1Les recherches et les débats inspirés du néo-institutionnalisme historique n’ont cessé de proposer d’indéniables avancées pour penser les transformations des institutions, notamment des États, des États providence et des systèmes capitalistes. Que l’on songe à la théorie de la path dependence (dépendance au sentier), aux réflexions sur la temporalité ou aux formes multiples de changements graduels [1]. Dans le sillage de ces travaux, cet article propose d’enrichir et de prolonger leurs apports en explorant ce que nous considérons en être deux points aveugles. D’une part, en insistant sur l’inertie institutionnelle face aux assauts des réformateurs, les premiers travaux inspirés du néo-institutionnalisme historique ont négligé d’analyser les réformes elles-mêmes. D’autre part, si des travaux plus récents ont bien mis l’accent sur les mécanismes graduels et discrets du changement, ils ont insuffisamment exploré les effets de transformation produits par les activités réformatrices sur les systèmes institutionnels.
2Pour dépasser ces deux limites, cet article défend l’utilité du concept de « trajectoire de réformes » qu’il propose de définir analytiquement et opérationnellement. La mise en œuvre de ce concept suppose l’utilisation de la méthode du process tracing. Cette proposition théorique est fondée sur un retour réflexif sur nos pratiques de recherche analysant les réformes de grands systèmes institutionnels que sont les États providence et les administrations publiques. Dans le cadre de nos travaux, nous avons en effet analysé des initiatives répétées de réforme de ces systèmes. Nous en avons reconstitué les processus de décision pour en comprendre les contenus. Mais, surtout, nous avons souligné l’importance des effets d’enchaînements entre ces séquences successives (et parfois parallèles) de réformes, que nous avons cherché à étudier à travers l’élucidation des mécanismes causaux en jeu. Ces manières de faire nous ont conduits, d’abord implicitement puis plus formellement, à appliquer la démarche du process tracing mais aussi à commencer de conceptualiser ce que nous avons appelé des « trajectoires de réformes ».
3Cet article propose donc une formalisation de certaines pratiques de nos travaux en principes généraux devant permettre de retracer des trajectoires de réformes de politiques publiques. Pour nous, une trajectoire de réformes (au pluriel) est constituée d’une succession de séquences de réformes sur la longue durée, chacune ayant des conséquences sur les suivantes, et ayant un « effet de transformation » sur le système de politiques publiques institutionnalisées faisant l’objet de réformes, comme par exemple un système administratif ou d’État providence.
4L’approche que nous proposons permet de souligner l’importance de l’action réformatrice des gouvernements. Elle prend en compte les successions de réformes qui affectent les systèmes institutionnels plutôt que de se focaliser sur une seule et unique réforme. Elle vise à retracer soigneusement cet ordonnancement de séquences sur le temps long et à analyser ses effets. Elle prend au sérieux l’idée que l’enchaînement des séquences de réformes produit des effets (cognitif, institutionnels, politiques, etc.) des unes sur les autres, effets qui favorisent la transformation des institutions, l’orientent, la façonnent et/ou la freinent. Nous posons ainsi que grâce à la reconstitution d’une trajectoire de réformes, il est possible d’expliquer à la fois le processus de transformation d’un système et ses résultats (ce que ce système est devenu). En raison de l’importance accordée aux enchaînements entre séquences de réformes, à la temporalité et à l’analyse des mécanismes causaux, la méthode du process tracing est au cœur du travail de construction des trajectoires de réformes.
5Dans la première partie, nous revenons sur les acquis des travaux néo-institutionnalistes historiques dans l’analyse des changements institutionnels des administrations ou des États providence, pour pointer leurs apports mais aussi leurs limites et les points aveugles que constituent, paradoxalement, la réflexion sur les réformes et leurs effets de transformation. Nous montrons que lorsque la notion de trajectoire de réformes a été utilisée, elle est restée métaphorique, faiblement définie et peu opérationnalisée.
6Dans la seconde partie de cet article, nous avançons sept principes pour conceptualiser et opérationnaliser le plus systématiquement possible la notion de trajectoire de réformes. Nous cherchons ainsi à lui donner un fondement analytico-théorique un peu systématique. Pour chaque principe, nous proposons des illustrations empiriques et opérationnalisons le concept à travers des recommandations sur la démarche à adopter pour sa mise en œuvre. Chacun de ces principes s’inscrit en cohérence avec les présupposés généraux, ontologiques et méthodologiques du process tracing [2] dont nous montrons ici un usage possible, articulé au concept de trajectoire et opérationnalisé dans les termes qu’en propose, notamment, Tulia G. Falleti [3].
Entre lecture héroïque de moments réformateurs et path dependence : les réformes, point aveugle des travaux sur le changement institutionnel
7Les travaux relevant du néo-institutionnalisme historique ont multiplié les théorisations et les apports pour penser les conditions et les processus de changement des institutions, notamment la manière dont se transforment les États providence, les États et les systèmes d’administration publique. Quel bilan peut-on tirer de ces multiples travaux ? En traquant les points aveugles et apories des différents cadres théoriques proposés, nous faisons le constat paradoxal que les activités réformatrices elles-mêmes ont été insuffisamment étudiées. La notion de trajectoire de réforme (réforme étant alors le plus souvent employé au singulier) a parfois pu être utilisée mais de manière métaphorique, lacunaire et faiblement heuristique.
8Cinq approches sont ici successivement examinées et discutées.
- (1) Les travaux uniquement focalisés sur des moments réformateurs, qui soulignent l’importance des acteurs et des choix mais négligent le poids des institutions, et la succession des réformes.
- (2) Les recherches focalisées sur l’influence des institutions, qui ont le défaut inverse : elles ont du mal à penser l’importance des réformes et la possibilité du changement. Ici, la trajectoire de réforme semble entièrement dictée par les institutions d’origine.
- (3) Les travaux qui valorisent la force des idées globales (le néolibéralisme ou la révolution néomanagériale), qui affirment l’existence d’une trajectoire de changement univoque, toute tracée, quelles que soient les réformes adoptées.
- (4) Les approches centrées sur les mécanismes micro et graduels de changement institutionnel, qui ne permettent pas de penser les évolutions de longue durée des systèmes institutionnels et le rôle qu’y joue la succession des réformes gouvernementales.
- (5) Les approches administratives associant une trajectoire de réforme à un plan intentionnel, qui ne considèrent pas la réalité des trajectoires réellement suivies.
Les moments (des) réformateurs : des séquences sans trajectoire
9Le premier constat général qu’impose la lecture des travaux portant sur les réformes des administrations ou des États providence est le fait qu’un très grand nombre d’entre eux se focalisent sur des « moments réformateurs » majeurs, vus comme des séquences isolées, auxquels est attribuée une influence décisive dans la transformation des institutions : on peut penser au plan Juppé pour la Sécurité sociale en France, aux lois Hartz en Allemagne pour le marché du travail ou à l’Obamacare aux États-Unis pour le système de santé, mais tout aussi bien à des moments réformateurs indexés sur les initiatives des exécutifs politiques dans les réformes des systèmes d’administration publique : renouveau du service public de Michel Rocard, plan réforme de l’État d’Alain Juppé, révision générale des politiques publiques (RGPP) de Nicolas Sarkozy en France ; réformes Financial Management Initiative ou Next Steps de Margaret Thatcher ou Joined-Up Government de Tony Blair en Grande-Bretagne ; programme Reinventing Government de Bill Clinton et Al Gore aux États-Unis.
10Dans la tradition des enquêtes sur la « décision », l’analyse des moments de réforme peut bien sûr se comprendre parce que les réformes sont associées à l’idée qu’elles seraient intrinsèquement transformatrices, reprenant ici les catégories « actionnistes » ordinaires véhiculées par les acteurs eux-mêmes. Les rhétoriques héroïques des réformes entreprises valorisent (à l’excès) les initiatives des gouvernements en proclamant à chaque nouvel épisode la « rupture » introduite et en mettant en scène le volontarisme et la détermination des réformateurs mais aussi l’ambition et l’ampleur des transformations annoncées.
11De nombreux travaux se sont ainsi focalisés sur le « moment Thatcher » [4] ou bien sur les initiatives de Gerhardt Schröder [5] pour comprendre la transformation des systèmes sociaux britanniques ou allemands. Certains auteurs, explorant les réformes néomanagériales, ont préconisé de développer des approches néo-institutionnalistes « centrées sur l’événement » et proposent de comparer les « épisodes majeurs de l’élaboration des politiques de gestion publique » dans différents pays [6]. Selon eux, ces perspectives aident à identifier les conditions du changement à un moment t, les dynamiques au cœur de la mise à l’agenda des problèmes, la manière dont sont spécifiées les alternatives et les modalités de la prise de décision. Cette focalisation sur les événements réformateurs valorise les « origines causales de la volonté politique et de l’innovation » dans les politiques institutionnelles [7].
12Elle permet aussi la nécessaire mise au jour des configurations d’acteurs, individuels et collectifs, qui président aux réformes institutionnelles ainsi que l’analyse fine des structures d’intérêt en jeu. Oliver James [8], par exemple, met en évidence le rôle crucial des hauts fonctionnaires de Whitehall, et non de l’exécutif politique, dans l’élaboration de la réforme Next Steps qui transforme les départements ministériels britanniques en agences d’exécution à partir de 1988. De même, Frédéric Pierru reconstitue avec soin les réseaux d’acteurs (les mandarins marginalisés et les nouveaux consultants valorisés) ayant pesé sur une réforme importante du système hospitalier français [9].
13En dépit de leurs multiples bénéfices, ces approches mettent cependant exclusivement l’accent sur les entreprises de changement les plus visibles et courent le risque d’exagérer la « nouveauté » de certains contenus de réforme et leurs effets de transformation, succombant ici à une « illusion réformatrice » proche de « l’illusion biographique » que dénonce Pierre Bourdieu à propos de « l’artefact socialement irréprochable qu’est “l’histoire de vie” et en particulier [...] le privilège accordé à la succession longitudinale des événements constitutifs de la vie considérée comme histoire » [10]. En accordant une importance décisive à certains épisodes de réforme, le chercheur court le risque d’en exagérer la portée et les effets. Il introduit aussi une vision restrictive de la temporalité dans les changements institutionnels en survalorisant « une série unique et à soi suffisante d’événements successifs » [11], ici une réforme avant tout associée à ses supposés acteurs « sujets » majeurs, les leaders politiques. L’analyse du changement introduit par la réforme ne fait ici que relier des points événements en négligeant tout à la fois le poids des institutions, les changements « discrets » ou graduels et les transformations institutionnelles prenant effet sur la durée moyenne ou longue.
L’inertie des institutionnalistes : des trajectoires sans changements
14Ce sont les travaux néo-institutionnalistes de Theda Skocpol, Paul Pierson ou Kathleen Thelen notamment qui ont introduit le rôle majeur des institutions. Ils s’inscrivent dans une réflexion d’ensemble sur le changement institutionnel, soulignant le poids et la solidité des institutions historiques existantes, notamment des « régimes » d’État providence ou des « traditions » administratives. Dans ce cadre, la théorie de la path dependence fait figure de concept cardinal. Elle suggère que les institutions historiquement mises en place et au cœur des systèmes de protection sociale, étatique ou bureaucratique deviennent pérennes et tracent un sentier de dépendance dont il est difficile de sortir. Les arrangements institutionnels hérités sont solidement protégés par des règles qui encadrent les conditions de leur réforme ; ils sont défendus par des acteurs-veto prompts à se mobiliser pour garantir le statu quo [12]. Ces recherches sont bien connues et ont fait l’objet de nombreux commentaires qu’il n’y a pas lieu de développer plus avant [13]. Les théorisations qu’elles véhiculent nous semblent, en revanche, devoir être rediscutées pour clarifier le traitement dont font l’objet les réformes dans les approches inspirées de la path dependence et la manière dont leurs effets de transformation et l’idée de trajectoire est mobilisée.
15Dans ces approches qui posent que les institutions sont robustes et prévalent, le rôle assigné aux réformes est modeste. Les travaux présupposent les déterminations qui pèsent sur elles et limitent considérablement, presque ex ante, leurs capacités de transformation. L’ouvrage séminal de P. Pierson, publié en 1994 [14], est caractéristique de cette manière de penser les réformes des États providence. P. Pierson pose la question du changement des systèmes de protection sociale à l’heure des pressions réformatrices si visibles avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Cependant, comme sa théorie consiste à montrer combien les institutions sont résistantes aux changements, il cherche surtout à démontrer la permanence des institutions de protection sociale sans arriver à mettre en avant le contenu substantiel des transformations de celles-ci, ni les processus qui ont conduit à ces transformations. Les réformes sont donc décrites comme des stratégies contraintes par les institutions, inégalement efficaces selon leur solidité et leur « mutabilité ». Elles sont comme absorbées dans les institutions.
16Dans cette approche, la dépendance au sentier théorise la manière dont le changement se produit en affirmant que les activités réformatrices sont prises dans la gangue des institutions historiques et largement façonnées par elles. Le résultat est donc globalement l’inertie institutionnelle ou des transformations très limitées. Dans les travaux de P. Pierson, l’État providence s’avère un système institutionnel particulièrement stable et rétif au changement, au point qu’il parle « d’objets immobiles » [15]. Les réformes apparaissent largement structurées par les institutions héritées du passé et limitées dans leurs effets de transformation. Les institutions et les structures prévalent sur les acteurs et l’« agency », et l’inertie l’emporte sur l’action. Du coup, les travaux néo-institutionnalistes de ou inspirés de P. Pierson soulignent la permanence des différents mondes de l’État providence sans voir les mutations profondes, voire les changements de régimes, que connaissent certains pays. Avant que l’adoption de la réforme Obama ne vienne les contredire, de nombreux chercheurs ont, par exemple, prédit que, sur la base de son histoire, de ses institutions et des acteurs qui les défendent, le système américain ne pouvait changer et progresser vers un système plus universel [16].
17Cette théorisation affecte aussi les usages de la notion de « trajectoire de réforme ». Les travaux de T. Skocpol sur les origines maternaliste et militariste de la protection sociale américaine [17], de P. Pierson sur le démantèlement des États providence dans les années 1980 au Royaume-Uni et aux États-Unis [18] ou de K. Thelen sur la politique de formation des compétences [19] proposent de caractériser des « trajectoires nationales » des réformes de l’État providence. L’usage du mot « trajectoire » vise alors à rendre compte du fait que les évolutions s’inscrivent dans un temps long [20] et sont différenciées selon les origines historiques, les choix institutionnels initiaux et les pays. Cependant, dans les travaux néo-institutionnalistes, la notion de trajectoire est souvent devenue synonyme de sentier de dépendance. Pour P. Pierson, les choix réalisés et les formes adoptées « placent les arrangements institutionnels sur des sentiers ou des trajectoires qui deviennent alors difficiles à transformer » [21]. Il devient dès lors difficile de comprendre les logiques politiques qui portent les réformes et les mécanismes causaux par lesquels les systèmes institutionnels sont transformés [22]. C’est notamment cette logique imposée par la path dependence et les contraintes institutionnelles créées par les régimes de protection sociale en place qui a longtemps empêché de percevoir les évolutions des systèmes « bismarckiens » de protection sociale, ceux-ci étant systémiquement accusés de ne pas pouvoir bouger, d’être figés dans la glace (fordiste) [23], ou de s’ajuster de façon dysfonctionnelle [24]. De manière analogue, certains travaux sur les changements des bureaucraties nationales font prévaloir la prégnance de leurs « traditions administratives » d’appartenance comme principale variable explicative de leur évolution [25].
18L’idée de trajectoire est donc bien présente dans le mécanisme de dépendance au sentier, mais elle est quasiment totalement préstructurée par les institutions existantes et fondée sur un schéma causal très déterministe et schématique. Seules les premières séquences – celles des choix critiques (critical juncture) – sont déterminantes, puisque ce sont ces premières (ré)orientations qui placent un système institutionnel sur un chemin que le point de départ détermine très largement et qu’il sera ensuite presque impossible de quitter, tant les institutions sont robustes et les coûts des réformes élevés [26]. Avec la dépendance au sentier, la notion de trajectoire correspond à une représentation très linéaire et uniforme du changement. Cette conception pose un problème pour analyser les multiples transformations qui affectent les États providence et les systèmes administratifs, notamment depuis qu’ils ont été remis en cause et transformés sous l’effet de « révolutions intellectuelles », le néolibéralisme et le New Public Management (NPM) notamment.
La force des idées (néolibérales) et la thèse de la « révolution intellectuelle » : une trajectoire uniforme de changement
19Ces nouveaux paradigmes de politiques publiques [27] proposent en effet de nouvelles façons de penser les systèmes – de protection sociale ou administratifs – à travers l’avènement de nouveaux principes, règles et instruments. Par conséquent, un autre ensemble de travaux sur les systèmes institutionnels n’ont eu de cesse que d’annoncer et de décrire (mais aussi de dénoncer) leurs transformations brutales. Du côté des États providence, bon nombre de travaux ont proposé des lectures assez univoques des changements en insistant sur la force écrasante du néolibéralisme et en interprétant les changements survenus à cette aune [28]. Certains voient ainsi le même tournant néolibéral à l’œuvre dans les transformations des relations professionnelles et les réformes du marché du travail britanniques, les réformes de la flexicurité danoise et les réformes Hartz allemandes [29], alors même que leurs conséquences sociales varient en termes de pauvreté ou d’inégalités par exemple. De même, du côté des systèmes administratifs, l’analyse d’ensemble des transformations des bureaucraties nationales a beaucoup insisté sur l’influence du New Public Management, parfois en considérant que le NPM mettait fin au modèle wébérien [30], parfois en identifiant les mécanismes de cette influence et leurs limites [31]. Dans les deux cas, les approches étudiant l’influence des paradigmes néolibéraux et néomanagériaux insistent sur la force des idées qui semblent emporter tout sur leur passage, les acteurs comme les institutions.
20Cette vision d’un changement par les idées (néolibérale ou néomanagériale) est heuristique mais elle court le risque de faire disparaître l’analyse des réformes proprement dites sous la force omniprésente et absorbante des idéologies, au prix d’une négation des fortes différences en termes de calendrier, de contenu et de résultats des réformes entreprises. De même, leurs effets de transformation ne sont plus à explorer puisqu’ils sont, en un sens, connus d’avance : ni les institutions ni la singularité de la mise en œuvre, pourtant maintes fois soulignée dans les travaux de politiques publiques, ne sauraient remettre en cause l’orientation idéelle forte prêtée aux réformes.
Des changements graduels sans trajectoire
21Dans ce tour d’horizon des travaux sur le changement institutionnel, il est impossible de ne pas mentionner la manière dont certains néo-institutionnalistes [32] ont critiqué l’excessive focale sur l’inertie institutionnelle associée à la path dependence. En réaction, ils ont notamment proposé de riches développements sur les modalités de changement graduel (conversion, sédimentation, dérive, déplacement, épuisement [33]) et les stratégies des acteurs qui pourraient leur être associées [34].
22Toutefois, leur approche reste insatisfaisante pour ce qui nous concerne à au moins trois titres. Premièrement, si elle est liée aux réformes au sein desquelles les stratégies de changement discret ou graduel peuvent être insérées, elle ne pense pas la succession des séquences de réformes des systèmes institutionnels ni leurs interdépendances. Le processus décrit reste largement linéaire : une stratégie de changement graduel est introduite par une réforme à un instant t avec des effets induits sur la durée. Deuxièmement, l’introduction des acteurs réformateurs dans l’ouvrage collectif de K. Thelen et J. Mahoney est assez artificielle, dans la mesure où, à chaque type de changement, serait associé un type particulier d’acteurs (insurgés, symbiotes, subversifs ou opportunistes) de manière mécanique et quelque peu désincarnée, sans véritablement regarder les configurations d’acteurs multiples, les alliances et coalitions, et sans inscription dans un contexte institutionnel et temporel particulier.
23Enfin, troisièmement, si ces auteurs analysent les processus de changement et étudient les modalités à travers lesquelles des processus de transformation peuvent être mis en place et les institutions « mises en mouvement », ils n’étudient pas ce qu’elles deviennent et ne cherchent pas à caractériser les résultats au terme du processus de transformation graduel. Seul prévaut l’enjeu de mettre au jour des stratégies graduelles de changement dans des contextes où les institutions sont particulièrement robustes, sans véritablement se demander ce que les institutions sont devenues (quels sont les « effets de transformation » des réformes).
24Cette question de la caractérisation des effets du processus de transformation, dans son ensemble et sur la durée, reste assez largement ouverte et finalement peu traitée dans la littérature de science politique. Les recherches ont souvent du mal à qualifier le résultat des processus de réformes, ce que traduit bien le succès de la notion molle et peu précise d’« hybridation ». Dans les travaux sur les systèmes administratifs, de nombreuses recherches concluent, de manière peu signifiante, à la prégnance d’une hybridation des modèles [35]. La thèse molle de l’hybridation est d’autant plus privilégiée dans ce champ que les outils du néo-institutionnalisme historique n’ont pas ou peu été mis en œuvre, soit pour construire des idéaux-types solides des modèles administratifs nationaux (à la manière des travaux princeps de G. Esping-Andersen), soit pour étudier précisément les processus, l’intensité et les effets des réformes institutionnelles dans les bureaucraties.
Des trajectoires comme plans intentionnels sans institutions
25Dans le champ des travaux sur les transformations des systèmes d’administration publique, la notion de trajectoire de réforme (reform trajectory) a fait l’objet d’un essai d’opérationnalisation. Dans leur ouvrage à succès, Public Management Reform (2000, 2004, 2011, 2018 pour les quatre éditions), Christopher Pollitt et Geert Bouckaert consacrent un chapitre aux « trajectoires de modernisation et de réforme » [36]. Il s’agit ici d’analyses qui dépassent celles de moments réformateurs. Influencés par les théories du policy making, ces auteurs donnent à la notion de trajectoire une définition qui valorise tout à la fois l’intentionnalité de la direction et de la stratégie poursuivies, et les incertitudes et effets non anticipés de l’action de réforme. Ainsi, « une trajectoire [...] est un scénario intentionnel – une route que quelqu’un s’efforce de suivre. Elle va d’un point de départ (un alpha) à un lieu désiré ou un état des choses dans le futur (un oméga) » [37].
26Toutefois, les usages qu’en font C. Pollitt et G. Bouckaert sont multiples et flottants. D’abord, ils déclinent la notion en identifiant des trajectoires (routes) multiples dans quatre domaines cardinaux de réformes affectant les bureaucraties [38], mais ils réifient le mouvement d’un supposé état initial très bureaucratique (au sens du type idéal wébérien) vers les transformations les plus « complètes » correspondant aux préceptes les plus avancés du New Public Management. Ensuite, ils insistent sur le caractère incertain des trajectoires en suggérant que les points d’arrivée nationaux sont multiples – « multiple omegas, multiple trajectories and unforeseen development ? » [39] – et correspondent à des transformations hybrides, graduelles ou incomplètes, marquées par des mises en œuvre partielles, l’existence d’effets non intentionnels et de nombreux dilemmes entre des orientations contradictoires. Enfin, ils proposent d’identifier des trajectoires typiques de réforme associées à des groupes de pays caractérisés par des « régimes politico-administratifs » semblables [40]. En dépit de ce point de départ de sensibilité néo-institutionnaliste, ces régimes nationaux ne sont pas assez systématiquement construits et leur trajectoire de réforme reste peu précise et n’est pas articulée à l’influence des institutions héritées [41].
27Ces travaux reflètent une autre limite, que l’on trouve aussi bien dans le champ de la protection sociale que dans celui des bureaucraties : une tendance à fragmenter les analyses des transformations des États providence ou des systèmes administratifs en mettant l’accent sur les réformes d’une seule de leurs composantes. Pour les systèmes administratifs, six grands domaines de réforme sont souvent étudiés séparément : les relations entre acteurs administratifs et acteurs politiques ; le champ des compétences de l’État (décentralisation, privatisation) ; la forme organisationnelle et la division du travail ; les structures d’allocation et de gestion des ressources allouées à l’administration ; les systèmes de recrutement, de promotion et d’incitation des agents publics ; les relations de l’administration avec ses administrés. Dans le champ des recherches sur les États providence, les travaux isolent trop souvent un domaine particulier du système de protection sociale comme les réformes des retraites, du système de santé, de l’assurance chômage, des politiques familiales ou d’emploi. Ces découpages sont partiellement justifiés. Ils renvoient à des enjeux de réforme distincts et au fait que les « systèmes d’action » propres à chaque domaine ne sont pas identiques. Mais ce cloisonnement par grande réforme est réducteur, car il ne permet pas de construire une vision globale, systémique et en interdépendance des changements multiples qui affectent, en série et parfois en parallèle, un système institutionnel. De plus, il ne permet pas non plus de comprendre les raisons qui président à la saillance d’un enjeu à un certain moment et d’une autre focale d’intervention à un autre. Ni d’étudier les interdépendances entre des réformes qui portent sur l’une puis l’autre de ces dimensions. Tout se passe alors comme si ces systèmes étaient constitués de pièces détachées. Or, au contraire, un système administratif ou un système de protection sociale juxtapose plusieurs « arrangements institutionnels » historiquement constitués à différentes périodes dans le temps, qui se lient entre eux et interagissent (ce que rend bien la notion de régime de protection sociale) [42].
28Ce panorama des recherches sur les changements des systèmes institutionnels montre la difficulté à prendre en compte, étudier et interpréter, sur la durée, les réformes, dans leur succession et leurs interdépendances. Nous en tirons néanmoins plusieurs idées : que les réformes de politiques publiques ne doivent pas être étudiées comme des moments uniques et exceptionnels mais considérées dans leur succession ; qu’elles ne doivent pas être absorbées dans des approches survalorisant soit la force des seules idées, soit la capacité réformatrice des acteurs, soit encore les seules institutions et leurs effets déterministes ; qu’il est indispensable de bien étudier comment et jusqu’où changent les systèmes institutionnels sous l’effet de ces réformes, mais aussi ce qu’ils deviennent, c’est-à-dire les effets et résultats des réformes. La compréhension de la nature, de l’ampleur et des effets des transformations induites par les réformes dans les institutions administratives ou de protection sociale reste un enjeu important. Il nous semble que c’est au moyen du concept de « trajectoire de réformes » qu’il est possible de construire une approche des réformes qui respecte ces préceptes.
Qu’est-ce qu’une trajectoire de réformes ? Un cadre analytique et opérationnel
29Pour définir et opérationnaliser le concept de trajectoire de réformes, nous nous appuyons à la fois sur les apports et les limites des travaux du néo-institutionnalisme historique examinés dans la partie précédente, sur ceux dont les propositions peuvent nous aider à étayer le concept mais aussi sur certaines de nos propres recherches dans lesquelles nous avons proposé une première opérationnalisation de la notion [43]. Nous nous appuyons aussi sur les intuitions de quelques travaux de sociologues (Anselm Strauss, Pierre Bourdieu et surtout Andrew Abbott) qui ont explicitement mobilisé la notion de trajectoire dans le cadre de leurs travaux sur les carrières professionnelles. Nous mettons en avant sept principes qui nous semblent devoir prévaloir dans l’emploi du concept de « trajectoire de réformes » et que nous présentons successivement à la manière d’une série de préceptes (résumés dans le tableau 1). Tous sont complémentaires les uns des autres et interdépendants. Leur explicitation structure notre cadre théorique. Pour chacun d’entre eux, nous donnons une définition et une explicitation du principe avant d’en montrer l’intérêt et la portée par des illustrations et des réflexions comparatives pour, enfin, en suggérer des formes d’opérationnalisation. Cette dernière repose largement sur l’usage de la méthode du process tracing dont nous explicitons le recours pour chaque principe.
Tableau 1. Trajectoires de réformes : sept préceptes pour le concept
1. La trajectoire de réformes est une chaîne de séquences successives de réformes ;2. La trajectoire de réformes est marquée par son moment initial : l’importance des bornes temporelles ;3. L’ordonnancement des séquences de réformes compte : la temporalité est causale ;4. La trajectoire de réformes est façonnée par un espace institutionnel contraignant : les réformateurs évoluent dans un couloir ;5. Les activités réformatrices sont transformatrices : chaque trajectoire de réformes est singulière, faite de déplacements et de déviations ;6. La trajectoire de réformes porte des « effets de transformation » et permet de mesurer le changement institutionnel ;7. La trajectoire de réformes est un « construit de recherche ». |

Tableau 1. Trajectoires de réformes : sept préceptes pour le concept
La trajectoire de réformes : une chaîne de séquences successives
30Le changement institutionnel et la transformation des institutions ne se font jamais à travers une séquence unique – « LA » réforme d’envergure qui transformerait en une fois et une fois pour toute un système. Bien évidemment, une séquence de réforme donnée est un moment important à étudier en raison de la richesse de ce qui s’y déroule : elle engage de l’action collective, des activités réformatrices (constructions d’expertise et de diagnostics, critiques des institutions existantes, formulation du problème, coalitions, etc.), des interactions et des interdépendances multiples entre acteurs, des rapports aux institutions structurées par des positions dans l’espace institutionnel et des manières de jouer avec les règles en les interprétant ou en en réactivant le potentiel. Toutefois, l’analyse en termes de trajectoire exige qu’on ne considère pas une seule séquence de réforme mais qu’on prenne pour acquis que les réformes des institutions se développent, voire se répètent, dans le temps, au rythme des cycles politiques et des renouvellements des majorités et des gouvernements. Le changement institutionnel est toujours le résultat de séquences de réforme, successives et sédimentées, dont la notion de trajectoire a précisément pour fonction d’analyser la mise en série, les enchaînements, la cohérence et les effets de transformation.
31Analyser une trajectoire de réformes repose sur l’idée que chaque phase dépend de la précédente et conduit à regarder ce qui s’est passé avant une séquence donnée comme à en étudier les effets sur le long terme. Toute nouvelle réforme est, au moins en partie, fondée sur les conséquences de la précédente : celle-ci aura ouvert de nouvelles possibilités de réformes en modifiant le contexte politique dans lequel les réformes ont lieu ou en transformant certaines règles qui favoriseront des coups joués à l’étape ultérieure [44]. Il faut donc encastrer une phase de réforme à un instant t dans une suite de séquences qui s’ordonnent sur le temps long. On ne peut pas attribuer la transformation globale d’un système de politiques publiques à une réforme « unique ».
32En matière de réformes de la protection sociale, il n’est ainsi pas possible de s’en tenir à une analyse des réformes des années 2000 (par exemple des réformes de Gerhard Schröder en Allemagne) pour comprendre les dynamiques ayant conduit aux transformations du marché du travail et de l’assurance chômage. La transformation des systèmes de protection sociale se fait plutôt par un processus progressif, dans lequel l’adoption de mesures données facilite l’acceptation et la croissance de certaines options politiques et sape les autres [45]. De la même manière, il n’est pas possible d’étudier la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001 et ses usages systématiques d’instruments de type New Public Management sans comprendre comment les idées et instruments néomanagériaux ont été progressivement (mais non sans oppositions) acclimatés, depuis les années 1980, dans l’administration française [46]. Les individus et les acteurs politiques collectifs peuvent exploiter les nouvelles opportunités qu’offrent des réformes apparemment marginales et qui, par leurs effets accumulés, finissent par permettre des changements profonds du système.
33Ainsi, le raisonnement en termes de trajectoire de réformes requiert de prêter attention aux réformes précédentes, aux différentes séquences successives de réformes et aux problèmes qu’elles prennent en charge, de caractériser le changement spécifique qui prédomine dans chacune d’entre elles, mais aussi et surtout d’analyser les modalités de leurs enchaînements et de leurs interdépendances ainsi que les effets que produit cette chaîne de séquences réformatrices. C’est pourquoi la méthode du process tracing, qui vise à retracer les enchaînements causaux entre événements ou séquences d’action, apparaît comme la méthode privilégiée pour retracer une trajectoire de réformes. Son usage est ici avant tout inductif et proche de ce que T. G. Falleti appelle la reconstitution de processus « intensifs », c’est-à-dire l’analyse temporelle et causale de séquences d’événements constituant le phénomène étudié [47] : nous cherchons à étudier les effets causaux des séquences de réformes les unes sur les autres et les effets de transformation des séquences de réformes sur le système institutionnel affecté.
La trajectoire de réformes est marquée par son moment initial : le choix des bornes temporelles
34Les auteurs s’inscrivant dans le cadre de la path dependence ont tous souligné que « l’empreinte des origines » est déterminante pour comprendre la nature, le fonctionnement et les évolutions des systèmes institutionnels [48]. Pour comprendre la nature des institutions en place, leur logique, il est toujours nécessaire de remonter aux origines de celles-ci, origines historiques comme politiques, économiques et sociales. Cependant, il ne paraît pas forcément nécessaire de faire remonter une trajectoire de réformes à l’origine historique d’un système institutionnel. Il est surtout nécessaire d’identifier le ou les moments au cours desquels la trajectoire est lancée, avec l’idée que les premiers moments ouvrent une trace, creusent un sillon, qui influencera la suite.
35Les séquences initiales de choix peuvent prédéterminer ou contraindre les solutions disponibles par la suite. Cette influence est en partie due aux restrictions d’options qui résultent des choix initiaux et des conséquences et effets secondaires de ces premiers choix [49]. Les politiques de réformes initiales peuvent modifier la répartition du pouvoir entre les différents acteurs, introduire des effets de levier ou au contraire de blocage et imposer des contraintes aux futures initiatives de transformation. Le fait de prêter attention aux « premiers pas » est également essentiel parce les premières réformes sont susceptibles de révéler les enjeux les plus centraux pour un système institutionnel. Ces moments initiaux montrent aussi quel est l’arrangement institutionnel le plus exposé aux critiques ou le plus vulnérable au changement, en tout cas celui sur lequel les réformateurs ont agi en premier. Ces premières séquences peuvent être décrites comme des « moments critiques » [50] ou des turning points au cours desquels des coalitions politiques font des choix de réformes, marqués par des conceptions institutionnelles spécifiques, dont on peut faire l’hypothèse qu’ils affecteront les activités réformatrices suivantes.
36La démarche de process tracing est ici centrale et peut apparaître « guidée par la théorie » [51] dans le sens minimaliste qu’en propose T. G. Falleti : il s’agit de générer une théorisation à partir d’une démarche comparative. On peut faire l’hypothèse, par exemple, que des systèmes administratifs analogues de type napoléonien (la France, l’Espagne, l’Italie) sont confrontés à des enjeux de réforme similaires liés aux caractéristiques des institutions qu’ils ont en commun : par exemple, le poids très important de la centralisation ou de l’implantation territoriale de l’État avec des préfets et des services des ministères centraux présents sur l’ensemble du territoire. Comparer systématiquement les trajectoires française et espagnole de réformes administratives permet de montrer que la décentralisation a bel et bien constitué la même première séquence de réforme dans les deux pays au début des années 1980, entraînant dans les deux cas une remise en cause des services territoriaux de l’État central et des préfets (governadors en Espagne). Les différences observées entre les deux séquences initiales enrichissent notre identification des mécanismes causaux. En l’occurrence, l’intensité et la systématicité plus fortes qu’a revêtues la décentralisation en Espagne, en lien avec le processus de démocratisation post-franquiste, ont rendu cette première séquence plus transformatrice qu’en France, l’administration espagnole devenant quasi fédérale et les implantations territoriales du gouvernement central étant rapidement affaiblies et démantelées [52].
37La démarche de process tracing conduit également à comparer les effets causaux respectifs de séquences initiales différentes avec l’hypothèse que les réformes initiales peuvent souvent expliquer les différences de trajectoire. Ainsi, en matière de réformes des administrations publiques, le gouvernement Thatcher a d’abord mené en 1982 une réforme centrée sur la mise en place d’outils de gestion, la Financial Management Initiative, tandis que la France optait pour une politique de décentralisation et que la Suède a combiné la décentralisation des pouvoirs vers les comtés et la déconcentration des pratiques de gestion des ressources humaines aux agences. Les trajectoires de réformes et la transformation globale des systèmes administratifs ne peuvent pas être similaires lorsque les pays « commencent » en décentralisant vers les autorités locales ou lorsqu’ils lancent un processus d’« agencification » [53].
38Comme pour tout travail mobilisant le process tracing, l’analyse d’une trajectoire de réformes requiert aussi d’identifier avec soin les bornes temporelles de celles-ci [54]. Même s’il serait absurde de prétendre identifier une « date de naissance » de la trajectoire de réformes (elles sont probablement multiples, comme sont multiples les acteurs investis dans une réforme), il convient cependant de spécifier quand commence l’analyse. Le point de départ nous semble devoir correspondre à une séquence initiale de réformes dont on considère qu’elle entame un long processus de transformation d’un système institutionnel à partir de diagnostics critiques et d’activités réformatrices. Cette origine de la trajectoire doit être objectivée et justifiée le mieux possible, notamment en mettant en avant le changement de paradigme et de position de certains acteurs (ou l’émergence de nouveaux acteurs) vis-à-vis du système en place par rapport à la période précédente, par exemple quand émergent les premières idées promouvant une adaptation ou une transformation du système en place (moment du passage d’une logique keynésienne à une logique centrée sur l’offre dans les années 1970 pour les systèmes de protection sociale [55], ou du passage du référentiel de service public à celui du New Public Management pour les réformes administratives). Dès lors que l’on a identifié l’émergence des premiers débats et idées nouvelles, on peut chercher les premières (tentatives de) réformes et considérer que se trouve là l’origine de la trajectoire de réformes, même si les premières réformes semblent avoir échouées ou avoir été remises en cause par les gouvernements suivants. Ces premiers moments de réformes auront, quoi qu’il arrive, une influence sur les leçons tirées par les acteurs, sur leurs positions ultérieures, et les réformes elles-mêmes auront des conséquences pour la suite (en termes de possibilité ouverte ou de blocage).
39Quant à la dernière période de la trajectoire de réformes, sauf à croire à la « fin de l’histoire », il nous semble impossible de prédire que la réforme étudiée est la « dernière » réforme, celle qui a achevé la trajectoire. Il faut bien cependant terminer la recherche (et la publier !). Il convient là encore de justifier le choix du moment qui clôt, toujours temporairement, l’analyse du changement. Cette dernière séquence de l’analyse peut correspondre à ce qui est perçu comme la dernière manifestation d’un paradigme de réforme, avant l’entame d’une nouvelle orientation ou, tout simplement, comme la dernière séquence en date. L’aspect final reste cependant aléatoire. Sans doute est-il sage de se garder de tenir des propos définitifs sur les effets transformateurs des réformes et la « terminaison » d’une trajectoire.
L’importance de l’ordonnancement [56] des séquences de réformes et de leur interdépendance : la temporalité est causale
40Lorsqu’on réfléchit en termes de trajectoire de réformes, la nécessité d’analyser les modalités d’enchaînement des séquences de réforme et leurs interdépendances ne porte cependant pas seulement sur l’analyse des premières initiatives mais sur l’ensemble des séquences de réforme. L’argument selon lequel l’ordre des séquences compte (la réforme précédente pèse sur la suivante) ne vaut pas seulement pour les premiers pas. Si chaque séquence, quelle que soit sa position dans l’enchaînement, influence la suivante, il ne suffit pas de connaître le début pour savoir la fin : il faut suivre et retracer, pas à pas, tous les épisodes, en considérant que chaque étape compte, y compris et surtout pour comprendre les inflexions de trajectoire.
41Ce précepte souligne l’importance de l’ordonnancement des séquences avec l’idée que « time matters » en politique [57], que « le moment où un événement se produit peut-être crucial » [58], que la temporalité, le calendrier et l’ordre des différentes séquences de réforme comptent [59]. Ces formulations rejoignent celles que l’on trouve dans la sociologie processuelle d’A. Abbott et son paradigme séquentiel [60]. Celui-ci insiste sur la prégnance de trois mécanismes dans l’analyse des carrières : « l’idée d’enchaînement (les processus qui font avancer une histoire, d’une étape à l’autre), d’ordre (l’idée que l’ordre des événements n’est pas le même selon les cas et que cela importe pour le résultat final) et de convergence », ce dernier terme renvoyant « au fait que certaines histoires peuvent “converger” vers un résultat, tandis que d’autres divergent » [61].
42Ces principes correspondent parfaitement à l’usage du process tracing inductif qui vise à retracer les enchaînements causaux entre chacune des séquences étudiées et pour lequel le temps est causal [62]. La temporalité, en effet, est causale et chaque ordonnancement spécifique des séquences de réforme produit des effets singuliers, dans le sens de la transformation ou de l’inertie. Comme le souligne Pierre-Michel Menger à propos des travaux de A. Abbott : « l’ordre des séquences compte, et la localisation particulière des événements dans une séquence temporelle a une influence causale propre. Des événements d’apparence négligeable peuvent avoir des effets considérables du fait de leur localisation dans un enchaînement particulier » [63]. Une séquence de réforme a un impact causal sur celles qui suivent : en favorisant une initiative ultérieure parce que la première a déstabilisé une règle que la seconde transformera radicalement, ou bien parce qu’elle rend possible des effets cumulatifs ; mais aussi en bloquant certaines alternatives qui deviennent plus difficiles à développer.
43L’étude de T. G. Falleti sur les politiques de décentralisation en Amérique latine illustre parfaitement ce point [64]. Elle décompose en effet les politiques de décentralisation en trois dimensions distinctes (administrative, fiscale et politique [65]) qui correspondent chacune à des réformes spécifiques et montre que l’ordre selon lequel ces réformes sont adoptées produira des effets très différents. Pour T. G. Falleti, il est indispensable d’analyser les séquences de réformes et leur agencement interne, notamment l’ordre dans lequel les trois types de décentralisation ont été mis en place, parce qu’il détermine la manière dont les relations intergouvernementales ont été modifiées. Ainsi, une décentralisation administrative sans transfert parallèle de ressources peut nuire aux collectivités locales en augmentant leur dépendance financière vis-à-vis du centre. Par contraste, un transfert financé de compétences augmentera la capacité organisationnelle des pouvoirs locaux. De même, une décentralisation fiscale par l’augmentation des transferts automatiques du centre vers la périphérie profite aux pouvoirs locaux, tandis que déléguer la collecte des impôts à une juridiction à faible capacité bureaucratique engendre une perte de revenus. Pour l’auteure, la conclusion de négociations autour d’une séquence de réforme modifie les ressources mobilisables par les acteurs, et donc leur capacité de négociation dans les négociations ultérieures.
44D’une manière générale, les séquences sont « réactives » les unes par rapports aux autres [66]. Les actions de réforme menées à un moment t + 1 peuvent réagir à des changements introduits à la séquence précédente dont elles peuvent consolider, transformer ou renverser les événements en fonction des mécanismes de rétroaction positive ou négative [67]. Ce principe est essentiel pour définir le concept de trajectoire de réformes : il s’agit d’une suite temporellement ordonnée et spécifique d’un ensemble de séquences de réformes et d’événements singuliers et contextualisés, porteurs de micro-redirections, d’embranchements, d’effets de transformation ou, au contraire, de reproduction, les séquences ayant des effets les unes sur les autres.
45Ainsi, « les réformes passées ouvrent de nouvelles opportunités » en matière de retraites [68]. C’est en effet la multiplication de tentatives de réformes pendant les années 1990 en France ou en Allemagne, et la mise en place de la défiscalisation de l’épargne retraite privée au cours de la même période, qui ont engagé un mouvement vers plus d’épargne, qui lui-même a pu justifier les réformes du milieu des années 2000 prévoyant de fortes réductions des niveaux de retraites (celles-ci étant censées être compensées par l’épargne privée) et la mise en place formelle de fonds de pension [69]. De même, c’est la mise en place du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1990 qui a permis une réforme assez drastique de l’assurance chômage de 1992 (réduction progressive tous les quatre mois du niveau de l’allocation chômage), dans la mesure où les partenaires sociaux ont pu être convaincus qu’une perte progressive de revenu ne déboucherait pas sur rien pour les chômeurs de longue durée, puisqu’il y avait désormais le RMI pour assurer un filet de sécurité [70].
46Il convient ainsi d’être attentif aux effets cumulatifs des réformes et de se demander dans quelle mesure les réformes successives se renforcent elles-mêmes au fil du temps, notamment si elles se traduisent par une institutionnalisation du changement introduit et par la déstabilisation de l’arrangement institutionnel visé par la réforme. En d’autres termes, il faut suivre la trajectoire pour se demander jusqu’à quel point les réformes disruptives développent leurs propres mécanismes d’auto-renforcement, de sorte que leurs effets déstabilisateurs sont durables et transformateurs. Ainsi, un changement d’apparence marginal ou anodin comme l’introduction de la contribution sociale généralisée (présentée comme minimale et dédiée aux dépenses familiales lors de sa création en 1990) a pris de l’ampleur au fil du temps, et a permis une transformation profonde de la protection sociale, en ce qui concerne le système de santé notamment [71]. Le même mécanisme a été identifié à propos du raisonnement en masse salariale dans les réformes de la fonction publique dont l’utilisation croissante est porteuse d’une transformation importante du système d’emploi public [72].
47Cette approche de la trajectoire appelle les méthodes du process tracing, en tant qu’« analyse temporelle et causale des séquences d’événements constitutifs du processus étudié » [73]. Pour le chercheur, analyser, en la reconstruisant, une trajectoire de réformes exige en effet de reconstituer et de retracer les contenus et l’ordre des séquences successives de réformes. Il lui faut donc réaliser un travail de séquençage des réformes menées (les « pas » ou « steps ») à partir des traces que celles-ci ont laissées pour retracer la trajectoire d’ensemble, c’est-à-dire le parcours réalisé et les effets en termes de transformations produites par ce cheminement. Il s’agit, particulièrement, d’examiner ce que chacune de ces réformes rend possible ou, au contraire, interdit, mais aussi ce qu’elle transforme ou, au contraire, reproduit.
48Ce troisième principe est aussi essentiel pour le travail de comparaison. Il ne s’agit plus seulement de se demander si des systèmes administratifs ou de protection sociale fortement « similaires » (appartenant aux mêmes modèles ou traditions) ont en commun des enjeux et contenus de réforme, mais aussi de savoir si la prise en charge de ces enjeux et certaines orientations de réforme sont apparues au même moment et dans le même ordre dans des pays comparables [74]. Si ce n’est pas le cas, qu’est ce qui permet d’expliquer les différences dans l’ordre selon lequel ces enjeux sont pris en charge ? Dans la comparaison des trajectoires de réformes des systèmes administratifs en France et en Espagne [75], la force de la politique de décentralisation a entraîné en Espagne un démantèlement rapide des services territoriaux de l’État et fait basculer le régime dans un quasi-fédéralisme rendant ensuite difficile les initiatives néomanagériales de contrôle venant du gouvernement central, et notamment du ministère des Finances, par le biais du pilotage par la performance. Par contraste, la dynamique de décentralisation poursuivie en France, plus consensuelle, a maintenu de fortes interdépendances entre l’État central et les collectivités locales. Elle ne s’est pas immédiatement traduite par une remise en question (réduction ou suppression) des services territoriaux des ministères (leur réforme n’interviendra qu’en 2007). Le maintien de ces liens étroits et des mécanismes de centralisation qui les accompagnent explique que le gouvernement par la performance ait été mobilisé, à partir de 2001, au service d’un regain des logiques de contrôle portées par le ministère des Finances. En introduisant le concept de trajectoire de réformes, l’ordonnancement des séquences de réformes (et pas seulement leurs contenus) devient un critère supplémentaire de comparaison entre des systèmes appartenant à une même famille.
La trajectoire de réformes comme reflet d’un espace institutionnel contraignant : reconstituer le « couloir »
49Le quatrième principe renvoie au fait que les choix en série de réformes ne sont évidemment pas déliés de contraintes mais sont, au contraire, des reflets ou des révélateurs de l’influence des institutions existantes. Le néo-institutionnalisme historique a largement insisté sur la prégnance des institutions à travers les effets de structuration qu’elles exercent (distribution inégale des ressources et du pouvoir et création d’acteurs-veto, contraintes légales imposées à la possibilité de réforme, mise en place de routines à travers la socialisation, filtre des idées en fonction de la perméabilité des systèmes, etc.). On parle d’héritage, de « legs » ou en anglais de legacies pour désigner cette influence. L’apport de la notion de trajectoire de réformes est de ne plus penser la path dependence comme explicative de l’absence de changement en raison du poids des institutions mais d’analyser l’influence des institutions sur la durée en tant qu’elles structurent, orientent ou façonnent la trajectoire des réformes dans une orientation générale : elles définissent un « couloir ».
50Une trajectoire de réformes est en partie déterminée par les institutions qui influencent les activités réformatrices (opportunités, contenus, contraintes sur les réformes) et dessine un processus de transformation spécifique qui reflète ces influences institutionnelles, ce que A. Abbott appelle une « pente continue » ou un « ensemble constants de probabilités de transitions » : « ce qui fait qu’une trajectoire est une trajectoire c’est son caractère d’inertie, cette capacité à supporter une grande quantité de variations mineures sans aucun changement notable de direction ou de régime » [76]. Les trajectoires sont telles « en raison de ce que nous pourrions appeler la stabilité de leur caractère aléatoire, leur caractère causal », une inertie qui « se traduit en paramètres causaux stables mais localisés » [77].
51Les institutions façonnent autant qu’elles encadrent la trajectoire, comme les parois d’un couloir délimitent le mouvement en son sein. Les institutions orientent donc les réformes dans une « direction commune » et créent des régularités. En gardant la métaphore du couloir, on peut dire que les institutions influencent fortement la trajectoire de réformes parce qu’elles définissent des passages obligés : il est très difficile, voire impossible, de passer ailleurs et d’emprunter une autre voie. Dans cette perspective, des systèmes similaires d’État providence ou d’administrations publiques (composés d’institutions qui se ressemblent) sont supposés avoir des trajectoires de réformes identiques ou proches. On peut ainsi faire l’hypothèse que des systèmes administratifs de type napoléonien ou des États providence de type bismarckien connaissent une trajectoire de réformes ressemblante, dessinant la même forme (pattern) à partir de séquences de réforme partageant des points communs (pour autant qu’elles soient placées dans le même ordre).
52Ce principe peut, là aussi, enrichir le travail de comparaison. La notion de trajectoire, sans s’y réduire, peut ici favoriser une réflexion comparative de type hypothético-déductif puisqu’on y postule l’influence des institutions historiques. On peut en effet considérer la reconstruction d’une trajectoire de réformes comme un reflet de contraintes et de causalités qu’exercent, sur la durée, de manière répétée, les institutions. Une trajectoire de réformes donnée correspond donc aussi à la recherche de régularités – la forme (pattern) du couloir – attribuables aux arrangements institutionnels et à leurs effets. Dans une perspective comparative, des systèmes similaires de protection sociale ou d’administration publique sont supposés avoir des trajectoires de réformes identiques ou proches, c’est-à-dire des similitudes à la fois dans les contenus des réformes et dans l’ordonnancement des séquences et des enjeux qui y sont pris en charge. L’intérêt d’une perspective hypothético-déductive est de faire l’hypothèse d’une (même) influence structurante des (mêmes) institutions sur la durée. Elle invite alors à rechercher des régularités dans les contenus et l’ordre des réformes. Si de telles similarités de contenus et d’ordonnancement ne sont pas observées empiriquement, il faut alors expliquer les « déviations de trajectoire ».
53On s’attend ainsi à ce que les institutions typiques des systèmes bismarckiens de protection sociale (prestations contributives, destinées à ceux qui travaillent, financées par les cotisations sociales prélevées sur les salaires, gestion par les partenaires sociaux) influencent le type de problème rencontré – principalement le coût du travail – mais elles vont aussi structurer les difficultés rencontrées par les gouvernements réformateurs : la forte opposition aux réformes organisées par les représentants des travailleurs (les syndicats), qui paient, gèrent et bénéficient de la protection sociale [78]. De la même manière, les institutions constitutives des systèmes administratifs napoléoniens (centralisation, implantation territoriale des services de l’État central, élites généralistes organisées en corps, mécanismes de politisation de la haute fonction publique) influencent les problèmes perçus comme dominants dans ces contextes [79].
54Cette manière hypothético-déductive de raisonner correspond à un usage déductif du process tracing [80]. Elle ne signifie cependant pas pour nous qu’une trajectoire de réformes relève d’une conception déterministe et figée du changement. Dire que les institutions ont des effets contraignants (« identifier le couloir ») ne signifie pas qu’elles ont le même effet contraignant sur la durée et quels que soient les contextes, ni que les déviations de trajectoires sont impossibles (on parle alors de path shifting changes [81]). Le travail du chercheur est précisément d’examiner les politiques de réforme et d’évaluer dans le temps et en contexte dans quelle mesure et jusqu’à quel point les institutions existantes sont structurantes (sur le choix du contenu, la portée de la réforme, les stratégies de (non-)décision, les jeux bloqués, etc.).
55En outre, les réformes sont aussi des activités qui peuvent affecter les arrangements institutionnels et modifier leurs effets, jusqu’à les supprimer. D’où l’importance du travail du chercheur qui doit retracer la trajectoire de réformes et analyser les effets relatifs des institutions au fil du temps. Cela conduit à la formulation d’un cinquième principe qui insiste sur un ensemble d’éléments essentiels qui font la trajectoire : le chemin, in fine toujours singulier, que tracent les séquences successives de réformes.
La singularité d’une trajectoire de réformes : configurations complexes, ambiguïté, effets collatéraux et apprentissage
56Si les institutions façonnent la trajectoire de réformes, elles ne la déterminent pas totalement. Pour filer la métaphore, on peut dire que les institutions en place construisent le couloir dans lequel se déploient les activités réformatrices mais qu’elles ne déterminent pas les mouvements nombreux et subtils qui se déroulent entre les cloisons. Il arrive même que certaines réformes introduisent des déviations, abattent des cloisons et permettent un changement de couloir. Il est donc important, d’une part, de ne pas exagérer la détermination ou le déterminisme institutionnel d’une trajectoire et, d’autre part, de se donner les moyens de tracer précisément le cheminement emprunté par les différentes séquences de réforme et leurs effets de transformation en s’appuyant sur la méthode du process tracing. Pour le dire autrement, il y a bel et bien des effets de transformation qui peuvent résulter des activités réformatrices et des stratégies déployées par les acteurs, mais aussi d’autres, plus ou moins attendus, qui proviennent de l’enchaînement de deux séquences ou des effets collatéraux de réformes menées en parallèle. Sur ce point, l’apport de l’approche par les trajectoires est de compléter les travaux sur les formes multiples de changements dit « graduels, cumulatifs et transformatifs » [82]. S’ils identifient bien les manières dont les institutions peuvent changer, la question de savoir comment ils sont introduits, à l’occasion de quelle action réformatrice, et comment et dans quels contextes ils se déploient, reste ouverte. Il s’agit de questions empiriques à résoudre par le travail de terrain (archives, observations, entretiens, etc.), mais aussi, au moyen du process tracing, par un travail précis de reconstitution des réformes successives, de leur enchaînement et de leurs conséquences.
57Sans prétendre être exhaustifs, nous présentons ci-après quatre mécanismes généraux qui nous semblent pouvoir être à l’origine de transformations profondes des institutions, et qui sont propres à l’activité réformatrice elle-même : la complexité des configurations d’acteurs, l’exploitation par les acteurs des ambiguïtés et contradictions institutionnelles, les effets collatéraux des réformes et les effets d’apprentissage.
(1) Les activités réformatrices et leurs configurations complexes introduisent de la contingence, source de changement
58Les cheminements dans le couloir correspondent aux activités réformatrices elles-mêmes marquées par un certain degré de contingence et d’incertitude intrinsèques parce qu’elles sont des actions politiques et sociales différenciées et intentionnellement orientées. Même dans leurs formes les plus modestes, elles expriment la croyance des réformateurs dans leurs capacités causales à « créer une différence » dans le cours des événements et manifestent effectivement un « pouvoir en tant que capacité transformatrice » [83]. Anthony Giddens, reprenant Max Weber, insiste d’ailleurs pour qualifier un acte d’intentionnel « lorsque son auteur sait ou croit que cet acte possède une qualité particulière ou conduit à un certain résultat et qu’il utilise cette connaissance ou cette croyance pour obtenir cette qualité ou atteindre ce résultat » [84].
59Mais la structuration et la « réussite » d’une activité réformatrice restent éminemment contingentes et incertaines parce qu’elle demeure une action publique, aux dimensions constitutives multiples [85] : a) cognitive avec la construction d’un diagnostic sur les problèmes à résoudre et les solutions préconisées, ce que certains auteurs ont appelé un « sens commun réformateur » [86] ; b) politique avec l’articulation d’intérêts divers, la capitalisation de ressources, la négociation de points d’accord et la résolution de conflits ; c) stratégique avec la constitution et la mobilisation de coalitions de soutien et la mise au point de tactiques (plus ou moins accomplies) de contournement des points de veto ; d) morphologique en soulignant les manières variées par lesquelles les réformateurs sont conduits à adapter leur action à la solidité des règles auxquelles ils sont confrontés et sur lesquelles ils cherchent à « trouver prise » ; e) symbolique avec la légitimité que des entrepreneurs de réforme parviendront (ou non) à asseoir ; f) pragmatique en considérant les réformes comme des « activités sociales » qui se représentent comme rationnelles mais ne le sont jamais totalement parce qu’elles relèvent du monde des idées et des représentations [87].
60La contingence résulte aussi du fait que les réformes des systèmes institutionnels sont le résultat d’interactions entre de très nombreux d’acteurs, individuels et collectifs, qui participent au développement d’une réforme, ce que la notion de « configuration de réforme » [88] propose, par exemple, de restituer [89]. La fabrication des réformes administratives peut ici être vue comme le produit d’un système d’interdépendances entre trois groupes d’acteurs collectifs majeurs (les exécutifs et législatifs politiques ; les ministères et hauts fonctionnaires réformateurs ; les experts au sens large, offreurs de formulations du problème, de diagnostics et de solutions [90]) dont les logiques d’action respectives se contraignent respectivement et créent de l’incertitude [91]. Les activités réformatrices constituent ainsi des assemblages complexes et composites dont les capacités de transformation sont variables et difficiles à prévoir de sorte qu’elles produisent des effets de changement contingents qu’une analyse rétrospective, fondée sur une analyse des configurations d’acteurs et sur du process tracing, permet de reconstituer.
(2) Les incohérences et ambiguïtés endogènes aux institutions créent des possibilités de changement
61Le déterminisme institutionnel présuppose une cohérence et une univocité des institutions qui n’a rien à voir avec l’historicité et la contingence de leur construction. Comme le remarquaient déjà W. Streeck et K. Thelen [92], les systèmes institutionnels nationaux ne sont pas composés d’une seule logique mais de plusieurs éléments accumulés au cours du temps. Chaque système juxtapose différents « arrangements institutionnels », chacun avec ses propres fondements et sa propre histoire et temporalité [93]. Il n’y a donc pas en réalité une seule logique institutionnelle dans un système institutionnel mais plusieurs, ce qui crée des incohérences et offre de multiples « prises » aux initiatives de réforme.
62Comme le décrivent bien J. Mahoney et K. Thelen [94] mais aussi Adam Sheingate [95], la juxtaposition de strates et logiques institutionnelles diverses génère des incohérences internes qui créent de l’« ambiguïté institutionnelle ». Les systèmes institutionnels sont l’enjeu d’interprétations, de débats, de controverses et souvent de conflits autour de la signification et de la mise en cohérence des différents arrangements institutionnels. Ces contradictions et l’ambiguïté qu’elles créent laissent du « jeu » aux activités réformatrices, et rendent possibles certaines réformes. En France, la coexistence de deux formes concurrentes d’organisation territoriale de l’État (une logique politique valorisant la spécialisation géographique et la loyauté envers le pouvoir exécutif à travers la figure du préfet et une logique ministérielle valorisant la spécialisation sectorielle et la hiérarchie bureaucratique à travers le développement de services déconcentrés ministériels) ont offert de nombreuses opportunités de réformes mais aussi de contre-réformes et de blocages [96]. De même, l’ambiguïté du RMI, fondée sur les contradictions inhérentes aux politiques d’assistance en France depuis l’origine de celles-ci [97], ont permis leur adoption (ambiguïté sur l’insertion, aide ou condition [98]). Les incohérences ou contradictions institutionnelles nées de l’empilement de mesures permettent l’action. Ainsi, les gouvernements peuvent affaiblir les oppositions aux réformes des retraites en jouant sur les divisions politiques entre les représentations des salariés de différents secteurs, divisions nées des incohérences et inégalités entre différents régimes de retraite en France ou en Italie.
63En outre, la coexistence de plusieurs arrangements institutionnels offre différentes « prises » aux initiatives de réforme. Certains arrangements sont plus faciles à transformer que d’autres, plus « réformables » (« mutable », selon l’expression de Elisabeth S. Clemens et James M. Cook [99]), donc plus exposés aux initiatives de réforme parce qu’ils font l’objet de plus de critiques, sont moins protégés par des acteurs ou des points veto ou sont plus perméables à certaines idées et recettes néolibérales ou néomanagériales. Des réformes peuvent ainsi commencer par une partie plus faible de l’assemblage institutionnel, puis en modifier l’ensemble par voie de contamination progressive.
(3) Les effets collatéraux des réformes
64Chaque domaine de politique publique est une pièce d’un puzzle plus large. Ce sont les différentes « pièces » qui constituent un système d’administration publique ou de protection sociale. Ces différents éléments font l’objet de réformes propres (réforme des retraites, de l’assurance chômage, du statut de la fonction publique, décentralisation, etc.), voire de « sous-réformes » (réforme des retraites du régime général, des régimes spéciaux, mise en place de fonds de pension). Mais comme chaque élément est imbriqué dans un tout (un « système » institutionnel), toute réforme dans un domaine a des incidences sur un autre domaine, entraînant par là des effets (parfois non voulus) collatéraux ou successifs susceptibles d’apporter des changements institutionnels profonds.
65Il existe, par exemple, des effets de vase communiquant entre développement des retraites financées en capitalisation et retraites financées en répartition (le développement des unes permettant la réduction des autres [100]). De même, les phénomènes d’institutionnalisation des dualismes économiques et sociaux propres aux dernières décennies sont liés à des mécanismes « en cascade », partant des stratégies de sous-traitance des firmes qui poussent au développement des statuts d’emplois atypiques (pour les salariés sous-traités), ce qui conduit au développement d’une protection sociale de « seconde classe » (pour ces mêmes salariés) [101]. On peut citer d’autres effets de contiguïté dans le domaine des administrations publiques. En France et en Espagne, les politiques de décentralisation, administrative et politique, ont fortement affecté, quoique avec une intensité différente, la légitimité et l’existence des services territoriaux des ministères. De même, la création de programmes budgétaires par grandes politiques publiques dans le cadre de la réforme de la procédure budgétaire et de l’allocation des budgets aux ministères (la LOLF de 2001) favorise de nombreux effets d’entraînement dans le domaine des réformes de la gestion des agents de l’État [102]. Dans les administrations de type Westminster comme en Grande-Bretagne, la transformation organisationnelle des directions ministérielles en agences a grandement favorisé la diffusion des dispositifs les plus élaborés de gouvernement par la performance.
66La plupart de ces effets ne sont pas forcément anticipés, ou du moins il peut arriver que certains acteurs opposés à une réforme dans un domaine n’aient pas vu « venir le coup » parti dans un autre domaine. Cependant, dans certains cas, les interactions entre différents champs de réforme sont organisées sous la forme d’un échange politique, à la manière des « décisions jointes » identifiées et théorisées par Fritz Scharpf [103]. Ainsi, on peut expliquer pourquoi la réforme des retraites de 1993 en France n’a pas engendré de mobilisations aussi fortes que l’auraient laissé anticiper les théories de P. Pierson : le gouvernement avait échangé l’acceptation de cette réforme par les syndicats contre la garantie qu’à l’avenir, le gouvernement financerait les « charges indues » (les prestations sociales non contributives auparavant financées par des cotisations sociales) dans le domaine des retraites (par la mise en place d’un fonds de solidarité vieillesse) mais aussi dans tout autre domaine de la protection sociale. Cette garantie s’est transcrite dans une loi de 1994 [104].
67Sur la durée, réfléchir en termes de trajectoire de réformes requiert donc d’analyser les « effets de composition » liés aux séquences successives de réformes qui introduisent des changements sur différentes composantes institutionnelles (souvent en série, parfois en parallèle) et qui interagissent entre elles, produisant ainsi des effets d’entraînement ou de blocage. C’est bien ce que permet le process tracing et sa recherche inductive des mécanismes causaux. En retraçant les séquences et les causalités à l’œuvre, le chercheur peut identifier les effets de changement résultant de la dimension collatérale des réformes.
(4) Les effets d’apprentissage
68Il n’y a pas que les chercheurs férus d’institutionnalisme historique qui soient conscients des contraintes institutionnelles. Confrontés à des blocages et des oppositions, les réformateurs finissent par identifier les sources de statu quo et peuvent dès lors faire porter leurs activités réformatrices sur les institutions mêmes qui sont à la source des blocages (le plus souvent les institutions qui définissent les règles du jeu et surtout qui est légitime à participer au jeu). Pour filer notre métaphore, il arrive que les acteurs gouvernementaux cherchent par certaines réformes à changer les règles du jeu, c’est-à-dire à « abattre une cloison » qui les maintenait dans un couloir dont ils pensent qu’il faut sortir.
69À la suite d’Anton Hemerijck et Jelle Visser [105], on peut insister sur l’importance des « réformes institutionnelles » visant à changer les règles de base de fonctionnement des systèmes de protection sociale [106], notamment celles qui modifient les sources de financement (introduction de financement par l’impôt) et les règles de gouvernance (élimination progressive ou brutale des partenaires sociaux des instances de décision et de gestion de la protection sociale), les deux étant souvent liées [107]. C’est parce qu’ils ont constaté qu’ils ne pouvaient mener à bien leur réforme des retraites ou des systèmes de santé dans les années 1990 (visant à réduire le niveau des dépenses sociales), du fait de l’opposition des syndicats, que les gouvernements ont progressivement introduit à partir de la fin des années 1990 et au cours des années 2000 des réformes (du financement et de la gouvernance) qui ont évincé les syndicats hors des systèmes de protection sociale. Une fois le rôle des syndicats ainsi affaibli, il a été plus facile de mener des réformes structurelles de la protection sociale (privatisation d’une partie des retraites, activation des prestations chômage, etc.).
70Ainsi, du fait des contradictions institutionnelles, de la complexité des configurations d’acteurs, des effets collatéraux des réformes et des effets d’apprentissage, les activités réformatrices peuvent être source de changements profonds, et définir des trajectoires spécifiques que l’on ne peut déduire de la seule configuration institutionnelle de départ. Du fait des possibilités d’action transformatrice, on peut poser que chaque trajectoire de réforme est singulière. On voit ici l’apport en termes comparatifs. Si l’on admet que les trajectoires nationales de réformes sont toujours singulières, même pour des systèmes ayant des propriétés communes, le travail de recherche peut alors consister à expliquer les différences entre trajectoires de pays aux institutions analogues et les spécificités de chacune d’elles. Il s’agit alors d’expliquer pourquoi les institutions les plus similaires, susceptibles de générer des mécanismes causaux analogues, ne le font pas. Du même coup, les différences de contextes, de temporalités et d’interactions entre réformes sont essentielles pour comprendre les variations nationales entre des pays appartenant au même modèle et pour expliquer pourquoi les mêmes mécanismes peuvent fonctionner différemment et produire des effets de changement contrastés.
71 Comme pour les principes précédents, notre approche des trajectoires est aussi intimement liée à l’emploi de la méthode du process tracing, notamment au travail consistant à identifier aussi précisément que possible les mécanismes causaux à l’œuvre dans les séquences de réformes mais aussi dans les interactions et les interdépendances entre les séquences. La manière de caractériser les mécanismes causaux par Tulia G. Falleti et Julia F. Lynch [108], dont l’identification est si centrale dans la perspective du process tracing, correspond bien à la démarche que nous défendons pour explorer les trajectoires de réformes. Selon elles, les mécanismes décrivent les « relations ou les actions entre les unités d’analyse » et « nous disent comment les choses se passent » dans un contexte et à un instant donnés [109]. Cependant, les mécanismes interagissent avec les contextes et peuvent varier dans le temps, de sorte qu’il ne va jamais de soi qu’ils opèrent de la même manière d’un pays à un autre ou d’une période à une autre. Seule l’étude précise des cheminements observés et des mécanismes qui les sous-tendent permet de savoir si certains sont identiques.
La trajectoire de réformes permet la compréhension des « résultats » des réformes : les « effets de transformation » des réformes
72Une fois reconstituée par le chercheur, la trajectoire de réformes permet une vue d’ensemble des transformations à l’œuvre. Analyser une trajectoire de réformes, c’est en effet cartographier les séquences successives de réformes, identifier les processus de changement qui se sont ou non mis en place, mais c’est aussi proposer une analyse des « effets de transformation » des réformes et, de manière plus globale, une interprétation des transformations produites dans les systèmes institutionnels étudiés. L’idée de trajectoire renvoie à l’analyse, la reconstruction et la représentation d’un tracé complet, d’une succession d’orientations, de directions et de redirections, de droites, de courbes, parfois de demi-tours. Produire une trajectoire de réformes conduit à formuler des hypothèses sur ce que deviennent les systèmes administratifs de type Westminster ou de type napoléonien après des décennies de réformes néomanagériales ou bien les systèmes bismarckiens de protection sociale après les réformes répétées et multiples qu’ils ont subies. L’approche par les trajectoires de réformes vise non seulement à comprendre comment les processus de changement se sont déroulés, mais quel est le contenu des transformations et ce que sont devenus les systèmes.
73Puisque l’analyse suppose qu’il existe un lien entre les séquences des réformes, qu’une séquence a un effet sur la suivante (ou sur celle d’à côté), l’analyse par trajectoire invite à prendre la mesure des transformations des systèmes réformés – on pourrait dire leurs « résultats » (outcomes) mais nous préférons parler d’effets de transformation. La recherche peut ainsi aborder un certain nombre de questions substantielles (et pas seulement processuelles) [110]. Jusqu’à quel point les réformes successives ont-elles changé les systèmes institutionnels affectés ? Quels étaient les objectifs qu’elles affichaient et dans quelle mesure peut-on dire qu’elles ont résolu les problèmes qu’elles étaient censées prendre en charge ? Quelles sont les conséquences (institutionnelles, politiques, budgétaires) de ces réformes ? Qui en tire bénéfice ? Qui en sort affaibli ou en endosse le coût ? Quels sont les effets feedback de ces réformes en termes politiques (quels acteurs sortent renforcés ou affaiblis ?) et en termes de politiques publiques (les réformes ont-elles ouvert de nouvelles opportunités de changement ? ont-elles créé de nouveaux problèmes ? les acteurs ont-ils appris de ces processus ?).
74L’analyse des effets de transformation se fait à deux niveaux : pour chaque séquence de réforme mais aussi, globalement, à la « fin » de la trajectoire. Elle permet d’aborder la question de la nature et de l’étendue des transformations que les réformes successives ont produites, en interaction avec les institutions des systèmes considérés. Retracer une trajectoire de réformes revient à tracer le chemin qu’ont dessiné les réformes (successives ou parallèles) effectivement réalisées et la réalité des transformations produites.
75Si la recherche permet de mesurer le changement, il est essentiel de trouver la bonne méthode pour le faire. Il va de soi que des mesures quantitatives simples sont souvent utiles (nombre de fonctionnaires supprimés, baisse ou hausse des dépenses sociales, évolution des déficits, etc.), mais bien souvent ces indicateurs sont trop frustes et déterminés par d’autres facteurs que les réformes elles-mêmes (effets démographiques ou macro-économiques notamment). C’est ici qu’il faut savoir s’associer aux travaux quantitatifs élaborés par les économistes ou sociologues et leurs méthodes d’évaluation d’impact, qui permettent, par le biais d’expérimentation naturelle ou de méthodes contrefactuelles fondées sur la double différence, d’identifier proprement le lien causal entre une politique publique et les changements économiques ou sociaux constatés [111]. Toutefois, si ces méthodes permettent un degré de certitude élevé sur le lien entre une réforme et une dimension économique ou sociale particulière, elles ne permettent pas de saisir les changements dans leur multiplicité, ni de penser les causalités multiples, ni surtout de comprendre comment s’est passé le changement (ce qu’il s’est passé entre X et Y). En outre, elles ne s’intéressent pas aux transformations institutionnelles, qui sont pourtant l’objet premier des réformes menées. C’est pourquoi il nous semble que le process tracing et les trajectoires de réformes sont des outils essentiels pour mesurer les changements institutionnels et comprendre les processus de transformation des institutions.
76Mais il faut alors s’appuyer sur des instruments de mesure plus qualitatifs portant sur les institutions elles-mêmes. À titre d’exemple, afin de « prendre la mesure » des transformations, nous avons pu élaborer une méthode qualitative consistant à proposer une « photographie » des arrangements institutionnels avant et après les réformes des systèmes bismarckiens de protection sociale [112]. Au risque de rappeler une évidence, il n’est pas possible de parler de changement si l’on n’a pas caractérisé la situation de départ, avant les réformes. Certains travaux prétendent parfois analyser des changements sans avoir au préalable défini leur point de référence et la situation de départ. La faiblesse (dans une large mesure) des typologies existantes pour caractériser et différencier les systèmes administratifs laisse penser que ce type de démarche serait particulièrement heuristique pour saisir les effets de transformation des réformes néomanagériales.
La trajectoire de réforme comme construit de recherche
77Le septième et dernier principe de notre approche rappelle qu’une trajectoire de réformes est un « construit de recherche », résultat de l’activité du chercheur. Autrement dit, une trajectoire de réformes n’est pas, dans notre acception, un ensemble de représentations et une stratégie subjective portés par un acteur ou un groupe d’acteurs. Anselm Strauss distinguait d’ailleurs « sa » notion objectivante de trajectoire décrivant à la fois le développement physiologique de la maladie et toute l’organisation du travail dont elle fait l’objet, sa gestion au fil du temps [113], de la notion de « schéma de trajectoire » qui est « la représentation imaginaire de la succession d’événements envisageables et d’actions à prévoir » par un médecin [114]. Dans notre approche, la trajectoire de réformes est un construit de recherche, aboutissement du travail du chercheur qui reconstitue ici l’enchaînement des séquences de réformes affectant un système institutionnel sur la longue durée et analyse leurs contenus, l’influence des institutions, leurs interdépendances et leurs effets de transformation. Tout comme les sociologues des organisations cherchent à reconstituer un « système d’action concret » [115], qui est le résultat de leur enquête, la reconstitution d’une trajectoire de réformes constitue pour nous l’objectif du travail sur les réformes des systèmes institutionnels, et son résultat.
78On peut rappeler ici la liste des tâches qui incombent au chercheur dans son travail de reconstitution : 1) retracer les séquences successives de réformes en lien avec l’espace institutionnel, lui-même changeant, dans lequel elles interviennent et qui les contraint autant qu’elles cherchent à le subvertir ; 2) étudier soigneusement empiriquement l’ordonnancement des séquences, les interdépendances entre séquences, leurs effets de composition et surtout leurs effets de transformation ; 3) identifier les influences des institutions sur les activités réformatrices en contexte et à chaque séquence en mettant au jour des mécanismes causaux ; 4) rechercher, si elles existent, des régularités produites par cette influence d’une séquence à l’autre ; 5) mais aussi mettre au jour les bifurcations, réorientations, les spécificités des trajectoires de réforme en cherchant à les expliquer par des facteurs comme l’ordonnancement des séquences, les jeux d’ambiguïté, les effets collatéraux, d’interaction, d’apprentissage qui marquent les processus de réformes ; 6) présenter une analyse globale des transformations du système étudié consécutives aux effets de changements induits par les réformes successives.
79En définitive, il est souhaitable de chercher à donner une représentation synthétique simplifiée de ce construit de recherche sous forme graphique. On peut ainsi s’inspirer des recherches fondées sur le process tracing où figurent le plus souvent des lettres et des flèches entre elles pour figurer les mécanismes causaux. On peut aussi synthétiser les résultats sous la forme de tableau (ou d’une série de tableaux). Ainsi, pour à la fois reconstruire de manière systématique, comparer entre elles et représenter les trajectoires de réformes des systèmes bismarckiens de protection sociale, nous avons proposé à chaque chercheur d’utiliser une même grille analytique pour chacune des grandes séquences de réformes identifiées retraçant les dynamiques intellectuelles (paradigmes et effet d’apprentissage), stratégiques (les intérêts en interactions, coalitions, conflits, compromis, etc.) et institutionnelles (path dependence, changements cumulatifs) [116]. Dans une optique un peu différente, dans nos travaux comparatifs sur les transformations des administrations publiques, nous avons construit des tableaux comparant les similitudes et les différences entre les trajectoires de réformes, les contenus des réformes et leurs temporalités [117].
80Notre proposition théorique s’appuie sur les multiples apports du néo-institutionnalisme historique. En développant le concept de trajectoire de réformes, nous cherchons cependant à dépasser certaines limites des travaux recensés, entre ceux qui se concentrent trop fortement sur le poids des institutions et en déduisent une inertie qui fait peu de cas des activités réformatrices elles-mêmes, ceux qui se concentrent sur des moments réformateurs de grande visibilité politique et proposent une lecture héroïque des événements, et ceux qui survalorisent le poids des idées ou de certains intérêts dominants. Le concept de trajectoire de réformes permet surtout, selon nous, de « faire jouer » les acquis du néo-institutionnalisme historique, plus que de s’y substituer, et d’en réactiver l’intérêt en systématisant une démarche.
81Le concept de trajectoire de réformes nous conduit à considérer qu’une réforme particulière ne peut se comprendre et s’analyser sans étudier les réformes et la chaîne de séquences qu’elles constituent. Il est un construit scientifique qui conserve l’hypothèse majeure du néo-institutionnalisme historique : identifier les influences des institutions sur les activités réformatrices et rechercher les régularités produites par cette influence. Sa plus-value est de ne pas chercher cette influence des institutions ex ante ou de manière uniforme ou sur un seul moment ou au détriment du changement lui-même. La seule référence aux institutions ne peut suffire à comprendre les dynamiques de transformation d’un système. La notion de trajectoire comme construit de recherche est une invitation à identifier et à étudier empiriquement et avec soin les traces et les limites de cette influence en accordant une importance prédominante au temps long, à l’ordonnancement des séquences de réformes, aux interdépendances entre séquences et aux effets de composition de l’ensemble. Cette approche permet donc de tenir compte du poids des institutions sur les trajectoires prises par les réformes tout en gardant ouverte la possibilité du changement, des bifurcations, des transformations profondes liées aux effets des réformes qui se succèdent, qui s’imbriquent, qui interagissent et créent des opportunités de changement ou au contraire des phénomènes de blocage ou d’inertie. D’une manière générale, les institutions laissent du « jeu » aux activités réformatrices de sorte que de multiples micro-choix peuvent être faits qui vont constituer les différentes voies empruntées (dans le couloir des institutions) et qui définissent, à la fin, la trajectoire de réformes proprement dite d’un pays ou d’un secteur. Si l’on veut comprendre comment évoluent les institutions et comment survient le changement institutionnel, il est nécessaire de retracer les processus de réformes successives et d’analyser comment ces réformes s’inscrivent dans et participent de la construction d’une trajectoire de réformes elle-même porteuse d’« effets de transformation » institutionnelle, sociale, économique et politique.
82Du point de vue méthodologique, l’opérationnalisation du concept de trajectoire de réformes s’appuie sur les acquis des démarches de process tracing. Comme l’illustrent les différents articles de ce numéro spécial, cette méthode vise précisément à permettre d’identifier les mécanismes causaux qui articulent des séquences de décisions et d’actions les unes aux autres, ces séquences constituant autant d’éléments constitutifs de toute trajectoire de réformes. L’usage que nous en faisons est d’abord inductif : tracer pas à pas les séquences de réformes et les mécanismes causaux qui produisent leur enchaînement pour reconstruire une trajectoire de réformes. Comme le souligne G. T. Falletti avec sa notion de démarche inductive guidée par la théorie, cela n’empêche pas de faire des hypothèses préalables au travail d’enquête, notamment sur les influences potentielles des configurations institutionnelles. Le travail permet dans tous les cas de générer des théories sur le changement institutionnel à partir de la comparaison des séquences entre elles (pour un système institutionnel donné) ou à partir de la comparaison des trajectoires de réformes de systèmes similaires ou, au contraire, différents.
83Cet article est donc une invitation à faire jouer les apports du néo-institutionnalisme historique, en les réarticulant à la démarche d’analyse proposée en termes de trajectoires de réformes et en faisant usage de la méthode du process tracing. Nous avons proposé un certain nombre de préceptes afin de formaliser l’opérationnalisation de notre démarche. Nul doute qu’en les mobilisant, d’autres chercheurs pourront ajouter d’autres principes d’opérationnalisation, mais aussi découvrir les limites, les insuffisances, les difficultés d’usage de cette notion. Nous espérons cependant qu’elle permettra de mieux associer néo-institutionnalisme historique et analyse des réformes de l’action publique.
Notes
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[1]
Pour une vue d’ensemble, Orfeo Fioretos, Tulia G. Falleti, Adam Sheingate (eds), The Oxford Handbook of Historical Institutionalism, Oxford, Oxford University Press, 2016.
-
[2]
Cf., dans ce numéro, l’article de Bruno Palier et de Christine Trampusch.
-
[3]
Tulia G. Falleti, « Process Tracing of Extensive and Intensive Processes », New Political Economy, 21 (5), 2016, p. 455-462.
-
[4]
Stephen Farrall, Colin Hay, The Legacy of Thatcherism. Assessing and Exploring Thatcherite Social and Economic Policies, Oxford, Oxford University Press, 2014.
-
[5]
Martin Seeleib-Kaiser, Timo Fleckenstein, « Discourse, Learning and Welfare State Change : The Case of German Labour Market Reforms », Social Policy & Administration, 41 (5), 2007, p. 427-448.
-
[6]
Michael Barzelay, Raquel Gallego, « The Comparative Historical Analysis of Public Management Policy Cycles in France, Italy, and Spain : Symposium Introduction », Governance, 23 (2), 2010, p. 209-223.
-
[7]
M. Barzelay, R. Gallego, ibid., p. 219.
-
[8]
Oliver James, The Executive Agency Revolution in Whitehall. Public Interest versus Bureau-Shaping Explanations, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003.
-
[9]
Frédéric Pierru, « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant », Actes de la recherche en sciences sociales, 4, 2012, p. 32-51.
-
[10]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72, ici p. 71.
-
[11]
P. Bourdieu, ibid.
-
[12]
Paul Pierson, « Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics », American Political Science Review, 94 (2), 2000, p. 251-267 ; Bruno Palier, Giuliano Bonoli, « Phénomènes de path dependence et réformes des systèmes de protection sociale », Revue française de science politique, 49 (3), juin 1999, p. 399-420.
-
[13]
Notons toutefois que l’approche néo-institutionnaliste historique n’a pas fait l’objet de la même intensité d’usage dans les deux champs, systèmes de protection sociale et systèmes administratifs. L’analyse des réformes des État providence a largement contribué au développement du néo-institutionnalisme historique et à la richesse de ses apports (richesse des typologies, dépendance au sentier, conceptualisation du changement graduel, réflexions sur la temporalité, policy feedbacks). Par contraste, bien que l’intérêt pour les institutions ait été proclamé à plusieurs reprises depuis quinze ans au sein des travaux sur les systèmes administratifs, l’approche néo-institutionnaliste est demeurée sous-développée dans le champ de la public administration.
-
[14]
Paul Pierson, Dismantling the Welfare State ? Reagan, Thatcher and the Politics of Retrenchment, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
-
[15]
Paul Pierson, « Irresistible Forces, Immovable Objects : Post-industrial Welfare States Confront Permanent Austerity », Journal of European Public Policy, 5 (4), 1998, p. 539-560.
-
[16]
Cf., par exemple, Jacob S. Hacker, The Road to Nowhere. The Genesis of President Clinton’s Plan for Health Security, Princeton, Princeton University Press, 1999 ; Jill Quadagno, One Nation, Uninsured. Why the US Has No National Health Insurance, Oxford, Oxford University Press, 2006.
-
[17]
Theda Skocpol, Protecting Soldiers and Mothers. The Political Origins of Social Policy in the United States, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
-
[18]
P. Pierson, Dismantling the Welfare State ?, op. cit.
-
[19]
Kathleen Thelen, How Institutions Evolve. The Political Economy of Skills in Germany, Britain, the United States, and Japan, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
-
[20]
Un constat qu’on trouve évidemment chez de nombreux sociologues historiques : par exemple, Charles Tilly, Big Structures, Large Processes, Huge Comparisons, New York, Russel Sage Foundation, 1984.
-
[21]
« Place institutional arrangements on paths or trajectories, which are then difficult to alter » (Paul Pierson, Politics in Time. History, Institutions and Social Analysis, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 135).
-
[22]
On peut adresser cette critique à l’ouvrage de Gøsta Esping-Andersen (ed.), Welfare States in Transition. National Adaptations in Global Economies, Londres, Sage, 1996.
-
[23]
Gøsta Esping-Andersen, « Welfare States Without Work : The Impasse of Labour Shedding and Familialism in Continental European Social Policy », dans G. Esping-Andersen (ed.), Welfare States in Transition, op. cit., p. 66-87.
-
[24]
Philip Manow, Eric Seils, « Adjusting Badly : The German Welfare State, Structural Change, and the Open Economy », dans Fritz Scharpf, Vivien Schmidt (eds), Welfare and Work in the Open Economy. Volume II : Diverse Responses to Common Challenges in Twelve Countries, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 264-307.
-
[25]
Christopher Knill, « Explaining Cross-National Variance in Administrative Reform : Autonomous versus Instrumental Bureaucracies », Journal of Public Policy, 19 (2), 1999, p. 113-139 ; Martin Painter, B. Guy Peters (eds), Tradition and Public Administration, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.
-
[26]
François-Xavier Merrien, « États-providence : l’empreinte des origines », Revue française des affaires sociales, 3, 1990, p. 43-56.
-
[27]
Sur la notion de policy paradigm, cf. Peter A. Hall, « Policy Paradigms, Social Learning, and the State : The Case of Economic Policymaking in Britain », Comparative Politics, 25 (3), 1993, p. 275-296.
-
[28]
Cf., par exemple, Loïc Wacquant, Punishing the Poor. The Neoliberal Government of Social Insecurity, Durham, Duke University Press, 2009 ; Christian Albrekt Larsen, Jørgen Goul Andersen, « How New Economic Ideas Changed the Danish Welfare State : The Case of Neoliberal Ideas and Highly Organized Social Democratic Interests », Governance, 22 (2), 2009, p. 239-261 ; Bruno Amable, « Morals and Politics in the Ideology of Neoliberalism », Socio-Economic Review, 9 (1), 2010, p. 3-30.
-
[29]
Lucio Baccaro, Chris Howell, « A Common Neoliberal Trajectory : The Transformation of Industrial Relations in Advanced Capitalism », Politics & Society, 39 (4), 2011, p. 521-563.
-
[30]
Christopher Pollitt, Managerialism and the Public Services. The Anglo-American Experience, Oxford, Blackwell, 1990 ; Patrick Dunleavy, Christopher Hood, « From Old Public Administration to New Public Management », Public Money and Management, 14 (3), juillet-septembre 1992, p. 9-16.
-
[31]
Denis Saint-Martin, Building the New Managerialist State. Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; Christopher Green-Pedersen, « New Public Management Reforms of the Danish and Swedish Welfare States : The Role of Different Social Democratic Responses », Governance, 15 (2), 2002, p. 271-294 ; Philippe Bezes, « État, experts et savoirs néo-managériaux : les producteurs et diffuseurs du New Public Management en France depuis les années 1970 », Actes de la recherche en sciences sociales, 3 (193), 2012, p. 16-37.
-
[32]
Notamment Kathleen Thelen, Wolfgang Streeck, James Mahoney, Jacob Hacker ou nos propres travaux.
-
[33]
Policy drift, layering, conversion, displacement, exhaustion, cf. Wolfgang Streeck, Kathleen A. Thelen (eds), Beyond Continuity. Institutional Change in Advanced Political Economies, Oxford, Oxford University Press, 2005.
-
[34]
James Mahoney, Kathleen Thelen (eds), Explaining Institutional Change. Ambiguity, Agency, and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
-
[35]
Cf., par exemple, l’avant-dernière édition de Christopher Pollitt, Geert Bouckaert, Public Management Reform : A Comparative Analysis. New Public Management, Governance, and the Neo-Weberian State, Oxford, Oxford University Press, 3e éd., 2011.
-
[36]
C. Pollitt, G. Bouckaert, ibid., p. 75-125.
-
[37]
« A trajectory [...] is an intentional pattern – a route that someone is trying to take. It leads from a starting point (an alpha) to some desired place or state of affairs in the future (an omega) » (ibid., p. 75).
-
[38]
La gestion budgétaire et financière de l’État, la gestion des personnels (HRM), les évolutions organisationnelles et le gouvernement par la performance.
-
[39]
C. Pollitt, G. Bouckaert, Public Management Reform..., op. cit., p. 115.
-
[40]
Un régime combine cinq dimensions structurantes : la structure de l’État (dispersion verticale de l’autorité, degré de coordination horizontale) ; la nature du gouvernement exécutif (majoritaire, consensuel, etc.) ; les relations entre hauts fonctionnaires et ministres ; la culture administrative (Rechtsstaat, public interest) ; la source de l’expertise en matière de politiques publiques.
-
[41]
Adoptant cette perspective, quelques auteurs mobiliseront la notion de trajectoire de réforme pour caractériser les États continentaux ou napoléoniens. Cf. Lourdes Torres, « Trajectories in Public Administration Reforms in European Continental Countries », Australian Journal of Public Administration, 63 (3), 2004, p. 99-112 ; Edoardo Ongaro, Public Management Reform and Modernization. Trajectories of Administrative Change in Italy, France, Greece, Portugal and Spain, Cheltenham, Edward Elgar, 2009.
-
[42]
Pour cet argument, cf. Karen Orren, Stephen Skowronek, « Beyond the Iconography of Order : Notes for a New Institutionalism », dans Lawrence Dodd, Calvin Jillson (eds), The Dynamics of American Politics. Approaches and Interpretations, Boulder, Westview Press, 1993, p. 311-330.
-
[43]
Bruno Palier, « Ambiguous Agreement, Cumulative Change : French Social Policy in the 1990s », dans Kathleen Thelen, Wolfgang Streeck (eds), Beyond Continuity, Institutional Change in Advanced Political Economies, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 127-144 ; Bruno Palier, Claude Martin, « Editorial Introduction from “a Frozen Landscape“ to Structural Reforms : The Sequential Transformation of Bismarckian Welfare Systems », Social Policy & Administration, 41 (6), 2007, p. 535-554 ; Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009 ; Bruno Palier (ed.), A Long Goodbye to Bismarck ? The Politics of Welfare Reforms in Continental Europe, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010 ; Philippe Bezes, Salvador Parrado, « Trajectories of Administrative Reform : Institutions, Timing and Choices in France and Spain », West European Politics, 36 (1), 2013, p. 22-50.
-
[44]
Ces formulations rejoignent celle d’un Andrew Abbott analysant la dynamique sociale comme une succession d’événements faisant trajectoire, l’idée d’enchaînement étant ici absolument cruciale et fondant son approche séquentielle. Cf. Andrew Abbott, Time Matters. On Theory and Method, Chicago, Chicago University Press, 2001.
-
[45]
B. Palier (ed.), A Long Goodbye to Bismarck..., op. cit.
-
[46]
Ph. Bezes, Réinventer l’État..., op. cit.
-
[47]
T. G. Falleti, « Process Tracing of Extensive and Intensive Processes », art. cité.
-
[48]
François-Xavier Merrien, « États providence : l’empreinte des origines », art. cité. Cf aussi les travaux remarquables de Kathleen Thelen en la matière : K. Thelen, How Institutions Evolve..., op. cit.
-
[49]
Une fois qu’un système de retraite financé en répartition a été mis en place, il est impossible de le passer sans transition en système financé en capitalisation, du fait du problème de double paiement (une génération devrait payer pour les retraités actuels et pour sa retraite future). Cf. P. Pierson, Dismantling the Welfare State ?, op. cit.
-
[50]
Ruth Berins Collier, David Collier, Shaping the Political Arena. Critical Junctures, the Labor Movement and Regime Dynamics in Latin America, Princeton, Princeton University Press, 1991.
-
[51]
T. G. Falleti, « Process Tracing of Extensive and Intensive Processes », art. cité.
-
[52]
Ph. Bezes, S. Parrado, « Trajectories of Administrative Reform... », art. cité.
-
[53]
Ph. Bezes, « The Neo-Managerial Turn of Bureaucratic States : More Steering, More Devolution », dans Desmond King, Patrick Le Galès (eds), Reconfiguring European States in Crisis, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 251-278.
-
[54]
Cf. le point 8 mentionné dans B. Palier, C. Trampusch, « Comment tracer les mécanismes causaux ?.. », art. cité.
-
[55]
Pour une analyse globale du changement de paradigme, cf. Peter A. Hall, « Policy Paradigms, Social Learning, and the State : The Case of Economic Policymaking in Britain », Comparative Politics, 25 (3), 1993, p. 275-296. Pour une application aux politiques de réformes de l’État providence, cf. B. Palier, Gouverner la Sécurité sociale. Les réformes du système français de protection sociale depuis 1945, Paris, PUF, 2005.
-
[56]
Nous traduisons ainsi le terme « orderability » utilisé par Andrew Abbott, « Conceptions of Time and Events in Social Science Methods : Causal and Narrative Approaches », Historical Methods. A Journal of Quantitative and Interdisciplinary History, 23 (4), 1990, p. 140-150.
-
[57]
P. Pierson, Politics in Time..., op. cit. ; Giuliano Bonoli, « Time Matters : Postindustrialization, New Social Risks, and Welfare State Adaptation in Advanced Industrial Democracies », Comparative Political Studies, 40 (5), 2007, p. 495-520.
-
[58]
Paul Pierson, « Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics », art. cité, p. 263.
-
[59]
Pour un développement théorique de ce point, cf. Tulia G. Falleti, James Mahoney, « The Comparative Sequential Method », dans James Mahoney, Kathleen Thelen (eds), Advances in Comparative Historical Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 211-239.
-
[60]
Pour une vue d’ensemble, cf. Didier Demazière, Morgan Jouvenet (dir.), Andrew Abbott et l’héritage de l’école de Chicago, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, 2 vol. Sur le paradigme séquentiel, cf. Gilles Bastin, « Gravitation, aléa, séquence : variations sociologiques autour du concept de carrière », dans ibid., p. 195-216.
-
[61]
A. Abbott, Time Matters..., op. cit., p. 289. Nous utilisons la traduction par Claire Lemercier et Carine Ollivier de l’épilogue de l’ouvrage d’Andrew Abbott dans Terrains et Travaux, 19, 2011, p. 195.
-
[62]
Cf. B. Palier, C. Trampusch, « Comment tracer les mécanismes causaux ? », art. cité.
-
[63]
Pierre-Michel Menger, « Temporalité, action et interaction », dans D. Demazière, M. Jouvenet (dir.), Andrew Abbott et l’héritage de l’école de Chicago, op. cit., p. 149.
-
[64]
Tulia G. Falleti, « A Sequential Theory of Decentralization : Latin American Cases in Comparative Perspective », American Political Science Review, 99 (3), 2005, p. 327-346 ; Tulia G. Falleti, Decentralization and Subnational Politics in Latin America, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
-
[65]
La décentralisation administrative renvoie aux transferts de compétences et des services publics au niveau local. Cette décentralisation peut être financée ou non, et la délégation parallèle du pouvoir décisionnel n’est pas un prérequis. La décentralisation fiscale désigne les mesures visant à augmenter les revenus ou l’autorité fiscale des entités locales. Cette décentralisation est ainsi à envisager en lien étroit avec la décentralisation administrative. La décentralisation politique correspond aux décisions déléguant l’autorité politique du centre vers la périphérie et/ou ouvrant de nouveaux espaces de représentation politique au niveau local.
-
[66]
Ce point est bien établi par James Mahoney, « Path Dependence in Historical Sociology », Theory and Society, 29 (4), 2000, p. 507-548, dont p. 509 : « These sequences are “reactive” in the sense that each event within the sequence is in part a reaction to temporally antecedent events. Thus, each step in the chain is “dependent” on prior steps. » La thèse de Renaud Gay, qui mobilise la notion de « trajectoire », a attiré notre attention sur ce point : Renaud Gay, « L’État hospitalier : réformes hospitalières et formation d’une administration spécialisée en France (années 1960-années 2000) », thèse de doctorat en science politique sous la direction d’Olivier Ihl, Sciences Po Grenoble, 2018.
-
[67]
Pour une conceptualisation et une discussion élaborées de cet enjeu d’ordonnancement des séquences et des différents types d’effets qu’il peut produire dans le sens de la reproduction ou du changement, cf. T. G. Falleti, J. Mahoney, « The Comparative Sequential Method... », art. cité.
-
[68]
Giuliano Bonoli, Bruno Palier, « When Past Reforms Open New Opportunities : Comparing Old-Age Insurance Reforms in Bismarckian Welfare Systems », Social Policy & Administration, 41 (6), 2007, p. 555-573.
-
[69]
Bruno Palier, Giulano Bonoli, « La montée en puissance des fonds de pension : une lecture comparative des réformes des systèmes de retraite, entre modèle global et cheminements nationaux », L’Année de la régulation, 4, 2000, p. 209-250.
-
[70]
B. Palier, Gouverner la Sécurité sociale, op. cit., chap. 6.
-
[71]
B. Palier, Gouverner la Sécurité sociale, op. cit.
-
[72]
Ph. Bezes, « The Hidden Politics of Administrative Reform : Cutting French Civil Service Wages with a Low-Profile Instrument », Governance, 20 (1), 2007, p. 23-56.
-
[73]
T. G. Falleti, « Process Tracing of Extensive and Intensive Processes », art. cité, p. 457.
-
[74]
Nous suivons ici la formulation de Ph. Bezes, S. Parrado, « Trajectories of Administrative Reform... », art. cité, p. 28.
-
[75]
Ph. Bezes, S. Parrado, ibid.
-
[76]
Andrew Abbott, « On the Concept of Turning Point », dans A. Abbott, Time Matters..., op. cit., p. 240-260 ; trad. fr., « À propos du concept de turning point », dans Marc Bessin, Claire Bidart, Michel Grossetti (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, 2009, p. 187-211, p. 196.
-
[77]
A. Abbott, ibid.
-
[78]
B. Palier (ed.), A Long Goodbye to Bismarck, op. cit.
-
[79]
Ph. Bezes, S. Parrado, « Trajectories of Administrative Reform », art. cité.
-
[80]
Sur les usages inductifs ou déductifs du process tracing, cf. B. Palier, C. Trampusch, « Comment retracer les mécanismes causaux ? », art. cité.
-
[81]
Giuliano Bonoli, Bruno Palier, « Changing the Politics of Social Programmes : Innovative Change in British and French Welfare Reforms », Journal of European Social Policy, 8 (4), 1998, p. 317-330.
-
[82]
Cf. W. Streeck, K. Thelen (eds), Beyond Continuity..., op. cit.
-
[83]
Anthony Giddens, La constitution de la société, Paris, PUF, 1987, p. 63.
-
[84]
A. Giddens, ibid., p. 59.
-
[85]
On s’appuie ici sur Philippe Bezes, Patrick Le Lidec, « Ce que les réformes font aux institutions », dans Jacques Lagroye, Michel Offerlé (dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2010, p. 75-101 ; B. Palier, « Ordering Change : Understanding the “Bismarckian“ Welfare Reform Trajectory », dans B. Palier (ed.), A Long Goodbye to Bismarck ?, op. cit., p. 19-44.
-
[86]
Christian Topalov, Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
-
[87]
Nils Brunsson, Johan P. Olsen, The Reforming Organization, Londres, Routledge, 1993.
-
[88]
Ph. Bezes, Réinventer l’État..., op. cit., p. 49-55.
-
[89]
C’est pourquoi il nous semble plus que réducteur de vouloir associer ex ante un type d’acteurs à un type de changement institutionnel comme le font J. Mahoney et K. Thelen, Explaining Institutional Change..., op. cit.
-
[90]
Ph. Bezes, Réinventer l’État..., op. cit.
-
[91]
C’est aussi en ce sens que Patrick Hassenteufel parle d’État en interaction : Patrick Hassenteufel, « Les groupes d’intérêt dans l’action publique : l’État en interaction », Pouvoirs, 74, 1995, p. 155-167.
-
[92]
W. Streeck, K. Thelen, Beyond Continuity..., op. cit.
-
[93]
Ce point essentiel est souligné par de nombreux auteurs. K. Orren, S. Skowronek, « Beyond the Iconography of Order », cité ; Elisabeth S. Clemens, James M. Cook, « Politics and Institutionalism : Explaining Durability and Change », Annual Review of Sociology, 25 (1), 1999, p. 441-466.
-
[94]
James Mahoney, Kathleen Thelen, « A Theory of Gradual Institutional Change », dans J. Mahoney, K. Thelen (eds), Explaining Institutional Change..., op. cit., p. 11.
-
[95]
Adam Sheingate, « Rethinking Rules : Creativity and Constraint in the US House of Representatives », dans J. Mahoney, K. Thelen (eds), Explaining Institutional Change..., op. cit., p. 168-203.
-
[96]
Philippe Bezes, Patrick Le Lidec, « L’hybridation du modèle territorial français : la réorganisation de l’administration territoriale de l’État et la révision générale des politiques publiques », Revue française d’administration publique, 4, 2010, p. 881-904.
-
[97]
Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
-
[98]
B. Palier, « Ambiguous Agreement, Cumulative Change », cité.
-
[99]
E. S. Clemens, J. M. Cook. « Politics and Institutionalism... », art. cité, p. 449.
-
[100]
B. Palier, G. Bonoli, « La montée en puissance des fonds de pension », art. cité ; G. Bonoli, B. Palier, « When Past Reforms Open New Opportunities », art. cité.
-
[101]
Bruno Palier, Kathleen Thelen, « Institutionalizing Dualism : Complementarities and Change in France and Germany », Politics & Society, 38 (1), 2010, p. 119-148.
-
[102]
Ph. Bezes, Réinventer l’État..., op. cit., p. 458-459.
-
[103]
Fritz W. Scharpf, « The Joint-Decision Trap : Lessons from German Federalism and European Integration », Public Administration, 66 (3), 1988, p. 239-278.
-
[104]
B. Palier, Gouverner la Sécurité sociale, op. cit.
-
[105]
Jelle Visser, Anton Hemerijck, A Dutch Miracle : Job Growth, Welfare Reform and Corporatism in the Netherlands, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1997.
-
[106]
B. Palier (ed.), A Long Goodbye to Bismarck ?, op. cit., chap. 10 à 13.
-
[107]
Dans la mesure où ceux qui gèrent sont censés être les représentants de ceux qui paient : les partenaires sociaux si le financement provient du travail, l’État si le financement provient de tous les citoyens.
-
[108]
Tulia G. Falleti, Julia F. Lynch, « Context and Causal Mechanisms in Political Analysis », Comparative political studies, 42 (9), 2009, p. 1143-1166.
-
[109]
T. G. Falleti, J. F. Lynch, ibid., p. 1147.
-
[110]
Sur ce point et sur les questions qui découlent, cf. B. Palier, « Ordering Change... », cité, p. 34.
-
[111]
Cf., par exemple, William R. Shadish, Thomas D. Cook, Laura C. Leviton, Foundations of Program Evaluation. Theories of Practice, Londres, Sage, 1991 ; Pauline Givord, « Méthodes économétriques pour l’évaluation de politiques publiques », Économie & Prévision, 204-205, 2015, p. 1-28.
-
[112]
Nous renvoyons ici à B. Palier (ed.), A Long Goodbye to Bismarck ?, op. cit. Chaque chapitre national de notre analyse collective des trajectoires de réformes des systèmes bismarckiens de protection sociale commence ainsi par une caractérisation (dans un tableau synthétique) du système national au début des années 1980 et se termine par la production d’un deuxième tableau où apparaît ce qui a changé dans le système à la fin des années 2000.
-
[113]
Dans son article séminal sur la notion de trajectoire forgée pour décrire les longs processus temporels de prise en charge des maladies chroniques par des activités de soin, Anselm Strauss souligne que le concept est « d’abord et avant tout un moyen d’ordonner de manière analytique l’immense variété des événements qui entrent en jeu – tout au moins dans le cas des maladies chroniques contemporaines – chaque fois que les patients, leur famille et les personnels cherchent à contrôler et à affronter ces maladies ». Cf. Anselm Strauss, « Maladie et trajectoire », dans A. Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 143-144. La trajectoire vaut donc pour sa dimension englobante : elle permet de tenir ensemble à la fois le développement temporel et imprévisible d’une maladie – Strauss parle des « contingences inattendues et souvent difficiles à contrôler » (ibid.) – et l’interaction des efforts réalisés pour la maîtriser, « l’ordre négocié » que sa gestion exige : de fait, elle engage toute une organisation du travail et des chaînes multiples d’interactions et d’interdépendance entre soignants, malades et familles.
-
[114]
A. Strauss, « Maladie et trajectoire... », cité, p. 161-162.
-
[115]
Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.
-
[116]
B. Palier (ed.), A Long Goodbye to Bismarck ?, op. cit.
-
[117]
Ph. Bezes, S. Parrado, « Trajectories of Administrative Reform », art. cité. Cf. aussi la manière (impossible à résumer dans cet espace) dont nous avons construit une comparaison méso entre les trajectoires de réformes des systèmes administratifs européens dans Ph. Bezes, « The Neo-Managerial Turn of Bureaucratic States... », cité.