CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis les thèses de Max Weber sur le socialisme comme « dictature des fonctionnaires » [1], la bureaucratie a fourni la grille de lecture analytique, et peut-être surtout normative, dominante des systèmes communistes. Plus qu’un simple instrument permettant de transformer les relations de puissance (Macht), relativement aléatoires au moment de la conquête du pouvoir, en relations de domination (Herrschaft), c’est-à-dire prévisibles, économiques et pérennes [2], la bureaucratie de type soviétique, libérée des contrepouvoirs du capitalisme et de l’État de droit, a pu, selon la lecture dominante, se déployer sans bornes pour devenir une finalité en soi. Représentée tour à tour comme une machine parfaitement huilée et disciplinée au service des dirigeants du parti ou, au contraire, comme une machine à engendrer l’inefficacité et des effets pervers, la bureaucratie fournit un concept fourre-tout autorisant les usages les plus divers, tout en restant un récipient conceptuel consensuel sur ce qui caractérise en dernier ressort ce système de domination [3]. Il ne s’agira ici ni de faire une généalogie critique de l’usage du concept, ni d’apposer un qualificatif alternatif. Nous souhaitons introduire les enjeux du savoir dans l’analyse, terme qui constitue un élément essentiel de la conception weberienne de la domination bureaucratique [4], mais qui n’a été abordé que de manière partielle dans les travaux sur les bureaucraties de type soviétique, en raison d’une focalisation sur les formes et fonctions institutionnelles ou les finalités politiques ou normatives du régime.

2 Dans l’historiographie, la relation entre savoir et pouvoir a surtout été centrée sur les dispositifs répressifs ou disciplinaires. Les partis communistes [5] et les polices politiques [6] ont en effet été de formidables machines à produire des savoirs sur les individus – le nombre de kilomètres linéaires d’archives de la Stasi ou de ses homologues dans l’ensemble du bloc soviétique en témoigne ! Cependant, d’autres dimensions constitutives de cette problématique, pourtant fondamentales, n’ont pas fait l’objet d’analyses empiriques, en particulier les dispositifs de production de savoirs sur les groupes sociaux ou les secteurs d’intervention étatique [7]. Cette question paraît d’autant plus essentielle que l’effondrement du bloc soviétique a souvent été interprété comme le résultat d’une trop grande coupure entre le pouvoir politique et les réalités sociales et économiques. Selon cette lecture, fondée sur un raisonnement essentiellement déductif et rétrospectif, la configuration institutionnelle et idéologique du régime a conduit à une coupure des élites politiques de la réalité sociale et économique, qui s’est avérée fatale à la stabilité de ce système de domination. Ainsi, le contrôle étroit des médias, l’interdiction des groupes d’intérêt autonomes et le principe du « centralisme démocratique » auraient mis les décideurs centraux à l’abri de multiples pressions qui s’exercent dans des contextes pluralistes, mais cette situation les aurait privés du même coup d’informations fournies par les instances d’exécution aux prises directes avec les administrés, les groupes sociaux, les journalistes, les chercheurs, etc., leur permettant d’apporter ainsi des correctifs. Cette « loi d’airain » de la bureaucratie communiste est devenue la grille d’analyse dominante de la relation entre le pouvoir et le savoir sous le communisme, et joue sur les thèmes de « l’illusion » [8], des « œillères idéologiques » ou du village de Potemkine. Ainsi, Claus Offe a parlé de la RDA comme, une société « opaque à elle-même » [9] et l’historien Jochen Staadt a postulé qu’« une vision du monde idéologisée poussée à son paroxysme a immunisé le régime contre toute information sobre sur une réalité qu’il a lui-même créée » [10].

3 En choisissant un point d’observation moins aérien et plus centré sur des opérations concrètes de production et d’utilisation des savoirs dans les processus de construction des problèmes, de décision et de mise en œuvre des politiques publiques, nous disposons d’une catégorie de pratiques permettant d’appréhender le rapport entre le savoir et le pouvoir spécifique aux régimes communistes sans adopter pour autant une posture d’« exceptionnalisme méthodologique » [11], construite sur l’hypothèse d’une spécificité irréductible de la domination communiste. Cette entrée autorise l’usage d’instruments d’analyse forgés par les sciences sociales dans d’autres contextes, en postulant que les activités de construction, de collecte et d’interprétation des savoirs sur la société constituent des activités communes à tout État moderne. Ce postulat permet de renouveler les questions posées et d’investir des objets d’analyse délaissés par les travaux sur les régimes communistes. De quelles informations disposaient les décideurs politiques pour orienter l’action publique ? Comment s’opérait la sélection des faits considérés comme pertinents, importants, problématiques, etc., et qui participait à la mise en forme des problèmes et à la construction des agendas politiques ? Quelles étaient les capacités d’adaptation et d’anticipation des pouvoirs publics aux changements de l’environnement social et international ? Comment s’articulait la relation entre l’idéologie du régime et les différents champs d’intervention étatique ?

4C’est à travers l’analyse d’un « cas limite », la RDA, représentée comme l’exemple le plus accompli de la domination bureaucratique de type soviétique [12], que l’économie des usages des savoirs dans les États modernes peut se dévoiler, tout en permettant l’identification des limites de l’emprise de l’État sur le social dans les contextes « totalitaires ». Il s’agira plus particulièrement d’ancrer l’analyse sur la mise en forme étatique des besoins en matière de logement, en insistant sur les processus de construction de ces savoirs, leur circulation et les usages aussi bien par les « décideurs » que par les administrations d’exécution et les administrés.

5 En RDA, la construction de logements, comme la définition des règles d’accès à l’habitat furent du ressort de l’État central, étroitement contrôlé par le Parti socialiste unifié (SED) [13]. Le monopole étatique du « marché » du logement fut justifié après 1945 par l’incapacité supposée d’une régulation marchande à résoudre la « question du logement ». Le remplacement des mécanismes de marché par des procédures administratives visant à déterminer l’offre et à réguler la demande impliqua un usage intensif d’instruments économiques, juridiques et cognitifs pour définir les besoins légitimes. La multiplication des opérations administratives nécessaires pour réguler des processus aussi complexes que la construction de logements, la distribution territoriale des investissements et l’attribution des logements nécessita la création de catégories homogènes d’observation et d’action afin de coordonner ces différents champs d’intervention [14]. Dans un contexte politique marqué par un contrôle étroit de l’espace public, l’inexistence de groupes d’intérêt indépendants et l’absence de concurrence politique sanctionnée par les urnes, les instruments statistiques devinrent à la fois essentiels dans la construction politique des besoins sociaux, un enjeu de la concurrence politico-administrative et un vecteur du projet de transformation radicale de la société [15].

6Les instruments qui font le quotidien de l’administration des biens et des personnes dans ce secteur se fondent sur des hypothèses implicites ou explicites sur les besoins légitimes en matière de logement et détiennent par conséquent une force d’action propre qui oriente les catégories de perception et l’action [16]. Contrairement à l’image répandue de l’inertie congénitale des systèmes communistes, les objectifs et les dispositifs des politiques du logement ont été redéfinis de manière substantielle à trois reprises au cours des quarante années de l’histoire de la RDA : en 1950, en 1955 et au début des années 1970. Chaque transformation, qu’elle soit impulsée de l’extérieur de la RDA (1950 et 1955) ou, au contraire, rendue politiquement possible par un changement de direction du parti au pouvoir (années 1970), a été accompagnée – ou précédée – de changements dans les conventions statistiques mettant en forme les besoins de la population en matière d’habitat. Analyser de manière précise la relation entre les dispositifs de savoir et d’action permet ainsi d’aborder la question de la capacité d’adaptation du système politico-administratif en analysant les interactions entre des réseaux d’acteurs et des organisations dans ce système politico-administratif.

La solidité d’une convention statistique. Mesurer les besoins en logements par le ratio des m2 par personne

7Les opérations statistiques qui mettent en relation les personnes et les choses constituent, pour ceux qui maîtrisent la production et la diffusion de ces savoirs, un puissant outil de connaissance et d’action. D’une part, cette technique d’objectivation d’une réalité permet de problématiser la relation avec la quantité de choses détenues par des personnes ou des groupes possédant des propriétés différentes en montrant, par exemple, des écarts par rapport à la moyenne statistique. D’autre part, la mise en catégories contribue à redessiner les identités individuelles ou collectives en transcendant la singularité des individus, des objets et des situations. En même temps, cette mise à plat du social et du matériel produit un support cognitif à l’action publique qui renforce tendanciellement la légitimité de l’intervention étatique en naturalisant une lecture particulière des besoins de la population que l’État serait en mesure de satisfaire. Si cette mise en relation de l’habitat et de l’habitant a constitué le support cognitif structurant de l’action publique tout au long de l’histoire de la RDA, les changements des unités de mesure sont des révélateurs et des opérateurs d’une transformation des rapports de force au sein des institutions.

8 Entre 1945 et la fin des annes 1950, l’ensemble des opérations liées à la construction et à l’attribution des logements s’articula autour du ratio de la surface habitable, exprimée en m2 par personne. Cette convention conçoit l’habitant comme une unité abstraite et interchangeable dont les besoins, essentiellement de nature physiologique, étaient définis en termes de m2, unité qui homogénéise à l’extrême les différentes qualités de l’habitat.

9Comportant à la fois une dimension descriptive et normative, transposable sur toute la gamme possible d’échelles, de l’individuel à l’ensemble de la population, l’avantage pratique de cette mesure fut sa capacité à rendre commensurable des personnes et des choses ayant des qualités très disparates : un m2 est un m2 dans une villa, comme dans un appartement ou un baraquement. Ce principe unificateur permit la fluidification de l’administration du logement en autorisant la « création » de personnes et d’espaces parfaitement interchangeables, et permet ainsi de comprendre pourquoi cette mesure fut privilégiée par rapport à une mesure concurrente, disponible à l’époque, à savoir le nombre de pièces par personne (une pièce dans un appartement « bourgeois » n’est pas équivalente à une pièce dans un logement « ouvrier »). La destruction pendant la guerre de 20 % des logements (et jusqu’à 60 % dans certaines villes) et l’afflux d’environ 4,3 millions de réfugiés allemands entre 1945 et 1947, représentant 24 % de la population [17], favorisa ainsi l’adoption d’un système de classification simple, s’adossant sur une norme fortement objectivée (la moyenne sur le territoire concerné), permettant de ranger les individus en deux catégories : ceux qui manquaient d’espace et ceux qui en avaient trop [18].

10 Mesure dont la solidité méthodologique était bien établie [19] et qui avait déjà structurée des politiques de « rationnement » de l’habitat au début des années 1920 et de nouveau à partir de 1942 pour faire face aux conséquences des bombardements alliés [20], les administrations réutilisèrent cette mesure des m2 par habitant pour identifier les logements « sous-utilisés », dans l’objectif d’assurer un « minimum vital » à l’ensemble de la population [21]. Les besoins de logement furent ainsi indexés sur une moyenne statistique permettant d’attribuer administrativement une partie d’un logement « sous-occupé » et d’évaluer la validité de toute demande de logement, quels que soient la qualité, la localisation, la distribution ou le régime de propriété de l’habitat. Dans la pratique, un ménage bénéficiant de plus de 10 m2 par personne, à peu près la moyenne statistique de l’époque [22], n’avait pratiquement aucune chance d’être relogé, tandis qu’un ménage disposant de plus risquait une saisie administrative au bénéfice d’un tiers [23]. La taille des pièces réquisitionnées détermina le nombre de personnes qui pouvaient y être logées : une pièce de moins de 10 m2 était destinée à une personne, une pièce entre 10 et 20 m2 à deux personnes, et ainsi de suite. Les besoins furent ainsi indexés sur la quantité globale de ressources disponibles et légitimés par la prémisse égalitaire selon laquelle l’acuité de la crise justifiait un partage du fardeau afin de garantir la satisfaction des besoins minimaux pour l’ensemble des membres de la cité. Cette prémisse égalitaire – et la seule exception officielle à la règle commune qui consistait à pénaliser les ménages des « criminels de guerre et membres actifs du NSDAP » en ne leur octroyant que 5 m2 par personne – était non seulement en phase avec l’idéologie égalitaire et antifasciste proclamée du SED, mais aussi avec un sentiment d’hostilité très répandu dans la société allemande pendant les dernières années de la guerre à l’encontre des « profiteurs de guerre, tire-au-flanc et nazis engraissés » [24].

Structurer l’interaction entre l’état central et les administrations territoriales

11Malgré l’asymétrie structurelle entre les autorités centrales et locales, les administrations centrales ne purent consolider leur monopole sur la production et la diffusion de savoirs statistiques avant la fin des années 1950, ce qui laissa une marge d’action aux représentants locaux pour utiliser les données chiffrées de manière stratégique, comme on le montrera à travers l’exemple des interactions entre la ville de Leipzig et le pouvoir central.

12 En octobre 1946, les administrations municipales dans la zone d’occupation soviétique furent chargées de réaliser le premier recensement complet des logements [25]. Afin de garantir la précision de l’information collectée, l’administration soviétique maintint les administrations locales dans l’incertitude, en gardant secret les résultats d’un recensement qui devait déterminer la capacité d’accueil de réfugiés de chaque unité territoriale de la zone d’occupation soviétique. La maîtrise des sources de l’incertitude [26] limitait ainsi la capacité des administrations allemandes à manipuler les statistiques pour peser sur les mécanismes de distribution territoriale des ressources. Le maintien du secret sur les résultats du recensement fut d’autant plus angoissant que, dans les semaines précédentes, la ville avait envoyé des chiffres contradictoires. L’enjeu était en effet de taille, puisque l’année 1946 fut marquée par l’arrivée massive de réfugiés [27] et le ratio des m2 par habitant fut utilisé par l’administration soviétique pour jauger la « capacité d’accueil » d’un territoire. Or, en l’absence d’une convention stabilisée sur la manière de compter les m2 par habitant, les administrations locales furent incitées à « gonfler » les chiffres pour éviter l’arrivée de nouvelles vagues de réfugiés et l’obligation de les nourrir et de les loger. Un extrait d’une réunion interne quelques semaines avant la tenue du recensement d’octobre 1946 illustre cet enjeu :

13

« À Leipzig, nous avons 72 000 personnes qui n’ont pas de logement [ils ont été logés dans les camps de transit, camps de quarantaine ou dans les baraquements]. […] Le chiffre de 14,1 m2 par habitant que nous avons transmis à l’administration soviétique est totalement faux. […] Maintenant, Borrisov parle de 30 000 nouveaux réfugiés, mais j’espère que cela ne sera pas le cas. Finalement, avec les 14,1 m2, nous avons commis une erreur. Nous avons été trop honnêtes » [28].

14 Lors de sa rencontre avec Borrisov, commandant soviétique à Leipzig, le directeur des affaires du logement avait en effet appris que les informations transmises par d’autres villes de la Saxe produisaient une moyenne agrégée de 10,1 m2/habitant, signifiant une augmentation mécanique et proportionnelle des quotas de réfugiés destinés à Leipzig. Quelques jours après la réunion, et deux semaines avant l’annonce de la tenue d’un recensement sur l’ensemble de la zone d’occupation, la ville avait transmis un autre chiffre, qui était à la fois « vrai » et moins « honnête », à savoir 8,1 m2/habitant. Une partie de l’écart entre 14,1 et 8,1 m2 par personne s’explique par l’intégration des 72 000 réfugiés encore logés dans les camps et baraquements dans la moyenne, et le reste par l’usage, jamais explicité, d’une définition plus restrictive de la superficie, substituant à la superficie totale du logement (Gesamtfläche), la superficie des seules « pièces à vivre » (Wohnfläche), ce qui excluait les cuisines, salles d’eau et couloirs du calcul.

15 La ville de Leipzig utilisa ce chiffre de 8,1 m2 par habitant, produit par ses services en 1946, comme norme d’occupation et comme base de calcul jusqu’au début des années 1960. Le taux d’occupation fut périodiquement réévalué pour prendre en compte les fluctuations de la population et du nombre de logements. Jusqu’en 1961, date du premier recensement national utilisant une méthodologie homogène, les administrations locales, qui avaient la maîtrise de la production statistique, utilisèrent cette mesure pour tenter d’accroître leur part d’investissements planifiés par les administrations centrales. Les besoins de la population vivant sur un territoire donné furent exprimés en termes d’écart avec la moyenne nationale produite par l’agrégation des statistiques produites localement. Par exemple, en 1952, l’écart entre le taux d’occupation à Leipzig (9,2 m2/habitant) et la moyenne nationale (9,7 m2) justifia, par une simple règle de trois, le chiffrage d’un besoin de 7 000 unités (sur un parc de 192 000 unités) [29]. Si cette mesure fournissait des ressources aux autorités territoriales dans leurs négociations avec le centre, son usage était en même temps conforme aux intérêts et représentations des décideurs centraux.

Les mètres carrés comme moyen de masquer la crise du logement

16 Si ce langage statistique imposa des contraintes normatives aux décideurs sur la question de la distribution territoriale des investissements, il leur laissa les mains libres pour déterminer l’enveloppe globale à répartir. Puisque les administrations territoriales ne pouvaient exprimer des besoins en matière de logement qu’en fonction d’une moyenne nationale, d’autres façons historiquement constituées d’objectiver le problème du logement ne trouvèrent pas de langage descriptif. Ainsi, si le rationnement de l’habitat sur la base des m2 avait permis de faire face à l’urgence créée par l’arrivée de milliers de personnes sans abri entre 1945 et 1948, le problème de la cohabitation durable de deux ou plusieurs ménages dans un même logement commença à se poser avec acuité avec le passage du temps. Par exemple, en 1950, 49 % des ménages de la ville de Leipzig habitaient dans une situation de colocation forcée [30], une situation très souvent source de conflits et une des principales motivations des demandes de relogement. Or, la focalisation sur la mesure des m2 permit d’occulter la faiblesse des ressources consacrées à la construction de logements, seule mesure susceptible d’assurer à chaque ménage son propre logement. En effet, en 1955, le taux de construction était de l’ordre de 1,8 unités pour 1 000 habitants, soit deux à quatre fois inférieur au rythme de construction à l’est du rideau de fer et cinq fois moindre qu’en RFA [31]. Comptabilisé comme un investissement « non productif », le logement fut sacrifié pour financer la création ex nihilo d’un ensemble de filières industrielles jusqu’alors concentrées sur le territoire de la RFA (acier, charbon, ciment…).

17 Le recours au ratio des m2 plutôt que l’objectivation des problèmes et des performances en termes de logements par ménage permit de dédramatiser l’acuité des problèmes et de conforter la décision de privilégier une politique d’industrialisation autarcique. Si les administrations directement en contact avec le public répétèrent dans leurs rapports internes les appels en faveur d’une accélération de l’effort de construction, la capacité du Bureau politique et de la commission étatique du plan à maîtriser les échelles descriptives et les comparaisons territoriales ou internationales fut une ressource essentielle. Ainsi, les demandes régulières et parfois pressantes émanant des autorités locales furent systématiquement contrées par la comparaison du taux d’occupation entre la RFA et la RDA, qui étaient, malgré les difficultés, plus favorables à cette dernière [32]. De façon similaire, le recours au m2 permettait de présenter la construction des grands immeubles « représentatifs » dans les centres-villes comme la manière la plus économique de construire : « Vouloir réduire la taille des appartements constitue une fausse économie, puisque le prix du mètre carré d’un appartement de 30 m2 est 23 % plus cher que celui d’un appartement de 55 m2 » [33]. Ce ne fut qu’en 1955, après l’abandon de la doctrine stalinienne d’architecture, que les statistiques comparatives se focalisèrent de nouveau sur les flux plutôt que sur les stocks, afin de justifier le tournant vers la standardisation et la rationalisation de l’industrie du bâtiment [34].

La désagrégation d’un indicateur statistique

18 Au milieu des années 1950, l’ensemble des opérations liées à la régulation de l’offre et de la demande de logements fut encore structuré par la mesure des m2 par habitant. Pourtant, au début des années 1960, le consensus autour de l’utilité et la capacité de cet indicateur à fournir la trame cognitive de l’action (et de l’inaction) publique avait disparu. Si la production statistique est intimement liée à l’histoire et à la configuration de l’État [35], on peut faire l’hypothèse que cette transformation reflète une reconfiguration des rapports de force au sein de l’espace étudié. La transformation de l’objectivation statistique à la fin des années 1950 est le fruit de deux processus largement indépendants, mais qui convergent pour ébranler progressivement la solidité de l’ancienne mesure et renforce celle qui la remplace comme support cognitif « naturel » de l’action et des interactions [36]. D’un côté, la centralisation de la production statistique en matière de logement opérée par l’Administration centrale de la statistique (Zentralverwaltung für Statistik, ou ZfS) transforma les conventions statistiques et affaiblit la capacité des mesures anciennes à synchroniser les procédures d’allocation des ressources. De l’autre côté, les croyances en la pertinence de cet indicateur furent affaiblies par « le bas », c’est-à-dire par l’effet cumulé des interactions « au guichet », où les citoyens ordinaires refusèrent d’être traités comme des objets interchangeables soumis à « l’arbitraire » bureaucratique.

La centralisation statistique comme investissement de forme

19Dès 1950, la production et l’usage des données statistiques tombèrent sous la coupe de la réglementation très stricte des secrets d’État. Le renforcement continuel des capacités administratives de l’État central au cours des années 1950 limita de manière draconienne le nombre de producteurs de savoirs statistiques et surtout la diffusion et l’accès aux savoirs statistiques. Parallèlement, le public fut abreuvé de statistiques soigneusement sélectionnées qui, du fait des contrôles des médias et de l’inexistence de groupes d’intérêt autonomes, ne donnèrent pas lieu à des controverses publiques. Cependant, ce contrôle ne supprima pas pour autant des controverses autour du sens à donner aux chiffres ou leur pertinence pour refléter leur objet.

20 L’histoire de la production de statistiques sur le logement est celle d’un double mouvement de centralisation et de professionnalisation s’incarnant par la capacité de la ZfS à se forger une situation de monopole. L’ethos professionnel de rapidité et de précision de la ZfS s’est traduit par une technicisation des procédures de traitement des données et une structure organisationnelle déconcentrée permettant une surveillance rapprochée des données transmises par les entreprises et des administrations locales [37]. En analysant les investissements de forme [38] engagés par la ZfS au cours des années 1950, on montrera comment se mettent en place des indicateurs « solides » qui renversent de manière définitive l’équilibre institutionnel assuré par la grammaire des m2 par habitant.

21L’objectif d’un recensement est de compter et de localiser, de façon exhaustive, une population ou une ressource. Ce type d’inventaire requiert des investissements matériels et intellectuels particuliers pour garantir sa fiabilité, et donc les croyances en sa validité. Dès juin 1950, la ZfS édicta des règles pour spécifier les procédures et les champs d’enregistrement statistique auxquels les collectivités territoriales pouvaient avoir à faire face [39]. Tout au long des années 1950, l’administration centrale de la statistique élabora et diffusa des formulaires utilisés par les administrations locales dans un effort pour homogénéiser les catégories statistiques. Cet effort ne se limita pas à la ZfS, comme le montre l’imposition en 1957 par le ministère du Travail de formulaires types pour standardiser les fichiers et formater ainsi les pratiques liées aux politiques d’attribution de logements :

22

« Les préimprimés peuvent être commandés gratuitement auprès du ministère. Les autorisations d’imprimer des formulaires d’autres origines ne seront plus accordées. Ces mesures garantiront l’application unitaire des dispositions juridiques sur l’ensemble du territoire » [40].

23 Le recensement des logements de 1961 représenta une étape supplémentaire en dépossédant totalement les autorités locales de la capacité de produire leurs propres données et d’accéder aux résultats. Afin de rendre cette dépossession incontestable, la ZfS devait consacrer des investissements importants pour garantir la légitimité des données ainsi produites et susciter l’adhésion de l’ensemble des protagonistes.

24Pour garantir la fiabilité des données recueillies, il s’agissait dans un premier temps d’inculquer ce qu’on peut appeler le sens civique au public qui devait répondre et de fournir des garanties quant à l’usage des données. Un article publié le jour du recensement de 1961 précise ainsi que « le recensement ne servira en aucun cas à identifier des logements sous-occupés » et justifie ce recensement par la nécessité de mettre à jour des « informations périmées afin d’accélérer la modernisation et la reconstruction de nos villes » [41]. Pour réduire encore les craintes des répondants, les recenseurs reçurent de strictes consignes sur la confidentialité et l’anonymat, réitérées sur le formulaire.

25 En deuxième lieu, les administrations locales et régionales furent responsables du recrutement et de la formation des recenseurs, mais la ZfS fournit le matériel pédagogique et, fidèle à sa vocation, obligea les collectivités territoriales à produire des statistiques sur les progrès de la formation. Pour chaque mesure, le recenseur reçut des instructions précises permettant de transformer le logement qu’il voyait en une série de catégories et de mesures. Par exemple, une pièce était : « 1) un espace fermé sur les côtés par quatre murs, en bas par un plancher et en haut par un plafond 2) possédant une fenêtre permettant l’entrée directe de la lumière du jour » [42]. Pour mesurer le nombre de m2, les règles visant à unifier les unités de mesure allaient du rappel des règles de multiplication pour calculer la superficie d’une pièce aux règles à adopter pour déterminer la superficie d’une pièce biscornue ou mansardée.

26Le recensement de 1961 officialisa le changement de la méthodologie de comptage intervenu en 1958, qui remplaça la mesure de référence des « pièces à vivre » (Wohnfläche) par la totalité des pièces et des mètres carrés d’un logement (Gesamtfläche). Par ce changement, le nombre de pièces par personne passa mécaniquement de 0,91 à 1,27 et le nombre de m2 par habitant de 11,2 m2 à 17,5 m2[43], impliquant que deux seuils symboliques ayant historiquement structuré les représentations de la crise du logement avaient été dépassés. Construits sur une nouvelle méthodologie et instrumentés avec les technologies modernes des sciences statistiques, les résultats du recensement de 1961 conduisirent à l’effondrement des croyances des acteurs locaux en la validité des anciennes conventions. Ainsi, lorsque les résultats agrégés furent transmis à la ville de Leipzig en décembre 1961, le maire déclara devant ses maires d’arrondissement :

27

« Le recensement a montré que chaque citoyen dispose en moyenne de 20 m2 et pas de 10 m2 comme nous l’avons supposé jusqu’alors. Cela montre que le travail ne s’effectue pas de manière systématique et que l’attribution se fait au cas par cas. […] Cela prouve également la négligence dans la tenue et la mise à jour du fichier des logements. Ce constat prouve le bien-fondé des indications répétées venant de la population qu’il existe dans notre ville une grande réserve de logements sous-occupés qui n’ont jamais été identifiés et qui n’ont pas été, pour une raison ou pour une autre, saisis. Cette inégale répartition des logements est à l’origine du mécontentement entièrement justifié de la population » [44].

28La « révélation » du taux « réel » d’occupation remit brutalement en cause les normes pratiques de l’activité administrative en matière d’attribution et de saisie, construites autour de la moyenne de 10 m2 par personne. Par ailleurs, les résultats produits par une méthodologie homogène sur l’ensemble du territoire montra que Leipzig disposait de conditions de logement plus favorables que la moyenne nationale, ce qui arma les décideurs centraux d’un puissant argument de fin de non-recevoir pour toute demande d’augmentation des ressources. Par exemple, dans le plan d’aménagement territorial de 1967, les représentants de la région Leipzig tentèrent d’imposer un plan de rattrapage en matière de logement sur la base du rang du territoire en termes de constructions neuves par habitant (12e sur 15) et de réparation (dernière place) depuis 1958 [45]. Il suffisait aux autorités centrales de planification de rappeler que les habitants du territoire possédaient 2 m2 par habitant de plus que la moyenne nationale pour décrédibiliser ce type de revendication.

29 Construits sur une définition élargie de l’espace d’habitation, les résultats du recensement de 1961 et les nouveaux indicateurs d’encombrement produisirent un effet de dédramatisation de l’enjeu du logement en montrant que les seuils symboliques de 10 m2 par personne et d’une personne par pièce avaient été très largement dépassés. Si l’objectivation statistique des problèmes ne suffit pas par elle-même à établir un lien de causalité entre le savoir et le niveau des dépenses, ce changement de convention statistique ouvre une période de huit ans où le nombre de logements, leur taille moyenne et la part du secteur dans le PIB diminuèrent, après une phase ascendante entre 1955 et 1961. En même temps, ce changement de mesure priva les administrations locales de l’instrument central des opérations d’attribution et de saisie de logements. Ce changement ne fut pas uniquement le résultat de l’imposition d’une nouvelle méthodologie par le haut. La définition des besoins légitimes en matière de logements se modifia également « par le bas », c’est-à-dire par le refus croissant des administrés à être traités comme des objets interchangeables.

La désobjectivation d’une norme égalitaire « au guichet »

30Deux processus intimement liés contribuèrent à l’affaiblissement de la solidité de la mesure des m2 par personne : la multiplication des catégories de la population bénéficiant d’un traitement dérogatoire et la capacité des catégories de la population ne faisant pas objet d’un traitement de faveur à faire valoir d’autres besoins que les besoins physiologiques inscrits dans cette mesure.

31 À partir de 1949, les autorités centrales, alarmées par l’émigration massive vers la RFA de la main d’œuvre indispensable à l’économie commencèrent à définir des catégories de la population bénéficiant d’un traitement préférentiel [46]. Une multiplication de circulaires, directives et instructions ad hoc et contradictoires prévoyaient un traitement prioritaire des membres de l’intelligentsia, cadres dirigeants du Parti et de l’État, professions médicales, membres de l’armée, de la police et de la Stasi, ingénieurs, techniciens, enseignants, professeurs, chercheurs, immigrants de la RFA… [47] Ces mesures s’adressèrent aux catégories qui pouvait monnayer leur loyauté en brandissant l’option de « sortie », pour reprendre la terminologie d’A. Hirschman [48]. L’institutionnalisation de passe-droits construit sur un différentiel d’utilité sociale introduisit une brèche importante dans un dispositif légitime par la parfaite inter-changeabilité des personnes et donc l’égalité des citoyens devant la crise du logement [49]. Cette tension entre la représentation d’une société de classes non antagoniste et les procédures concrètes de l’activité administrative, nécessitant la mise en place d’un principe de classement plus différencié, matérialise l’hésitation entre les deux principes de légitimation centraux de l’ordre politique en RDA : l’égalité des besoins (« à chacun selon ses besoins ») et la juste rétribution de la contribution de chacun à la collectivité (« à chacun selon ses capacités ») [50].

32 Pour les membres de l’intelligentsia en particulier, les représentations de besoins spécifiques en matière de logement furent construites sur une série d’arguments définissant leur place particulière dans l’ordre social. Alors que les représentations des besoins « naturels » des ouvriers se limitèrent à la reproduction de leur force physique, les besoins des « travailleurs intellectuels » furent définis dans les interactions entre les administrations et ceux se réclamant de cette catégorie par l’inscription dans l’espace privé de la possibilité de s’isoler du monde extérieur pour lire, écrire, étudier, faire ou écouter de la musique, etc. En pratique, ce besoin se traduisit par l’exigence d’avoir une pièce supplémentaire, c’est-à-dire un bureau, où le travailleur intellectuel pouvait se ressourcer.

33Pour saisir la manière dont les interactions entre les habitants et les autorités locales ont pu transformer les représentations des besoins légitimes, on peut mobiliser deux types de sources : les protocoles des commissions municipales des affaires du logement, sorte d’instance d’appel aux actes administratifs contrôlée par le Parti et les organisations de masse, qui fonctionna entre 1946 et 1953, et les Eingaben, ou requêtes individuelles envoyées par milliers aux instances du Parti ou de l’État.

34 La majorité des cas portés devant la commission du logement visait à contester la validité d’une réquisition d’une partie d’un logement et/ou arbitrer un différend entre deux ménages en cohabitation forcée. De règle générale, la commission entérina la décision de l’administration au nom de la supériorité de l’intérêt général sur toute considération privée : « Le seul critère qui nous guide est la résolution de la crise du logement et l’amélioration des conditions de vie des plus mal lotis » [51]. La lecture des archives révèle cependant une différenciation nette entre ce qui est considéré comme tolérable ou intolérable selon l’identité sociale de l’administré. Par exemple, en 1951, un photographe contesta la décision de saisie de deux de ses cinq pièces occupées par lui-même et sa femme au bénéfice d’une famille de trois réfugiés habitant une pièce en sous-location [52]. Dans sa plaidoirie, il affirma « qu’en tant que membre de l’intelligentsia créative, je ne peux pas me passer de ces pièces dédiées à mon atelier ». Dans le jugement rendu, la commission cassa la décision administrative en reprenant un des arguments du photographe : « Comme il le dit lui-même, son appartement est la source de son inspiration et de sa créativité ». Si la commission ne décide pas systématiquement en faveur d’un membre de l’intelligentsia, se savoir détenteur d’un savoir-faire recherché, ou susceptible à tout moment de mettre ses talents au service du « miracle » économique ouest-allemand, habilitait l’individu à réclamer plus, que ce soit dans la demande d’un relogement, ou, plus souvent, dans la contestation de la saisie administrative d’une ou de plusieurs pièces d’un logement. Même en donnant tort au membre de l’intelligentsia, l’espace d’habitat autorisé est sans commune mesure avec la norme de 10 m2 par personne rigoureusement appliquée à d’autres catégories de la population.

35 La même économie argumentative structure également les Eingaben des personnes qui se présentent comme membre de l’intelligentsia. Ainsi, dans une lettre envoyée au président de la République le 16 février 1952, un ingénieur de 50 ans conteste la décision d’attribuer à deux retraités les deux plus petites pièces de son appartement de quatre pièces [53]. Après avoir détaillé l’importance de son travail « pour la construction du socialisme », l’auteur de la lettre affirme : « Si on me prive de mon bureau, je serai dans l’incapacité de continuer mon travail infatigable pour la reconstruction de notre pays, car je n’aurai plus la place pour mes documents, ma machine à écrire, ma planche à dessin et je serai privé de ma tranquillité » [54]. Le lien est systématiquement établi entre l’espace privé et la performance économique accompagnée d’une promesse de loyauté, en tant que producteur ou en tant que socialiste « croyant », si l’intercesseur reconnaît et satisfait les besoins légitimes.

36La généralisation de la dérogation à la règle commune, voire son institutionnalisation, par des décrets et circulaires, ne manqua pas de produire des effets sur d’autres catégories de la population. Ainsi, la contestation du traitement administratif pouvait s’adosser à des critères de réputation où l’on comparait par exemple le traitement privilégié d’un « nazi notoire » appartenant désormais à l’intelligentsia et l’échange d’appartements forcé d’une veuve « très appréciée dans le quartier » [55].

37 Les problèmes liés à la cohabitation forcée constituent une autre source inépuisable de conflits qui font appel à un autre registre de besoins que la satisfaction de besoins physiologiques. La logique administrative créa en effet des situations de cohabitation entre ménages appartenant à différentes classes sociales, origines géographiques, modes de vie ou âges. Ces conflits se cristallisèrent surtout autour de l’usage commun des WC, cuisines et salles d’eau, qui engageaient des valeurs et des symboles liés au sens de l’intimité. S’exprimant dans un langage qui fait étrangement appel aux registres des réformateurs « moraux » du 19e siècle, autour de l’hygiène [56], des transgressions sexuelles ou morales [57], ou de bruit, l’exposition de ces « querelles » vise à obtenir l’usage exclusif d’un logement ou l’obtention d’un logement propre en tentant d’imposer le besoin d’intimité au regard administratif, qui lui, est construit sur une logique de l’interchangeabilité de l’habitant et de l’habitat.

38La multiplication des catégories prioritaires et surtout la mise en place de procédures ad hoc pour répondre aux directives centrales ont eu pour conséquence d’affaiblir la norme égalitaire des m2 par personne.

39

« Il va de soi que nous devons respecter à la lettre le communiqué du Bureau politique sur les médecins du 21/12/1960, ainsi que le communiqué concernant l’amélioration des conditions d’habitat des membres de l’intelligentsia pédagogique. Il va également de soi que nous devons mieux assurer l’application de la politique de notre État à l’égard de l’intelligentsia et des classes moyennes tout en garantissant le respect du principe fondateur de notre État socialiste en attribuant prioritairement les logements aux ouvriers » [58].

40 Des demandeurs frustrés par une attente d’un relogement, qui pouvait durer des années, se comparaient à leurs voisins et n’hésitaient pas à dénoncer les privilèges supposés. Ces comparaisons actionnèrent une inversion de la charge de la preuve ; les administrations réalisèrent des vérifications coûteuses pour conclure que les « passe-droits » dénoncés étaient la plupart du temps conformes aux priorités décidées centralement. Ces interactions apportaient la preuve que les administrés n’étaient pas des entités parfaitement interchangeables : certains obtinrent des m2 ou des pièces en plus, conformément à leur statut, d’autres des logements sans attendre, en fonction de leur place dans l’économie ou de leur capital politique. Si les directives centrales contiennent une tension jamais résolue entre le statut privilégié des « cols blancs » et la classe ouvrière, l’effet cumulé de ces négociations sur la distribution des biens rares était en soi producteur d’une hiérarchie des statuts aux antipodes de la place supposée dirigeante de la classe ouvrière dans la société [59], comme le montre indirectement cet extrait d’un rapport sur les auxiliaires administratifs.

41

« Les ouvriers en particulier ne peuvent pas comprendre pourquoi les membres de l’intelligentsia, les professeurs, les membres de la police populaire et les personnes qui reviennent de l’Ouest sont privilégiés dans l’attribution de logements. […] Les auxiliaires administratifs n’arrivent pas à leur faire comprendre la nécessité politique de ces mesures. […] Ils subissent l’hostilité de la population. Très peu possèdent la solidité nerveuse pour résister longtemps à cette pression permanente » [60].

42 L’accumulation des conflits, soupçons, rumeurs et justifications administratives eut pour effet de miner la capacité de la mesure à fournir un langage et une échelle d’observation capables de garantir une juste distribution de ressources rares. L’écart grandissant entre le principe égalitaire contenu dans la mesure et le traitement différencié de l’administré selon son identité sociale se solda par une conflictualité croissante des relations « au guichet ». Les administrations furent de moins en moins capables d’imposer des mesures impopulaires, telles que la saisie d’une partie d’un logement pour améliorer l’utilisation du parc disponible. À la suite du blocage durable des loyers à leur niveau de 1936 et de l’augmentation des revenus des ménages, le poste logement dans un budget moyen devint presque négligeable dès les années 1970, réduisant ainsi à néant les incitations financières pour restreindre l’usage de l’espace en cas de diminution de la taille du ménage. En dehors de l’incapacité croissante des administrations à intervenir de manière coercitive, la construction du mur de Berlin en 1961 eut pour effet de réduire encore la fluidité de ce marché administré [61]. En effet, la fin de l’émigration massive signifia que les dizaines de milliers de logements libérés chaque année par l’exode ne furent plus disponibles pour les administrations d’attribution. Dans l’incapacité de réguler la demande de logements par des procédures administratives musclées et sans la volonté politique d’augmenter les loyers afin d’inciter les ménages à ajuster la consommation de l’espace aux changements de leur taille, le nombre de demandeurs, en particulier les jeunes couples, augmenta considérablement au cours des années 1960. La RDA se trouva ainsi dans une situation structurelle où la seule issue possible était l’augmentation de la construction neuve, pas qui fut franchi en 1973 avec la promesse de « résoudre le problème du logement avant 1990 » et le doublement des investissements consacrés au secteur du logement.

Les savoirs statistiques et la construction des problèmes publics

43Affirmer qu’il existait un problème structurel d’ajustement de l’offre à la demande (et inversement) nous amène à poser la question des catégories de perception et des instruments cognitifs à la disposition des décideurs et, plus globalement, celle du changement des politiques publiques dans les régimes communistes. Grâce à la centralisation de la production des savoirs statistiques, les flux d’information, préalablement mis en forme par le centre, remontèrent à Berlin et peu d’informations redescendirent la hiérarchie. Que savaient les dirigeants du SED sur les conditions de vie des habitants et avec quelles grilles de lecture ont-ils lu cette réalité ? S’agissait-il d’un « aveuglement idéologique », comme l’affirment certains observateurs, ou aurait-on caché la réalité aux décideurs, comme l’ont affirmé après 1989 les anciens dirigeants du régime ?

44 L’examen des informations reçues par le Bureau politique sur le logement incite à poser le problème autrement. Au cours des années 1960, les membres du Bureau politique recevaient de nombreuses informations construites sur différentes méthodologies qui thématisaient le logement comme un secteur problématique : le nombre de demandeurs de logement officiellement enregistré et le délai moyen d’attente augmentèrent au cours des années 1960 et 1970 ; des milliers d’Eingaben furent envoyées aux responsables du Parti, dont plus d’un tiers exposaient des problèmes liés au logement ; des comparaisons internationales régulièrement transmises au Bureau politique placèrent la RDA en dernière place en termes d’investissement par habitant et unités construites par habitant ; année après année, les objectifs du plan de construction ne furent pas atteints. Or, si les membres du Bureau politique savaient qu’il existait des problèmes, ce n’était qu’un problème parmi tant d’autres en compétition pour leur attention.

45Au cours des années 1960, on peut identifier deux facteurs qui ont rendu difficile la mise sur l’agenda politique du problème du logement. D’une part, dans un contexte où l’ensemble de l’action publique était structuré par la volonté de rattraper l’économie ouest-allemande, il était difficile de justifier une augmentation des investissements dans un secteur comptabilisé comme « non productif », en diminuant d’autant les ressources allouées aux secteurs « productifs ». Deuxièmement, après la déliquescence de l’indicateur m2 par habitant utilisé auparavant pour objectiver les besoins, il exista un large éventail de statistiques et d’informations contradictoires apportant des diagnostics et des solutions différentes. Ce flottement dans la définition des indicateurs adéquats renforça l’autonomie des décideurs politiques, qui eurent tout loisir de choisir les catégories et indicateurs les plus adaptés à la poursuite d’une politique économique qui sacrifiait les investissements « non productifs » comme le logement.

46 Ce double problème sera progressivement résolu dans la deuxième moitié des années 1960, par un travail de redéfinition des besoins de logement effectué par une jeune génération d’experts du logement et de la construction, formée à l’économie et nommée au début des années 1960 aux postes clefs du ministère de la Construction et des bureaux spécialisés du Comité central. Ce groupe va opérer une redéfinition des besoins du logement en termes économiques, compatibles avec les objectifs économiques centraux. Parallèlement, leur capacité à maîtriser les flux d’informations qui parviennent au Bureau politique va conduire à écarter du champ de vision des décideurs des savoirs diversifiés et contradictoires, tout en dramatisant l’enjeu du logement. Si le changement de secrétaire général du SED en mai 1971 et l’établissement d’un lien cognitif entre la chute de la natalité et les conditions de logement des jeunes couples permit d’inscrire le logement en haut de l’agenda politique [62], les changements dans les conventions statistiques au cours des années 1960 vont établir un diagnostic unique, outillé des apparences d’une scientificité objective constamment réitérée, fournissant un programme d’action « prêt à l’emploi » pour la nouvelle direction du SED cherchant à marquer une rupture symbolique avec le passé.

Formes d’expertise et mise en forme des besoins

47La priorité accordée à l’investissement productif et la dispersion des indicateurs statistiques construisant l’image d’un problème du logement s’étaient traduites au cours des années 1960 par une stagnation, voire un recul de la construction. Ainsi, de 85 580 logements construits en 1961, on passa à seulement 56 547 en 1969. Les investissements augmentèrent de nouveau en 1970, rendant possible non seulement une montée importante des capacités productives, mais, à partir de 1973, le nouveau secrétaire général du SED Erich Honecker déclara que la politique du logement constituait désormais « la pièce maîtresse de la politique sociale et économique » de la RDA.

48 On peut tenter de comprendre ces évolutions en s’interrogeant sur les compétences revendiquées par les experts reconnus des politiques de la construction. Les architectes, groupe d’experts occupant les positions institutionnelles déterminantes dans la définition des politiques du logement jusqu’en 1963, ne jouèrent nullement sur leur capacité à mettre en relation les besoins de la population et les paramètres techniques ou économiques du secteur. La mise en valeur de leur compétence esthétique et technique les conduisit à laisser la question du nombre d’unités à construire, leur répartition territoriale et les politiques d’attribution à d’autres administrations. La mise en conformité de la logique sectorielle avec les objectifs globaux du régime en matière d’économie reposait sur leur capacité supposée à mener à bien la rationalisation radicale du secteur par la standardisation et le développement de la technique de préfabrication de panneaux en béton armé [63]. Dans le contexte de la « révolution technique et scientifique », proclamée dans les années qui suivirent le lancement de Spoutnik, les architectes entretinrent la croyance selon laquelle la percée technologique qu’ils étaient les seuls à maîtriser allait permettre des gains de productivité exponentiels susceptibles de démultiplier la production sans augmenter de la part du PIB consacré à ce secteur [64]. Ainsi, en 1957, la revue d’architecture officielle, Deutsche Architektur, publia un éditorial affirmant que l’usage de panneaux de béton armé de 750 kg avait réduit le temps de construction de 38 % et le coût de la main-d’œuvre de 20 % [65]. Ces gains de productivité furent présentés comme un premier pas, susceptible d’être multiplié par l’utilisation de panneaux de 5 tonnes, puis 10 et 20 tonnes, qu’il suffirait de raccorder avec quelques gestes simples [66]. Par conséquent, l’évaluation des politiques de construction reposa moins sur le nombre d’unités construites ou leur coût unitaire que sur les progrès techniques, mesurés par le pourcentage de logements construits avec de nouveaux procédés.

49Les réformes économiques de 1963, impulsées par l’érosion partielle des croyances en la capacité des seules avancées technologiques à produire la percée économique décisive, entraînèrent une profonde reconfiguration des formes d’expertise efficientes dans le secteur. Les difficultés économiques de 1961 et 1962 coïncidèrent avec la montée d’une jeune génération d’économistes versés en cybernétique et formés en économie appliquée. La génération d’architectes nommée au début des années 1950 fut écartée des positions clefs dans le secteur de la construction et remplacée par des économistes et ingénieurs se revendiquant comme dépositaires d’une capacité à mettre en œuvre une planification économique scientifique fondée sur l’identification de lois de croissance et d’innovation. Les outils d’objectivation utilisés par ces experts firent entrer un ensemble de problèmes nouveaux dans le champ de vision des décideurs politiques. En particulier, la technique de la prospective se diffusa dans l’ensemble de l’espace institutionnel à partir de 1963 et devint le signe distinctif d’une gestion économique scientifique. On compte en 1966 pas moins de six administrations centrales produisant des études prospectives sur le logement [67]. Des investissements intellectuels importants furent consacrés à la formalisation mathématique, à la base de scénarios et de graphiques destinés à étayer le sérieux de cette « révolution dans la planification ».

50 L’accréditation de cette compétence allait de pair avec la disqualification des savoir-faire des architectes. De nouveaux calculs des coûts démontraient l’inefficacité d’une rationalisation centrée sur les procédés techniques qui négligeaient l’ensemble des facteurs de la production. Ainsi, l’intégration des coûts des usines de préfabrication, des matériaux de transport, des grues, terrains et infrastructures techniques (canalisations, routes, parkings) ou sociales (commerces, écoles, services de proximité) montra que le coût au m2 d’un logement construit selon les techniques de préfabrication était en réalité plus élevé qu’avec les techniques traditionnelles [68].

51Confrontés au problème redoutable de détermination de la « vérité » des prix et, donc, de la rentabilité des investissements dans une économie planifiée, les fonctionnaires-économistes inventèrent une série de conventions de calcul en s’appuyant sur des normes en vigueur dans les économies de marché. Par exemple, le problème du coût du terrain avait été totalement évacué par les architectes grâce à la capacité de l’État à disposer librement du foncier. En 1964, le ministère de la construction établit une échelle de prix théorique du foncier destiné à accroître la densité de la construction sur les parcelles les plus centrales [69]. De même, en évaluant les besoins futurs, ils s’appuyèrent sur des taux internationaux d’amortissement afin d’intégrer les réparations de logements anciens dans une planification globale du secteur, signifiant là encore une rupture avec les pratiques de leurs prédécesseurs, uniquement intéressés par la construction neuve. L’intégration de ces nouveaux paramètres opéra une double redéfinition des besoins en matière de logements. D’une part, il s’agissait de rendre l’évaluation des besoins conforme au paradigme économique dominant, d’autre part, l’intégration des coûts de réparation faisait apparaître un « retard » significatif, comme le montre une étude prospective destinée au Bureau politique [70] :

52

« Entre 1951 et 1965, la construction de logements a été très insuffisante. Les investissements n’ont couvert que 80 % des besoins, c’est-à-dire que la simple reproduction de la valeur n’a pas été assurée. […] Pour rattraper ce retard et faire face aux besoins dans les quinze ans à venir, il est nécessaire de multiplier les ressources consacrées aux logements par un facteur de 2,7 » [71].

53Cette nouvelle construction des besoins, totalement coupée des conditions de logement de la population, des rapports des administrations territoriales ou des mesures anciennes d’encombrement, fait émerger un problème public qui n’est pas formulé politiquement [72]. Se présentant comme un pur exercice technique, la démonstration tend à naturaliser les besoins et opère par ce biais une traduction intéressée des problèmes techniques en problèmes politiques [73].

54 L’accumulation des études prospectives sur les bureaux de membres du Bureau politique produits par plusieurs administrations étatiques, ainsi que par le bureau de la construction du Comité central créa progressivement une représentation de la compatibilité des investissements « productifs » et « improductifs ». Bien qu’il fallut attendre le changement du premier secrétaire en mai 1971 pour voir la traduction publique de ce travail, un rééquilibrage des ressources commença avant la mise à l’écart d’Ulbricht. Ainsi, l’augmentation significative des investissements dans le secteur du logement, inscrits en 1970 dans le plan quinquennal 1971-1975, rendit possible l’accélération sensible de l’activité à partir de 1973. De plus, les scénarios circulant à la fin des années 1960 fournirent la grammaire et l’horizon temporel du programme de construction de 1973, qui visait à « résoudre la question du logement avant 1990 ». Ces travaux portent les titres suivants : « Le dépassement de la RFA en termes de modernité des logements avant 1990 » [74] ; « l’accélération du rythme de construction de logements pour couvrir les besoins d’ici 1980 » [75] ; « la solution du problème du logement avant 1980 » [76] ; « la résorption du déficit qualitatif et quantitatif de logements avant 1985 » [77]. Le programme de 1973 puise ainsi ses origines intellectuelles dans la méthode de prévision « normative », également utilisée à l’époque par la NASA, qui consistait à fixer un objectif et une date (en l’occurrence, la mise à disposition d’un logement moderne et modernisé par ménage avant 1990) et à calculer rétroactivement les ressources nécessaires pour l’atteindre. Cette méthode de planification et les engagements publics répétés des dirigeants du SED à réaliser ce programme produisit un puissant effet de « lock-in », dans la mesure où il devint politiquement et économiquement coûteux de rompre avec des investissements matériels et symboliques engagés. Ainsi, malgré la dégradation de la situation économique au cours des années 1980 (chute des taux de croissance, chute des investissements productifs, augmentation vertigineuse du coût des subventions des prix et des loyers, dette internationale…), les propositions d’augmentation partielle des loyers et des charges ou la réallocation des investissements vers l’industrie aux dépens de la construction échouèrent. D’une part, le secrétaire général du SED aurait perdu la face, lui qui s’était engagé publiquement à « résoudre enfin une des plus vieilles revendications de la classe ouvrière » [78]. D’autre part, il était économiquement coûteux de réorienter les capacités productives d’une industrie du bâtiment structurée par la technologie des panneaux préfabriqués produits dans des usines encore relativement récentes.

55 Si les origines intellectuelles et les choix techniques de la politique de construction des années 1970 et 1980 se situent dans une continuité avec les années 1960, les justifications politiques de la nécessité de changer d’orientation s’appuyèrent sur une thématique sociale. Pour comprendre cette réintroduction de la dimension sociale dans une politique jusqu’alors définie comme un défi technologique et économique, il faut prendre en compte les turbulences au sein du Bureau politique liées à la destitution de Walter Ulbricht par Erich Honecker en 1971. Si Ulbricht avait augmenté de manière substantielle les investissements consacrés au logement en 1970, cet ajustement s’était fait au nom des « besoins économiques » et dans une relative discrétion. Or, au cours de l’offensive de Honecker de 1971, le logement fut un des arguments majeurs utilisés pour dénoncer les « erreurs » d’Ulbricht. Pour étayer ses critiques, le prétendant au poste de secrétaire général s’appuya sur des résultats soigneusement sélectionnés du recensement de la population et des logements de janvier 1971. Pour la première fois, la distribution sociale de l’habitat fut stylisée en « problème explosif » [79]. Des statistiques objectivant les inégalités sociales en matière de logement irriguèrent l’espace institutionnel et furent parfois énoncées en public : 13 % de la population disposaient de 30 % des m2 disponibles ; 60 % de la classe ouvrière vivaient dans des logements sans WC intérieur, sans salle de bain et sans chauffage moderne [80]. Le « retard » de la classe ouvrière, imputable à l’inscription du différentiel d’utilité sociale inscrite dans les pratiques d’attribution de logements depuis les années 1950, fut considéré comme d’autant plus scandaleux que c’était elle qui produisait « la plus grande partie de la richesse nationale et doit, en conséquence, être la première bénéficiaire, avec les familles nombreuses et les jeunes ménages, de la politique du logement » [81].

56 Cette émergence soudaine d’un discours sur l’inégalité sociale par le nouveau secrétaire général visait à imputer l’entorse à l’idéologie égalitaire du régime à son prédécesseur. Cet usage d’indicateurs statistiques sur la distribution sociale des ressources signale-t-il pour autant une transformation des représentations des besoins en matière de logement et, par conséquent, des pratiques administratives ? Le recensement de 1971 fut le premier à opérer un recensement populaire et un recensement des logements le même jour, permettant ainsi la création de tableaux à deux entrées à n’importe quelle échelle territoriale. Ce type d’opération fut utilisé à l’échelle nationale pour justifier l’allocation des ressources à ce secteur « non productif », mais n’eut, au regard des archives, d’incidence ni sur la décision de l’emplacement des nouveaux logements, ni sur les directives sur l’attribution de logements, si ce n’est l’obligation d’attribuer 60 % des logements neufs aux membres de la classe ouvrière. Or, en réalité, cette obligation n’imposa aucune contrainte réelle, puisque cette catégorie représentait officiellement 80 % de la population, selon la définition très extensive utilisée à l’époque. De même, malgré les usages potentiels de ces savoirs à l’échelle infranationale, la non-diffusion des données réduisit à néant leur usage pour la recherche, la planification urbaine ou les pratiques d’attribution. Les administrations territoriales reçurent en effet les données trois ans après le recensement, à un niveau d’agrégation qui les rendait impossibles à exploiter. Les données si coûteuses à produire furent ainsi gardées en réserve dans des armoires blindées à Berlin, leur valeur étant fondée non pas sur leur diffusion et leur intégration dans les pratiques, mais sur le fait qu’elles existaient et qu’elles étaient inaccessibles, brisant ainsi la « circularité du savoir et de l’action » [82].

57**

58L’analyse de l’articulation entre les instruments statistiques et l’action publique a permis de montrer que le rapport entre politics et policies en RDA ne peut se réduire à une exégèse d’une idéologie politique, ni à une lecture purement stratégique des jeux de pouvoir au sein du Bureau politique. Si la mise en forme statistique des besoins en matière de logement présente une image tronquée et difforme de la réalité sociale, elle enregistre néanmoins des changements sociaux et a une incidence sur les politiques publiques. En même temps, les transformations des indicateurs statistiques répondent à des luttes qui sont en partie structurées autour des formes d’expertise socialement et politiquement reconnues. Comme dans d’autres régimes politiques, une « décision » politique qui réoriente les politiques sectorielles s’appuie sur des alternatives préalablement construites par un nombre relativement limité d’acteurs.

59 Si l’on peut saisir ces processus avec les instruments ordinaires de la sociologie politique, les enjeux du savoir dans le gouvernement des hommes se jouent néanmoins selon des règles et des configurations spécifiques au régime et à son histoire. Ainsi, jusqu’à la fin des années 1950 et la mise en place d’un monopole sur la production et la diffusion des savoirs statistiques par les institutions de l’État central, la décision politique apparaissait nettement plus perméable à la fois aux demandes des administrations territoriales, aux prises avec les administrés, et aux alertes lancées par les ministères sectoriels sur l’émigration vers la RFA des personnes indispensables au développement économique. Si les dispositifs d’action manquaient de coordination, la multiplication des directives favorisant des groupes professionnels dans l’attribution de logements témoigne d’une capacité à identifier des catégories de la population qui posaient problème, à les localiser dans l’espace et à agir en conséquence. Avec la monopolisation de la production statistique et la mise à l’écart d’autres indicateurs statistiques, tels que le nombre de demandeurs sur la liste d’attente, on peut parler d’un confinement de la production de savoirs et des solutions dans un espace politico-administratif restreint, dominé par un personnel qui ne change guère du début des années 1960 jusqu’à la chute du mur de Berlin. Si ce processus est renforcé par la censure médiatique et scientifique, ainsi qu’une définition très extensive du secret d’État, c’est surtout la mise en évidence du caractère scientifique des instruments de planification qui disqualifie d’autres indicateurs et d’autres manières de mettre en récit le problème du logement.

60 La mise en forme économique des besoins de logement avait certes permis une accélération du rythme annuel de la construction, mais ce cadrage du problème laissait de côté l’identification des groupes et des territoires comme cibles prioritaires de l’intervention publique. Privées, à partir de 1960, de la capacité à produire des statistiques recoupant habitants et habitat, les administrations territoriales n’avaient aucun instrument leur permettant d’objectiver la distribution spatiale des groupes ou de mesurer, pour éventuellement les corriger, des phénomènes non voulus. Si les recensements de 1971 et de 1981 permettaient en théorie de produire des tableaux très précis mettant en relation les groupes sociaux (par âge, par configuration du ménage, par profession, par classe…) et la qualité et la quantité de leur habitat, ces types de données ne trouvèrent aucune application concrète dans l’élaboration de politiques au niveau national, ou dans la mise en œuvre de projets urbanistiques dans les villes. Les politiques du logement des années 1970 et 1980, définies comme la « résolution définitive du problème du logement », misaient uniquement sur l’accroissement de l’offre, en excluant des instruments de régulation de la demande ciblée selon l’identité sociale des habitants.

61 L’absence d’un outil cognitif aussi puissant dans le répertoire administratif de la RDA que la distribution du capital habitat selon les groupes sociaux paraît en contradiction avec la relation supposée entre le savoir et le pouvoir dans une dictature, où l’on s’attendrait à l’utilisation de l’ensemble des leviers cognitifs disponibles pour accroître l’emprise sur la société [83]. Or, la capacité à produire, à détenir et à retenir des savoirs est aussi une ressource essentielle à l’intérieur des administrations qui permet de consolider des positions dominantes. Ainsi, si cécité du pouvoir politique il y a, cette cécité ne dérive pas d’une substitution de l’idéologie à la réalité sociale, mais d’une réduction progressive de la diversité des informations et formes de savoirs considérées comme pertinentes à la décision. Si cette configuration entre le savoir et le pouvoir assurait l’emprise d’un groupe d’experts sur les institutions sectorielles, la solidité des formes d’expertise enracinées dans les instruments du savoir et de l’action ne garantissait pas en soi une capacité effective à peser sur le social.

Notes

  • [1]
    Max Weber, « Le socialisme », dans Max Weber, Œuvres politiques 1895-1919, trad. fr. Élisabeth Kauffmann, Jean-Philippe Mathieu, Marie-Ange Roy, Paris, Albin Michel, 2004, p. 457-492, notamment p. 479.
  • [2]
    Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, t. 1, 1995, p. 59.
  • [3]
    Sur ces questions, cf. le dossier « Jeux bureaucratiques en régime communiste », Sociétés contemporaines, 57, 2005.
  • [4]
    « L’administration bureaucratique signifie la domination en vertu du savoir » : Max Weber, Économie et société, op. cit., p. 299.
  • [5]
    Claude Pennetier, Bernard Pudal (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002 ; John Connelly, Captive University. The Sovietization of East German, Czech, and Polish Higher Education, 1945-1956, Chapel Hill, Londres, University of North Carolina Press, 2000.
  • [6]
    Sonia Combe, Une société sous surveillance, Paris, Albin Michel, 1999 ; Agnès Bensussan, Dorotha Dakowska, Nicolas Baupré, « Les enjeux des archives des polices politiques communistes en Allemagne et en Pologne : essai de comparaison », Genèses, 52, 2003, p. 4-32. En ligne
  • [7]
    La planification économique fait cependant figure d’exception : Theo Pirker, Rainer Lepsius, Rainer Weinert, Hans-Hermann Hertl, Der Plan als Befehl und Fiktion. Wirtschaftsführung in der DDR, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995 ; Burghard Ciesla, « Hinter den Zahlen. Zur Wirtschaftsstatistik und Wirtschaftsberichterstattung in der DDR », dans Alf Lüdtke, Peter Becker (hrsg.), Akten. Eingaben. Schaufenster. Die DDR und ihre Texte, Berlin, Akademie Verlag, 1997, p. 39-55.
  • [8]
    François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au 20e siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.
  • [9]
    Claus Offe, Der Tunnel am Ende des Lichts, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1994, p. 12-13.
  • [10]
    Jochen Staadt, « Eingaben : Die institutionalisierte Meckerkultur in der DDR », Arbeitspapiere des Forschungsverbandes SED-Staat, 24, Berlin, Freie Universität Berlin, 1996, p. 30.
  • [11]
    Plaider en faveur d’une normalisation méthodologique ne veut pas dire que l’on place les régimes politiques sur un même plan moral. Restituer l’historicité des régimes politiques par l’usage des mêmes méthodes répond à une quête d’intelligibilité qui doit être séparée, dans la mesure du possible, d’un jugement moral. Cf. sur ce point : Michel Dobry, « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire », dans Michel Dobry (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 64-65.
  • [12]
    René-Pierre Chibret, « Action collective et changement politique en Allemagne de l’Est », Revue française de science politique, 45 (5), octobre 1995, p. 791-822, notamment p. 819.En ligne
  • [13]
    Le Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED) est créé par la fusion du SPD et du KPD en avril 1946.
  • [14]
    Sur le rôle de la statistique dans la structuration de l’activité étatique, cf. Alain Desrosières, La politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.
  • [15]
    Pour une analyse stimulante du rôle de la statistique et des statisticiens en Union soviétique, cf. Alain Blum, Martine Mespoulet, L’anarchie bureaucratique : pouvoir et statistique sous Staline, Paris, La Découverte, 2003.
  • [16]
    Pierre Lascoumes, « Gouverner par les instruments. Ou comment s’instrumente l’action publique », dans Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 387-401, notamment p. 393.
  • [17]
    Michael Schwartz, Constantin Goschler, « Ausgleich von Kriegs- und Diktaturfolgen, soziales Entschädigungsrecht », dans Dierk Hoffmann, Michael Schwartz (hrsg.), Geschichte der Sozialpolitik. Deutsche Demokratische Republik : Im Zeichen des Aufbaus des Sozialismus (1949-1961), Baden-Baden, Nomos, 2004, p. 589-654, notamment p. 592.
  • [18]
    Des systèmes de rationnement de l’espace construit sur une logique de m2 furent également utilisés dans les autres zones d’occupation jusqu’au tout début des années 1950.
  • [19]
    Frank Kerner, Wohnraumzwangswirtschaft in Deutschland, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1996. Plus généralement, cf. Marcel Roncayolo, Laurent Coudroy de Lille, Yankel Fijalkow, « Ville et logement : catégories statistiques et indicateurs sociaux (19e-20e siècle) », dans Marion Segaud, Catherine Bonvalet, Jacques Brun (dir.), Logement et habitat : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1998, p. 27-33.
  • [20]
    Frank Kerner, ibid.
  • [21]
    En 1945, la plupart des municipalités vont reprendre les dispositifs mis en place depuis 1942, tout en opérant une inversion politiquement nécessaire des groupes prioritaires ; ainsi, les « victimes du nazisme » chasseront les « membres du parti nazi (Volksgenossen) et les personnes s’étant distinguées au service de la Nation et de l’État » en haut de la liste des destinataires prioritaires : « Wohnraumlenkungvorordnung, Reichswohnungskommissar zur Wohnraumlenkung du 27 février 1943. Amt für Wohnungs und Grundstückswesen », Archives municipales de Leipzig (désormais AM Leipzig), STVuR (1) 2585.
  • [22]
    Selon les résultats du recensement d’octobre 1946, les réfugiés disposaient en moyenne de 5,2 m2 et les habitants « de souche » de 10,2 m2 : Wolfgang Meinecke, « Zur Integration der Umsiedler in der Gesellschaft 1945 », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 36 (10), 1988, p. 867-878, notamment p. 871.
  • [23]
    Dans la pratique, les exceptions furent nombreuses en fonction du statut et de la capacité de l’individu à mobiliser des soutiens de l’employeur ou du Parti. Cf. Jay Rowell, « Le pouvoir périphérique et le “centralisme démocratique” en RDA », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 49 (2), 2002, p. 102-124, notamment p. 114-118.
  • [24]
    Ian Kershaw, L’opinion allemande sous le nazisme : Bavière 1933-1945, Paris, CNRS éditions, 1995, p. 281.
  • [25]
    Bureau de la statistique, ville de Leipzig, AM Leipzig, STVuR (1) 2558.
  • [26]
    Sur l’importance du contrôle des sources d’incertitude : Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963, p. 10.
  • [27]
    Les statistiques basées sur les cartes de rationnement font état de l’évolution suivante : en 1946, le nombre de personnes qui s’installèrent dans la ville s’élevait à 10 520 en moyenne par mois et le nombre de départs à 3 390 ; en 1948, les chiffres s’élevaient respectivement à 4 648 et 4 011, AM Leipzig STVuR (1) 4705.
  • [28]
    Protocole de la commission des réfugiés du 16 septembre 1946, AM Leipzig STVuR (1) 7638.
  • [29]
    Rapport de la ville de Leipzig au ministère de la Reconstruction du 14/8/1952, SED ville de Leipzig, STAL SED IV/01/358.
  • [30]
    Rapport envoyé au Land le 28/11/1950, AM Leipzig STVuR (1) 13426.
  • [31]
    Klaus von Beyme, Der Wiederaufbau : Architektur und Städtebaupolitik in beiden deutschen Staaten, Munich, Piper, 1987, p. 295.
  • [32]
    En 1950, on comptait 3,6 habitants par logement en RDA et 4,9 en RFA.
  • [33]
    Hermann Henselmann, « Einige kritische Bemerkungen zum Wohnungsbau », Deutsche Architektur, 2 (3), 1952, p. 106-113, notamment p. 112.
  • [34]
    Jay Rowell, « Wohnungspolitik », dans Dierk Hoffmann, Michael Schwartz, (hrsg.), Geschichte der Sozialpolitik…, op. cit., p. 701-726, notamment p. 702.
  • [35]
    Alain Desrosières, La politique des grands nombres…, op. cit., p. 16.
  • [36]
    Nous suivons ici les pistes de recherche ouvertes par Alain Desrosières : « C’est l’ampleur de l’investissement de forme réalisé dans le passé qui conditionne la solidité, la durée et l’espace de validité des objets ainsi construits », ibid., p. 19.
  • [37]
    Markus Güttler, « Die Grenzen der Kontrolle : das statistische Informationssystem und das Versagen zentralistischer Planwirtschaft in der DDR », dans Richard Bessel, Ralph Jessen (dir.), Die Grenzen der Diktatur : Staat und Gesellschaft in der DDR, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1996, p. 253-273, notamment p. 262-263.
  • [38]
    Laurent Thevenot, « Les investissements de forme », Cahiers du centre d’études de l’emploi, 29, 1985, p. 21-71, notamment p. 26.
  • [39]
    Circulaire de la ZfS de juin 1950, AM Leipzig STVuR (1) 2558.
  • [40]
    Compte rendu de réunion avec les responsables des politiques d’attribution des Bezirk du 13 février 1957, Ministère du Travail, BArchB DQ 2 3962.
  • [41]
    Mitteldeutsche neuste Nachrichten, 1 mars 1961.
  • [42]
    Instructions distribuées à chaque recenseur. Documentation mise à la disposition de l’auteur au Bureau statistique du Land Saxe.
  • [43]
    Richard Wagner, « Das Wohnungsbauprogram der DDR », thèse d’État, Berlin (Est), Deutsche Bauakademie, 1961, p. 105.
  • [44]
    Réunion du 29 décembre 1961, AM Leipzig STVuR (1) 2596.
  • [45]
    Document transmis pour la réunion du Bureau politique du SED du 28 novembre 1967, SED Leipzig, STAL SED IV/B-2/6/408.
  • [46]
    À titre d’exemple, entre 1946 et 1961, 7 500 médecins, dont la majorité avaient entre 30 et 40 ans, quittèrent la RDA, soit la moitié des médecins sur le territoire en 1946 : Anna-Sabine Ernst, « Von der bürgerlichen zur sozialistischen Profession ? Artzte in der DDR 1945-1961 », dans Richard Bessel, Ralph Jessen (hrsg.), Die Grenzen…, op. cit., p. 27.
  • [47]
    Directives de 1950 à 1954 réunies par le ministère du Travail, BArchB DQ 2 3987, 3988.
  • [48]
    Albert Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Cambridge, Harvard University Press, 1970.
  • [49]
    Même les ménages des « membres actifs du parti nazi » n’eurent à subir aucune discrimination officielle après 1947.
  • [50]
    Sur cette tension, cf. Sigrid Meuschel, Legitimation und Parteiherrschaft. Zum Paradox von Stabilität und Revolution in der DDR, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992 ; et du même auteur, « Überlegungen zu einer Herrschafts- und Gesellschaftsgeschichte der DDR », Geschichte und Gesellschaft, 19 (1), 1993, p. 5-14.
  • [51]
    Remarques du directeur municipal des affaires du logement, invité permanent à la commission, 16 mars 1951, AM Leipzig STVuR (1) 484.
  • [52]
    Commission 18 juin 1951, AM Leipzig STVuR (1) 485.
  • [53]
    AM Leipzig STVuR (1) 2593.
  • [54]
    L’ingénieur obtient gain de cause (ibid.).
  • [55]
    Commission des affaires du logement du 15 février 1952, MA Leipzig STVuR (1) 487.
  • [56]
    Par exemple, dans une Eingabe visant au relogement d’une apprentie de 17 ans, une veuve de 69 ans accuse sa colocatrice de « transformer son logement en maison de passe » et craint qu’« avec la vie douteuse qu’elle mène, [elle] risque d’attraper une maladie par l’usage commun des WC », Eingabe du 4 juillet 1956, AM Leipzig STVuR (1) 13440.
  • [57]
    Par exemple, un colocataire indésiré « qui écoute du jazz et reçoit beaucoup d’hommes chez lui » est suspecté d’homosexualité.
  • [58]
    « Les insuffisances de la politique du logement », circulaire du 29 décembre 1961 adressée par le maire de Leipzig aux maires d’arrondissement suite à une circulaire du ministère de l’Intérieur, AM Leipzig STVuR (1) 2596.
  • [59]
    Sur ces questions, cf. Jay Rowell, « Classes et classements dans les pratiques administratives de la RDA », Raisons politiques, 2, 1999, p. 67-92.
  • [60]
    Rapport du Bezirk Karl-Marx-Stadt au ministère du Travail le 7 septembre 1955, BArchB DQ 2/3988.
  • [61]
    La baisse significative de la mobilité géographique à partir de la fin des années 1950 est bien documentée par Sigfried Grundmann, Ines Schmidt, Wohnortwechsel, Berlin, Dietz, 1988.
  • [62]
    Dietrich Rueschemeyer, « Planning without Markets : Knowledge and State Action in East German Housing Construction », East European Politics and Societies, 4 (3), 1990, p. 557-579, notamment p. 574-575.En ligne
  • [63]
    Formés dans leur majorité pendant les années 1920 dans les écoles du neues Bauen, qui mit l’accent sur les techniques et procédés standardisés, ces architectes, qui occupèrent des places clefs au ministère, au bureau de la construction du Comité central et dans les instituts de recherche et d’enseignement après 1949, ont été reconnus politiquement et socialement comme les détenteurs d’un savoir-faire adapté à la résolution des problèmes qu’ils avaient contribué à définir. Sur ce groupe : Jay Rowell, « L’exil comme ressource et comme stigmate dans la constitution des réseaux des architectes urbanistes de la RDA », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2, avril-juin 2005, p. 169-191. En ligne
  • [64]
    Le plan de 7 ans (1959-1965) prévoyait en effet la « résolution du problème du logement », mesuré en termes de parité entre le nombre de ménages et le nombre de logements.
  • [65]
    Éditorial, Deutsche Architektur, 7 (3), 1957, p. 134.
  • [66]
    Des expérimentations avec des pièces entières furent tentées dès 1961, mais furent abandonnées en 1966 à cause des coûts exorbitants et des problèmes techniques. Cf. Martin Pietz, « Muster und Experimentalbau in Raumzellen Bauweise, » Deutsche Architektur, 16 (6), 1966, p. 338-341.
  • [67]
    Hans Gericke, « Umgestaltung und Prognose im Städtebau », Institut d’urbanisme et d’architecture, décembre 1966, BArchB, DH 2 II/02/1.
  • [68]
    Rapport du ministère de la Construction au Bureau politique de décembre 1967, BArchB DH 1 23244.
  • [69]
    Thomas Hoscislawski, Bauen zwischen Macht und Ohnmacht, Berlin, Verlag für Bauwesen, 1991, p. 271.
  • [70]
    L’auteur, secrétaire d’État au ministère de la Construction, est représentatif de ce nouveau profil d’expertise. D’origine « bourgeoise » selon son dossier de cadre (son père était bijoutier), B. M. fut nommé secrétaire d’État en 1965 à l’âge de 32 ans, après avoir soutenu une thèse d’économie en 1962 sur l’économie de la construction. Il devint membre du SED en 1961, un an avant sa soutenance. Il dut sa nomination à la présence au ministère de camarades de promotion à l’université Humboldt (dossier de Cadre, BArchB DH 1 26103, et entretien le 25 mai 1997).
  • [71]
    Ministère de la Construction, 4 février 1967, BArchB DH 1 16824.
  • [72]
    Pierre Muller, Yves Surel, L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998, p. 117.
  • [73]
    Jean-Michel Eymeri, « Frontière ou marches ? De la contribution de la haute administration à la production du politique », dans Jacques Lagroye (dir.), La politisation, op. cit., p. 47-78, notamment p. 60.
  • [74]
    Prévision du 4 février 1967, ministère de la Construction, BarchB DH 1 16824.
  • [75]
    Note d’information au Bureau politique du SED du 1 juillet 1968, Bureau de la construction du Comité central, SAPMO SED DY 30/IV A 2/2.021/616.
  • [76]
    Rapport de la commission étatique du plan du 8 décembre 1967, BArchB DE 1 49301.
  • [77]
    Rapport de l’Institut d’urbanisme et d’architecture du 21 octobre 1967, BArchB DH 2 II/02/5.
  • [78]
    Discours au 10e congrès du Comité central du SED du 2 octobre 1973, SAPMO SED DY 30, IV 2/1/478.
  • [79]
    Information au Bureau politique du 1/2/1972, Bureau de la construction du Comité central du SED, SAPMO SED DY 30 Vorl. SED 18099.
  • [80]
    Rapport de décembre 1971, Bureau de la construction du Comité central du SED. SAPMO SED DY 30 Vorl. SED 18099. Copie d’un discours de Gerhard Trölitzsch, directeur du bureau de la construction du Comité central, janvier 1972, DY 30 Vorl. SED 18074.
  • [81]
    Rapport au Bureau politique le 11 septembre 1973, SAPMO SED DY 30 Vorl. SED 18099.
  • [82]
    Alain Desrosières, La politique des grands nombres…, op. cit., p. 301.
  • [83]
    Adam Tooze, Statistics and the German State, 1900-1945. The Making of Modern Economic Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
Français

Résumé

S’appuyant sur une analyse de la production et des usages des statistiques dans les politiques du logement en RDA, cette contribution vise à analyser le lien entre savoir et pouvoir dans les régimes communistes. L’article montre l’importance des instruments du savoir dans la compréhension sociologique des tournants successifs des politiques publiques. Si cette analyse montre la fécondité potentielle de l’usage des instruments d’analyse ordinaires de la sociologie politique, elle montre aussi comment la configuration propre au régime et la monopolisation de la production et des usages des savoirs statistiques a contribué à briser la circularité entre le savoir et l’action dans les années 1970 et 1980.

Jay Rowell
Jay Rowell est chargé de recherches au Groupe de sociologie politique européenne (CNRS/IEP de Strasbourg). Il a récemment publié : « L’exil comme ressource et comme stigmate dans la constitution des réseaux des architectes urbanistes de la RDA », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2, avril-juin 2005, p. 169-191 ; et « Les paradoxes de “l’ouverture bureaucratique” en RDA », Sociétés contemporaines, 57, 2005, p. 21-40. Ses recherches portent sur la sociologie de l’État communiste, l’histoire de l’urbanisme et du logement en France et en Allemagne, et plus récemment, sur la construction des problèmes publics en Europe (GSPE, 47 avenue de la Forêt Noire, 67082 Strasbourg cedex, <rowell@free.fr>).
Pour citer cet article
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