CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre. »
Thucydide II, 37 (exergue au Préambule de feu le projet de Traité constitutionnel européen)

1Aujourd’hui, la plupart des acteurs et des auteurs qui s’intéressent aux rapports entre marché et politique semblent s’accorder pour admettre d’une part l’existence d’un « grand partage » entre ces deux univers, analogue au grand partage qui a longtemps dominé la représentation des rapports entre science et société [Latour, 1988 ; 1999], et d’autre part pour s’intéresser au mouvement inverse de « politisation du marché », c’est-à-dire au processus qui conduirait depuis peu les acteurs économiques (consommateurs, industriels, distributeurs…) et politiques (gouvernements, agences publiques, instances européennes) à se saisir des supports et des outils marchands pour faire avancer des causes réputées sociales et politiques [Micheletti, 2003 ; Micheletti et al., 2003]. Par exemple, la consommation engagée cherche à élargir les préférences du consommateur aux considérations citoyennes et donc à « politiser le marché », tandis que le mouvement pour la responsabilité sociale des entreprises tente, grâce au développement de chartes et de labels ad hoc, de « marchandiser » des valeurs sociales et collectives. Mais les marchés – conçus comme des « porteurs de causes et d’enjeux » alternatifs au gouvernement – peuvent-ils vraiment faire de la politique ? Les objets politiques qu’ils sont capables de produire correspondent-ils aux intentions de ceux qui entendent les politiser ? Pour les promoteurs du consumérisme politique, la réponse à ce genre de questions est clairement positive : le marché et la politique seraient deux univers radicalement différents et la politique – tel un alien – devrait alors pénétrer les marchés pour rénover les voies de l’action publique. Après une brève présentation des travaux et des arguments qui soutiennent cette vision des choses, j’essaierai d’en montrer les limites et les dangers, afin de soutenir une approche moins inquiète et plus réaliste de l’économie politique.

1 – Politisation de la demande

2Ces dernières années, les acteurs de terrain comme les sciences sociales se sont donc intéressés au renouvellement possible des liens entre marché et politique, tant du côté de l’offre que de la demande [1]. Ce mouvement est particulièrement visible du côté de la demande, où l’on observe une impressionnante série d’initiatives qui toutes revendiquent, plus ou moins explicitement, l’urgence d’une « politisation du marché ». Ainsi, l’arme classique du boycott ajoute à l’abstention marchande une forme de protestation plus politique [Trautmann, 2004] aujourd’hui renouvelée par l’émergence de mouvements « anti-consommation » et « antipub » [Dubuisson-Quellier et Barrier, 2007]. Le commerce équitable entend attacher, par l’intermédiaire de labels, des valeurs de justice sociale à la composition même des produits [Diaz Pedregal, 2006 ; Le Velly, 2006 ; Péric-Bezaudin et Robert-Demontrond, 2006]. Le culture jamming [Rumbo, 2002 ; Carducci, 2006], c’est-à-dire le détournement critique des dispositifs marchands standard – par exemple l’ajout de l’expression Nike sweatshop à une paire de baskets Nike [Perretti, 2003] –, essaye de retourner le marché contre lui-même pour l’ouvrir à la critique sociale. Enfin, l’idée plus générale d’« action collective individualisée » subsume ces initiatives en suggérant de transformer tout consommateur en militant sourcilleux du respect des causes environnementales et citoyennes à l’occasion des moindres pratiques d’achat [Micheletti, 2004]. Or toutes ces formes d’action que Michele Micheletti propose de regrouper sous le terme très suggestif de « consumérisme politique » ont en commun d’inscrire dans le jeu marchand des enjeux qui lui seraient a priori étrangers, de replier la politique au cœur de l’échange, avec le secret espoir que le mécanisme concurrentiel permette de faire avancer les causes ainsi portées plus efficacement que les lois et les autres formes de régulation publique.

3Apparemment, on retrouve ici la dynamique du cadrage et du débordement propre aux activités économiques [Callon, 1998c] : politiser le marché, c’est d’abord supposer (mais aussi construire) l’existence d’un intérieur marchand et d’un extérieur politique, pour ensuite « internaliser » l’externalité politique, faire basculer les valeurs du côté du calcul, élargir la sphère économique en la politisant. Cette manière de raisonner est effectivement très séduisante, pour quatre raisons au moins. D’abord, l’idée que l’univers marchand échappe au contrôle de la sphère publique semble attestée par le développement des échanges internationaux et par l’extension des firmes transnationales, deux phénomènes qui posent d’importants problèmes de régulation économique et de respect des règles de justice dans le commerce international [Daugareilh, 2001]. Ensuite, loin d’être purement utopiques, les efforts entrepris pour transformer les mécanismes marchands en palliatifs des difficultés des institutions politiques s’appuient sur des dynamiques et des dispositifs très concrets, pragmatiques, potentiellement efficaces : les référentiels et les labels notamment sont des outils puissants, qui permettent la différenciation des produits, l’activation d’externalités de réseau, et donc l’enclenchement d’une concurrence vertueuse reposant non plus sur la compétition tarifaire, mais sur l’affirmation de l’économie des qualités [Callon et al., 2000] ou des singularités [Karpik, 2007]. Par ailleurs les formes de « l’action civique marchande » semblent d’autant plus mobilisables qu’elles font preuve d’une étonnante ubiquité et d’une extraordinaire labilité : elles vont en effet des actions de protestation et de mise en réseau internationales, via notamment la mobilisation d’Internet [Trumbull, 2004], à des formes d’engagement très territorialisées et localisées, comme les systèmes d’échange locaux, les solutions coopératives, etc. Tandis que les outils de communication jouent un rôle de levier considérable dans l’empowerment[2] des plus faibles, dans la mesure où ils rendent pour la première fois la communication internationale accessible aux acteurs de petite taille [Cochoy, 2004], les dispositifs locaux contribuent à enraciner « l’engagement » des citoyens dans une consommation responsable, dans la mesure où ils transforment des actions « privées et instables » en pratiques « inscrites collectivement et durables » [Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004]. Enfin, les modalités d’action du consumérisme politique sont d’autant plus intéressantes qu’elles se montrent particulièrement innovantes. Par exemple le buycott, qui se présente en quelque sorte comme l’envers du « boycott », offre la possibilité d’un achat positif qui transforme la consommation en façon de soutenir et de récompenser activement des producteurs ou des distributeurs pour leur action jugée méritante selon un certain nombre de valeurs morales ou politiques (cf. notamment le cas du commerce équitable) [Friedman, 1996 ; Friedman, 1998]. De ce point de vue, le « buycott » semble apporter un complément intéressant à la typologie des formes d’action tournées vers le marché proposée par Hirschman (1970), puisqu’il se présente comme une modalité d’action distincte de la protestation (voice) et de la défection (exit) sans pour autant se confondre avec la loyauté (loyalty). Ce nouveau type de comportement pourrait être nommé entry (en complément de l’exit) ou « adhésion » (par opposition à « défection »).

2 – Politisation de l’offre

4Ce qui est passionnant, c’est que ce qui s’observe du côté de la demande s’observe aussi du côté de l’offre. De même que les consommateurs se saisissent de la consommation pour faire de la politique autrement, les producteurs s’emparent de la politique pour redéfinir les relations de production, comme le montrent le développement de la responsabilité sociale de l’entreprise [Igalens et Joras, 2002 ; Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004 ; Vogel, 2005], de l’entreprise éthique [Salmon, 2002 ; Salmon, 2007], des chartes et des codes de conduite [Daugareilh et Poirier, 2000], des politiques de développement durable et d’investissement socialement responsable [Giamporcaro, 2004]. Certes ces nouvelles pratiques gestionnaires sont dans une large mesure une réponse aux pressions de la demande, et ne font de ce point de vue que décliner l’image productive de la consommation engagée. C’est notamment le cas des « codes de conduite volontaires » qu’une entreprise comme Nike a mis en place en réponse à de violentes campagnes de presse adressées à l’encontre de l’exploitation de la main-d’œuvre dont elle serait coupable [3]. Néanmoins et même lorsque la « production engagée » n’est que l’image du « consumérisme politique », le suivisme de l’offre n’est qu’apparent et partiel. La vigilance du public, mais aussi des concurrents et des autorités publiques, amène à une redéfinition rapide des codes de conduite et des procédures d’audit censées les encadrer. La concurrence entre Nike et Reebok s’est rapidement déplacée du marché des accessoires de sport à celui des codes de conduite ; chaque compagnie, en élaborant le sien, a ainsi implicitement accepté l’irruption de l’« éthique » comme nouvelle modalité de la concurrence mondialisée [4]. D’autres acteurs, comme l’organisation non gouvernementale Council on Economic Priorities Accreditation Agency (CEPAA), se sont saisis des problèmes soulevés par l’adoption de codes de conduite « maison », qui permettent aux entreprises la position confortable de juge et partie, pour proposer une « normalisation sociale » reposant sur un référentiel dit SA 8000 et une certification par un audit tierce partie [Cochoy, 2005]. Les instances de normalisation internationale, alertées par le développement de ce nouveau type de pratiques dans le cadre de forums privés, ont à leur tour engagé des travaux en ce sens [Enjeux, 2003 ; Signal éthique, 2000]. Enfin, les autorités publiques, notamment européennes, tentent aujourd’hui de reprendre la main. Depuis le sommet de Lisbonne en mars 2000, la Communauté européenne a fait de la responsabilité sociale des entreprises l’une de ses priorités, dans le sillage d’une résolution du parlement européen qui plaidait pour une standardisation des codes de conduite fondée sur des normes internationales et des institutions de contrôle et de sanction ad hoc (résolution du 15 janvier 1999) [Daugareilh, 2003]. De façon complémentaire, la loi française sur les nouvelles régulations économiques du 2 mai 2001 prévoit dans son article 116 que le rapport d’activité des entreprises cotées en bourse « comprend […] des informations […] sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité ».

5Au total, on assiste à la mise en place d’un continuum d’initiatives qui part des consommateurs et des entreprises privées, passe par des ONG, des syndicats, des cabinets d’audit, des instances de normalisation officielles, et finit par mobiliser les instances politiques centrales. Cette extension de la chaîne des acteurs s’accompagne d’une modification importante de la nature et des objectifs concernés. L’émergence d’une « production engagée » en réponse aux pressions du public déplace la concurrence tarifaire vers une « concurrence par l’éthique », vers un possible ethical business [Barry, 2003]. Cependant, l’intrusion d’acteurs, de professionnels et d’institutions spécialisés dans ce jeu complète, renforce et transforme l’ethical business en véritable business of ethics. Ce nouveau marché de l’éthique – qui atteste une fois de plus la remarquable capacité du capitalisme à se nourrir de sa critique [Boltanski et Chiapello, 1999] –consiste à vendre de l’expertise, des référentiels, des outils de management ad hoc, et cela d’autant plus que les injonctions en faveur de la « responsabilité sociale de l’entreprise » et du « développement durable » se trouvent reprises et parfois imposées par les institutions publiques nationales et internationales [Cochoy, 2007]. Le marché (mais aussi la politique !) de l’éthique amènent aujourd’hui les entreprises à tout mettre en œuvre pour « rendre l’entreprise descriptible » [Minvielle, 2001] mais aussi, de plus en plus, pour « rendre l’éthique calculable » [Giamporcaro, 2004 ; Gond et Leca, 2004 ; Gendron et al., 2006].

6Ce dernier effort illustre particulièrement bien le remplacement progressif de la prise en compte « réactive » des dimensions éthiques et politiques – sous la pression du marché – par une véritable logique d’offre « proactive » de management et de produits éthiques – à l’initiative des entreprises. En France, le développement du « rating social » semble avoir joué un rôle crucial dans ce basculement du consumérisme au capitalisme politique. Les agences de notation financière, et singulièrement ARESE (devenue aujourd’hui VIGEO), en mettant au point des grilles d’évaluation de la « performance sociétale des entreprises » ont fourni les outils nécessaires d’une part au développement des produits financiers éthiques, et d’autre part au développement des politiques de responsabilité sociale de l’entreprise.

3 – Un problème de performance

7Le rapprochement des initiatives de l’offre et de la demande soulève la question de l’efficacité des initiatives en présence : si les mouvements du « consumérisme politique » et de la « production engagée » se développent, force est de reconnaître la faiblesse de leurs effets, tant du côté de l’offre que du côté de la demande. Du côté de la demande, l’avalanche des études qui attestent les bonnes intentions quasi unanimes des consommateurs, toujours massivement prêts en parole à acheter ce type de produit quitte à payer davantage [5], ou à adopter des comportements plus vertueux que leurs pratiques actuelles, contraste fortement avec la dure réalité des chiffres concernant les ventes effectives [Draetta, 2003].

8Par exemple, si en France 70 % des hypermarchés commercialisent du café équitable [Jacquot, 2001] – produit phare du mouvement – en 2007, la part de marché de ce type de café n’atteint que 7 % en valeur et 8 % en volume dans la grande distribution [6]. Au plan international, la part du café équitable oscille entre 3 et 12 % dans les pays européens, et ne représentait que 0,2 % du marché américain [Vogel, 2005]. Ces chiffres donnent la mesure de la part insignifiante que représente le commerce équitable dans l’ensemble des échanges marchands. Du côté de l’offre aussi la prudence s’impose : par exemple, si le nombre de fonds éthiques a crû très fortement en France, passant de 7 à 42 entre 1997 et 2001 dans un marché des OPCVM demeuré stable par ailleurs, le marché de l’Investissement socialement responsable ne représente qu’une part minuscule de l’encours total des OPCVM (environ 0,12 % des actifs gérés en 2001 [Giamporcaro, 2004 ; Gond et Leca, 2004] ; 0,49 % en 2004) [7]. Au niveau international, la part de marché des produits financiers éthiques représente 2 % aux États-Unis et à peine 0,36 % en Europe [Vogel, 2005]. Bref, en dépit d’une progression certaine des produits engagés [8], une distance insondable semble séparer le rêve des chercheurs et des militants, qui voient dans le consumérisme politique un thème et un enjeu d’importance, et les pratiques économiques réelles, qui relèguent cet enjeu au rang de niche et/ou d’épiphénomène. Comment expliquer ce décalage, comment rendre compte de la difficulté qu’éprouvent l’altruisme et la morale à s’inscrire dans l’économie ?

9L’économiste Bernard Ruffieux nous livre des éléments de réponse particulièrement éclairants, à partir d’une revue de littérature des travaux d’économie expérimentale consacrés à l’examen de possibles comportements économiques « altruistes » ou « citoyens », à côté des actions plus classiquement « intéressées » voire « opportunistes » [9]. Les résultats de ces travaux semblent mettre à distance à la fois les postulats de l’économie classique – en attestant la possibilité de comportements altruistes – et les enthousiasmes militants – en établissant d’un côté la part limitée de l’altruisme dans l’expression des choix individuels, et de l’autre l’incapacité du marché à prendre efficacement en charge, à lui seul, les dimensions citoyennes [10]. Pour éclairer ce double constat, Bernard Ruffieux rappelle d’abord – à la suite de Samuel Bowles – que les préférences sont endogènes aux institutions, et que le cadre marchand, en particulier, a pour effet de « dissoudre » les dispositions éthiques, citoyennes ou altruistes des personnes :

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« La médiatisation du marché et les relations strictement marchandes jettent un voile sur les relations entre les hommes, exacerbant du coup le lien des individus aux seules choses. […] Cette atténuation des sentiments altruistes par les marchés est sensible et mesurable dans le laboratoire d’économie expérimentale. Utiliser le marché dans les relations d’échange, c’est d’abord introduire des prix qui dépersonnalisent les relations et les rendent impersonnelles. Utiliser les prix, c’est également mettre en avant le caractère éphémère de la relation. Le marché suggère encore que le prix constitue une équivalence complète. Enfin le marché suggère la foule et le sentiment qui en découle sur chacun : ne plus pouvoir “peser” sur les autres. ».
[Ruffieux, 2004]

11Au-delà de ce framing effect propre au marché intervient aussi la « sous-additivité » des préférences propres aux personnes, qui permet par exemple de comprendre pourquoi les consommateurs qui se déclarent à plus de 90 % hostiles à la présence d’OGM dans leur assiette ne sont plus que 35 % en situation de laboratoire à boycotter effectivement ces produits :

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« Une partie au moins de la propension à payer des consommateurs pour [les produits bio] est de type citoyenne : préserver la nature, l’environnement, la biodiversité, etc. Mais l’analyse des propensions à payer révèle la sous additivité de ces propensions. Quand un consommateur apprend qu’un produit est « non OGM », il accroît sa propension à payer. Mais s’il apprend ensuite que ce produit est aussi un produit bio, il n’accroît pas sa propension à payer dans la même proportion que pour un produit pour lequel il n’aurait pas déjà payé pour quelque chose d’alter. Ainsi, la propension à payer pour la collectivité ou pour autrui sur les marchés est-elle vite saturée. ».
(Ibid.)

13Ainsi, framing effect du marché (côté situations) et « sous-additivité » des préférences (côté acteurs) se combinent pour expliquer la « faible conductivité » de l’univers économique en matière de causes sociales et citoyennes. Que penser d’un tel résultat ? L’économie expérimentale ajouterait-elle au constat de la séparation préalable des univers politique et marchand l’enseignement de leur absence de miscibilité ultérieure ? Marché et politique seraient-ils irrémédiablement séparés, extérieurs l’un à l’autre, à jamais incapables d’échanger et de combiner leurs propriétés ? Avant de répondre à ce genre de questions, je voudrais envisager un autre problème que soulève l’hypothèse d’une « politisation du marché », à savoir la question de son ancrage historique et empirique.

4 – Un manque de cohérence historique et un défaut d’ancrage empirique

14L’idée de « politisation du marché » suppose à la fois l’existence d’un état antérieur du marché « non politisé » et d’un contexte favorable à l’expression d’un tel mouvement. Pour les militants du « consumérisme politique », les mouvements actuels seraient « nouveaux », et seraient la réponse adéquate à des transformations elles-mêmes « nouvelles » de l’économie.

15La première hypothèse ne résiste guère à l’examen des faits, comme le soulignent d’ailleurs à l’envi les spécialistes qui ont abordé ces questions. Le boycott et le buycott ont par exemple été utilisés comme moyens de lutte contre l’esclavage puis de défense des droits civiques des noirs aux États-Unis, comme modalité de l’opposition non violente au colonialisme anglais menée par Gandhi, ou bien encore comme arme dans le combat contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud [Micheletti, 2003]. Il existe par ailleurs des analogies troublantes entre les discours militants qui animent aujourd’hui les promoteurs du commerce équitable et le discours des ligues d’acheteuses de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, tant en Europe [Chessel, 2004 ; Chessel, 2005] qu’aux États-Unis [Glickman, 2004]. Hier comme aujourd’hui, on militait pour l’usage de la consommation comme moyen de faire respecter les conditions de travail, à grand renfort de boycotts, de labels, de « listes blanches » de produits respectueux des droits des travailleurs. Hier comme aujourd’hui, on proposait de recourir au marché pour prendre en charge des problèmes que l’État tarde à assumer : à l’époque de la Progressive Era aux États-Unis et de la « nébuleuse réformatrice » en France [Topalov, 1999], les initiatives des militants sensibles aux problèmes sociaux de leur temps visaient largement à contrer, au niveau local, la relative absence de prise en compte de ces questions par des autorités publiques centrales d’obédience plutôt libérale.

16Mais alors, si les initiatives des différentes périodes sont, dans une certaine mesure, comparables, la connaissance de l’évolution des mouvements anciens ne permettrait-elle pas d’anticiper celle des mouvements à venir ? Le déclin du consumérisme politique du siècle passé s’explique sans doute très largement par la capacité dont ont su finalement faire preuve les acteurs et les institutions politiques « standard » pour reprendre enfin à leur compte les problèmes soulevés, comme le montre la mise en place d’appareils juridico-techniques adaptés : répression des fraudes [Canu et Cochoy, 2004], assurances sociales [Ewald, 1996], appareils statistiques [Desrosières, 1993], régulation des marchés [Kuisel, 1984], affirmation de l’État-providence [Rosanvallon, 1992]. Tandis que la répression des fraudes a pris en charge directement la maîtrise des dangers matériels que posaient les asymétries d’information entre vendeur et acheteurs, les autres institutions, a priori plus distantes et non directement orientées vers les enjeux de consommation, ont en fait pris à bras le corps les problèmes sociétaux que les mouvements de consommateur n’avaient de cesse d’identifier derrière la commercialisation des produits – insécurité du travail, exploitation de la main-d’œuvre, impuissance publique en matière de connaissance et de contrôle des marchés – faisant reculer du même coup la nécessité d’une action politique au plus près des produits.

17Le rappel des évolutions passées devrait nous inciter à ne pas envisager trop vite en termes de « faillite » cette soi-disant incapacité politique des États à surmonter certains problèmes qui ne relèvent peut-être que d’une « carence » provisoire du politique, au sens traditionnel du terme, et à s’intéresser plutôt aux innovations susceptibles de rénover l’action publique pour faire face aux défis d’aujourd’hui.

18C’est ici qu’intervient le deuxième point d’appui du consumérisme actuel, à savoir son ancrage dans le contexte de la « mondialisation ». L’essor (ou plutôt le renouveau) de la consommation engagée est unanimement attribué à l’avènement d’un monde globalisé qui, en rendant inefficaces les solutions portées par les appareils gouvernementaux et juridiques « nationaux », légitimerait ipso facto l’avènement de nouveaux modes de régulation fondés sur les initiatives privées, tels la consommation citoyenne, les codes de conduite, les labels et les systèmes de certification censés garantir le caractère éthique, socialement responsable ou respectueux de l’environnement des produits [Micheletti, 2004]. La question que posent ces mouvements est dès lors moins celle des fins poursuivies – qui oserait nier la nécessaire défense de l’environnement, des droits sociaux et de la solidarité humaine ? – que des moyens proposés pour y parvenir : le souci de promotion d’une « gouvernance fondée sur le marché » s’apparente, volontairement ou non, à une véritable mise en cause du « gouvernement », de l’État et des autorités publiques classiques, dont l’on met en doute l’efficacité et les capacités d’action. Or se défier de l’État tout en cherchant à lutter contre certaines dérives du marché, c’est au mieux prendre le risque de mettre en danger certaines des armes qui permettent de mieux les circonscrire (par exemple en remplaçant la régulation classique par l’avènement d’un droit mou [11]), au pire assurer l’extension paradoxale des mécanismes que l’on entend combattre.

19En disant cela, il ne s’agit nullement de défendre une position conservatrice qui, derrière la mise en cause des nouvelles façons d’instruire la politique, viserait surtout à sauvegarder l’appareillage politique existant. Tout au contraire, il faut bien reconnaître que l’agencement actuel des institutions publiques peine effectivement à surmonter les difficultés d’aujourd’hui. Il est même très facile d’abonder ce dernier diagnostic, en citant par exemple le cas symptomatique de la dissociation entre l’Organisation internationale du travail (qui s’attache à défendre des standards minimaux pour les personnes) et l’Organisation mondiale du commerce (qui s’occupe de fixer les règles de la concurrence pour les biens et services). L’absence d’articulation entre ces deux institutions a pour effet de perpétuer une paralysie désolante : tout ce qui pourrait élever les standards en matière de droit du travail a tendance à être dénoncé par l’OMC comme une entrave à la concurrence ; tous les repères technico-économiques dont la prise en compte pourrait aider à fonder un droit du travail adéquat n’entrent pas, de façon symétrique, dans le champ de réflexion de l’OIT [Cochoy, 2005]. Faute d’un droit international du travail viable, c’est-à-dire adossé à une régulation convenable de la mise en marché des biens et services, les droits des travailleurs se trouvent bafoués, tandis que se développent des formes de concurrence qui exacerbent les inégalités qu’elles sont censées réduire [Veltz, 2000 ; Cohen, 2004]. Au chapitre de l’impasse du politique, on pourrait aussi citer les incertitudes dont seraient porteuses les instances européennes. Ces incertitudes ont amené certains, à l’occasion du processus avorté de ratification du projet de Traité constitutionnel européen, à refuser la réforme et le renforcement des institutions existantes au motif que ces transformations ne feraient que soutenir une dérive des politiques européennes vers des orientations toujours plus libérales.

20Mais si les institutions politiques internationales ou régionales font face à une crise certaine, soit dans leurs pratiques, soit dans les esprits, la question se pose de savoir si ces difficultés plaident pour l’abandon de la politique au marché, avec les résultats mitigés que l’on voit – et les risques plus discrets que j’évoquerai plus loin –, ou au contraire pour un engagement plus ferme dans la nécessaire rénovation des institutions publiques. Bruno Latour a montré que les problèmes que pose l’accueil des « non-humains » dans la démocratie (virus du sida, trou dans la couche d’ozone, réchauffement climatique…) nécessitent l’invention de nouvelles formes de représentation politique, de nouvelles expertises et de nouvelles institutions [Latour, 1999]. De façon symétrique, on peut se demander si la prise en compte des humains dans la dynamique marchande n’appelle pas le même genre de transformations. De même que la politique ne doit pas être confiée à la science chaque fois que se pose un problème du côté de la nature, elle ne doit pas être abandonnée au marché chaque fois que survient une difficulté du côté de l’économie. L’invention des nouvelles institutions hybrides que Latour appelle de ses vœux est en route du côté de l’environnement, avec l’inscription du principe de précaution dans la Constitution française, le développement des nouveaux modes d’agir démocratique des « forums hybrides » [Callon et al., 2001], l’intervention du protocole de Kyoto puis du GIEC au niveau international [Dahan-Dalmenico et Guillemot, 2006]. Du côté de la sphère économique et sociale, la question se pose de savoir si les marchés ont besoin du discours et de la morale véhiculés par des chartes et les labels volontaires, ou plutôt de procédures et d’institutions élargies et renouvelées, susceptibles de légitimer l’action de nouvelles agences, polices, normes, et corps d’inspection propres à soutenir les décisions qui seront prises collectivement et dans les règles.

5 – L’oubli de la contribution politique du marché

21Le consumérisme politique tente de faire porter par le marché les valeurs qui lui tiennent à cœur, un peu à la manière d’un généticien qui s’applique à inoculer un gène extérieur dans le noyau d’une cellule, dans l’espoir que celle-ci parviendra à « l’exprimer ». Or cette métaphore implicite a ses limites, non seulement parce que – comme nous l’avons déjà vu – le marché peine à relayer les valeurs politiques qu’on entend lui communiquer du dehors, mais surtout parce qu’il se montre en revanche très prompt et habile à engendrer des objets politiques à sa manière, d’une façon d’autant plus efficace qu’on n’y prête pas garde, bien à l’abri derrière l’idée que tout ce qu’il produit n’a rien de politique. Pour résumer ces arguments en poursuivant la métaphore, on pourrait dire que si l’on ne réussit guère à modifier volontairement le patrimoine génétique des cellules marchandes, ces dernières excellent en revanche à muter « politiquement », mais sans que l’on puisse ni prévoir ni contrôler les mutations qui s’opèrent, ni même d’ailleurs repérer suffisamment tôt le caractère politique de telles mutations.

22Pour illustrer la capacité de production politique du marché et cerner ses enjeux, je voudrais partir d’une comparaison a priori aussi loufoque que risquée, qui consiste à mettre en parallèle un isoloir de bureau de vote et un chariot de supermarché. Entreprendre ce parallèle, c’est dissiper très vite son apparente bizarrerie. Que sont en effet l’isoloir et le chariot ? Ce sont tous deux des technologies de choix, qui participent, chacune dans son domaine respectif et à sa manière, à définir l’identité et l’orientation du sujet qui choisit. Commençons par l’isoloir puisque celui-ci, à la différence du chariot, n’aura aucune difficulté non seulement à être reconnu comme un objet digne des sciences sociales et politiques, mais surtout à convaincre de son importance et de son effectivité [Garrigou, 1992]. Nous savons tous en effet à quel point cet innocent paravent républicain a contribué à rendre possible la fiction politique a priori aussi problématique qu’irréaliste d’un sujet majeur décidant seul, indépendamment de la présence physique de ses adhérences familiales, sociales, politiques, culturelles ou religieuses, grâce à l’opacité d’un rideau qui rend le choix secret, à l’exiguïté d’un cadre (et d’une enveloppe) qui soutiennent le principe « un homme [une femme] une voix », à la hauteur de la tablette qui rappelle que le geste est restreint aux adultes. Le chariot de supermarché, comme l’isoloir, est lui aussi un dispositif de cadrage des choix, mais sa conformation complètement différente produit un sujet et des gestes en tous points opposés : au secret de l’isoloir le panier grillagé oppose son extrême transparence qui, en offrant les choix de chacun à la vue de tous, vient encourager l’occurrence des processus mimétiques d’où naissent les normes de consommation [Tarde, 2001 ; Gaglio, à paraître] ; l’exiguïté de l’isoloir trouve son négatif dans la vaste corbeille du chariot, dont l’immense vide invite cette fois le sujet à multiplier les choix et non plus à les concentrer sur un seul ; au supermarché, tout se passe comme si la tablette singulière et discriminante de l’isoloir se métamorphosait et se pluralisait sous la forme de deux équipements distincts : une large barre et un siège pour enfant. Or ces derniers dispositifs viennent d’une part écarter toute logique censitaire pour soutenir un choix vraiment universel, ouvert aux personnes de tous âges et toute condition, et d’autre part rompre avec l’idée du choix d’une seule personne, pour promouvoir au contraire l’accueil d’une entité « choisissante » à la fois collective et familiale [Cochoy et Grandclément, 2005 ; Cochoy, 2008].

23Est-il possible de reconnaître les effets de l’isoloir tout en niant dans le même temps ceux du chariot ? Et si l’on reconnaît ces effets, au nom de quoi ceux du second ne pourraient-ils pas recevoir le qualificatif de « politique » que l’on attribue sans hésiter au premier ? Paradoxalement, la logique devrait même nous conduire à reconnaître que ce qualificatif convient beaucoup mieux aux effets du chariot qu’à ceux de l’isoloir. Le chariot établit en effet des formes d’agrégation des choix beaucoup plus sociales, collectives et transparentes (comme on les aime en politique) que l’isoloir, lequel préfère plutôt l’idéologie du sujet et de la sommation des choix individuels que l’on croyait propre à l’économie [12]. Isoloir et chariot produisent donc tous deux des effets politiques, dans des proportions et selon des orientations parfois surprenantes. Mais lorsque l’on a dit cela, on n’a pourtant nullement dissous l’un dans l’autre, on n’a pas sombré dans le relativisme, car les différences qui séparent les deux dispositifs sont comme nous l’avons vu cruciales : d’un côté, l’isoloir « fabrique » un sujet isolé décidant seul en le « coupant » de la société ; d’un autre côté, le chariot réagrège un collectif, et redéfinit le « cens » de la consommation (combien, à quel âge), en fournissant des supports propres à faciliter le rassemblement d’un consommateur pluriel. Cet exemple n’est donc pas si banal, exotique et anodin que nous aurions pu le penser.

24Mais admettons que l’exemple du chariot soit banal, anecdotique, voire farfelu ou faiblement concluant, et allons plus loin. Pour cheminer en ce sens, glissons d’une acception du marché à l’autre, quittons une place marchande très locale pour une autre très globale, abandonnons l’espace trivialement matériel des supermarchés de quartier pour l’univers virtuel, beaucoup plus chic, de l’Internet planétaire : laissons de côté notre très prosaïque chariot pour la haute technologie du moteur de recherche Google. Qu’est-ce que Google, d’où vient ce dispositif et quels sont ses effets ? Poser cette question en des termes aussi généraux ne manquera pas d’éveiller notre vigilance, et donc de produire cette réponse indiscutable : Google est évidemment une multinationale privée qui pèse lourdement sur le marché des nouvelles technologies et sur l’orientation d’un grand nombre de comportements à l’échelle mondiale. Pourtant, au quotidien, dans le huis clos de nos bureaux ou de nos foyers, au cœur de nos activités personnelles ou professionnelles, notre perception de la « question » (cette fois au sens thématique et non plus scolaire du terme) a toutes les chances d’être bien différente. Comme nous allons le voir, notre moteur de recherche brouille aussi singulièrement que discrètement les claires catégories du « public » et du « privé » – deux opérateurs que nous croyons pourtant simples et indiscutables, et dont nous nous servions donc depuis longtemps sans retenue et avec assurance pour ordonner le monde, et tracer partout et à coup sûr une frontière bien étanche entre les mondes opposés du « politique » et du « marchand ».

25Admettons-le : Google est devenu pour nombre d’entre nous un outil familier, un compagnon de tous les jours, un infatigable serviteur, toujours disponible, admirablement constant, étonnamment généreux, merveilleusement docile, prodigieusement rapide et terriblement performant ; Google est ce moteur de recherche qui vient à tout instant, l’espace d’un clic et sans rien exiger de nous en retour (ou presque [13]), faciliter l’accomplissement d’une partie de nos tâches courantes et démultiplier nos capacités cognitives, au point qu’à certains moments et dans certaines conditions, la disponibilité de cet outil de recherche finit par nous apparaître aussi indispensable et naturelle que la présence de l’air que nous respirons [14]. De ce point de vue, faire preuve d’un peu de bon sens et d’honnêteté devrait nous conduire à présenter Google non plus comme l’ogre capitaliste que nous pensions, mais plutôt comme l’authentique service public avec lequel nous sommes engagés – autrement dit, comme une institution éminemment politique ! En effet, n’en déplaise aux amoureux des services publics « authentiques » (sic), le paradoxe veut qu’aucune de ces institutions d’intérêt général qu’ils aiment tant ne soit jamais parvenue et ne parviendra sans doute jamais à répondre aussi bien que Google aux critères qu’une longue tradition juridique a tant bien que mal tenté d’établir pour définir la catégorie : continuité absolue du service, égalité d’accès et de traitement, adaptabilité… [Chrétien, 1998 ; Guglielmi et Koubi, 2007].

26À la lumière d’un tel exemple, on comprend à quel point les notions de « public » et de « privé » devraient être regardées non pas comme des essences, mais comme des états : est public ce qui est ouvert à tous et débattu collectivement ; est privé ce qui est fermé, et s’impose en vertu des règles qui gouvernent le transfert des droits de propriété. De ce point de vue, Google devrait être défini comme un « service public privé » : public car ouvert à tous, privé car organisé autour d’un système à la discrétion de ses propriétaires. On pourrait en dire de même de la Bibliothèque nationale de France qui, à l’inverse, est « publique » dans la mesure où l’institution émane de l’autorité politique et surtout du débat démocratique qui lui a donné (au moins très indirectement) naissance, mais beaucoup plus privée que Google (au sens de « fermée ») si l’on se réfère à son accessibilité infiniment plus restreinte, tant en termes d’horaires que de lecteurs admissibles. En raisonnant ainsi, on est conduit à abandonner l’idée de « substances » privées ou publiques, et donc à reconnaître d’une part que la société n’est faite que d’un seul bois, celui des hommes et des choses qu’elle combine, mais d’autre part que cette combinaison s’organise selon des règles dont l’ouverture et la fermeture peuvent varier fortement, et créer ainsi de fortes différences. Autrement dit, au lieu de dresser partout des apartheids en opposant les « gens du public » et « les gens du privé », les « services publics » et les « entreprises capitalistes », mieux vaudrait se rendre compte que la différence entre le public et le privé ne tient pas à une différence de nature (ces deux mots ne sont pas des substantifs) mais à des écarts de procédure : public et privé sont plutôt des adjectifs, et encore mieux des adverbes qui caractérisent des façons différentes de déployer une action sociale particulière (diffuser de l’information auprès des internautes ou mettre des livres à disposition des lecteurs publiquement/privément).

6 – Un problème de légitimité

27Présenter Google comme un « service public privé » invite à réfléchir au sens de cet étonnant oxymore, et donc à retracer le chemin qui relie les deux termes, pour se donner une chance de mettre au jour les problèmes que pose la production historique d’une telle chimère. [15] L’histoire de Google relève de la garage economy [Battelle, 2006 ; Vise et Maniez, 2006], c’est-à-dire de ces aventures économiques typiquement américaines, insignifiantes au début, immenses au final, qui démarrent toujours du côté du marché très localement et sans que personne n’y prenne garde, mais dont l’on s’aperçoit plus tard qu’elles finissent par produire, par effets d’agrégation successifs, des transformations planétaires qui interpellent (ou devraient interpeller) l’attention des citoyens et des autorités publiques. Ces aventures et leurs résultats viennent en effet peser sur l’orientation et la définition même des rapports sociaux : Mac Donald définit non seulement un goût planétaire mais des formes particulières d’organisation sociale qui parviennent, de proche en proche, à contaminer l’ensemble de la société [Ritzer, 1998] ; le logiciel Powerpoint de Microsoft propose des formats cognitifs qui structurent la pensée et la communication contemporaines [Yates et Orlikowsky, 2007] ; les algorithmes de Google viennent travailler subrepticement les préférences pour l’information de chaque internaute.

28Mais quelles sont les grandeurs, au sens civique du terme [Boltanski et Thévenot, 1991], qui fondent le classement des entrées dans la liste que nous livre le moteur de recherche ? La question pose problème, non pas parce qu’elle serait sans réponse, mais parce que cette réponse « appartient » entièrement à Google. Le principe de l’algorithme, loin d’être totalement opaque, est au moins partiellement divulgué, et même fièrement revendiqué par l’entreprise :

29

« L’élément fondamental de notre logiciel est PageRank, un système de classement des pages Web mis au point par les fondateurs de Google (Larry Page et Sergey Brin) à l’université de Stanford. […] PageRank est un champion de la démocratie : il profite des innombrables liens du Web pour évaluer le contenu des pages Web – et leur pertinence vis-à-vis des requêtes exprimées. Le principe de PageRank est simple : tout lien pointant de la page A à la page B est considéré comme un vote de la page A en faveur de la page B. Toutefois, Google ne limite pas son évaluation au nombre de « votes » (liens) reçus par la page ; il procède également à une analyse de la page qui contient le lien. Les liens présents dans des pages jugées importantes par Google ont plus de « poids », et contribuent ainsi à « élire » d’autres pages. Les sites qui se distinguent par leur qualité sont affectés d’une valeur PageRank plus élevée, et Google en tient compte lors de chaque recherche. Bien entendu, les pages jugées « importantes » par Google vont vous laisser indifférent si elles ne répondent pas à vos requêtes… Aussi, pour retrouver les pages qui correspondent au mieux à votre requête, Google complète l’évaluation PageRank par des mécanismes évolués de correspondance de texte. Google ne pratique pas la vente des positions dans ces résultats ; autrement dit, il n’est pas possible d’acheter une valeur PageRank supérieure à la réalité du Web. »
(http://www.google.fr/intl/fr/why_use.html)

30Certes, les critères qui sous-tendent la valorisation des « pages jugées importantes par Google » et des « sites qui se distinguent par leur qualité » restent obscurs et méritent donc notre vigilance, mais, dans l’ensemble, la logique mise en avant reste contre toute attente beaucoup plus politique que commerciale (le rang des liens n’est ni négociable ni tarifé). Le problème est donc moins dans le code, dans son opacité relative ou dans son caractère marchand, que dans le mécanisme qui a présidé à son élaboration. Une vision naïve du marché peut ne voir aucun problème dans la domination de Google, puisque la solution retenue est celle qui satisfait le plus grand nombre, à l’intérieur comme à l’extérieur du moteur de recherche : à l’intérieur, le moteur privilégie à quelques aménagements près les votes les plus nombreux ; à l’extérieur, les usagers les plus nombreux privilégient à quelques infidélités près le moteur Google. Pourtant, l’accord sur Google et son code se fait ex post et non ex ante, sans débat préalable sur ses propriétés intrinsèques qui pourtant définissent la valeur et la hiérarchie des informations pour l’ensemble de l’humanité ! Sans doute, le succès de Google repose-t-il sur les qualités que chacun lui reconnaît, dans la mesure où l’usage de Google est strictement personnel et nullement influencé par celui d’autrui. Mais pour d’autres produits, comme les systèmes d’exploitation ou les logiciels de bureautique, l’économie de l’innovation a montré depuis longtemps que la logique marchande peut aussi imposer des produits sous-optimaux, sans possibilité de retour en arrière. En effet, l’utilité de ce type de biens croît très vite en raison de l’extension de leur usage, indépendamment de leurs propriétés intrinsèques (« je préfère le traitement de texte que les autres préfèrent, parce qu’il me permet d’échanger plus largement des fichiers »). Selon ce mécanisme dit de path dependency un produit médiocre mais très tôt et largement diffusé peut donc très vite s’imposer et empêcher l’entrée de concurrents potentiellement plus performants (cf. l’exemple classique du clavier Qwerty [David, 1985]).

31Au total, les chariots de supermarché ou les moteurs de recherche sont de petits objets qui font de petites choses au départ à l’abri de la moindre attention politique, mais dont l’effet global relève de l’effet de société ou du rapport de pouvoir : ils définissent des normes de consommation ; ils imposent subrepticement des systèmes d’orientation et de comptabilité de la connaissance ; ils « performent » toute une économie, agencent des espaces de calcul, étendent une algorithmique. Or, si je peux voter contre le gouvernement pour changer le cours de la loi, je peux plus difficilement voter pour évincer les arrangements mis en place par le jeu du marché. Du coup, compte-tenu de la force et de l’inertie des mécanismes marchands, ne serait-il pas préférable que les standards qui soutiennent nos vies soient mieux définis en amont, et plus largement et collectivement débattus, bref soumis sinon à l’autorité publique, du moins à sa participation ? Le marché a certes l’avantage de l’exploration, de la souplesse, de l’invention, mais la politique « publique » a pour sa part la vertu de faire précéder les choix individuels par des débats ouverts dans les règles, assortis d’une décision rituelle et solennelle. On peut discuter de l’adéquation de telles procédures à la réalité des choses, mais, de même que le droit a pour lui l’autorité de la chose jugée, la politique a pour elle la légitimité de la chose votée. De ce point de vue, consommation ordinaire et consommation engagée doivent être renvoyées dos à dos, puisque l’une comme l’autre privilégient les choix marchands individuels sur les formes institutionnelles, politiques et collectives de décision [Metrot, 2006].

32Avec nos chariots et nos écrans avons-nous quitté le « consumérisme politique » ? Oui. Avons-nous pour autant sombré dans le hors sujet ? Non. Nous avons quitté le consumérisme politique sans jamais nous éloigner de la politique et de la consommation ; nous avons même adhéré beaucoup mieux à ces enjeux qu’on ne pourrait le penser. Tel est bien le paradoxe : plutôt que de se préoccuper de mettre de la politique dans le marché, mieux vaudrait peut-être se préoccuper de saisir la politique qui s’y trouve déjà, suffisamment tôt, avant que le débat public ne devienne inopérant. La politique devrait être saisie avant qu’elle ne le devienne (c’est-à-dire là où elle est supposée ne pas se trouver mais où elle prend néanmoins racine), un peu à la manière de ces larves de moustiques qu’il vaut mieux éradiquer avant leur éclosion, de ces vampires dont il faut transpercer le cœur avant qu’ils ne se réveillent, de ces tumeurs qu’il faut extraire avant qu’elle ne deviennent cancéreuses, etc. [16]. Inversement, à vouloir préserver la politique du marché, à considérer qu’il y a une cloison étanche entre l’un et l’autre, à postuler qu’il existerait des choses non politiques qu’il faudrait politiser, et des choses marchandes qu’il faudrait seulement regarder de loin et dénigrer, ou concurrencer par la mise en marché bien tardive et peu efficace de solutions alternatives peut-être plus vertueuses [17] mais aussi plus coûteuses, on crée toutes les conditions de leur hybridation, et même de la subversion du politique par le marchand [Gendron et al., 2006].

33Il ne s’agit pas, bien sûr, de donner un sens moral à cette subversion : un chariot peut être dénoncé comme le symbole d’une consommation écœurante ou réhabilité comme une digne prothèse capable de corriger les asymétries physiques et politiques dont souffrent les plus jeunes ou les plus vieux ; Google peut être considéré tout à la fois comme un big browser public ou comme un dangereux big brother privé. Et les exemples peuvent être multipliés : les OGM peuvent être conçus comme d’horribles monstres porteurs de domination économique et de risques sanitaires, ou comme un moyen efficace de se passer des pesticides et de lutter contre la faim dans le monde ; les entreprises socialement responsables peuvent être vues comme les hérauts d’un capitalisme moral ou comme de nouveaux loups trempant leur patte dans la farine de l’éthique pour séduire un public naïf et sans défense [Cochoy et al., 2006], etc. Chaque fois, un débat est possible qui ne doit pas être tranché, mais posé. En d’autres termes, avant de qualifier les évolutions en cause, nous devrions d’abord élargir simplement le décompte des entités qui importent à celles qui apparaissent en dehors des cadres formalisés de l’univers dit politique, au sens étroit du terme. De telles controverses ne devraient se régler ni dans le huis clos des contrats privés, ni dans le champ ouvert du fauchage volontaire, ni même dans l’évitement politico-consumériste des labels bio et de l’étiquetage informationnel, mais sur la place publique, qui est aussi celle du marché ; en quelque sorte, il serait peut-être sage de considérer à nouveau le marché comme l’arène politique qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, tant il est vrai que l’Agora des origines désignait un espace où s’échangeaient à la fois les paroles publiques et les biens commerciaux.

Conclusion

34Michele Micheletti, à qui revient le grand mérite d’avoir fédéré la communauté des chercheurs intéressés par la « politisation du marché », s’enthousiasme à l’idée que le marché serait le meilleur raccourci pour atteindre des objectifs sociaux et politiques [Micheletti, 2003]. Mais en raisonnant ainsi, on fait bon marché de l’exigence proprement politique d’après laquelle ces objectifs devraient être soumis au débat public et à l’assentiment du plus grand nombre. La définition du « bien commun » ne va jamais de soi et ne peut être laissée à l’initiative des seuls acteurs isolés et/ou privés, même si ces acteurs se déclarent parés des meilleures intentions [Cochoy, 2005]. Certes et comme nous venons de le voir, le marché rend parfois des services tout aussi politiques, moraux ou collectifs que les institutions publiques, mais il les rend à sa manière, par agrégation de décisions locales, par combinaison d’effets techniques, bref par sommation de gestes disjoints, marginaux et presque anodins, mais qui peuvent « en fin de compte » produire des irréversibilités lourdes de conséquences sans pour autant avoir été soumis à l’engagement préalable d’un débat public les concernant. C’est ici que la citation citée en exergue du présent texte prend tout son sens : « Notre Constitution est appelée démocratie, dit Thucydide, parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre. » En démocratie, la définition des états du monde ou la désignation de ceux qui sont susceptibles de les définir sont soumises à l’approbation préalable et récurrente de la majorité ; sur le marché, elles sont au contraire laissées à l’initiative des first movers et abandonnés aux processus de sédimentation itératifs et aléatoires qui en résultent.

35En définitive, on saisit bien les limites de la « politisation du marché ». Certes, définir la politique comme externalité par rapport au marché est utile pour signaler que le marché ne prend pas en charge certaines dimensions (du côté des contenus) et pour montrer, a contrario, qu’il recèle une série de ressorts en théorie capables d’internaliser les externalités politiques (du côté de la forme). Mais cette façon de voir a tendance à naturaliser ce qui relève de la politique et ce qui dépend du marché. L’idée de « politisation » du marché a raison de présenter comme « politiques » les valeurs que ce mouvement tente d’introduire dans le marché, mais elle a tort de laisser supposer que seules ces valeurs sont politiques, qu’il existerait un avant et un après, qu’il y aurait un marché vierge de toute politique qui basculerait soudainement dans un univers civique qui lui aurait été jusque là étranger. Je voudrais au contraire souligner pour conclure à quel point le marché est depuis toujours et de part en part un espace politique, et réfléchir aux conséquences d’un tel constat.

36Marché et politique se sont en effet construits ensemble ; la politique n’a jamais quitté le marché. Si Adam Smith a imaginé le mécanisme de la main invisible comme une façon d’échapper à la poigne du Prince – comme un moyen d’obtenir l’ordre social en se libérant, au sens propre, de l’autorité publique [Hirschman, 2002] – Polanyi (2001) nous a appris que le marché smithien a été institué puis régulé politiquement : l’utopie libérale n’a pu s’inscrire dans les faits qu’à partir du moment où elle est devenue un véritable projet politique soutenu par les autorités publiques ; l’économie de marché n’a pu ensuite se maintenir qu’avec le soutien d’institutions publiques destinées à en contrôler et à en garantir le fonctionnement ou, comme le souligne à juste titre l’économie des conventions, grâce à la médiation d’un ensemble de dispositifs « politico-économiques » capables de d’assurer à la fois la « justice et la justesse des évaluations » et « l’efficience » des échanges économiques [Eymard-Duvernay et al., 2007]. Enfin, la politique elle-même, sous la forme de la démocratie occidentale, a puissamment soutenu l’avènement de l’individu cher à l’économie en construisant, à grand renfort de vote personnel, d’urnes [Ihl, 1993] et d’isoloirs [Garrigou, 1992], la figure d’un sujet libre, rationnel et décidant seul.

37Plaider pour un retour à une séparation étanche entre marché et politique n’aurait donc guère de sens. En effet, un tel retour fonderait le renforcement du double plaidoyer soit pour la politisation du marché (qui cherche à transférer aux acteurs économiques l’avancement des valeurs collectives, au risque d’oublier les dangers que j’ai signalés) soit pour une politique économique classique (laquelle croit aussi à l’extériorité relative des faits économiques et politiques, au risque de négliger la capacité des acteurs à jouer avec la forme et le discours du collectif). Il convient donc plutôt de comprendre que, de même qu’il n’existe pas de grand partage entre « nature » et « société » [Latour 1999], il n’existe pas de solution de continuité entre l’« économie » et l’« État ». Pour reprendre et étendre le schéma de Latour, on pourrait dire qu’il n’existe qu’un seul et même collectif qui comprend le social, la nature, mais aussi les objets économiques. Or la politique ne doit pas plus être abandonnée aux marchands qu’elle ne doit l’être aux scientifiques. Le marché est politique de part en part, mais la politique des marchands n’a rien à voir avec celle des autorités investies du pouvoir légitime garanti par des procédures collectives et une Constitution. On retrouve ici toute l’intuition de Neil Fligstein qui ne se contredit nullement lorsqu’il insiste, d’un côté, sur l’importance de la régulation politique classique dans la conduite des affaires économiques et, de l’autre, sur la reconnaissance du fait que l’« action sur les marchés est intrinsèquement politique, car avec cette action il s’agit de savoir comment interagissent des acteurs dotés d’ensembles de ressources très différents » [Fligstein, 1996].

38Tout le problème politico-économique consiste bien à repenser l’articulation entre les deux faces économique et publique de la même réalité politique marchande. Pour cheminer en ce sens, je conclurai comme jadis aux vertus du vice. Mais au lieu de donner à cette formule le sens que lui conférait l’optimiste tradition libérale, pour qui le libre jeu des vices privés serait de nature à engendrer à lui seul l’avènement miraculeux du bien commun, je lui conférerai un sens durkheimien, selon lequel le poison du vice, tel un vaccin, est le meilleur moyen de revigorer le corps social et la direction politique de l’économie. Je veux croire que l’inventivité propre au marché, l’allégresse, l’astuce, la malice des acteurs économiques – dont le vice est la principale vertu – poussera les acteurs publics et derrière eux les citoyens à réinventer leur action, le droit, et peut-être au bout du compte les ressorts essentiels de la chose publique.

Notes

  • [1]
    Ici, nous ne rechercherons pas à présenter l’ensemble des phénomènes concernés. Pour une revue de littérature exhaustive, nous renvoyons à l’ouvrage très riche et synthétique de Michele Micheletti (2003). Pour des aperçus plus sectoriels et fouillés, on pourra se reporter aux travaux que rassemblent des revues comme Business Ethics Quarterly ou Business Ethics: A European Review, à l’ouvrage collectif dirigé par Michele Micheletti et ses collègues [Micheletti et al., 2003] et au numéro spécial récent de Sciences de la société [Chessel et Cochoy, 2004].
  • [2]
    Que l’on peut traduire par responsabilisation.
  • [3]
  • [4]
  • [5]
    Cf. par exemple, pour le cas français, le sondage réalisé par IPSOS, en septembre 2000, auprès de 1018 consommateurs de plus de 15 ans, pour le compte de la Plate-forme pour le Commerce Équitable (http://www.altereco.com/PDF/sondage%20IPSOS%20oct%202000.pdf).
  • [6]
  • [7]
  • [8]
    Dans sa rubrique « chiffres et données », à propos du marché français, le site de Novethic est prolixe en montants absolus impressionnants et en taux de croissance annuels à deux (voire plus loin à trois) chiffres, mais l’on cherche en vain, y compris dans les rubriques « en savoir plus » et dans l’annexe PDF téléchargeable « Les chiffres du marché français », une indication quant à la part que représentent ces bons résultats parmi l’ensemble des produits financiers <http://www.novethic.fr/novethic/site/article/index.jsp?id=112411>.
  • [9]
    Notons au passage que l’économie néoclassique, si elle était fidèle à elle-même, devrait ne pas faire de l’éthique et de l’altruisme une pure externalité. En effet, le modèle de l’homo oeconomicus n’a jamais raisonné à partir d’un répertoire fini et défini de préférences ; partant, la préférence pour l’éthique ou la solidarité sociale est parfaitement compatible avec l’économie standard. Seuls les travaux d’économie expérimentale – et/ou bien sûr des enquêtes sociologiques – sont à même de nous renseigner sur la prégnance effective de ce type de préférence.
  • [10]
    On pourrait certes nuancer cette vision en faisant remarquer, avec Albert Hirschman, que l’inégale distribution entre comportements « civiques » et « intéressés » n’est pas intemporelle, mais varie au cours du temps selon des évolutions sociétales cycliques [Hirschman, 1983].
  • [11]
    Le droit mou [Gendron et al., 2006], qui désigne la production de règles par les acteurs eux-mêmes – les entreprises et leurs parties prenantes notamment (ONG, associations professionnelles, etc.) – pose un problème de légitimité et d’effectivité : ce droit est juridique dans sa présentation et dans ses intentions (il joue souvent de la confusion avec le droit « dur » [Cochoy et al., 2006]), mais partiel et discrétionnaire dans son élaboration et dans son application [Cochoy, 2007].
  • [12]
    Certes, les théoriciens de la démocratie moderne furent, dès le départ, conscients du danger de dissolution du politique dans le calcul individuel. Pour se prémunir d’un tel risque, ils ont souligné combien, dans la sphère dite politique, l’expression de la volonté générale ne saurait se réduire à la somme des intérêts particuliers, via la promotion d’un sujet « majeur » au sens de Kant, c’est-à-dire capable d’agir en vertu de l’idée qu’il se fait du bien commun et non du sien propre. Mais la technologie politique s’est hélas arrêtée en chemin : si l’on est parvenu à fabriquer l’isoloir comme machine capable de fabriquer le citoyen autonome, personne n’a encore inventé le dispositif matériel propre à soutenir chez ce dernier l’expression de la volonté générale. Ainsi, s’il est douteux qu’il y ait une politisation du marché efficiente au sens des militants de la consommation engagée et de la responsabilité sociale de l’entreprise, il est certain que l’on assiste depuis longtemps à une marchandisation toujours plus achevée du politique. Les manifestations les plus classiques d’un tel processus se trouvent du côté des votes de classe que l’on peut comprendre (mais dans lesquels on discerne surtout l’expression politique d’un utilitarisme assez pur). Ses déclinaisons les plus tristes s’observent quant à elles du côté de shows télévisés tel « J’ai une question à vous poser », dans lesquels les malheureux responsables politiques sont conduits à répondre (souvent complaisamment, mais ont-ils le choix ?) aux questions d’un panel de citoyens qui, neuf fois sur dix, prennent la forme de doléances étroitement personnelles.
  • [13]
    Le seul prix à payer, c’est l’effort cognitif de la recherche, et peut-être une certaine disponibilité vis-à-vis des liens publicitaires listés sur la partie droite de l’écran (mais entièrement facultatifs). En revanche, le coût de l’ordinateur et de la connexion Internet ne saurait être imputés à Google, puisque ce dernier, par définition, n’a aucun sens indépendamment des autres usages vers lesquels il est censé conduire.
  • [14]
    Loin de se limiter à son moteur de recherche, Google développe inlassablement les services gratuits financés par la publicité, tels les accès Internet sans fil à San Francisco [Mauriac, 2005], ou la constitution d’une bibliothèque universelle [Mercourrof et Pignon, 2005] – autant d’initiatives qui mettent en émoi les collectivités locales ou les bibliothèques publiques traditionnelles qui sont à la traîne.
  • [15]
    C’est un cas assez général que les services publics trouvent leur origine dans le marché, comme le montre l’histoire des télécommunications : le téléphone a d’abord été un objet marchand qui n’a intéressé les autorités publiques que bien tardivement [Fijalkow, 2006]. Aujourd’hui même, si l’on se bat encore pour le maintien des services publics existants, curieusement personne n’engage de croisade pour convertir en service public les « utilités » émergentes comme le téléphone portable ou l’Internet par exemple, justement en raison du dédain que l’on porte envers la consommation de masse et de l’incapacité d’identifier le contenu proprement politique de tels services. Au lieu de poursuivre le vain effort de naturalisation de ce qui relève (ou devrait relever) d’un secteur ou de l’autre, mais qui finit paradoxalement par exonérer de toute sensibilité politique à l’égard de ce que l’on rejette du côté du marché, mieux vaudrait saisir les enjeux politiques dont sont porteurs chacun des biens et services marchands, sans exception, et réfléchir aux formes de contrôle que devrait impliquer leur maîtrise.
  • [16]
    Ou de ses œufs qu’il faut couver pour leur permettre de réaliser toutes leurs promesses, car on ne saurait bien sûr retenir des métaphores uniquement négatives : l’invention propre au marché est porteuse de potentialités que l’on doit simplement prendre en compte et accompagner avec attention.
  • [17]
    Pour un examen critique très informé du commerce équitable, cf. Péric-Bezaudin et Robert-Demontrond, (2006).
Français

Résumé

Les marchés peuvent-ils porter efficacement des enjeux politiques ? Pour les promoteurs d’une consommation engagée (côté demande) ou d’une responsabilité sociale des entreprises (côté offre), la réponse est clairement positive : le marché et la politique seraient deux univers radicalement différents ; la politique devrait alors pénétrer les marchés pour rénover les voies de l’action publique. Après une présentation des travaux et des arguments qui soutiennent cette vision des choses, l’article s’efforce d’en montrer les limites et les dangers, afin de ne pas négliger la contribution politique des marchés ordinaires, et donc de ne pas abandonner trop vite la politique aux marchés.

Mots-clés

  • consommation engagée
  • consumérisme politique
  • responsabilité sociale de l’entreprise
  • marché
  • politique

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Franck Cochoy
CERTOP/Université Toulouse II
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/04/2008
https://doi.org/10.3917/rfse.001.0107
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