureusement, d’autres recherches avaient, récemment, emprunté cette trajectoire institutionnaliste [Delorme, 2004].
66Monceau (1999), « La demande de produits agricoles et des IAA stimulée par les exportations : le rôle majeur de la PAC », Économie et Statistique, n° 329-330, p. 107-126.
67Delorme H. (dir.) (2004), La politique agricole commune. Anatomie d’une transformation, Presses de Sciences Po, Paris.
68Thierry POUCH
69APCA-SDEE et OMI - Université de Reims Champagne Ardenne