Introduction
1« Nous les villageois, nous ne savons pas nous protéger contre le malheur, c’est comme ça ». Cette petite phrase, entendue il y a quelques années à Bingui, village centrafricain [Lallau, 1996], constitue le premier pilier, empirique, de cet article. Elle contient plusieurs interrogations d’importance, qui interpellent toutes l’économiste. Quelles sont les manifestations de ce malheur dont parle le paysan centrafricain ? De quels moyens dispose-t-il pour s’en protéger ? Sur quoi se fonde le sentiment d’impuissance que semble exprimer ce « c’est comme ça » ? En quoi la pauvreté influe-t-elle sur le malheur, et réciproquement ? Reformulées en langage économique, ces interrogations nous amènent à nous pencher sur l’interaction entre la pauvreté d’une personne et les risques et chocs qu’elle a à affronter, qu’elle est ou non capable d’affronter.
2C’est là qu’intervient le second pilier de cet article, conceptuel celui-là. Parmi les grilles de lectures courantes dans notre discipline, on trouve la distinction entre risque et incertitude, une distinction bousculée par ce que nous dit ce paysan de Bingui. Que vaut en effet une séparation entre risque, probabilisable, et incertitude, non probabilisable, pour comprendre les comportements de paysans pauvres ? Une autre manière de considérer l’interaction risque-pauvreté peut-elle être trouvée grâce à la mobilisation de l’approche des capabilités [Sen, 2000] ?
3Nous souhaitons donc entreprendre ici une reconstruction de la dualité risque-pauvreté en confrontant cette approche des capabilités et l’analyse économique du risque, pour, espérons-le, un bénéfice mutuel. La section 1 pose les bases conceptuelles de cette confrontation. Des bases que les sections suivantes approfondissent : la section 2 propose une typologie des stratégies de gestion des risques, la section 3 associe les dimensions objective et subjective de la vulnérabilité, la section 4 revisite la question de l’innovation technique, et la section 5 fait de même avec celle des trappes de pauvreté. Des exemples saisis dans nos travaux centrafricains et congolais, ruraux et périurbains, viendront, tout au long de l’article, illustrer nos propos.
1 – Le fondement conceptuel : des risques à la vulnérabilité
4Notre analyse se fonde donc sur l’usuelle distinction, dans le champ de l’analyse économique, entre risque et incertitude [Knight, 1921]. Vouloir dépasser cette distinction, du fait de ses limites, conduit à proposer une approche de la vulnérabilité fondée sur la notion de capabilités.
1.1 – Risque versus incertitude ?
5Dans le cadre économique standard, ce qui définit le risque est, fondamentalement, son caractère aléatoire mais probabilisable [Sautier, 1989]. On peut alors distinguer les risques objectifs (il existe une base objective de calcul d’une probabilité) des risques subjectifs. Ces derniers sont mesurés via le degré de confiance qu’un individu a dans la vérité d’une proposition particulière. On parle d’ailleurs aussi de probabilités personnelles et psychologiques, qui permettent l’introduction, dans l’analyse des jugements, des différences entre individus [Brossier, 1989]. Ces risques subjectifs sont parfois rejetés dans le champ de l’incertitude qui, elle, en première analyse, renvoie à ce qui n’est pas probabilisable, car non mesurable : « Tout simplement, nous ne savons pas » [Keynes, 1937, p. 114]. Délaissons les multiples sophistications auxquelles la distinction risque-incertitude a pu conduire [Viviani, 1994], et concentrons-nous sur les difficultés qu’elle pose dans le champ du développement agricole.
6En premier lieu, nous relevons le décalage courant entre le risque mesuré/probabilisé par l’observateur ou le développeur et la perception qu’ont de ce risque les agriculteurs. Ceci ne signifie aucunement qu’il faille nier l’utilité de la probabilisation pour l’agro-économiste [World Bank 2005, Appendix 1], mais permet d’affirmer, moins radicalement, que ces efforts statistiques ne peuvent épuiser la connaissance des mécanismes de prise de décision des agriculteurs : « Pour (l’agriculteur), le calcul d’une probabilité selon laquelle, par exemple, huit années sur dix présenteraient des précipitations satisfaisantes n’a guère de signification. Il perçoit les aléas comme une contrainte permanente. Quelles que soient leur intensité et leur occurrence, il les intègre dans ses prévisions » [Mollard, 1999, p. 51] et ce, d’autant plus que ces aléas peuvent être tantôt covariants (une sécheresse sur toute une région), tantôt idiosyncratiques (un orage destructeur localisé). La probabilité de 0,8 ne revêt donc pas la même signification pour l’agriculteur que pour l’expert et le décideur public.
7Notre deuxième remarque tient moins au niveau auquel le risque est perçu qu’à sa complexité. Une complexité que ne peut épuiser la distinction probabilisable versus non probabilisable. Ainsi, en mathématiques, un risque se caractérise par sa probabilité d’apparition et celle-ci ne peut exister que si les événements auxquels elle se rapporte sont aléatoires, susceptibles de répétition et indépendants. Cette définition ne s’applique guère aux risques agricoles. Par exemple, les « chutes de pluies » ne sont ni aléatoires, ni indépendantes, elles obéissent à un déterminisme connu, mais en partie seulement, ce qui les rend en grande partie imprévisibles. En outre les risques sont souvent imbriqués, dépendants. Il est ainsi possible de distinguer le « risque cause » d’une insuffisance de pluies du « risque effet » d’une perte de tout ou partie de la récolte [Eldin, 1989]. Si le premier est probabilisable, pour l’analyste tout au moins, le second s’avère beaucoup moins saisissable, car recouvrant de nombreux éléments, liés tantôt au climat et aux ravageurs, tantôt à la nature de la parcelle cultivée et aux contraintes qu’elle induit, tantôt à la prise de décision de l’agriculteur (le risque, difficilement évaluable, est alors de se tromper) ou à l’état de ses relations sociales. Cette interaction entre les « risques causes » et les multiples contraintes locales et circonstancielles oblige à la fois à une analyse fine de chaque situation et à une approche non strictement technique des risques encourus.
8Notre troisième et dernière remarque tient au fait qu’un risque, aussi prévisible soit-il, peut être ressenti très différemment, selon les capacités des agriculteurs à l’affronter (soit en s’en prémunissant, soit en y faisant face). Leur attitude – nous parlerons plus loin de stratégie – dépend de leur capacité à agir. On passe alors du risque perçu, voire prévu, au risque ressenti. Un tel passage nous oblige à dépasser la distinction risque-incertitude, finalement peu opératoire lorsqu’il s’agit de comprendre le comportement du paysan, et à proposer une autre séquence conceptuelle, liant risques, capabilités et vulnérabilité.
9Cette séquence se fonde sur la proposition que les risques, et même l’incertitude dite radicale au sens de Keynes, importent peu en eux-mêmes, que ce qui importe au contraire pour comprendre les choix des paysans et leur niveau de bien-être, c’est l’interrelation entre ces risques et la capacité à y faire face, c’est-à-dire leur vulnérabilité. Cette proposition doit bien entendu être étayée par une définition précise de ses trois termes.
1.2 – Des risques à la vulnérabilité : les capabilités comme interface
10Inhérent à toute activité humaine, le risque est toutefois plus prégnant dans l’existence du pauvre que dans celle de l’individu jouissant d’une « bonne situation » [Fafchamps, 1999]. Notre approche des risques se veut multidimensionnelle, pas seulement agricole. Nous distinguons alors les risques selon qu’ils sont plutôt liés à la personne ou à l’activité productive. Ainsi, le pauvre doit affronter des risques indépendants, ou tout au moins non exclusivement dépendants de son activité : risques corporels (maladies, accidents), risques socio-politiques (insécurité, troubles civils, conflits, etc.), risques sociaux et magico-religieux. Les risques plus étroitement liés à l’activité agricole ont trait aux pratiques productives (maladies, ravageurs, intempéries, vols, erreurs techniques), à la commercialisation des récoltes (méventes, méconnaissance des marchés), et aux questions foncières. Cette sommaire typologie ne permet pas – mais telle n’est pas sa finalité – d’éviter la question de la corrélation des risques. Il en est ainsi des risques fonciers et socio-politiques [Lallau & Langlade, 2005], mais aussi des risques de production et des menaces magico-religieuses – une corrélation certes a priori plus problématique pour l’économiste (cf. infra).
11Ces capabilités (nous parlerons aussi dans cet article de capacités de choix) représentent ensuite « l’ensemble des modes de fonctionnement humain qui sont potentiellement accessibles à une personne, qu’elle les exerce ou non » [Sen, 1992, p. 12], c’est-à-dire leurs libertés réelles. Elles découlent de la conversion des potentialités des personnes (dotations en capitaux monétaire, physique, humain et social), via les opportunités (issues du marché, de l’action publique, de la société civile) qu’elles parviennent à saisir au cours de leur existence. Potentialités et opportunités déterminent donc l’ampleur des possibilités d’être et d’agir accessibles aux personnes, notamment leurs actions ex-ante face aux risques et leurs réactions ex-post aux chocs subis, c’est-à-dire, finalement, l’ampleur de leur vulnérabilité.
12Ce concept de vulnérabilité a fait l’objet de nombreux travaux récents [Sirven, 2007], encouragés tant par le PNUD, dans le cadre de son Institute for Environment and Human Security [Villagrán de León, 2006] ou de celui du World Institute for Development Economics Research [Dercon, 2004], que par la Banque mondiale [World Bank, 2000]. Le trait commun de ces travaux est de relier la vulnérabilité à un sentiment d’insécurité, à un danger potentiel dont il faut se préserver [Alwang et al., 2001], ce danger étant souvent l’entrée ou la retombée dans une situation de pauvreté. Dercon la définit ainsi : « the existence and the extent of a threat of poverty and destitution; the danger that a socially unacceptable level of well-being may materialise [1] » [Dercon, 2005, p. 2-3]. Sur le plan de la mesure empirique, ce sont les travaux fondés sur la théorie de l’utilité espérée qui dominent la réflexion, bien qu’ils fassent l’objet de diverses critiques, tenant en particulier à l’absence de portée prédictive [Cafiero et Vakis, 2006]. Citons notamment ceux de Ligon & Schechter (2003), en termes de low expected utility, ceux Kamanou & Morduch (2004), tentant d’approcher un niveau d’expected poverty, ou encore ceux d’Hoddinott & Quisumbing, (2003), évaluant le niveau d’uninsured exposure to risk.
13Si donc elle est largement étudiée dans le champ de l’analyse utilitariste du bien-être, la vulnérabilité n’a été que peu intégrée au cadre conceptuel des capabilités, parce que l’analyse du risque n’y occupe pas une place centrale, en dépit de quelques travaux déjà anciens d’A. Sen (1983). Avec Rousseau (2003) et en cohérence avec la séquence proposée ici, nous la considérons comme le rapport entre risques et capabilités. Correspondant à la « probabilité de voir sa situation ou ses conditions de vie se dégrader, quel que soit son niveau de richesse, face aux fluctuations de la vie » [Rousseau, 2003, p. 11], la vulnérabilité diminue donc lorsque les capabilités s’accroissent, à risques inchangés ; de même, elle augmente lorsque les risques se développent, à dotations et opportunités constantes. À l’instar de la notion de capabilité, la vulnérabilité prend alors un caractère multidimensionnel, dont pourront rendre compte différentes approches statistiques, telles que les analyses multivariées et les méthodes de l’économétrie qualitative [Rousseau, 2005], ou encore la construction d’indices composites. Les outils de la logique floue [Dagum, 2002] permettent ainsi de construire des indices synthétiques et d’élaborer des scorings – considérant des situations intermédiaires entre l’appartenance totale à et l’exclusion définitive d’une classe [Lallau & Thibaut, 2007]. Le choix des pondérations constitue toutefois la principale difficulté – voire limite – méthodologique de la logique floue et, plus généralement, de la construction d’indices composites portant ou non sur la vulnérabilité. Cette difficulté contribue d’ailleurs à faire de la mesure multidimensionnelle de la vulnérabilité un domaine actuel et important de recherche [Nardo et al., 2005 ; Poslky et al., 2003].
2 – Capabilités et stratégies de gestion des risques
14Mais l’objectif de cet essai n’est pas d’ordre méthodologique. Il tient à l’exploration des implications conceptuelles de notre approche de la vulnérabilité. La première de ces implications se fonde sur une question, essentielle : comment l’individu réagit-il face aux risques qu’il perçoit et aux chocs qu’il subit ? Considérer cet individu en tant qu’agent permet de proposer une analyse stratégique de ses réactions, fondée sur la notion de résilience.
2.1 – L’agent face aux risques : de la vulnérabilité à la résilience
15Penser un individu actif, disposant toujours de capacités d’action, fussent-elles très limitées par les contraintes de son environnement, conduit ainsi à explorer les contours de son agencéité – ou agency [Giddens, 1987 ; Long, 2001]. Nous retenons ici la définition qu’en propose Giddens, comme « capacité d’action propre des acteurs », c’est-à-dire comme capacité d’agir de ces acteurs mais aussi de se projeter dans leur action. Une telle définition renvoie aux positions de Sen sur les « libertés réelles » des individus. Ce dernier distingue en effet la « liberté de bien-être » (well-being freedom) de la « liberté d’agent » (agency freedom), la seconde permettant d’appréhender l’individu d’après son aptitude à concevoir des buts, des engagements ou des valeurs, c’est-à-dire à exercer son libre-arbitre : « the ability of the people to help themselves and to influence the world [2] » [Sen, 1999, p. 18].
16L’agencéité renvoie donc ici à la mobilisation que font les individus de leurs capabilités, face aux risques qu’ils perçoivent. Cette mobilisation se situe ex-ante, avant que l’incertitude sur l’avenir ne soit levée, il s’agit alors de se prémunir contre les risques. Elle s’observe aussi ex-post, lorsqu’elles ont à faire face aux conséquences de la survenue d’un aléa, c’est-à-dire lorsqu’un risque est devenu réalité.
17En prolongement de la notion d’agencéité et en contrepoint de celle de vulnérabilité, le concept de résilience peut alors être mobilisé, en inversant la relation entre risques et capabilités. Initialement empruntée à la physique, elle est usuellement définie, dans les sciences sociales, comme la capacité à dépasser une situation critique, de lui résister et de lui survivre. Intégrée au cadre conceptuel des capabilités, elle constitue une « capacité de synthèse » [Gondard-Delcroix & Rousseau, 2004], au sens où elle est la conséquence de l’ensemble des capacités de choix des personnes, mobilisables face aux risques perçus. Nous la définissons donc ici comme capacité à anticiper ce qui peut l’être (se prémunir contre les « coups du sort ») et à réagir à ce qui survient de manière imprévue (tirer parti des « coups du sort »). Elle va au-delà de la simple résistance à l’aléa, dans le sens où elle inscrit cette résistance dans la durée.
18Fondée sur le comportement actif et réactif de la personne face à son environnement, la résilience s’exprime au travers des choix stratégiques effectués et peut être évaluée via une analyse des stratégies de gestion des risques adoptées, et en particulier de leur caractère plutôt défensif (tendre à maintenir l’existant) ou plutôt offensif (tenter de modifier, voire rompre avec l’existant). Une faible résilience se traduira ainsi souvent par le primat de stratégies défensives, visant à sauvegarder ce qui peut l’être, par une gestion de l’urgence teintée de fatalisme et d’attentisme, par une difficulté donc à se projeter, pour reprendre la définition de Giddens.
2.2 – Les stratégies de gestion des risques : esquisse typologique
19Ceci nous conduit à revisiter les typologies existantes de stratégies de gestion des risques par les ruraux, pauvres ou non. Certaines de ces typologies se fondent sur le degré d’acceptation du risque : Milleville (1989) et son analyse en termes de dispersion, d’évitement et de contournement ; la Banque mondiale qui, dans la livraison de l’année 2000 de son rapport sur le développement dans le monde, sépare les pratiques de risk reduction de celles de risk mitigation [World Bank, 2000]. D’autres distinguent les pratiques visant à lisser les revenus – income smoothing – de celles destinées à stabiliser la consommation dans le temps – consumption smoothing – [Morduch, 1995]. Il est encore possible de distinguer les pratiques formelles, fondées sur le marché ou sur l’intervention des institutions publiques des pratiques dites informelles, sur base communautaire [World Bank, 2000 ; 2005] ; Fafchamps (1999) se penche particulièrement sur les modalités et les limites – en particulier lorsque les chocs ne sont pas idiosyncrasiques – de gestion commune des risques. Siegel et Alwang (1999) proposent quant à eux une approche en termes d’actifs (asset-based approach), et considèrent les modalités de gestion des risques comme autant de formes d’investissement. Enfin, la réalisation des risques peut constituer une autre clé d’entrée pertinente ; il s’agit alors de distinguer les pratiques de prévention ex ante des réactions ex post, à la suite d’un choc. Concernant la prévention ex-ante, une attention particulière a été portée, ces dernières années, aux modalités d’auto-assurance, via l’accumulation de différents types de capitaux en particulier, et là encore, à leurs limites [Fafchamps, 1999 ; Dercon, 2002].
20Sans donc réfuter l’intérêt de ces grilles d’analyses – et sans d’ailleurs nous en éloigner radicalement –, nous proposons une typologie des pratiques plus en adéquation avec notre cadre conceptuel. Outre un classique découpage ex ante vs ex post, nous la fondons en effet sur les termes de notre séquence conceptuelle : certaines pratiques concernent surtout les dotations en capital, d’autres influent d’abord sur les opportunités, d’autres enfin agissent sur les risques eux-mêmes. Cette double entrée analytique permet d’obtenir six types de pratiques, présentés et illustrés dans le tableau 1.
21Ex ante, les personnes peuvent d’abord se prémunir contre les conséquences de la réalisation des risques par l’assurance et l’épargne. Dans le cas des ruraux pauvres, les deux modalités se rejoignent, assurance et épargne étant étroitement liées (épargne de précaution sous forme de cheptel, par exemple). En outre, l’assurance est souvent de nature informelle, via l’appartenance à un ou plusieurs réseaux sociaux ou la participation à des mécanismes de micro-épargne et micro-crédit de type tontine. Se prémunir contre les risques c’est alors d’abord chercher à développer son capital social, en un jeu de dettes réciproques, matérielles ou morales [Weber, 2002, p. 103].
22Ex ante toujours, les personnes peuvent tenter de réduire leur exposition au risque, via les opportunités qu’elles tentent de saisir. La diversification est ainsi une pratique courante des ruraux pauvres, visant à répartir les risques dans le temps et dans l’espace. Pluriactivité agricole et non agricole, association et rotations des cultures, éparpillement des parcelles en constituent les principales modalités. La spécialisation représente une autre réponse possible à la vulnérabilité : on choisit alors de se concentrer sur l’activité jugée la moins aléatoire, sur la culture la moins sensible au stress hydrique, même si celle-ci est en moyenne moins profitable que d’autres. Avec la recherche du statu quo, il s’agit de maintenir l’existant, afin d’une part de ne pas s’exposer aux risques induits par tout changement, d’autre part de perpétuer ce qui a – au moins – assuré la survie jusqu’alors.
23Ex ante enfin, les personnes peuvent tenter de supprimer le risque lui-même, via des pratiques d’évitement. Les exemples sont là encore nombreux : aménagements hydrauliques et anti-érosifs, investissements dans le capital humain (scolarisation, vulgarisation), stratégie foncière d’occupation de l’espace afin d’éviter la spoliation de terres coutumières [Boserup, 1970], choix d’espèces et de variétés mieux adaptées aux contraintes du milieu. Ces pratiques ont pour point commun une logique sous-jacente d’investissement, qui induit elle-même un risque secondaire, car tout investissement est porteur de risques, et donc, à des degrés divers selon les capabilités des agriculteurs, de vulnérabilité. Cela explique que, dans certains cas, « … les agriculteurs préfèrent subir le risque plutôt que de mettre en œuvre les moyens de s’en prémunir et ceci d’autant plus volontiers que la fréquence d’apparition du risque considéré est faible » [Eldin, 1989, 22].
Faire face au risque, une typologie basée sur la vulnérabilité

Faire face au risque, une typologie basée sur la vulnérabilité
24Ex post maintenant, la survenue d’un risque conduit d’abord à puiser dans ses différentes dotations en capital. Mais ce recours aux capitaux est d’autant plus contraint que les dotations initiales sont faibles, et cette faiblesse constitue une limite importante à la capacité de réaction des personnes, surtout en cas de chocs communs. En outre ces dotations ne sont que partiellement substituables, le capital social, par exemple, ne pouvant qu’en partie remplacer une insuffisance de capital naturel ou de capital humain. En matière d’opportunités, en cas de choc, seule la pratique de la diversification permet de faire face aux difficultés engendrées, par compensation. À l’inverse, la spécialisation ne permet pas aux personnes d’être résilientes en cas, par exemple, de maladie affectant la monoculture. Dans ce cas, elles peuvent s’orienter vers une logique de rupture qui induit un changement parfois radical dans leurs pratiques productives et leur mode de vie. Le renoncement à un métier, à une culture, l’investissement dans une autre activité, l’exode (rural ou urbain) temporaire ou définitif, la prédation, peuvent alors être observés.
3 – Vulnérabilité : des préférences aux capabilités ?
25Cette typologie des stratégies n’épuise toutefois pas l’analyse des capacités d’action et de réaction, car elle ne nous livre a priori que peu d’informations sur les processus de prise de décision des personnes confrontées aux risques et aux chocs. Il convient alors de s’interroger sur la nature, objective ou subjective, de la vulnérabilité et de la résilience, donc sur la portée des préférences individuelles dans l’évaluation des stratégies adoptées. La position développée ici est double : d’une part les capabilités priment souvent les préférences dans ces stratégies, d’autre part les préférences ont une nature adaptative qui permet à l’analyste de les « objectiver ». Cette position conduit, sur le plan conceptuel, à nous éloigner, cette fois de manière plus marquée, de postures utilitaristes fondées sur une approche subjective du bien-être [Just, 2007 ; De Werdt, 2005]. Sur le plan analytique, elle permet en outre de rendre compte de la dimension magico-religieuse de la vulnérabilité.
3.1 – La vulnérabilité : objectif versus subjectif ?
26Une telle position s’appuie, en premier lieu, sur les conceptions que défend Amartya Sen sur la pauvreté et sur le débat objectif vs subjectif. Celui-ci s’oppose tour à tour aux conceptions de la pauvreté absolue et relative : s’il reconnaît l’existence de certains besoins fondamentaux, et donc absolus, il réfute toutefois leur fixité dans le temps. Pour autant, une telle réfutation ne conduit pas nécessairement à une mesure relative de la pauvreté, cette conception permettant certes d’appréhender des phénomènes d’inégalité, mais pas de pauvreté [Sen, 1992]. Il définit alors un ensemble de « capabilités de base » (être bien nourri, échapper à la maladie, être éduqué…) qui trouveront des traductions assez similaires dans tous les pays. En revanche, le fait de pouvoir apparaître en public sans honte trouvera des expressions différentes selon les époques et les cultures [Reboud, 2006]. En conformité avec cette vision de la pauvreté et en cohérence avec l’approche de l’agencéité défendue ici (cf. supra), les stratégies individuelles sont donc analysées de manière à la fois objective et située ; on parlera d’objectivité située (positional objectivity ) [Sen, 1993].
27Il s’agit ensuite de lier cette « objectivité située » aux problématiques du développement agricole. Il est souvent question, dans la littérature qui traite de ce développement, d’aversion pour le risque. Une aversion qui serait plus élevée chez les paysans pauvres, induisant une préférence pour le présent et pour le statu quo, et l’absence de cette prise de risque de type entrepreneurial qui « porte » le développement [Anderson, 2001]. Considérer une « vulnérabilité objective » revient ici à poser que cette absence de prise de risque est davantage à relier aux capabilités des personnes qu’à leurs préférences et, avec Weber (2002), que parler d’aversion pour le risque dans des contextes de grande précarité n’a finalement guère de sens.
28Certes la vulnérabilité, en étant « située », a aussi une dimension subjective : le paysan pauvre est vulnérable de manière objective, mais il se sait, se sent aussi vulnérable, et ceci a une incidence sur ses choix. Les deux approches, objective et subjective, ne sont pourtant pas incompatibles, dès lors que l’on réexamine la notion de préférence et, plus particulièrement que l’on considère les préférences dites « adaptatives ». Ce concept est au cœur de la critique faite par les tenants de l’approche des capabilités aux analyses subjectives du bien-être [Teschl & Comim, 2004]. Il correspond à une « mise en conformité par l’agent de ses préférences avec les préférences sur des options qu’il lui est effectivement possible de choisir » [Reboud, 2004, p. 5] : ce qu’il est souhaitable d’obtenir ou de faire peut devenir fonction de ce qu’il est possible d’obtenir ou de faire. En ce sens, nous allons au-delà d’un argument usuel des travaux développés dans le cadre économique standard, celui de la force des contraintes, qui laisserait peu de place aux préférences pour s’exprimer : « The sets of options faced by farmers offers little role for preferences [3] » [Kochar, 1995, p. 159]. Ce sont les préférences elles-mêmes, et pas seulement les moyens mis en œuvre, qui peuvent se trouver « adaptées » en conséquence de faibles capabilités.
29Cette adaptation s’ancre dans l’histoire des personnes, dans leurs apprentissages, et se décline à deux niveaux : celui des buts que l’on se fixe et des souhaits que l’on exprime d’une part, celui de la satisfaction retirée par les fonctionnements atteints d’autre part. Le premier niveau renvoie à la notion d’aspiration et à celle, proposée par Appadurai (2004), de capacity to aspire. Le second niveau correspond davantage à une rationalisation a posteriori des événements vécus, afin que ceux-ci deviennent acceptables. Ces deux niveaux d’adaptation peuvent certes s’analyser comme une réaction stratégique, en référence à certains travaux contemporains de la psychologie ; en particulier à l’analyse en termes de coping, qui fait référence à l’ensemble des processus qu’un individu interpose entre lui et un événement éprouvant, afin d’en maîtriser ou d’en diminuer l’impact sur son bien-être [Lazarus et Folkman, 1984]. Mais ils se traduisent aussi, souvent, en résignation et fatalisme.
30Cette approche de « l’objectivité située » renvoie finalement à une définition de la personne résiliente, proposée par Rousseau (2005, p. 151-152) : « L’individu résilient est un individu conscient des risques qu’il encourt et de ses possibilités d’agir sur ses potentialités dans le cadre de stratégies préventives et offensives ». Deux éléments apparaissent dans une telle définition : être « conscient », d’une part, de sa situation, de ses moyens d’action, on retrouve là la question des aspirations et des satisfactions ; avoir, d’autre part, des « possibilités d’agir » et d’élaborer des « stratégies », on se centre alors sur les pratiques concrètes qui vont permettre d’affronter les risques. Être résilient, n’est-ce pas, dans ce cas, être libre, au sens défini par Elster (1983, p. 128) ? « I do in fact suggest that the degree of freedom depends on the number and importance of the things that one (i) is free to do and (ii) autonomously wants to do [4] ». La capacité d’action, dans une telle perspective, est à la fois vécue, issue de contraintes objectives (is free to do) et perçue (autonomously wants to do).
3.2 – Ne plus exclure la dimension magico-religieuse
31Face à la dimension magico-religieuse des choix individuels, les approches usuelles du risque agricole sont généralement partagées entre un rejet dans l’irrationnel et un respect flou de la culture d’autrui. À l’inverse, notre approche peut tout à fait rendre compte du recours, fréquent au sein de populations vulnérables, à la causalité magico-religieuse : la volonté divine ou la sorcellerie d’agression expliquent a posteriori les chocs survenus, légitiment le maintien dans la misère ou l’existence d’un ordre social très inégalitaire, etc. [Sen, 1985]. Elles ne conduisent pas seulement à une certaine forme de résignation, mais aussi à diverses pratiques contre-aléatoires, d’assurance, de recherche ou refus d’opportunités et d’évitement (Tableau 2) : fétiche disposé aux abords des parcelles, volonté d’éviter les conflits avec son entourage, souci ne pas attirer les jalousies, participation à des groupes de prière. Ex post, il s’agit principalement d’acheter une guérison, d’élargir ses protections, ou de rompre avec l’origine du malheur, en quittant le village ou le quartier, en cherchant à obtenir justice.
32La prégnance du magico-religieux dans les stratégies ex ante permet-elle de réduire la vulnérabilité ? Un tel recours peut limiter l’angoisse de la personne qui se sait vulnérable aux aléas, car elle s’estime alors mieux protégée du malheur par le fétiche, la prière, etc. Mais, en contrepartie, une telle prégnance accroît aussi cette angoisse, car la personne sait qu’elle peut être à tout moment victime d’une agression occulte ou accusée d’avoir commis une telle agression. Nous observons par exemple cette ambivalence dans la façon dont les Églises néo-pentecôtistes congolaises, dites « Églises du réveil », renforcent la croyance dans l’existence des enfants sorciers en assurant pouvoir protéger leurs adeptes ou soigner les enfants [Ballet, Dumbi et Lallau, 2007].
Affronter le risque magico-religieux

Affronter le risque magico-religieux
33Par ailleurs, la participation à un groupe religieux peut constituer une modalité importante d’accumulation de capital social, facteur de réduction de la vulnérabilité. Mais le recours systématique au magico-religieux peut à l’inverse accroître la vulnérabilité, lorsque, par exemple, les paysans, reliant les risques de production aux risques magico-religieux, tendent à se reposer sur un fétiche plutôt que sur des sarclages réguliers (mais consommateurs de temps ou de capital social, via les dispositifs d’entraide) pour assurer une « bonne » récolte. L’effet net de ce recours devra alors être approché au cas par cas.
4 – Une application au « refus d’innover »
34Cette « objectivité située » trouve de nombreuses illustrations dans le rapport du paysan pauvre à l’innovation technique, dans son refus, fréquent, à adopter des innovations techniques, et nous amène ainsi à reconsidérer les processus de réponse à ces innovations.
4.1 – Vulnérabilité et rigidité des comportements
35Confronté à de nombreux risques et disposant de faibles dotations et opportunités, ce paysan se sait, par expérience, vulnérable. Il tend donc à envisager les stratégies qui limitent cette vulnérabilité, et à « s’y tenir », ce qui peut le conduire à refuser l’innovation proposée par le développeur. Apparaît parfois une rigidité – a priori – paradoxale dans la flexibilité. Rechercher la flexibilité, c’est privilégier des choix réversibles, qui n’engagent pas sur le long terme, qui dispersent les risques. La rigidité, elle, recouvre la volonté de ne pas remettre en cause des procédures qui ont « fait leur preuve », et la réticence vis-à-vis d’une nouveauté dont on ne maîtrise pas toutes les implications.
36La réponse à une proposition d’innovation technique dépend donc d’abord de la vulnérabilité des paysans cibles et ce, quelle que soit la pertinence technique de cette innovation – voire sa nécessité à terme. Ce qui compte ainsi pour l’adoption d’une innovation culturale, c’est moins l’espérance mathématique du gain (hausse du rendement moyen) que l’augmentation de l’écart-type (hausse de la variabilité du rendement).
37Cet argument peut être illustré par le schéma 1. Le seuil d’incapacité correspond au niveau de production en dessous duquel le paysan est obligé de décapitaliser. Le seuil d’accumulation correspond lui au stade où la production est suffisamment importante pour que le paysan se mette à accumuler du capital, sous ses différentes formes, pour que les préoccupations immédiates de sécurité alimentaire et de perpétuation de l’exploitation deviennent moins prégnantes dans ses choix. Dans cet exemple, le système traditionnel est moins productif que le système « modernisé », mais il est aussi plus stable, car moins dépendant de l’approvisionnement en intrants, des marchés, de l’entretien des pistes, etc. En outre, le système modernisé ne permet que peu l’accumulation, mais autorise surtout, durant les bonnes années, une progression des achats de consommation courante. Entre ces deux seuils, le raisonnement en termes de rendement moyen n’a plus guère de sens. Le paysan rejette alors les innovations qui conduisent à une trop forte variabilité, plus exactement qui pourraient induire une forte variabilité, faute de capacités à lui faire face. Pour un paysan pauvre, une « mauvaise année » est une année de trop, et l’innovation est d’abord évaluée en fonction de ses conséquences potentielles, en cas d’échec [Weber, 2002].
Vulnérabilité et innovation

Vulnérabilité et innovation
4.2 – Retour sur « l’obstination » du paysan centrafricain
38L’histoire du (non-) développement agricole centrafricain est ainsi ponctuée de tels refus, les paysans « s’obstinant », par exemple, à perpétuer la culture associée sur des parcelles dispersées, allant ainsi à l’encontre des préconisations issues des stations agronomiques, qui démontraient de « bien meilleurs rendements » en culture pure et sur des parcelles regroupées [Lallau, 1996]. Ces rendements étaient toutefois obtenus dans des conditions d’accès aux intrants, de disponibilité de main-d’œuvre, d’écoulement des produits et d’assurance face aux aléas climatiques et phytosanitaires très différentes de celles observées dans les villages. Les risques liés aux « techniques modernes » étaient donc différemment perçus par les paysans qu’ils n’étaient mesurés par les agronomes, et c’est cette perception qui conduisait les paysans à « s’obstiner » dans une stratégie de dispersion.
39Une seconde illustration peut être trouvée, toujours dans les campagnes centrafricaines, dans les arbitrages entre coton et vivrier. La faiblesse structurelle des rendements cotonniers enregistrés en RCA [Mbetid-Bessane, 2002], si elle renvoie aux errements de la vulgarisation (liés aux aléas politiques en particulier), ne peut en effet être comprise sans un détour par les calendriers culturaux, et par les choix contre-aléatoires qui les ponctuent. Ainsi, l’itinéraire technique prôné par les vulgarisateurs n’est que rarement appliqué par les paysans ; on relève en particulier la rareté du semis précoce, pourtant présenté comme une condition sine qua non à de bons rendements. Cette « obstination à mal faire » ne ressort pas de l’usuelle et commode explication en termes « d’archaïsme paysan », mais trouve son explication, alors qu’il y a une rareté du travail disponible, dans l’existence de pics qui mettent en concurrence coton, vivrier et activités non agricoles [Yung 1989]. À ces chocs de calendriers répondent des choix « paysans », qui font passer l’objectif d’autosubsistance alimentaire avant celui du revenu cotonnier : en début de saison des pluies, l’importance du travail de défrichage retarde les semis vivriers qui eux-mêmes décalent les semis cotonniers. En outre, le coton est souvent complanté de cultures alimentaires, ce qui réduit évidemment les rendements cotonniers, mais certainement pas la productivité globale de la parcelle, ni donc l’espoir de manger à sa faim [Lallau, 2005].
40Cela nous ramène, finalement, à la notion de coût d’opportunité [Dufumier, 2006]. Les paysans pauvres confrontés à une variété ou une méthode culturale « à haut rendement », ne penseront pas potentiel génétique, rapport de prix, mais en premier lieu coût d’opportunité, avéré ou possible : quel risque prend-on en renonçant à la variété ou au schéma « rustique », et est-on capable d’affronter ce risque ? Telle est la question, trop souvent omise des schémas techniques, que se posent les paysans face au « développeur ».
41Soulignons d’ailleurs que le coût d’opportunité de l’adoption de nouvelles pratiques n’est pas nécessairement que d’ordre technico-économique. Il peut aussi être lié au rôle ambivalent joué par l’une des dotations individuelles, le capital social, partagé entre enchâssement local (bonding) et la recherche de liens extérieurs (bridging) [Ballet et Guillon, 2003]. Cette ambivalence influence les stratégies de gestion des risques adoptées et, partant, le rapport à l’innovation technique. En effet, le capital social fait souvent office, on l’a vu (tableau 1), d’assurance informelle. Une assurance que certains ne peuvent remettre en cause, en adoptant une nouvelle pratique culturale, en tissant de nouvelles relations avec l’extérieur, etc., en dérogeant aux règles sociales, aux habitudes, aux relations de réciprocité. Le refus d’innover peut alors s’interpréter comme un arbitrage en matière de gestion des risques : privilégier le capital social (garantie de survie, physique, mais aussi sociale) au détriment de l’opportunité de type productif, l’investissement « social » plutôt que l’innovation technique. Si donc, les différentes dotations en capital peuvent constituer autant de modalités d’épargne et d’assurance, à même de diminuer la vulnérabilité, elles sont parfois moins complémentaires que substituables. Cela conduit les personnes à privilégier les dotations qu’elles estiment à même de garantir le mieux leur survie.
5 – Capabilités, risques et trappes de pauvreté
42De tels arbitrages individuels ne risquent-ils pas d’entraîner des cercles vicieux, la vulnérabilité engendrant la vulnérabilité ? C’est là la troisième question majeure que pose notre approche conceptuelle. Elle tient aux implications, sur les capacités de choix des personnes, des stratégies qu’elles mettent en œuvre.
5.1 – Le cercle vicieux de la vulnérabilité
43Ces implications se mesurent tant ex ante, avant que les risques ne se réalisent ou s’ils ne se réalisent pas, qu’ex post, ce qui permet de mesurer l’efficacité de leurs pratiques de prévention et de réaction (schéma 2).
44Ex ante, les stratégies adoptées par les paysans pauvres sont souvent majoritairement défensives, tendant à préserver ce qui peut l’être de l’existant, étant donné la faiblesse initiale des « capacités d’être et de faire ». Elles recouvrent donc tantôt la volonté « adaptée » de minimiser les risques, tantôt l’incapacité d’en prendre davantage. Priment alors les pratiques de type « low risk low return » [Dercon, 2005], c’est-à-dire la saisie d’opportunités qui ne permettent guère d’entreprendre une expansion durable des capacités de choix des personnes. Même lorsqu’ils ne se réalisent pas, les risques sont au centre d’un cercle vicieux : la faiblesse des capacités de choix conduit à des pratiques de prévention qui, en retour, pèsent sur ces mêmes capacités. La vulnérabilité accroît donc la vulnérabilité (ce qu’illustrent les flèches de rétroaction sur le schéma 2).
Synthèse du cadre conceptuel

Synthèse du cadre conceptuel
45Ex post, cette efficacité limitée des stratégies de prévention réduit les possibilités de réagir lorsque l’aléa survient. Face à un choc majeur (décès d’un proche, maladie, incendie, etc.) ou à une succession de chocs, les paysans n’ont souvent d’autre choix que ceux de la décapitalisation ou de la rupture avec l’existant. Cette stratégie de l’urgence, fondée sur les impératifs de la survie, limite alors les capacités de prévention future.
46Ainsi, la faible résilience conduit à l’émergence d’un phénomène de trappe de pauvreté, c’est-à-dire à l’impossibilité de se sortir seul d’une telle situation, du fait d’une insuffisance de capacités d’être et de faire, et notamment de faire face aux risques. L’idée de cercle vicieux de la vulnérabilité recouvre donc celle d’une diminution des capabilités, liée à un niveau initial élevé de vulnérabilité, risquant d’entraîner des dégradations irréversibles tant du potentiel productif d’une exploitation que de l’autonomie de jugement et d’action de la personne et ce, même si les risques ne se matérialisent pas.
5.2 – La vulnérabilité au cœur des dynamiques de la pauvreté : illustrations rurales et périurbaines
47Différentes illustrations de ces logiques de trappe peuvent être tirées de travaux de terrain menés tant en zone rurale enclavée que dans des contextes d’agriculture urbaine. Les premiers renvoient à la stratégie du statu quo souvent adoptée, ex-ante, par les paysans du Sud-Est centrafricain [Lallau, 2004]. Cette stratégie concerne en particulier la perpétuation des routines techniques, les choix des activités productives et des cultures.
48En premier lieu donc, les rares développeurs en action dans cette région marginalisée se heurtent au rejet, par les paysans, de toute pratique nouvelle. Ces derniers affichent leur souhait de maintenir le système traditionnel de cultures associées pratiquées après brûlis. Et bien que ce brûlis puisse induire à terme, et induit déjà, une dégradation du capital naturel, du fait de la diminution de la biodiversité, de l’érosion des sols et de la disparition du couvert forestier. Une telle dégradation affecte les autres dotations en capital : la santé humaine est affectée par la diminution des rendements et par la perte du potentiel forestier (gibier, cueillette, pharmacopée), les tensions foncières s’accroissent avec la raréfaction des « bonnes terres ». Elle affecte aussi la capacité à se saisir d’éventuelles opportunités marchandes ou liées à l’offre de développement. Les paysans se montrent conscients de cette dégradation et de ses conséquences, mais s’estiment incapables de modifier leurs pratiques. On retrouve là l’ambivalence de la vulnérabilité : d’une part, ils ne disposent que de peu de ressources à mobiliser pour répondre aux attentes des développeurs (temps, trésorerie, capital social, etc.), d’autre part ils se savent, par apprentissage, vulnérables, et tendent à privilégier des pratiques qui ont permis jusqu’alors d’assurer leur survie.
49De même, c’est la volonté de se diversifier, afin de répartir les risques, qui fonde, pour l’essentiel, les stratégies productives. Elle s’observe dans la pluriactivité du rural centrafricain : agriculteur de subsistance, agriculteur commercial lorsque cela est possible, chasseur, pêcheur, cueilleur, apiculteur, artisan, transformateur, salarié saisonnier parfois. Mais ces activités sont d’abord liées à la faiblesse des revenus monétaires (cueillir ou transformer soi-même ce que l’on ne peut acheter), et, activités pratiquées par tous, elles rendent l’échange inutile et freinent les phénomènes de différenciation. Et c’est en cela que cette pluriactivité peut être qualifiée de « misérable » : elle nivelle les situations et les revenus, mais doit permettre aux villageois de subvenir eux-mêmes, quels que soient les aléas des marchés, à une majorité de leurs besoins essentiels. Elle tend à assurer une couverture minimale des besoins, mais empêche d’aller au-delà.
50La pluriactivité n’implique pas en outre une grande diversité de plantes cultivées. La prédominance du manioc dans les systèmes culturaux et dans le régime alimentaire constitue ainsi autre stratégie défensive de spécialisation (Tableau 1) : le manioc « remplit les estomacs », ce qui est très important au regard de la peur de manquer qui transparaît dans les discours villageois ; en cas de surplus, il offre des opportunités de vente moins aléatoires que d’autres plantes cultivées ; il permet de faire face à une forte contrainte de travail (taille réduite des ménages, exode rural, état sanitaire), notamment lors des pics de travaux agricoles (début de saison des pluies) ; il est enfin d’une culture aisée, se satisfait de sols peu fertiles et peut rester en terre une fois parvenu à maturité, à l’abri des feux et des dégradations animales. Ce tubercule accroît les chances de survie grâce à son rôle contre-aléatoire. Mais sa prédominance accroît toutefois, en retour, la vulnérabilité des villageois, du fait des carences liées à sa consommation, mais aussi à l’impact de sa culture sur les écosystèmes (dégénérescence des plants, épuisement des sols).
51Ces logiques de trappe s’observent aussi dans une agriculture urbaine, celle de Kinshasa, au sein de laquelle la faible résilience individuelle conduit, par agrégation, à une non-durabilité sur le plan collectif [Lallau et Dumbi, 2007b]. Au sein de cette agriculture, les maraîchers, confrontés à l’ampleur des risques encourus et à l’absence d’assurance, privilégient des pratiques contre-aléatoires. Ce dernières concernent en premier lieu leurs choix d’activités, beaucoup affirmant ne pouvoir se permettre, dans ce contexte urbain où ne prime pas le souci d’autosubsistance, le risque de la pluriactivité – même s’ils la souhaitent. C’est en effet la survie même qui pourrait être remise en cause par un détournement des ressources en travail et en trésorerie vers d’autres activités ; il n’est alors pas possible d’attendre le retour sur investissement [Lallau, 2007].
52Les maraîchers tentent pourtant d’atténuer les risques de la mono-activité en privilégiant un schéma cultural dominé par des cultures de cycles courts (amarante et céleri surtout), relativement peu exigeantes en intrants, peu sujettes aux rapines, permettant d’obtenir des recettes régulières durant les mois de pleine saison. Ces cultures sont jugées les plus « rentables » par les maraîchers, la « rentabilité » étant ici assimilée à la régularité de faibles apports de revenus. Des cultures comme la tomate, moins répandues et mieux rémunérées, mais aussi plus sensibles aux maladies et davantage sujettes à rapines, ne sont donc tentées que par les « gros » maraîchers, qui peuvent se permettre une telle prise de risque. Conjugué donc avec d’autres pratiques caractéristiques de systèmes de monoculture intensifs non ou mal chimisés et amendés (absence de rotations, manque de formation et d’intrants), ce primat de deux ou trois cultures principales conduit au développement des maladies et des attaques de ravageurs, et à une érosion du potentiel productif des sols cultivés. Au final, la diversification, celle des activités productives, celle des pratiques comme celle des cultures, est limitée par le poids de la vulnérabilité des maraîchers et, en retour, la spécialisation accroît aussi cette vulnérabilité, car elle ne permet guère l’obtention de revenus élevés et la constitution d’une épargne de précaution, et qu’elle conduit à des rendements limités. Face à l’aléa, les maraîchers sont alors souvent contraints de décapitaliser (revente de matériel, endettement informel, réduction de la consommation courante, des dépenses de santé ou de scolarisation).
Conclusion
53Les interrogations issues des propos d’un paysan centrafricain nous ont donc amené à délaisser l’usuelle distinction entre risque et incertitude, et à lui substituer une séquence conceptuelle plaçant les capabilités des personnes à l’interface des risques et de la vulnérabilité. En retour, cette formalisation, de nature socioéconomique, contribue à l’approfondissement et à l’opérationalisation de l’approche des capabilités, en enrichissant la notion de liberté d’agent par celle de résilience.
54Ex ante, être résilient, c’est adopter des stratégies de prévention efficaces qui, soit éliminent tout ou partie du risque, soit permettent de lui faire face lorsqu’il devient réalité. Nous avons montré que les stratégies de prévention qu’adoptent les agriculteurs les privent de certaines opportunités. Soit par choix, lequel, non autonome, est guidé par l’expérience de l’échec. Soit par incapacité objective de les saisir, faute de trésorerie, de formation, etc. Dans cette perspective, s’adapter à une situation de pauvreté, c’est à la fois réduire les opportunités à expérimenter, faire l’apprentissage de l’échec et tenter d’éviter la prise de risques. Affronter sa vulnérabilité, c’est alors, souvent, renoncer.
55Ex post, il s’agit de faire face à l’aléa, anticipé ou non. Face à lui, les agriculteurs pauvres n’ont souvent d’autres choix que celui de décapitaliser, en taillant dans leurs dotations, pourtant déjà faibles, en capitaux matériels ou immatériels. Le recours au capital social reste limité par la difficulté d’accumuler et le caractère généralisé du « malheur ». La capacité de rebond, via une stratégie offensive de rupture, se limite à la fuite physique ou magico-religieuse. Affronter sa vulnérabilité, c’est alors davantage résister que rebondir, aspirer au lendemain plutôt que s’y projeter.
56Renoncer et résister, tels sont les deux grands traits de l’adaptation des agriculteurs pauvres à la vulnérabilité. Ces deux termes contiennent toute l’ambivalence de cette adaptation, et toute la limite de la résilience dont ces personnes font preuve au quotidien. Elle dure, au sens courant du terme (sauf en cas de dégradation trop marquée du capital humain), mais n’est pas durable au sens d’une progression des capabilités des personnes. La survie bride les « libertés réelles », et celles-ci sont, en retour, souvent trop limitées pour permettre de s’adapter autrement que par la renonciation et la résistance.
57Une telle adaptation conduit à l’apparition de cercles vicieux, dont les paysans pauvres ne peuvent s’extraire sans une action publique volontariste. Dans la perspective adoptée ici, cette action ne doit pas être prioritairement fondée sur les marchés, la lutte contre leurs imperfections et leur incomplétude, et sur leur promotion – en particulier celle des marchés à terme –, comme cela sous-tend encore largement le Rapport sur le développement dans le monde 2008, centré sur les questions agricoles [World Bank, 2007]. Son point d’ancrage se trouve plutôt dans une volonté de développer la résilience des personnes [Dubois et Rousseau, 2001], en particulier de promouvoir des modalités d’assurance accessibles aux ruraux pauvres (qui ne passent pas nécessairement par le marché) afin de limiter le poids des risques tant sur les stratégies ex ante que sur les réactions ex post. Si la liberté est une condition substantielle du développement selon Sen, l’accès à l’assurance en constitue une condition instrumentale qu’il ne semble pas possible d’obérer. Soulignons aussi que la notion de précaution sociale, proposée par Ballet, Dubois et Mahieu (2005), trouve ici un champ d’application majeur. Il s’agit pour les autorités publiques, en vertu d’une éthique de la responsabilité, de ne pas mettre en œuvre d’actions qui pourraient porter atteinte aux capabilités des populations qui sont déjà les plus vulnérables (parce que pauvres, ou parce que féminines, etc.), et/ou qui pourraient accroître les risques que ces populations perçoivent.
58Terminons cet essai comme nous l’avons débuté, par une citation : « Nous vivons sans assurance », affirme ainsi un maraîcher de Kimwenza, en périphérie de Kinshasa. « Nous n’avons pas d’avenir », ajoute-t-il, résigné [Lallau et Dumbi, 2007a]. Une action publique responsable, en favorisant l’accès à l’assurance, contribuerait à redonner aux agriculteurs pauvres, ruraux ou périurbains, ce qu’ils pourraient considérer comme une maîtrise minimale de leur présent, et donc les amènerait à mettre en œuvre des stratégies d’amélioration durable de leur bien-être, à provoquer, par l’usage de leur propre responsabilité, une expansion de leur résilience.
Notes
-
[1]
« L’existence et l’étendue d’une menace de pauvreté et de destitution ; le danger de se situer à une niveau de bien-être socialement inacceptable » [traduction rédaction].
-
[2]
« La capacité des individus à s’aider et à influencer le monde » [traduction rédaction].
-
[3]
« L’ensemble des choix qui se présentent aux agriculteurs fait peu de place aux préférences » [traduction rédaction].
-
[4]
« Je suggère en effet que le degré de liberté dépend du nombre et de l’importance des choses que chacun (1) est libre de faire et (2) veut faire en autonomie » [traduction rédaction].