1Le process tracing, comme notion et ensemble de méthodes d’analyse, a connu ces dernières années un indéniable succès dans le champ des sciences sociales. En témoignent les 1 360 000 entrées que propose le moteur de recherche Google Scholar à la seule indication du concept associé au champ social science [1]. De manière immédiate, la longue liste des articles qui lui sont consacrés donne à voir la diversité des disciplines qui le mobilisent, de la psychologie [2] – dont il est en partie issu – et la théorie des organisations, qui l’a mobilisé pour l’étude des processus de décision [3], à la science politique où il a été présenté, à partir des années 2000, comme la méthode d’analyse incontournable dans les recherches comportant une dimension qualitative. Ce fut d’abord le cas en économie politique internationale et en relations internationales [4] puis en économie politique comparée [5]. Au-delà même du découpage disciplinaire, cette méthode ou protocole de recherche a trouvé un cadre analytique accueillant avec le courant intitulé comparative historical analysis [6], très lié au néo-institutionnalisme historique [7], qui développe des recherches comparatives traitant un petit nombre de cas (les small N studies) reposant sur des démarches d’enquêtes qualitatives.
2Comment le caractériser ? De manière générale, en synthétisant les nombreuses contributions consacrées à sa conceptualisation [8], on peut définir le process tracing comme une méthode consistant à produire, identifier, tester, pondérer et/ou contextualiser des mécanismes causaux, étudiés « en action », afin d’établir et d’éprouver les relations qui existent entre un ensemble de facteurs explicatifs et des « résultats » (ou entre des « inputs » et des « outputs »). Comme le montrent Bruno Palier et Christine Trampusch dans ce numéro, ces causalités peuvent être examinées en testant des mécanismes constitutifs de théories déjà existantes (le process tracing déductif) ou en identifiant et caractérisant, à partir de données empiriques, des mécanismes issus de l’observation (le process tracing inductif). Contrairement à des hypothèses causales plus classiques, l’examen des mécanismes causaux liant « X à Y » ne repose généralement pas sur des relations simples entre deux variables. Au contraire, le propre du process tracing est, comme la notion le suggère, de « tracer des processus », c’est-à-dire de décomposer et de restituer des chaînes causales complexes liant dans le temps un ou plusieurs facteurs (un ou des X) générant un ou plusieurs mécanismes (des M) dans la production d’un phénomène aux caractéristiques parfois légèrement différentes (Y0, Y1, ..., Yn) [9]. Dès lors, la démarche insiste particulièrement sur les temporalités longues des processus étudiés, les chaînes causales explorées s’inscrivant généralement dans la durée. Comme l’illustrent l’article de Camille Bedock et celui de Philippe Bezes et Bruno Palier dans ce numéro, elle peut aussi être mobilisée dans une perspective comparative pour explorer, d’un cas à un autre, les variations qui existent dans l’ordonnancement des mécanismes et des séquences. Elle suggère, enfin, de réfléchir aux conditions dans lesquelles ces mécanismes et leur enchaînement sont susceptibles de se reproduire : jusqu’où des séquences et des causalités observées dans un cas sont-elles transposables dans un autre contexte [10] ? Ces propositions générales sont au cœur du protocole de recherche que constitue le process tracing, dont le principal objectif souvent avancé est de conférer une plus grande rigueur aux travaux reposant sur des démarches qualitatives.
3Pourtant, de façon quelque peu contradictoire à la relative simplicité de ces propositions, une brève plongée dans la littérature consacrée au process tracing ne manque pas de susciter l’étonnement. Le nombre de publications qu’il génère est absolument considérable ; celles-ci, à teneur épistémologique et méthodologique, sont toujours plus abstraites et raffinées, débouchant sur une multitude de définitions et de conseils d’opérationnalisation de la démarche ; surtout, les débats et controverses sur ces (bons) usages sont légions et virulents. Le succès du process tracing semble ainsi se nourrir de querelles infinies sur la manière de le conceptualiser et sur ses usages légitimes, les articles consacrés à standardiser les bonnes pratiques étant plus nombreux que ceux qui le mettent concrètement au travail à partir de matériaux empiriques.
4Le projet de ce numéro thématique part de ce double constat : la littérature consacrée au process tracing est foisonnante et déroutante à force de sophistications et d’affirmation de son originalité, sans pour autant toujours déboucher sur des préconisations méthodologiques opératoires et sur des conclusions empiriques convaincantes. Le premier objectif ici recherché est par conséquent de cartographier et de différencier les approches disponibles tout en pointant les traits communs à l’approche plutôt que les points de différenciations. C’est ce que vise l’article de Bruno Palier et Christine Trampusch en dressant une cartographie des différentes approches du process tracing dans la littérature et en recensant les principales composantes de la démarche. Pour sa part, la contribution d’Yves Surel propose de replacer l’apport du process tracing dans les débats classiques de la science politique, notamment de l’analyse des politiques publiques, en montrant comment une systématisation des réflexions sur les séquences et les mécanismes s’y inscrit aisément. En second lieu, alors même que les multiples articles et ouvrages qui lui sont consacrés privilégient des débats épistémologiques et méthodologiques abstraits, au risque de s’éloigner de la réalité concrète des pratiques de recherche et du caractère heuristique de ce que doit produire l’utilisation de cette approche, ce numéro veut aussi fournir des exemples tangibles d’opérationnalisation du process tracing à travers des articles empiriques. Ceux-ci ont alors pour vertu première de détailler la manière de mettre en œuvre le process tracing, et de souligner en quoi il peut être créatif pour la recherche : en favorisant l’identification de mécanismes causaux inédits parce que complexes ou peu visibles ; en suscitant de nouvelles manières d’étudier certains objets. Une rapide typologie des travaux empiriques employant le process tracing (parfois en combinaison avec d’autres méthodes) permet de distinguer les travaux portant sur un seul cas (within case process tracing) ou bien sur plusieurs cas (comparative process tracing), et les travaux plutôt inductifs ou plutôt déductifs. Les articles reposant sur des travaux empiriques déclinent ces différentes variantes.
5Camille Bedock illustre ainsi comment une étude de process tracing, comparatif et inductif, permet d’identifier des mécanismes causaux essentiels dans les processus de réformes électorales et constitutionnelles en France et en Italie : la revendication du crédit (credit claiming) d’avoir porté des réformes consensuelles dans le cas français et l’imbrication des réformes dans le cas italien. Dans son article, Cyril Benoît s’appuie sur une version déductive du process tracing pour déterminer si des agences de régulation en France et en Angleterre ont été « capturées » ou non par l’industrie pharmaceutique. Alors qu’une première étude, quantitative, réalisée sur un plus large échantillon de cas, semblait établir une relation statistique suggérant ce phénomène de capture, l’analyse approfondie des deux cas, fondée sur une approche bayésienne du process tracing, montre que la relation identifiée ne décrit pas un lien de causalité explicite. La corrélation statistiquement établie n’était donc pas causale. Comparant leurs démarches d’analyse de deux politiques publiques au Chili et en Bolivie (réforme des politiques de transports publics et privatisation des services de l’eau), Antoine Maillet et Pierre-Louis Mayaux démontrent qu’il est assez illusoire de vouloir opposer radicalement approche déductive et approche inductive dans les usages du process tracing : celles-ci se combinent de manière complémentaire et s’enchaînent dans un même processus de recherche qui conduit à construire un récit causal constitué à partir des mécanismes repérés. Enfin, l’article de Philippe Bezes et de Bruno Palier montre comment la démarche de process tracing peut venir étayer l’opérationnalisation qu’ils proposent du concept de trajectoire de réformes. Formalisant leurs pratiques de recherche et certains résultats de leurs travaux respectifs, ils plaident pour le développement et l’usage de ce concept dans le champ des recherches comparatives, historiques et néo-institutionnalistes parce qu’il permet de mettre en évidence plusieurs mécanismes essentiels dans les changements institutionnels : la succession de séquences de réformes sur la longue durée ; les effets causaux provoqués par leur enchaînement, leur ordonnancement et leur temporalité ; leurs « effets de transformation » sur les configurations institutionnelles de politiques publiques faisant l’objet de réformes.
6Au-delà de ces différentes contributions, l’esprit qui anime la réalisation de ce numéro thématique doit être ici précisé. Contrairement à l’orientation prise par certains textes récents, ce numéro n’a aucune vocation hégémonique et ne prétend pas faire du process tracing l’alpha et l’omega des pratiques de recherche qualitative en science politique dont il marquerait, en quelque sorte, l’entrée dans la véritable scientificité. Nous avons parfaitement conscience que le process tracing peut être vu comme une manière savante, normalisante et rationalisée de décrire ce qui apparaîtra pour beaucoup comme l’ordinaire des pratiques de recherche des professionnels de la science politique ou de la sociologie : tous, parce qu’ils explorent « naturellement » des mécanismes au cœur de théories, feraient déjà du process tracing sans le savoir... et sans réel besoin d’en savoir plus sur un mode aussi abstrait et théorique. Au fond, et les multiples travaux rigoureux développés en sciences sociales depuis leur fondation ne cessent d’en faire la démonstration, celles-ci n’ont pas attendu le process tracing pour réfléchir aux multiples mécanismes constitutifs des phénomènes politiques et sociaux. Nous espérons pourtant que les exemples donnés d’application du process tracing démontrent combien cette méthode apporte de la systématicité à la recherche des mécanismes causaux et de la robustesse à l’analyse de leurs effets et à la pondération de leurs influences.
7Il est également ici important de rappeler que le process tracing n’émerge pas par hasard et hors de tout contexte dans le champ des sciences politiques et sociales. Comme le rappellent les contributions de Bruno Palier et Christine Trampusch ainsi que d’Yves Surel, le succès du process tracing intervient dans une période longue marquée par l’emprise des approches quantitatives et statistiques, par la domination du paradigme de l’inférence causale et par la critique adressée aux méthodes qualitatives jugées insuffisamment rigoureuses [11]. En ce sens, le process tracing a été promu comme une façon de renforcer la scientificité des sciences politiques et sociales usant de méthodes qualitatives [12]. Les risques de voir cette posture conduire à considérer le process tracing et les innombrables publications méthodologiques abstraites s’y rapportant comme une manière de standardiser et de discipliner les pratiques de recherche ne sont pas nuls. Et il n’est pas inexact de penser que l’engouement pour la méthode pourrait constituer un nouvel avatar du processus de rationalisation et de quantification des méthodes de recherche en sciences sociales, désormais bien identifié et, aussi, parfois, dénoncé.
8Si nous ne sommes pas dupes des implicites qui sous-tendent parfois les plaidoyers en faveur du process tracing, nous sommes cependant convaincus que son usage conduit les recherches s’inscrivant dans la longue durée, reposant sur un seul ou un petit nombre de cas, à considérablement enrichir leurs analyses empiriques et la logique de leurs démonstrations, notamment du fait qu’il permet d’analyser des systèmes denses de relations causales entre les phénomènes observés, autrement dit entre les facteurs identifiés, les mécanismes activés et les résultats (provisoires) d’un processus donné. Ainsi, nous partageons l’idée que l’usage du process tracing apporte systématisation et rigueur dans l’identification des mécanismes causaux à l’œuvre, dans l’analyse de leurs modalités d’articulation et dans la réflexion sur leur transportabilité d’un contexte à un autre. Indéniablement, le process tracing favorise une plus grande comparabilité et cumulativité des travaux mais aussi le « test » rigoureux et la construction de théories en évitant deux écueils symétriques : le simple enfermement sur la description des faits sur la base d’une chronologie fondée sur des implicites ; le venue-shopping conceptuel qui consiste à mobiliser ou à réinventer des notions et des théorisations utilisées de façon plus métaphorique qu’heuristique. La démarche permet aussi d’échanger avec d’autres approches préoccupées d’inférence causale, en science politique mais aussi dans les autres sciences sociales (cf. les débats sur les mécanismes en sociologie et en histoire ou encore en sociologie historique), sans pour autant renoncer à l’idée, essentielle au process tracing, que le contexte et la temporalité sont causaux. Par la rigueur de raisonnement qu’elle impose mais aussi par l’imagination heuristique qu’elle favorise en identifiant des mécanismes inédits et leurs interdépendances, la démarche de process tracing est donc pleine de promesses. Le dernier argument, plus programmatique, de ce numéro est alors d’affirmer que réaliser ces promesses passe désormais par la mise au travail pratique et empirique de la démarche plus que par la poursuite infinie de querelles épistémologiques.
Notes
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[1]
Donnée collectée le 21 octobre 2018 sur le site <https://scholar.google.com/>.
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[2]
Cf. Michael Schulte-Mecklenbeck, Anton Kuehberger, Joseph G. Johnson (eds), A Handbook of Process Tracing Methods, Londres, Routledge, 2018.
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[3]
John W. Payne, « Task Complexity and Contingent Processing in Decision Making : An Information Search and Protocol Analysis », Organizational Behavior and Human Performance, 16 (2), 1976, p. 366-387 ; Ola Svenson, « Process Descriptions of Decision Making », Organizational Behavior and Human Performance, 23 (1), 1979, p. 86-112.
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[4]
Jeffrey T. Checkel, « It’s the Process Stupid ! Process Tracing in the Study of European and International Politics », ARENA Working Paper, 26, 2005 ; Pascal Vennesson, « Case Studies and Process Tracing : Theories and Practices », dans Donatella Della Porta, Michael Keating (eds), Approaches and Methodologies in the Social Sciences. A Pluralist Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 223-239.
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[5]
Henry Farrell, Abraham L. Newman, « Making Global Markets : Historical Institutionalism in International Political Economy », Review of International Political Economy, 17 (4), 2010, p. 609-638.
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[6]
James Mahoney, Dietrich Rueschemeyer (eds), Comparative Historical Analysis in the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
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[7]
Sven Steinmo, Kathleen Thelen, Frank Longstreth (eds), Structuring Politics. Historical Institutionalism in Comparative Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Paul Pierson, Theda Skocpol, « Historical Institutionalism in Contemporary Political Science », dans Ira Katznelson, Helen V. Milner (eds), Political Science. The State of the Discipline, New York, W. W. Norton, 2002, p. 693-721.
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[8]
Voir notamment Derek Beach, Rasmus Brun Pedersen, Process-Tracing Methods. Foundation and Guidelines, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2013 ; Derek Beach, Rasmus Brun Pedersen, Causal Case Study Methods. Foundations and Guidelines for Comparing, Matching, and Tracing, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2016 ; Andrew Bennett, Jeffrey T. Checkel (eds), Process Tracing in the Social Sciences. From Metaphor to Analytic Tool, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; Gary Goertz, Multimethod Research, Causal Mechanisms, and Case Studies. An Integrated Approach, Princeton, Princeton University Press, 2017. Pour une analyse plus complète de la littérature, voir l’article de Bruno Palier et Christine Trampusch dans ce numéro thématique.
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[9]
Voir l’article d’Yves Surel dans ce numéro thématique.
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[10]
Tulia Falleti, Julia Lynch, « Context and Causation in Political Analysis », Comparative Political Studies, 42 (9), 2009, p. 1143-1166.
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[11]
Pour cette critique, Gary King, Robert O. Keohane, Sydney Verba, Designing Social Inquiry. Scientific Inference in Qualitative Research, Princeton, Princeton University Press, 1994. Sur la montée en puissance du paradigme positiviste en sciences sociales, cf. George Steinmetz (ed.), The Politics of Method in the Human Sciences. Positivism and its Epistemological Others, Durham, Duke University Press, 2005.
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[12]
James Mahoney, « After KKV : The New Methodology of Qualitative Research », World Politics, 62 (1), 2010, p. 120-147 ; Kimberly J. Morgan, « Process Tracing and the Causal Identification Revolution », New Political Economy, 21 (5), 2016, p. 489-492.