CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Parmi les dimensions de ce que l’on nomme un peu globalement « crise du politique » ou « crise de la représentation politique », celle liée aux interpellations et aux mises en cause des élus et des gouvernants sur leurs « atteintes à la probité publique » [1] constitue un des événements marquants des années 1990. Si le phénomène n’est pas nouveau, il n’en a pas moins connu récemment une ampleur particulière et suscité des mobilisations multiples. Dans ce cadre, deux visions, bien représentées dans le débat contemporain, s’opposent sous la forme d’un paradoxe déjà relevé aux États-Unis au début du 20e siècle. D’un côté, dans un élan d’unanimisme suspect, on observe la multiplication des dénonciations de « scandales politiques » et la stigmatisation de la « corruption » au nom de la morale et de la bonne démocratie. La médiatisation des « scandales » impliquant des élus et des ministres a atteint depuis dix ans (de l’affaire Urba aux marchés de la région Île-de-France) un niveau inégalé et des responsables politiques majeurs continuent d’être régulièrement mis en cause. Les atteintes à la probité publique sont ainsi (re)devenues un problème public incontournable, largement structuré par des représentations aux sources multiples. De fait, si la fréquence et le succès de ces dénonciations des hommes politiques corrompus et des appels à la vertu publique peuvent être attribués à la « réussite » d’entrepreneurs de morale animés par le souci de « juger la politique » [2], ils sont aussi, souvent, associés à la vision idéale d’un citoyen critique et clairvoyant, prompt à percevoir et dénoncer les atteintes à la probité publique. Ce citoyen, bien informé, identifierait facilement les abus de fonction et les fraudes, et en évaluerait les bénéfices et les coûts collectifs pour sanctionner, électoralement, les élus. D’un autre côté, pourtant, les impacts politiques et sociaux de ces accusations ne semblent pas avoir d’effets radicaux ni sur l’image des acteurs politiques, ni même sur leurs résultats électoraux. Plusieurs réélections de candidats concernés par des accusations d’atteinte à la probité publique (J. Tiberi dans le 5e arrondissement de Paris, J. Mellick à Béthune, P. Balkany à Levallois-Perret, F. Bernardini à Istres, J. Chirac lors de l’élection présidentielle) semblent démentir l’optimisme relatif de la première posture. Il paraît possible de crier au scandale du « Tous pourris ! », tout en accordant des mandats électifs à des candidats accusés de corruption. Ainsi, les électeurs ne sanctionneraient pas, ou peu, les atteintes à la corruption publique. Loin de l’emporter, les principes de probité seraient au contraire battus en brèche par des formes de « tolérance » à la corruption, caractérisées par des jugements mesurés à l’égard de pratiques illégales ou déviantes ou par l’absence de réaction et de sanction. Pour certains analystes, ces évaluations indulgentes de la corruption politique alimenteraient la passivité des citoyens et le déclin généralisé de la confiance dans les démocraties occidentales [3]. Dans cette perspective, les individus seraient moins des « juges éclairés de la politique » que des citoyens désabusés dont le scepticisme nourrirait l’incivisme et le populisme, sapant ainsi les fondements vertueux de la démocratie. Tout se passerait alors comme si la politique était par « nature » un espace de compromission et d’arrangements occultes faisant des abus de fonction et de « la corruption » de la vie politique le prix à payer pour la délégation démocratique.

2 Pôles opposés d’un continuum, les deux perspectives se réfèrent au même modèle démocratique idéal dans lequel la relation gouvernant-gouverné est régie par une double exigence : la probité des conduites du représentant élu et le contrôle exercé par les mandants, qui devrait les conduire à sanctionner les transgressions. Pour en observer le fonctionnement vertueux ou en regretter l’absence, l’une et l’autre activent un idéal-type normatif. De même, font-elles de la « corruption politique » un ensemble de pratiques à l’étiquette objectivée et non controversée, avec lequel les citoyens s’accommodent ou qu’ils dénoncent. Ce faisant, les questionnements normatifs (les citoyens se comportent-ils comme les régulateurs moraux attendus de la démocratie représentative ? La corruption est-elle dénoncée ?) finissent par recouvrir les questionnements épistémologiques (comment les citoyens ordinaires développent-ils des perceptions morales de la politique ? Quelles pratiques des élus font l’objet d’une qualification en terme de « corruption » ?). Si l’importance d’une réflexion sur l’existence d’un rapport « moral » à la politique ne fait pas de doute, la prégnance des visions normatives qui lui sont associées soulève, en revanche, de nombreuses difficultés. Le problème tient essentiellement à la définition même de la « corruption politique ». Classiquement, celle-ci oscille entre une caractérisation de ce qui est, juridiquement, défini comme illégal et de ce qui fait corruption politique au terme d’un processus de qualification morale négative émanant des gouvernés [4]. Dès lors, examiner les perceptions et les jugements des citoyens ordinaires sur les atteintes à la probité publique redouble la difficulté. S’agit-il de juger des pratiques politiques illégales ou bien de qualifier moralement et négativement des abus de fonction et des pratiques politiques « officieuses » [5] ? Dans les deux cas, pourtant, il s’agit bien d’interroger l’existence, la teneur et les formes d’un « rapport moral » à la politique.

3Au cœur de ce questionnement, s’est développé, principalement aux États-Unis, un ensemble de travaux qui compose un champ de recherche mal connu et rarement synthétisé [6]. Ces recherches s’attachent à interroger des individus (citoyens ou électeurs) et des groupes socioprofessionnels (élus politiques, fonctionnaires, acteurs économiques, etc.) sur leurs perceptions et leurs jugements de la corruption politique. Il s’agit, d’une part, d’analyser leurs façons de différencier les comportements transgressifs et d’identifier leurs modes de classement ; d’autre part, il s’agit d’étudier les liens qui sont établis entre ces catégorisations, des systèmes de normes et de valeurs et des formes de réprobation. Historiquement développé depuis les années 1960, mais marginal, ce champ de recherches a connu de nombreuses évolutions, nourries de débats qui discutent les enjeux et les formes de cette moralisation du jugement sur l’activité politique. Traversées de questionnements en tension, épistémologiques et normatifs, ces enquêtes n’en permettent pas moins de renouveler les interrogations sur les formes multiples du rapport à la politique. Il est à noter cependant que ces travaux se limitent aux démocraties occidentales et au Japon et qu’il ne semble pas exister pas d’équivalent pour les sociétés africaines, asiatiques ou sud-américaines. Ce déséquilibre attire l’attention sur les risques de biais culturels et sur l’intérêt d’études comparables dans des pays non anglo-saxons.

4 À partir d’une relecture historique et analytique de ces travaux sur les perceptions et jugements des atteintes à la probité publique, nous voudrions discuter leurs résultats et leurs fondements, puis dégager quelques hypothèses fortes comme base de recherches ultérieures. Elles viseront à poursuivre les investigations sur les représentations ordinaires des atteintes à la probité publique dans un cadre épistémologique un peu plus conscient des enjeux de ses problématiques et de ses frontières. En soulignant l’importance des ancrages socio-politiques des jugements portés sur les élus, il s’agira, dans cette contribution, de réfléchir à l’existence et à la teneur d’une composante morale dans le rapport à la politique et ses personnels, d’en caractériser les formes, de souligner les conflits normatifs qui la traversent, et de retrouver, par ce biais, quelques-unes des questions classiques des travaux sur le jugement et la compétence politiques.

Idéal démocratique et immoralisme des électeurs

5 Historiquement, la réflexion sur la perception de la corruption s’est d’abord inscrite, en science politique et en sociologie, dans le cadre des travaux sur le fonctionnement des démocraties représentatives. Trois périodes se succèdent clairement. Au début du 20e siècle, des moralistes, acquis aux principes de la démocratie libérale, dénoncent autant les abus de pouvoir des représentants que la passivité des citoyens. À partir des années 1960, des recherches mettent en lumière les aléas du vote-sanction et confirment, sur des bases plus scientifiques, la réalité d’un électorat qui oscille entre cynisme et indifférence. Ce premier ensemble de recherches affiche explicitement sa référence à l’idéal d’un bon fonctionnement démocratique. Récemment, des travaux influencés par la théorie du capital social reprennent ces inspirations et tentent de mettre en relation les effets des comportements transgressifs des élites politico-administratives sur la confiance des citoyens dans les institutions.

Les travaux fondateurs

6 La réflexion sur la corruption des pratiques politiques et les attitudes de l’électorat à leur égard se développe aux États-Unis dans le dernier tiers du 20e siècle. La réflexion est dans un premier temps interne aux partis politiques et porte en particulier sur le professionnalisation de l’administration comme garantie contre les pratiques collusives [7]. La question se diffuse dans l’espace public dès le début 20e siècle avec des campagnes moralistes à répétition de dénonciation de la corruption municipale, qui alimentent un important mouvement de réforme. Ce dernier est soutenu au niveau fédéral par le président Th. Roosevelt, élu en 1901 sur un programme axé sur la défense de la probité. La grande figure de ces mobilisations est le journaliste Lincoln Steffens, qui publie dans la presse en 1902 une série d’enquêtes sur l’importance des pratiques illicites dans plusieurs grandes villes états-uniennes et l’échec des efforts de réforme [8]. Son livre The Shame of the Cities, édité en 1904, est un événement national [9]. Il met en relation les pratiques corrompues, le clientélisme des élus et la passivité de l’électorat. Le « boss system » des patrons politiques se nourrit de leur dépendance à l’égard des intérêts économiques et maffieux locaux et donne aux citoyens un sentiment d’impuissance. Les deux phénomènes constituent une menace majeure pour le système démocratique des États-Unis. La question commence aussi à être traitée de façon académique [10].

7 Une première réorientation de type culturaliste intervient dans les années 1940 sur la base des nombreux travaux monographiques consacrés à la corruption municipale. Souhaitant dépasser les dénonciations morales en s’attachant aux raisons qui expliquent la prégnance, voire la nécessité des pratiques de corruption, ces travaux mettent en avant les besoins et les valeurs des immigrants de fraîche date, ainsi que les conflits normatifs liés à leur difficile intégration des idéaux démocratiques. Ces populations sont décrites comme porteuses d’un « ethos politique » basé davantage sur l’accès aux faveurs, la loyauté interpersonnelle et les gains individuels que sur les valeurs de probité et de légalité. La difficile insertion des populations d’origine étrangère dans les grandes cités aurait remis en question les solidarités et les hiérarchies traditionnelles, et favorisé les modes informels d’accès au pouvoir et à la recherche des protections qu’il procure. Confrontés à un univers social en partie hostile, ces immigrants rechercheraient plus des aides que de la justice. Les activités délinquantes ou corrompues seraient en fait des moyens propres à une sous-culture permettant d’atteindre les objectifs sociaux légitimes [11]. Dans un article phare de 1953, le sociologue D. Bell reprend ce thème en le durcissant [12]. Le cycle constant de mobilité des nouveaux immigrants est un processus aussi riche de vitalité sociale que d’opportunités nouvelles pour la corruption. Pour lui, la tolérance à la corruption est inscrite structurellement dans les systèmes de pouvoir, rendant dérisoires toutes les entreprises de réforme en vue de l’éradiquer.

8Un deuxième déplacement intervient avec l’essor de problématiques fonctionnalistes qui s’efforcent de comprendre les bonnes raisons de ne pas percevoir ou de ne pas réprouver la corruption. Merton inaugure cette perspective en 1957 lorsqu’il prend l’exemple de la corruption pour expliquer les fonctions latentes des structures sociales [13]. Il assimile les appareils politiques à des réseaux d’assistance devant répondre aux besoins inassouvis des couches sociales exclues du pouvoir. Ce qui n’était sans doute qu’un exemple dans son raisonnement sur la diversité des fonctions sociales va prendre une valeur heuristique décisive. Dans la lignée de Merton, de nombreux travaux vont s’attacher à identifier les structures d’opportunité offertes par les institutions démocratiques, favorables à la corruption et qui expliquent sa faible visibilité sociale. Les interactions entre acteurs politiques et économiques, ainsi que le jeu des offres et demandes sont envisagés comme des cadres d’échange corruptibles insérés dans des fonctions sociales légitimes. Ces déviances rempliraient ainsi d’utiles fonctions (accès à des ressources rares, dépassement des contraintes bureaucratiques) expliquant au passage le haut degré de tolérance à leur égard [14].

9D’une manière générale, ce premier groupe de travaux établit une relation entre la corruption démocratique et les attitudes des électeurs aux comportements intéressés ou tolérants à la corruption. Dans cette perspective, les citoyens sont considérés, plus ou moins directement, comme des co-facteurs des conduites corrompues. L’idéal démocratique est en quelque sorte remis en cause par la passivité, voire l’immoralisme complice des comportements des citoyens.

Perceptions de la corruption et mécanismes de la démocratie représentative : la quête du vote-sanction

10La rectitude du jugement des citoyens et ses effets constituent alors un enjeu essentiel dans la théorie libérale de la démocratie. La perception des atteintes à la probité publique est articulée à l’exigence d’en tirer les conséquences par un vote négatif (rétrospectif ou non, selon que le candidat est sortant ou pas). Dans le schéma de l’électeur rationnel et informé développé par les théoriciens du choix rationnel (Fiorina, Riker, etc.), la connaissance de la corruption d’un candidat constituerait un élément d’information essentiel du « jugement public » des gouvernants, au cœur d’une conception de l’élection comme consentement renouvelé et dispositif d’influence des décisions publiques [15].

11 Certains travaux de sociologie électorale estiment que le développement de l’information par voie de presse devrait avoir des effets sur le vote. Leur raisonnement s’appuie sur les présupposés de la théorie de « l’électeur rationnel » : l’intégrité d’un candidat est un élément d’information qui devrait être pris en compte dans le vote [16]. Dans ce cadre, la diffusion de l’information par de nouveaux moyens techniques doit permettre aux électeurs de porter un jugement mieux fondé sur le personnel politique. Les vérifications empiriques de ces hypothèses ont pourtant été peu nombreuses. Une des plus stimulantes est celle de Fackler et Lin [17] à partir d’une analyse des votes aux élections présidentielles. Leur étude porte sur la période 1890-1992 et cherche les corrélations entre le degré de publicisation des affaires de corruption impliquant les candidats et le résultat des votes. Les auteurs identifient une première période, de 1865 à 1929, pendant laquelle l’influence de la mise en accusation des candidats pour atteinte à la probité est faible. La vie politique est décrite comme « community oriented », les principaux facteurs influençant les votes des électeurs sont alors des enjeux locaux fortement structurés par les appareils décentralisés des partis politiques. Le vote est perçu comme « négociable » en fonction de l’utilité attendue du candidat pour la communauté. Un tournant se produit, pour Fackler et Lin, à partir de 1932 : l’industrialisation massive, la formation scolaire et professionnelle, le rôle de la presse, l’autonomisation d’une bureaucratie et le renforcement de l’État fédéral créent un nouveau contexte dans lequel les élections deviennent « society oriented ». Les enjeux collectifs nationaux sont plus déterminants, les pratiques de corruption plus visibles, perçues plus « nationalement » et davantage stigmatisées. Selon les auteurs, avec le New Deal et le nouveau système partisan mis en place par Roosevelt à partir de 1932, mais aussi le contexte général dans lequel l’activité des acteurs politiques s’autonomise toujours plus et où l’électeur apparaît plus isolé et coupé de toute communauté d’appartenance, les pratiques de vote évoluent : il deviendrait rationnel pour l’électeur d’incorporer dans ses choix les informations négatives qu’il reçoit sur les candidats et de sanctionner un élu qui ne respecte pas les règles du jeu démocratique pour privilégier son intérêt ou celui de ses soutiens. La corruption ne serait plus au service de la communauté ; elle s’individualiserait : petit à petit, elle deviendrait l’acte individuel d’un élu ou d’un fonctionnaire, expression de sa seule avidité. Ce changement serait renforcé par l’importance croissante de la médiatisation de l’action et des décisions des hommes politiques. L’hypothèse est stimulante, mais la méthodologie utilisée par Fackler et Lin reste très schématique : elle ne prend en compte que des indicateurs quantitatifs de l’information (nombre d’articles de presse), ne distingue pas les différents types d’atteinte à la probité publique incriminée et la mesure de corrélation entre l’information parue sur la corruption des candidats et les résultats électoraux est lacunaire.

12 À la suite du scandale du Watergate (1972-1974), d’autres travaux, menés par Rundquist, Strom et Peters [18], s’attachent à l’analyse des effets sur le vote des accusations de corruption concernant des candidats. Le résultat électoral étant connu, comment expliquer le vote favorable des électeurs malgré les accusations répétées de corruption ? L’approche approfondit l’analyse du vote en termes de choix rationnel, mais se démarque explicitement des deux déterminants les plus fréquemment utilisés : ni le niveau d’information des citoyens sur la corruption, ni l’attente de bénéfices directs ou indirects n’expliquent la tolérance à l’égard de la corruption. Ce sont « les échanges implicites » (implicit trading) entre candidats et électeurs, basés sur des préférences, qui réduisent l’influence négative des perceptions de la corruption sur le vote. Une analyse des résultats aux élections à la Chambre des représentants américaine (1968-1978) montre ainsi que toutes les informations sur un candidat ne se valent pas et que l’électeur sait les hiérarchiser. Les jugements sur les candidats se fondent souvent sur des positions idéologiques (économiques, institutionnelles, sociales) qui prévalent sur le jugement moral de la personne. Dans l’enquête réalisée, ce sont les attitudes bellicistes/pacifistes à propos de la guerre du Vietnam qui structurent l’essentiel des choix. Le candidat incarne d’abord des positions emblématiques et l’échange implicite se situe à ce niveau-là : l’accusation de corruption personnelle est minorée, voire écartée quand le candidat exprime fortement les positions normatives et axiologiques de ses électeurs. Un deuxième résultat tempère le premier argument : « l’échange implicite » est moins déterminant pour deux types d’électeurs, ceux dont l’appartenance partisane est forte [19], et « les moralistes », qui privilégient la probité des gouvernants sur leurs convictions affichées. Les auteurs dégagent deux conclusions. D’une part, les politiciens corrompus ont une marge d’action importante pour « négocier » leur survie politique en modulant leurs prises de position dans la campagne. D’autre part, les candidats corrompus tirent plus de bénéfices politiques de prises de position fortement distinctives sur les grands enjeux électoraux [20].

13 Une recherche ultérieure de Peters et Welch [21] revient sur l’hypothèse des « échanges implicites » en consolidant la méthodologie. Le protocole de l’expérimentation est de présenter en phases successives des informations sur les candidats, leurs opinions, leur programme et leur moralité, afin d’observer les changements éventuels du vote des électeurs. À partir des résultats des élections au Congrès de 1968 et 1978, Peters et Welch cherchent à mesurer l’impact des accusations [22] sur les changements d’orientation du vote (abstention/participation, démocrate/républicain), ce qu’ils nomment « la rétribution électorale » [23]. Le premier résultat confirme les conclusions de leur recherche avec Runquist : d’une part, il existe bien une corrélation positive entre la mise en cause du candidat et l’abaissement de son score électoral ; d’autre part, le phénomène est plus sensible pour les candidats démocrates, qui perdent deux fois plus de voix que les républicains. Il apparaît également que les sanctions électorales varient selon les types d’actes considérés : la corruption financière (pot-de-vin, etc.) et les violations morales (liées à la vie privée) sont davantage sanctionnées que la violation des règles électorales, l’abus de fonction ou le conflit d’intérêt. Les actes jugés les plus graves sont par ailleurs davantage sanctionnés par les démocrates que par les républicains. Peters et Welch identifient également l’importance d’un mécanisme de « prime au sortant », puisque les pertes électorales enregistrées n’empêchent généralement pas le candidat qui se représente d’être élu, s’il est bien implanté dans son fief.

14 De ces travaux, malgré leurs limites méthodologiques, on peut retenir l’idée que beaucoup d’électeurs arbitrent entre plusieurs types d’informations disponibles sur les candidats : leurs positions idéologiques, leurs « policy preferences » (choix de programme politique) et leur moralité publique apparente. En l’occurrence, l’appartenance partisane affirmée d’un candidat ou la revendication de valeurs ou de buts politiques distinctifs par un parti sont des facteurs de décision plus déterminants que les accusations de transgression légale ou morale. Pourtant, une partie de l’électorat semble bien avoir un niveau élevé d’exigence morale et n’hésite pas à sanctionner des candidats qui lui sont politiquement proches. Ces constats restent fortement influencés par le contexte de compétition politique : tant que les différences entre les positions idéologiques des candidats restent tranchées, la variable « corruption » joue peu. À l’inverse, quand les positions se rapprochent, la probabilité de vote pour le candidat mis en cause diminue.

Les raccourcis des théories du capital social : une articulation incertaine entre perceptions de la corruption et confiance dans les institutions

15Une perspective récente mobilise à nouveau les figures idéales du gouvernant vertueux et de l’électeur actif. Dans le sillage des travaux sur le capital social de Robert D. Putnam [24] et la confiance, ces recherches partent du constat, abondamment discuté dans de nombreux ouvrages [25], d’un déclin de la confiance des citoyens dans le gouvernement et les institutions, et cherchent à en identifier les causes. L’une des hypothèses, notamment défendue par Susan J. Pharr et Donatella della Porta [26], soutient que les façons d’exercer le pouvoir (conduct in office) expliqueraient en grande partie le niveau de confiance dans les gouvernements et les institutions. Les pratiques dévoyées des élites politico-administratives (officials’ misconduct), impliquées dans des actes de corruption, susciteraient des jugements négatifs de la part des citoyens, entraîneraient un déclin de la confiance [27] et alimenteraient ainsi l’entrée dans le cercle vicieux de la « mauvaise » gouvernance. D’apparence plus modeste (on cherche moins un effet sur le comportement politique que sur les attitudes à l’égard des gouvernants), ces recherches nourrissent en réalité des constructions causales ambitieuses, mais pêchent, souvent, par leurs difficultés à apporter des preuves empiriques satisfaisantes des processus étudiés.

16 Donatella Della Porta est sans doute l’auteur qui défend le plus explicitement l’existence de liens de causalité entre corruption, confiance dans le gouvernement et capital social. Dans une étude consacrée à l’Italie [28], elle suggère qu’il existe des corrélations fortes entre le déclin de la confiance et la croissance des perceptions de corruption. S’appuyant sur les perceptions de la corruption dans les États mesurées par le très controversé Transparency International Index et sur les résultats des tendances dégagées par les Eurobaromètres sur la confiance durant la période 1974-1995, Della Porta met en avant la similitude des variations entre confiance dans le gouvernement et couverture médiatique des scandales de corruption politique. Selon elle, la confiance dans les institutions [29] décroît, en Italie, à mesure que la corruption est rendue de plus en plus visible dans la presse. Du point de vue statistique, le lien de causalité entre corruption et confiance est établi sur des bases précaires, mais les théories du capital social pallient l’absence de preuves tangibles en postulant l’existence de mécanismes causaux entre corruption, confiance et capital social. La corruption affaiblirait l’efficacité et l’efficience de l’administration dans sa production des biens collectifs, détournerait les demandes sociales, élèverait les coûts de production et détériorerait la performance gouvernementale. À rebours, Della Porta affirme que la défiance dans le gouvernement et la faiblesse des attentes à l’égard de l’administration encouragent la corruption, qui favoriserait, à son tour, le développement d’un « mauvais » capital social, sous la forme de liens de confiance, de valeurs et de réseaux de pouvoir au service des pratiques corrompues. Ces liens renforceraient d’autant plus la pérennité des actes de corruption.

17 Susan J. Pharr se montre plus prudente à l’égard des effets de la défaillance d’un capital social sur la détérioration de la confiance [30]. En revanche, elle défend l’idée que la perception de conduites politiques corrompues affecte bien les attitudes et les croyances des citoyens japonais à l’égard de la politique et des institutions. Elle montre notamment les effets des scandales publics sur les niveaux de confiance dans les gouvernants nippons entre 1978 et 1996, et explique ainsi la montée de la défiance publique depuis vingt ans au Japon. Pour Pharr, le calcul de régression logistique entre des variables différentes permet de clairement corréler publicisation des cas de corruption [31] et déclin de la confiance. L’information médiatique diffusée sur les pratiques illicites serait donc bel et bien prise en compte par les citoyens : selon l’auteur, ces représentations contiennent des charges émotionnelles fortes et sont donc facilement intégrées dans le stock cognitif des individus. L’efficacité de ces informations est d’autant plus intense qu’elles révèlent le fonctionnement injuste du système. Des études de psychologie sociale semblent confirmer ce résultat en montrant que la dimension morale et le respect des procédures comptent souvent plus, chez les citoyens, que les performances des politiques publiques [32]. Si on déduit donc la tolérance des Japonais envers la corruption de ce qu’ils réélisent in fine des gouvernements mis en cause, ceci ne signifie cependant pas qu’ils restent sans réaction : leurs perceptions des pratiques suspectes se traduiraient davantage par une défiance sans cesse réaffirmée envers les institutions. Dans cette perspective, le rôle des médias qui publicisent les scandales et « l’appropriation » par les citoyens de ces messages constituent deux processus essentiels sur lesquels les recherches sur la confiance et le capital social se sont pourtant assez peu penchées.

18En dépit des apparences, ces travaux frappent par le décalage entre le raffinement des élaborations théoriques et la minceur des démonstrations empiriques. Ces dernières demeurent globales (souvent issues de sondages d’opinion et de variables agrégées), mais renseignent peu sur les processus cognitifs et sociaux par lesquels des jugements sont portés sur les pratiques politiques. De plus, la complexité des chaînes de causalité explicatives, allant des pratiques de corruption à la « mauvaise » gouvernance, contraint les auteurs à des raccourcis problématiques. Les liens entre l’existence de pratiques de corruption, leur publicisation, leur perception et leur réprobation sont singulièrement comprimés et peu vérifiés empiriquement dans leurs enchaînements [33]. Comme dans les deux approches précédentes, la mise en évidence de phénomènes de sanction des conduites politiques transgressives n’est pas véritablement probante. À la différence des travaux des fondateurs et des enquêtes empiriques menées sur le vote, les recherches inspirées des théories du capital social redonnent un peu de « dignité aux citoyens » en identifiant leurs attitudes de défiance envers les institutions. On peut craindre, cependant, que ces travaux n’aient succombé au risque tautologique de vouloir identifier à tout prix une vigilance citoyenne que la théorie présuppose vertueuse.

Perceptions différenciées de la corruption et diversités des jugements : la construction sociale de la probité publique

19 Un second ensemble de recherches, développées à partir de la fin des années 1960, analyse les perceptions des atteintes à la probité publique à partir de fondements constructivistes. La rupture est double : ces travaux se démarquent des approches normatives qui déplorent la tolérance à la corruption dans les démocraties représentatives, ainsi que du « prêt-à-penser » des théories sociologiques existantes (culturalisme, fonctionnalisme, choix rationnel, capital social). Au contraire, ils se proposent de rendre compte empiriquement de la multiplicité des perceptions des atteintes à la probité publique et d’expliquer les causes de cette diversité. Trois composantes caractérisent l’originalité de ce courant de recherche. La perception différenciée des atteintes à la probité par les citoyens est au centre de ces analyses. Des méthodologies originales, adaptées de la psychologie sociale et reposant sur des enquêtes par scénarios, sont mises en œuvre. Enfin, des hypothèses sont formulées sur le rôle des variables expliquant les différences observées dans les perceptions.

Le travail fondateur de John a. Gardiner : une perspective intégrée de l’étude empirique des perceptions de la corruption

20 Le travail de John A. Gardiner, de l’université de l’Illinois à Chicago, constitue la fondation intellectuelle de ce type de démarche par son antériorité, sa richesse et le caractère intégré des questionnements. Il s’agit de la première recherche empirique s’intéressant, de façon contextualisée, à l’importance des perceptions et des jugements des citoyens sur les phénomènes de corruption et à leurs effets sur les comportements politiques [34]. À partir de 1966, il mène un ensemble d’investigations sur la corruption dans une ville moyenne industrielle de la côte Est américaine, nommée Wincanton dans l’étude, avec un premier objectif : étudier les mécanismes d’entente entre élus politiques, fonctionnaires et organisation criminelle qui ont permis le développement des paris clandestins (et de la prostitution) et entravé leur répression. Bastion démocrate, Wincanton a connu des renouvellements de mandats systématiques des élus, puis la victoire, à deux reprises, d’un candidat républicain (1951, 1963), à la suite de scandales particulièrement publicisés impliquant les administrations démocrates. Influencé par les travaux sur les publics des politiques publiques [35] et par ceux de l’École de Michigan sur les croyances des électeurs américains [36], Gardiner propose également d’analyser les attitudes des administrés à l’égard de la corruption et de les mettre en relation avec les attitudes et valeurs générales des habitants et avec leur comportement électoral. Sans hypothèse a priori, il s’interroge sur le degré de soutien ou d’indifférence des citoyens à l’égard des « politiques anti-corruption » et sur les raisons de leur soutien électoral aux élus corrompus ou clientélistes. Pour répondre à ces questionnements, Gardiner met au point une double enquête.

21 Tout d’abord, il a recours à un sondage sur les perceptions des pratiques de corruption des habitants qui combine un ensemble d’outils de mesure du degré d’information des citoyens (identification des personnalités locales impliquées dans des scandales) et de la différenciation des pratiques entre les administrations municipales successives. Il crée aussi un index d’évaluation de l’ampleur de la corruption et des degrés de tolérance à partir de courts scénarios décrivant des pratiques de corruption dont les interviewés doivent juger la gravité. Cette dernière méthode, particulièrement originale, est fondatrice et va connaître, on va le voir, un succès scientifique croissant dans les études de corruption.

22 Ensuite, Gardiner effectue une analyse précise des résultats des élections municipales sur plus de 20 ans (1940-1967) et étudie l’impact de la publicisation des scandales sur six élections municipales (campagnes et scores) [37]. Il s’interroge en particulier sur l’effet de l’information sur la perception des pratiques de corruption et il propose d’expliquer les résultats par un ensemble de variables (statut social, ancienneté dans la ville, usage des médias, participation à la vie politique locale) qui structurent, selon lui, les perceptions et les jugements des électeurs [38]. Gardiner insiste particulièrement sur l’importance des « événements critiques » sur le vote (commission d’enquête, arrestations, procès) : ils fournissent en effet une information précise aux électeurs sur l’éthique des candidats, réactivent le « sens de l’indignation » basé sur des normes de moralité publique concernant les élus et renforcent ainsi le soutien latent à ces normes. Pour autant, les résultats tirés de l’analyse de six scrutins révèlent des effets contradictoires sur le comportement électoral. D’une part, la médiatisation des scandales réduit la participation et le soutien des électeurs démocrates quand le sortant est de leur parti et renforce parallèlement celle des républicains face à un adversaire politique. De plus, un nombre significatif d’électeurs démocrates a reporté ses votes sur le candidat républicain. Cet effet est particulièrement fort chez les résidents de longue date et les électeurs des classes supérieures [39]. D’autre part, il observe que « l’honnêteté » des maires élus après les scandales est faiblement rétribuée électoralement. Si cette qualité favorise l’élection, elle ne permet pas, en revanche, de stabiliser les soutiens et ne produit pas de réalignement durable des préférences des électeurs.

23Publiée en 1970, l’étude fouillée de Gardiner est restée unique en son genre. Elle contient la plupart des axes d’enquêtes que d’autres travaux développeront par la suite et identifie des variables et des mécanismes qui constitueront une base pour les questionnements ultérieurs (rôle de l’information et des médias, importance de la socialisation politique, etc.). Jamais reconduite, son originalité est d’avoir su les mobiliser de manière intégrée, dans le cadre d’une étude de cas pionnière.

La découverte de la relativité des perceptions des actes de corruption

24 Une autre démarche empirique, mais aussi méthodologique, sensible à la diversité des perceptions de la corruption, va émerger, à la fin des années 1960, au creuset des débats sur les enjeux de définition des actes de corruption [40]. Une contribution célèbre d’Arnold Heidenheimer crée la rupture [41], en se démarquant de deux perspectives basées sur des définitions a priori des normes distinguant les actes publics intègres des actes transgressifs. Dans la conception légaliste (public office centered), est acte de corruption ce qui viole les lois formelles régulant les comportements des élus politiques et administratifs [42]. Pour Heidenheimer, cette définition présente un inconvénient majeur : elle circonscrit schématiquement la corruption au défaut de légalité là où certains actes peuvent être corrompus sans être jugés illégaux ou au contraire illégaux sans être assimilables à des atteintes à la probité publique. Dans la définition fonctionnelle basée sur l’intérêt général (public or common interest), est acte de corruption ce qui viole l’ordre civique ou public et menace le système social [43]. Cette définition suppose défini a priori l’intérêt général et postule que tout acte de corruption est nuisible à cet intérêt commun, alors même que d’autres travaux fonctionnalistes ont montré, au contraire, les possibles bénéfices de pratiques de corruption pour la consolidation de l’ordre social. En rupture, Heidenheimer choisit donc de privilégier une définition constructiviste de la corruption dite « par l’opinion publique », c’est-à-dire déduite de la diversité culturelle des représentations sociales des pratiques politiques controversées. Il distingue deux niveaux de différenciation. Tout d’abord, les pratiques labellisées comme corrompues ne sont pas identiques selon que les communautés politiques sont structurées par un système familial traditionnel, un système patron-client avec fortes réciprocités, un système de « boss-patronage » des grandes villes états-uniennes ou un système empreint de culture civique, chacune étant caractérisée par des formes spécifiques d’échanges sociaux et de normes. Ensuite, elles ne sont pas perçues de la même manière selon les groupes au sein de ces communautés, des variations opposant fortement les professionnels de la politique et les citoyens ordinaires [44]. Croisant les perceptions et jugements des élites et des publics, Heidenheimer construit ainsi une typologie de quatre types d’actes dégageant consensus et dissensus. Un acte de corruption est étiqueté « corruption noire » s’il est négativement perçu et considéré comme répréhensible par les deux groupes ; « corruption blanche » si aucun des deux groupes ne le juge condamnable. Par contraste, la « corruption grise » caractérise des conflits normatifs de perception et de jugement entre les deux groupes et définit une zone intermédiaire d’actes qualifiés différemment.

25À l’évidence, la distinction entre les deux groupes (élites et citoyens) reste très schématique, mais elle donne désormais crédit à l’idée que les positions et les rapports à la politique constituent des variables indépendantes essentielles pour comprendre les différences de qualification de la « corruption » dans un contexte et une période donnés. L’élaboration analytique de Heidenheimer a imposé un nouveau questionnement centré sur les attitudes et les perceptions (attitudinal definition of corruption) que d’autres travaux ultérieurs vont prolonger. Le meilleur exemple en est fourni par Steven Chibnall et Peter Saunders [45], qui montrent comment les activités de désignation et de catégorisation imposées par certains groupes ou certains systèmes sociaux prévalent sur les propriétés juridiques des actes [46]. Les mêmes pratiques (échanges de cadeaux et de faveurs, mensonge public, favoritisme) sont qualifiées différemment : elles sont justifiées par les professions libérales et les élites au nom des objectifs poursuivis (« des gains privés ne remettent pas en cause la production d’un bien public ») ou des pratiques habituelles (« tout le monde le fait »), alors qu’elles sont sanctionnées par la loi. Ces conflits normatifs renvoient à des perceptions distinctes de la réalité et à des univers séparés de significations.

Une sociologie du « jugement politique » : la réussite d’un dispositif d’enquête

26 Les travaux de John G. Peters et Susan Welch enrichissent la perspective constructiviste dans un article de 1978 [47]. Partant des travaux d’Heidenheimer, ils montrent que les perceptions et jugements des actes de corruption ne varient pas seulement entre les groupes, mais également en fonction de la nature des actes et de leurs propriétés intrinsèques. Ceux-ci se décomposent en trois éléments que les auteurs font varier dans un protocole méthodologique original, à savoir :

27• L’identité des élites dirigeantes impliquées : il s’agit soit d’un fonctionnaire, soit d’un élu. L’acte est-il considéré comme entrant dans l’activité du dirigeant ; est-il jugé conforme aux principes déontologiques de son groupe d’appartenance ?

28• La nature et l’importance du dessous-de-table ou du pot-de-vin (pay off) obtenu par le fonctionnaire ou l’élu : cet avantage sera d’autant plus perçu comme un cas de corruption que sa nature est matérielle, directe et d’un montant important. Ainsi, un cas de corruption directe (versement d’une somme en espèce) serait jugé plus sévèrement que le passage d’un fonctionnaire dans une entreprise qui relevait précédemment de son contrôle.

29• L’identité du bénéficiaire de la faveur. S’agit-il d’un électeur ou d’un individu extérieur à la circonscription politique ? Dans le premier cas, l’acte pourrait être jugé moins sévèrement, car il pourra être considéré comme un service rendu à un administré dans le cadre de l’activité régulière de l’élu.

30 L’originalité de cette recherche provient de la démarche méthodologique utilisée. Peters et Welch mettent au point une enquête par scénarios qui consiste à recueillir les réactions suscitées par des cas décrivant sommairement une pratique de corruption. Il est alors demandé aux enquêtés de qualifier l’acte décrit, puis d’estimer la façon dont il serait considéré par les autres membres du groupe social d’appartenance.

31La perspective développée par Peter et Welch connaît un vif succès. En admettant le caractère « relatif » et construit des perceptions de la corruption, mais en élaborant une méthodologie d’analyse qui permet de tester et mesurer précisément les causes de ses variations, elle rend possible une démarche scientifique cumulative. L’approche est suffisamment souple et systématique pour permettre de croiser les angles d’analyse de la perception et du jugement selon les groupes et selon les actes. Elle favorise, également, la réintégration d’études sur la corruption jusqu’alors marginales dans les recherches dominantes sur les attitudes et les croyances des états-uniens.

La démultiplication des enquêtes expérimentales : variété des perceptions et des jugements sur la corruption

32 À partir de la fin des années 1970 et tout au long des années 1980, les propositions théoriques de Heidenheimer et les premières enquêtes de Peters et Welch alimentent le développement de nombreuses recherches visant à différencier les perceptions et les jugements des pratiques de corruption selon les groupes et selon les pays. Les hypothèses de Heidenheimer sont plus systématiquement testées avec la méthodologie des scénarios de Peters et Welch. En revanche, le cadre problématique de Heidenheimer, qui confronte les perceptions des élites et celles des citoyens, est très peu repris. Le tableau p. 774 présente succinctement les principales caractéristiques des enquêtes menées. Nous avons dénombré cinq recherches sur les perceptions et jugements des élites politico-administratives (quatre sur des parlementaires [48] et une sur des agents publics [49]). Six enquêtes portent sur des citoyens [50]. Une seule recherche combine analyse des perceptions et jugement des deux groupes [51]. Quatre pays sont principalement étudiés : États-Unis, Australie, Canada et Grande-Bretagne, auxquels s’ajoute une recherche détaillée sur le Japon.

33Schématiquement, deux axes structurent les enquêtes.

34L’enjeu définitionnel est au premier plan de ces recherches. Les perceptions et jugements des atteintes à la probité publique renvoient d’abord aux différentes représentations que les groupes sociaux et les citoyens se font de la classe politique et administrative : quelle est la morale attendue de la fonction politique ? Les dispositifs d’enquête permettent, avec des raffinements de construction, d’appréhender d’abord ces perceptions et jugements, mais également, quoique moins facilement, les modes de justification et les processus de construction de jugement. Les enquêtes analysent, ensuite, les perceptions du personnel politique qui reflètent leur morale professionnelle, en se demandant quelles pratiques les gouvernants perçoivent comme corrompues et quelles limites ils donnent à leurs conduites. Est ainsi testée l’hypothèse que la culture politique de l’élite prendrait la forme d’un code informel de conduite régulant les comportements des parlementaires et prohibant la corruption. Atkinson et Mancuso [52] ont particulièrement évalué les réactions des membres du parlement canadien à l’égard des transgressions, afin d’établir le niveau de consensus et de cerner les conflits normatifs entre eux.

35 Le second axe d’analyse de ces travaux porte sur l’identification des variables explicatives des différences de perception et de jugement allant de la tolérance à la ferme réprobation. Des facteurs démographiques (âge, sexe, appartenance régionale), socio-économiques (éducation, mode de vie urbain-rural, condition économique, situation professionnelle) et politiques (appartenance partisane, appartenance à un ordre politique local ou national) et l’exposition aux médias sont testés. Sans entrer dans le détail des nombreux résultats produits, quelques grandes lignes peuvent être dégagées. Ces enquêtes confirment d’abord la grande variation des perceptions et des jugements relatifs aux atteintes à la probité publique. Elles insistent sur la diversité, parfois même sur les antagonismes, des conceptions morales et les expliquent autant par les propriétés des groupes sociaux ou leurs cultures d’appartenance que par la nature des actes considérés et leur contexte de réalisation. Toutes s’accordent, ensuite, sur deux grands résultats.

36 D’une part, les travaux montrent que la nature et les propriétés des actes jugés influent sur la perception et le jugement des individus. Elles constituent des variables explicatives au moins aussi importantes que les positions sociales, la condition économique, l’éducation ou les rapports à la politique des enquêtés. Ainsi, certains traits des pratiques politiques conduisent unanimement à les qualifier comme actes « corrompus », tandis que d’autres suscitent moins de réprobation. Gardiner constate ainsi que la pratique des paris est jugée d’autant plus sévèrement qu’elle est en principe prohibée, mais que l’absence de répression laisse supposer une connivence, voire une corruption des autorités locales [53] ; de même, plus des agents publics et des élus sont impliqués, plus les pratiques sont jugées graves [54]. Michael Johnston insiste sur le fait que le caractère formellement corrompu d’un acte (un vol de fonds publics) et l’importance du bénéfice constituent des propriétés unanimement dénoncées [55]. Dans leur enquête récente sur les perceptions des citoyens canadiens, Mancuso, Atkinson, Blais et al. font systématiquement varier les caractéristiques et les justifications des actes considérés dans les scénarios et observent des modulations significatives du jugement [56]. Ainsi, les conflits d’intérêt « effectifs » (connus de l’élu et sciemment dissimulés) sont jugés plus sévèrement que les conflits d’intérêt « potentiels », qui surviennent involontairement dans l’exercice des fonctions [57]. De même, les avantages et rétributions (gains) que s’octroient les élus (voyages privés payés sur fonds publics, par exemple) [58] sont considérés avec moins d’indulgence que les cadeaux reçus (gifts). Ces résultats suggèrent a minima que l’activité ordinaire de jugement de la politique tient compte des caractéristiques de l’acte et des justifications proposées dans les scénarios. Les jugements des individus sur la politique varient en fonction des caractéristiques des pratiques politiques et reposent sur des activités complexes d’évaluation et de justification.

37 D’autre part, les travaux s’attardent sur les clivages normatifs conflictuels qui distinguent les réactions des groupes à certaines pratiques. Ces visions non consensuelles expliquent l’existence d’une « corruption grise » [59]. Dans leur article sur les perceptions de la corruption par des parlementaires canadiens, Atkinson et Mancuso notent, par exemple, combien les cas de conflits d’intérêt (dans lesquels les gains obtenus par les parlementaires sont des contributions de campagne ou des augmentations de la valeur d’actifs financiers qu’ils détiennent) font l’objet d’appréciations contrastées, distinctes des échelles de jugements standard attendues [60]. Et s’agissant des citoyens, plusieurs travaux, tel celui de Johnston, ont montré la diversité des attitudes à l’égard du clientélisme : beaucoup le justifient comme une activité obligée des élus, là où d’autres réprouvent par principe les inégalités de traitement qu’il engendre. Enfin, les conflits normatifs permettent fréquemment d’opposer les acteurs politiques et administratifs (insiders) des citoyens-électeurs (outsiders). En effet, certaines pratiques sont perçues et jugées avec beaucoup plus d’indulgence par les premiers que par les seconds. Pour Jackson et Smith, ces conflits normatifs s’expliquent par des différences de position et de rapports à l’activité politique. Les outsiders (les électeurs) tendent ainsi à formuler des jugements absolus là où les insiders (le personnel politique) les relativisent, considérant certaines pratiques comme relevant de leur activité normale (« just doing good political business ») [61].

38 Toutes ces enquêtes, on le voit, sont marquées par la grande diversité des variables explicatives testées, au risque, parfois, de privilégier la recherche des causes de variation sur l’analyse de la nature et des enjeux de ces jugements sur la politique. Elles renseignent peu sur les formes de compétence politique requises par le jugement moral sur la politique. Elles questionnent peu la signification sociale des représentations morales ordinaires de la politique. Seul Michael Johnston s’intéresse aux enjeux de cette faculté de jugement [62], qu’il relie au type de rapport au politique (confiance, participation). Cette compétence repose, selon lui, d’une part, sur les valeurs acquises au cours de sa socialisation et, d’autre part, sur des processus cognitifs d’évaluation et d’imputation de responsabilité. Dans leur analyse des perceptions et jugements de fonctionnaires sur différentes pratiques administratives, Angela Gorta et Suzie Forsell identifient également les raisonnements complexes qui conduisent à qualifier un acte de corrompu. Elles mettent à jour un certain nombre de schémas cohérents (« layers of decision ») à travers lesquels les agents administratifs catégorisent les actes, les condamnent moralement (ou non), mais aussi justifient, en retour, les actions (protestations, dénonciations, etc.) que suscitent ces prises de position ou, au contraire, leur inaction [63]. Les travaux de Johnston ou de Gorta et Forsell permettent ainsi d’identifier les modalités à travers lesquelles les individus en général jugent la politique en important les normes dominantes du champ politique et en mobilisant des cadres éthiques produits de leur expérience personnelle.

Présentation des travaux sur les perceptions et jugements des élites et citoyens

tableau im1
Auteurs et travaux Population Enquête Taille et nature de l’échantillon Pays Travaux sur les élites Peters et Welch (1978) Parlementaires, sénateurs de différents États Questionnaires envoyés par la poste (10 scénarios) entre octobre 1975 et janvier 1976 978 sénateurs de 24 États américains 441 réponses États-Unis Atkinson et Mancuso (1985) Parlementaires Questionnaires administrés par interview (10 scénarios) entre mars et juin 1983 120 parlementaires 84 interviews réalisées Canada Jackson et al. (1994) Parlementaires des deux chambres de l’État de New South Wales Questionnaires administrés par interview en mars 1991 (10 scénarios) 154 parlementaires 105 réponses Australie Mancuso (1993, 1995) Parlementaires britanniques Interviews en 1986-1987 Questions générales sur la morale politique + scénarios 250 demandes d’entretiens 100 interviews (113 réponses de refus) Grande-Bretagne Gorta et Forell (1995) Employés du secteur public de l’État du New South Wales Questionnaires envoyés par la poste (12 scénarios) entre mai et août 1993 1978 employés du secteur public de l’État du New South Wales 1313 réponses Australie Travaux sur les citoyens Gardiner (1970) Habitants d’une ville moyenne américaine Questionnaires de 114 questions auprès d’adultes de plus de 21ans. Scénarios utilisés, mais pas exclusifs 180 entretiens menés sur un ensemble de 392 États-Unis Johnston (1986) Abonnés téléphoniques tirés au sort Questionnaires (15’) par téléphone en 1983 dans l’agglomération de Pittsburgh 20 scénarios testés (actes publics et privés) 241 répondants (10% de refus) États-Unis Gibbons (1989) Étudiants de cours de science politique dans 5 universités canadiennes de 5 régions différentes Questionnaires écrits 9 scénarios testés en 1985 (9 types de corruption) 297 étudiants Canada Johnston (1991) Citoyens britanniques British Social Attitudes Surveys de 1984 et 1987 avec interviews de face à face + 24 entretiens spécifiques par Johnston 18 scénarios testés en 1984 et 13 autres en 1987 1645 en 1984 1391 en 1987 Grande-Bretagne Pharr (1999) Citoyens japonais Japanese Elections and Democracy Survey 1996 avant et après l’élection à la chambre basse. Étude avec 3 scénarios 1535 répondants Japon Mancuso, Atkinson, Blais, Green, Nevitte (1998) Citoyens canadiens Questionnaires par téléphone par l’Institute of Social Research (York University) Questions générales sur la morale politique et scénarios 1419 répondants (45% de taux de réponse) Janvier-Février 1996 Canada Enquête Élites + Citoyens Jackson et Smith (1996) Reprise de l’enquête de l’article 1994 sur les élites + citoyens Sondage par téléphone en novembre 1993 auprès d’électeurs du New South Wales 952 électeurs 552 répondants Australie

Présentation des travaux sur les perceptions et jugements des élites et citoyens

39Ce corpus de travaux définitionnels montre bien une évolution sensible par rapport aux théorisations normatives de l’autre ensemble de recherches. Il ne s’agit plus de critiquer la passivité de l’électorat ou de stigmatiser des formes ethniques ou sociales de tolérance à la corruption. Il s’agit plutôt d’identifier les formes d’une morale critique appliquée aux pratiques des gouvernants. Si le citoyen était initialement stigmatisé pour sa relative passivité, c’est désormais son aptitude à percevoir et à juger sévèrement les conduites politiques déviantes qui est implicitement recherchée. Beaucoup de ces résultats, cependant, s’en tiennent à la description de conflits normatifs et à leur explication. Ils débouchent ainsi sur un relativisme moral qui minimise une partie des constats effectués et ne s’interrogent pas sur la signification du recours à des critères moraux dans les jugements de la politique.

Sens moral et rapports ordinaires à la politique : hypothèses de recherche

40 Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, cet article s’inscrit dans les premières étapes d’un programme de recherche sur les représentations et les réactions relatives aux atteintes à la probité publique. Parmi tous les résultats qui se dégagent des travaux précédents, nous en retenons trois pour étayer nos propres hypothèses. Tout d’abord, pour expliquer l’importance des divergences observées dans les jugements portés sur les actes pouvant être qualifiés d’atteinte à la probité, deux variables jouent un rôle saillant : les conditions sociales et économiques des personnes et leur mode de socialisation à la politique. Dans quelle mesure ces facteurs socioculturels influent-ils sur la production des jugements et la diversité des prises de position ? Ensuite, on observe l’existence de quelques points d’accord généraux dans les jugements portés sur certains actes (en forme de tolérance ou de réprobation), communs à une grande majorité de personnes. L’existence de catégories de jugement aussi largement partagées peut-elle être confirmée et quels en sont les fondements ? Enfin, certains travaux suggèrent que le jugement moral est une composante du rapport ordinaire au politique. Jusqu’à quel point peut-on identifier une « compétence morale » spécifique dans cette relation ?

Deux déterminants du jugement moral sur la politique : les conditions socio-économiques et la socialisation politique.

41 Comme nous l’avons montré dans la deuxième partie, les enquêtes se sont d’abord attachées à rendre compte de la diversité des jugements à l’égard de la corruption politique. Elles ont ainsi multiplié le recours à des variables indépendantes permettant d’expliquer autant les variations dans la perception des pratiques politiques déviantes, que les systèmes normatifs qui fondent ces représentations. Pour autant, le rôle de deux types de variables dans la structuration des activités de jugement est régulièrement constaté et mérite d’être approfondi. Classiquement, les conditions sociales et économiques des personnes interrogées sont prises en considération, mais de façon plus ou moins précise. De même, les formes de socialisation à la politique sont mentionnées, mais restent insuffisamment discutées, constat qui rejoint celui de Loïc Blondiaux à propos des travaux sur les comportements électoraux [64].

42 Les conditions sociales et les conditions économiques qui leur sont liées sont opérationalisées à partir de deux groupes de variables : le statut social des individus et leur perception de la conjecture économique. C’est en effet à partir des expériences personnelles et professionnelles des acteurs que s’élaborent les jugements sur la politique et la place accordée aux dimensions morales. L’analyse de Johnston sur les perceptions des actes de corruption par les citoyens des États-Unis [65] montre que les jugements portés sur des actes politiques controversés varient significativement selon les appartenances de classe. Sa catégorisation, basée sur le niveau de diplôme et la profession, peut être discutée, mais ses constats constituent déjà de bons indicateurs. Significativement, Johnston observe des différences sociales dans les types d’actes particulièrement réprouvés ; chaque classe d’appartenance mobilise des normes de jugement spécifiques en fonction de ses positions. Ainsi, les classes moyennes et populaires réagissent négativement aux actes de favoritisme, alors que les classes supérieures sont plus tolérantes à leur égard. Là où ces dernières sont habituées à bénéficier de privilèges et les rationalisent comme des actes liés aux positions de pouvoir, les membres des classes moyennes et populaires, au contraire, les dénoncent comme remettant en cause leurs espoirs d’ascension au mérite et parce qu’ils se savent dépourvus des ressources nécessaires pour distribuer des faveurs. En revanche, les classes moyennes et supérieures réprouvent davantage les détournements d’argent public par des fonctionnaires ou des élus. Ceci s’expliquerait par leur bonne maîtrise des règles applicables aux élites dirigeantes, mais aussi par leur sentiment d’être directement spolié par ces pratiques dont ils sont alors exclus. Par ailleurs, les cas de prises de bénéfice personnel (personal taking) sont réprouvés fortement de manière uniforme par les différentes classes sociales, essentiellement parce que chacun la catégorise aisément comme l’équivalent d’un vol.

43L’enquête de Susan J. Pharr sur les attitudes des citoyens japonais à l’égard de la corruption [66] s’attache aux effets de conjoncture. Elle montre que l’évolution des conditions économiques des personnes et leur appréciation des changements dans la situation économique générale du pays influencent leurs attitudes à l’égard de la corruption. Ceux qui estiment que leurs conditions économiques se sont dégradées se montrent moins tolérants à la corruption politique. Leur attitude dénonciatrice constituerait une sorte de blâme adressé aux dirigeants, mais aussi une rationalisation de leur propre condition qui les conduit à assimiler la réussite des élites au recours à la fraude. Ceux qui estiment que la situation économique générale s’est détériorée récemment sont plus tolérants à l’égard des actes de corruption politique. Pharr émet l’hypothèse que la dégradation économique relègue les problèmes de corruption politique au rang d’enjeux mineurs, dès lors que les élites politiques privilégient la lutte contre la récession.

44 La seconde variable significative concerne l’importance des formes de « socialisation politique » des citoyens ordinaires. Celle-ci peut dépendre de l’éducation familiale et scolaire, de l’exposition aux agences de socialisation (médias, partis, institutions gouvernementales, etc.), de l’ordre politique auquel les individus sont soumis (local et national) et de leurs activités politiques éventuelles (mobilisations, participation, militance, activité partisane). Dans son enquête de 1966, Gardiner soulignait déjà clairement le rôle de la socialisation politique dans l’élaboration d’un jugement sur les pratiques de corruption. Selon lui, les membres des classes supérieures et privilégiées ayant bénéficié d’une socialisation forte aux normes dominantes grâce à la scolarisation, ayant eu accès à une information politique par la presse écrite et qui participent plus fréquemment à des activités politiques, seraient moins tolérants à l’égard de la corruption. Ils connaissent les personnalités impliquées, sont sensibilisés aux pratiques douteuses. Ils se montrent plus sévères dans leur jugement parce qu’ils perçoivent mieux les écarts entre les normes officielles et les pratiques concrètes. L’ancienneté de résidence dans la ville joue aussi un rôle dans les jugements portés sur les pratiques. Ceux qui sont depuis longtemps exposés aux actions illicites des mêmes agents publics sont moins confiants, plus enclins à percevoir des pratiques de corruption et moins tolérants. Les habitants les plus récents sont moins sensibles et donc plus tolérants à l’égard de la corruption.

45 Gibbons souligne également l’importance de la variable de socialisation politique dans son enquête sur les perceptions des pratiques de corruption par les citoyens canadiens [67]. Il constate l’influence significative de l’appartenance régionale sur le jugement, les francophones s’avérant plus sévères à l’égard des financements de campagne que les anglophones. Selon lui, les différences de cadre juridique, mais aussi de signification des campagnes électorales produisent des rapports distincts à la politique. Les préférences partisanes contribuent également à expliquer des variations de jugement qui concernent les actes liés à l’activité politique traditionnelle (patronage, conflits d’intérêt, financement de campagne) : les soutiens des partis socio-démocrates apparaissent sensiblement plus sévères que ceux des partis conservateurs. De même, la connaissance de la vie politique et de ses rouages (political knowledge) est un élément important de la construction du jugement. Cette donnée accentue tantôt la sévérité et tantôt l’indulgence en fonction du degré d’adhésion au système politique. Les réponses à une question mesurant le niveau de la « désaffection politique » (alienation) [68] confirment le lien entre socialisation politique, croyances envers la politique et jugements sur la corruption. Ceux qui se déclarent les plus étrangers et distants à l’égard de la politique sont les plus prompts à déceler et à réprouver les formes de corruption.

46 Dans une autre perspective sur la socialisation, la recherche de Susan J. Pharr signale l’importance du « type de système politique » dans la production d’un jugement. La soumission à un fonctionnement politique mono-partisan sur une longue période [69] aurait influencé les perceptions des Japonais et favorisé leur tolérance à la corruption [70]. Cette hypothèse testée conforte l’importance de la socialisation politique (ici l’action du parti et du gouvernement) dans la construction d’un jugement moral sur la politique. L’enquête croise cette influence avec d’autres facteurs de socialisation politique : l’expérience concrète d’un régime politique, l’éducation, la prégnance d’une culture favorable au clientélisme, les préférences partisanes ou l’exposition aux médias. Pharr montre que les personnes favorables au parti au pouvoir, le LDP (Liberal Democratic Party), développent une plus grande tolérance à la corruption [71]. Ce résultat indique que l’attachement à un parti politique occupant le pouvoir sur une longue période affaiblit le sens critique des électeurs [72].

L’hypothèse de points d’accord minimaux

47 Ainsi, la plupart des enquêtes insistent d’abord sur la grande diversité, parfois même les antagonismes, dans les jugements sur la corruption politique. Ce faisant, ils minimisent sans doute un autre résultat tout aussi significatif : l’existence de formes de consensus normatif portant sur des actes majoritairement réprouvés ou tolérés. Synthétisant les études disponibles, A. Gorta et S. Forell ont rassemblé les dénominateurs communs aux actes jugés « corrompus » [73]. Sept propriétés [74] suscitent chez les personnes interrogées l’usage de la qualification de « corruption », quelles que soient leurs propriétés sociales. Heidenheimer avait qualifié ces actes de « black corruption » (réprobation élevée). Ainsi, les pratiques d’un élu monnayant son vote ou abusant de son pouvoir pour obtenir un bénéfice personnel entrent typiquement dans cette catégorie. De même, celles d’un fonctionnaire et surtout d’un juge utilisant sa position publique pour obtenir des avantages personnels et rompant ainsi avec une obligation de neutralité sont des pratiques massivement réprouvées (par exemple, traiter professionnellement le dossier d’une société dont on est actionnaire ou qui appartient à sa famille [75]). Les résultats des travaux de Gibbons au Canada [76] vont dans le même sens : les abus de pouvoir dans des situations d’autorité (népotisme, pots-de-vin reçus [77]) sont jugés avec plus de sévérité que des pratiques considérées comme relevant de l’activité politique routinière (trafic d’influence, promesses électorales abusives, financement de campagne illégal) [78], même si elles procurent un bénéfice personnel. Enfin, le mensonge de l’élu politique, actif (intentionnel et stratégique) ou passif (promesses électorales non tenues), est majoritairement jugé inacceptable, quelles qu’en soient les justifications [79].

48 En plus du repérage d’accords sur certains contenus, ces travaux montrent aussi que les grilles de qualification et de classification des actes sont relativement homogènes (du plus grave au tolérable), quels que soient les groupes sociaux et professionnels. Plus le bénéfice est indirect (obtention d’avantages pour une connaissance), plus il est différé dans le temps (promesse d’un vote ou d’une nomination), plus la pratique est perçue comme proche d’un fonctionnement habituel (passation d’un contrat public, recrutement d’un agent public), moins l’acte se voit attribuer une gravité élevée [80]. Selon ces travaux, les groupes sociaux ne se différencient pas par le recours à des échelles différentes, mais par la variation des seuils qui marquent pour chacun l’intensité de la réprobation et de la tolérance.

49 Ces éléments suggèrent l’existence de « noyaux durs » dans les jugements qui ne sont pas remis en cause (du moins, dans le cadre d’une enquête déclarative [81]) en fonction des individus et des contextes et qui semblent reposer sur des principes axiologiques stables. Ce résultat ouvre plusieurs perspectives de recherche sur un objet qui est très débattu en sociologie et, plus encore, en philosophie morale [82]. On peut tout d’abord faire l’hypothèse que les jugements de réprobation portés sur certaines pratiques politiques renvoient à des « principes de rang supérieur », selon l’expression de P. Pharo, c’est-à-dire des « faits virtuels indiscutables dont n’im-porte qui peut se prévaloir pour fonder ses propres positions normatives » [83]. La nature de ces principes est mal cernée, mais les résultats d’enquête incitent à explorer l’idée d’un sens moral minimal dans les jugements appliqués aux comportements des élus et aux fonctionnements des institutions politiques. Celui-ci reposerait sur deux composantes : une éthique minimale du quotidien réprouvant les comportements qui portent significativement atteinte à autrui (vol, traitement inégalitaire) et qui serait appliquée à l’univers politique ; une conception élémentaire de la fonction politique réprouvant la transgression d’une déontologie professionnelle implicite (honnêteté, refus du mensonge, bon usage de la fonction). Comprendre les modes de combinaison de ces deux dimensions invite à analyser les processus de formation du jugement sur la politique et à spécifier sa composante morale. À ce stade, les origines des perceptions morales de la politique restent discutées. S’agit-il d’un registre universellement mobilisé par différents groupes sociaux fondé sur des principes communs [84] ? Ou bien, s’agit-il au contraire d’un répertoire caractérisant certaines classes dominées qui le mobilisent faute de maîtriser les codes du champ politique [85] ou de classes en déclin qui expriment ainsi un ressentiment général traduisant la dégradation de leur position sociale [86] ? L’hypothèse d’un « plus petit dénominateur moral commun » permet de discuter l’analyse de Pierre Bourdieu, parce qu’elle ne limite pas à quelques groupes sociaux la perception morale de la politique. L’identification de ce qu’on peut appeler, en termes wébériens, une « rationalité éthique » [87], qui possède une dimension cognitive et qui est partagée par tous les individus, n’empêche d’ailleurs pas de réfléchir aux processus de construction et de légitimation de ces « valeurs éthiques ». Au même titre que Max Weber en examine l’origine religieuse ou séculière (féodalisme, marxisme), il est possible de considérer l’institutionnalisation de ces valeurs et leur influence sur l’action sociale comme un effet de l’emprise croissante et du succès d’entrepreneurs de morale défendant la légitimité d’arguments à caractère universel [88]. Les représentations diffusées par les médias, notamment dans leur traitement des scandales et des affaires, entraînent ainsi, selon Rogow et Lasswell [89], une transformation des cadres de jugement des électeurs sur les pratiques politiques, en renforçant les attitudes de conformité aux normes légales et à la moralité publique.

50 Prenant en compte ces différentes perspectives et les débats qu’elles suscitent [90], notre démarche initiale vise, d’abord, à explorer empiriquement les formes de catégorisation morale mobilisées par les sujets lorsqu’ils sont confrontés à des pratiques politiques controversées. Afin de rendre compte tant de la stabilité/diversité des perceptions morales que de leurs combinaisons avec d’autres registres normatifs, nous avons recours à une méthode d’enquête qui combine les entretiens collectifs par focus group et la réaction à un ensemble de scénarios.

Place et enjeux du jugement moral sur la politique

51 Prendre au sérieux les jugements portés sur les pratiques politiques conduit à identifier une composante morale dans le rapport des citoyens ordinaires à la politique. L’exercice de cette faculté de jugement se manifeste par l’usage de qualifications faisant appel aux catégories du « bien et du mal », du « juste et de l’injuste », de « l’acceptable et de l’inacceptable », du « légitime et de l’illégitime » ou encore du devoir. Ces discours critiques ne se limitent pas à la dénonciation, à l’expression d’un désenchantement à l’égard du politique [91], mais recourent à des argumentations plus diversifiées. Or, les travaux classiques sur la « compétence politique » ont rarement pris en compte la dimension morale des jugements : cette compétence est définie comme « l’aptitude des individus à reconnaître les différences entre les prises de position des hommes politiques et des candidats de diverses tendances, ou entre les partis politiques » et à leurs « capacités à situer et à justifier leurs préférences par rapport à ces prises de position » [92]. Dans son ouvrage sur les croyances politiques des Américains, Robert E. Lane [93] relativise ainsi la composante morale en soulignant que les citoyens considèrent toujours les hommes politiques comme légèrement corrompus et qu’ils ne remarquent les faits de corruption que lorsque leur ampleur dépasse les attentes normales [94]. Se démarquant de ces approches classiques, les travaux examinés permettent d’approfondir la signification sociale et politique des jugements moraux sur les pratiques des gouvernants. En soulignant l’importance des différences entre les perceptions des outsiders (les citoyens) et celles des insiders (les élus ou les fonctionnaires), ces travaux permettent d’approfondir la dimension morale dans la relation gouvernant-gouverné. Sur cette base, il semble possible d’élaborer trois pistes de recherche.

52 La première s’interroge sur la place des jugements en termes de moralité dans les processus de légitimation des gouvernants. Jacques Lagroye définit la légitimation comme « l’entretien par les gouvernants et les groupes dominants de l’image d’un pouvoir accordé à des valeurs qui sont, dans le même temps, présentées comme constitutives de la cohésion morale de la société ». Il analyse également les processus de délégitimation à travers les conflits qui émergent de la confrontation des normes officielles avec des conceptions alternatives de l’ordre politique [95]. Précisément, les travaux sur la perception et le jugement des atteintes à la probité restituent les logiques simultanées d’ajustement et de désajustement entre des systèmes de croyances. De manière spécifique, ils mettent l’accent sur le crédit susceptible d’être accordé aux standards moraux dans la reconnaissance d’une légitimité. Selon Heidenheimer [96], des désaccords dans les perceptions des élites et des citoyens peuvent conduire à des crises de légitimité (si les élites politiques ne perçoivent pas comme corruption des actes que l’opinion juge comme telle) ou à des crises de l’action gouvernementale (si l’opinion ne perçoit pas comme corruption des actes que les élites politiques jugent comme telle, par exemple l’évasion fiscale). Pour sa part, Johnston insiste sur les conflits politiques qui naissent des oppositions entre les perceptions fonctionnelles de la corruption (plus répandue chez les élites) et les perceptions morales de beaucoup de citoyens, qui reposent sur un sens commun ancré dans l’expérience quotidienne ou professionnelle [97]. Dans les deux cas, les auteurs considèrent que les désaccords sur le jugement moral des pratiques politiques sont susceptibles d’entamer un processus de délégitimation.

53 Dans cette perspective, la perception d’atteintes aux représentations standard de la probité publique traduirait l’échec de l’homme politique à imposer « la représentation de son activité comme réalisation de normes idéales » [98] et donc l’échec du processus de légitimation. Des jugements négatifs sur les pratiques politiques alimenteraient une critique qui dissocierait l’activité des gouvernants des principes de légalité et de légitimité. Dans ce sens, les élus ne seraient pas seulement jugés rétrospectivement sur la politique qu’ils mènent et ses résultats [99] ou prospectivement sur leurs promesses, mais également sur la façon dont ils ont exercé ou annoncent qu’ils vont exercer le pouvoir et sur les qualités morales qu’ils revendiquent. La question de la légitimité morale se pose également pour les acteurs politiques collectifs (telles les assemblées). Dennis F. Thompson analyse ces enjeux d’une « éthique institutionnelle » censée garantir aux yeux de l’opinion le respect de procédures internes [100].

54 Cette hypothèse requiert évidemment la plus extrême prudence. D’autres éléments des enquêtes indiquent que la délégitimation des gouvernants par la perception de leurs atteintes à la probité publique n’est pas un processus aussi mécanique que certains raisonnements tendraient à le suggérer. L’absence de perception de certains actes, par défaut d’information ou de médiatisation, leur relativisation dans des contextes surchargés d’informations, les inégalités sociales de compétence ou des formes complexes de tolérance aux pratiques politiques déviantes rappellent, a contrario, les limites de l’impact de la perception et du jugement négatifs sur la politique. L’indignation scandalisée du citoyen connaît des bornes qui tiennent à sa position de « dominé politique » et aux systèmes de rationalisation qu’il élabore [101]. Plusieurs raisons peuvent conduire le citoyen démocratique à tolérer certaines pratiques. Il peut d’abord rationaliser sa condition de dominé en occultant l’existence de pratiques frauduleuses et en évitant ainsi de s’exposer au dilemme moral posé par l’obéissance à des gouvernants que l’on sait corrompus. Sa tolérance des pratiques discutables des élus peut être également interprétée comme un signe de reconnaissance, indiquant la ressemblance et la proximité entre ceux qui représentent et les citoyens ordinaires. Ces analyses incitent à mieux saisir empiriquement les formes de ces « régulations morales » du politique, à l’image du travail fondateur de Gardiner. Des recherches « situées », dans des contextes locaux circonscrits, peuvent permettre de mesurer les enjeux de cette évaluation morale dans les relations entre citoyens et élus [102].

55 La deuxième perspective de recherche considère l’évaluation morale de la politique comme une modalité de différenciation des citoyens par rapport aux professionnels de la politique. En s’inspirant des travaux de Michèle Lamont sur les classes moyennes [103] et les classes ouvrières [104] américaines et françaises, on peut analyser la manière dont les individus définissent, en partie en termes de moralité, l’acteur politique comme « autre ». Ce travail de distinction produirait des frontières entre les groupes socioprofessionnels et la classe politique. Le registre de la moralité servirait de révélateur des différentes formes de « distance » ou, au contraire, de « proximité » qui se construisent entre élus et citoyens. Une telle réflexion sur la production de frontières symboliques par la morale n’est qu’effleurée dans les travaux existants, en raison notamment des limites inhérentes aux enquêtes d’opinion. Pourtant, l’enquête de Johnston publiée en 1986 sur les États-Unis montre que le jugement des actes de corruption politique par les citoyens situe les élus dans un espace social doté de normes spécifiques. Ainsi, le vol par un salarié en entreprise est jugé avec plus d’indulgence qu’une fraude commise par un homme politique, car ce dernier est considéré comme socialement distant et jugé à l’aune de critères plus impersonnels [105]. Dans l’enquête ultérieure de Jackson et Smith [106], les acteurs politiques anticipent la sévérité du jugement critique des électeurs à l’égard de toutes leurs pratiques, y compris celles qu’ils jugent eux-mêmes avec indulgence. Les électeurs s’attendent d’ailleurs à ce que les hommes politiques se jugent eux-mêmes avec mansuétude, mais ils justifient cette auto-tolérance par le fonctionnement du système politique plus que par les défaillances individuelles des élus. Ces premiers résultats invitent, là encore, à s’appuyer sur des données empiriques plus qualitatives pour mieux appréhender les processus de construction de frontières politiques à partir d’évaluations en termes de moralité.

56 La dernière piste de recherche approfondit l’idée de normes et de valeurs propres à la sphère politique en analysant, plus spécifiquement, les questions d’éthique professionnelle, ce que l’on a appelé « la moralité des rôles » [107]. Des travaux reprennent l’argument classique selon lequel les rôles des professionnels de la politique seraient gouvernés par des principes moraux qui diffèrent, voire s’opposent aux principes moraux ordinaires. Deux raisons sont avancées pour expliquer cette spécificité : le statut de représentants des élus politiques (ils agissent au nom des citoyens et pour eux, ce qui implique des droits et des devoirs que n’ont pas les citoyens ordinaires) et la nature spécifique de l’action publique, marquée par de fortes interdépendances organisationnelles, qui crée des problèmes spécifiques de responsabilité (« the problem of many hands » qui devient « the problem of dirty hands ») [108]. Cette question est particulièrement débattue dans les travaux de philosophie politique et morale [109], mais est également abordée dans certains des travaux empiriques présentés ici. Jackson et Smith ont, par exemple, bien souligné les spécificités de l’appréciation des atteintes à la probité publique faite par les élites politiques. Alors que les électeurs qualifient la totalité des pratiques présentées dans les scénarios comme relevant de la corruption, les acteurs politiques émettent des jugements beaucoup plus nuancés. Un certain nombre de pratiques, qui s’apparentent à des conflits d’intérêt ou au trafic d’influence, sont perçues comme relevant de l’activité politique ordinaire, telles que défendre sa circonscription, plaider en faveur d’une entreprise locale et lui obtenir des subsides ou un contrat, aider des électeurs, voire des proches à obtenir une position, etc. Jackson et Smith suggèrent que l’existence d’une éthique spécifique est d’autant plus prégnante que la sphère politique s’est autonomisée sous l’effet de la division du travail et qu’elle fonctionne désormais selon des normes qui ne renvoient plus aux expériences des citoyens. Maureen Mancuso, pour sa part, discute l’homogénéité de cette éthique chez les professionnels de la politique. À travers une enquête sur les parlementaires britanniques à partir de scénarios [110], elle souligne les dilemmes normatifs liés à la multiplicité contradictoire des rôles du député (législateur, représentant, employeur, défenseur de sa circonscription, candidat susceptible de lever des fonds, membre loyal d’un parti politique, etc.). Simultanément, elle met en évidence de forts conflits normatifs entre les parlementaires concernant, en particulier, les pratiques les plus proches des activités habituelles des élus. Ces variations lui permettent de dégager quatre profils éthiques distincts. Ces éléments de réflexion mériteraient d’être approfondis dans le sens d’une meilleure compréhension des processus par lesquels se construit la singularité des normes morales des élus. Il serait également utile d’éprouver la robustesse de cette éthique professionnelle dans les situations où elle est contestée par des arguments relevant d’une éthique générale.

57**

58 Ces pistes de recherche et les limites constatées dans les travaux existants invitent à la prudence méthodologique. Au-delà des problèmes classiques d’imposition de problématique dans les dispositifs d’enquête, quelques principes peuvent être mis en exergue. Le premier est de prendre au sérieux les catégorisations et les jugements des individus sur la politique et de chercher à en identifier les contenus moraux. Le second principe de méthode renvoie aux limites de l’expression verbale d’un jugement moral sur la politique et aux interprétations trompeuses qu’elle peut induire. Le fait qu’un agent endosse un jugement normatif sur la politique ne suffit pas à anticiper l’application qu’il en fera dans une situation concrète. Les individus interrogés, élus ou citoyens, peuvent dissocier une position de principe d’un comportement situé et ainsi défendre des idéaux sans pour autant se conformer toujours à eux. Ils peuvent aussi faire appel à un sentiment moral pour se valoriser sans en tirer aucune conséquence pratique. Ceci incite à tenir ensemble dans le dispositif d’enquête l’analyse des croyances normatives et des actions qu’elles sont susceptibles d’entraîner (par exemple, un vote défavorable ou des transformations dans la participation politique). La troisième exigence de méthode renvoie aux spécificités d’une démarche de sociologie morale [111]. Un des enseignements des recherches examinées est qu’il est illusoire de vouloir se débarrasser des différentes figures idéales du citoyen et de l’élu. Au contraire, ces idéaux démocratiques contribuent aux activités de perception et de jugement de la politique [112]. C’est bien à l’aune des conceptions légitimes ou spontanées de la politique (définitions de l’intégrité, de la sincérité, de l’action juste ou de la bonne conduite dans l’exercice d’une charge publique), endossées par les citoyens et les élus, que se développent les formes morales du rapport à la politique [113].

Notes

  • [1]
    S’agissant de travaux sur les représentations et les réactions attendues aux atteintes à la probité publique, une définition précise de l’objet est très délicate à effectuer. Pour préciser les contours du champ investigué, on peut dire qu’il s’agit des comportements accomplis aussi bien par le personnel politique que par des citoyens et des entreprises dans leurs relations avec les premiers et qui sont perçus comme transgressant les normes supposées régir l’exercice du pouvoir. Le balisage juridique est ici utile pour différencier certaines pratiques (corruption active et passive, prise illégale d’intérêt, détournement de fonds public, violation des règles de marché public, abus de biens sociaux, faux, etc.), mais il est aussi insuffisant dans la mesure où toute une série de comportements relevant du clientélisme ou de « pratiques officieuses », mais aussi contraires à une morale générale, comme le mensonge, peuvent être dans certains cas classés comme « malhonnêtes », c’est-à-dire relevant aussi des atteintes à la probité publique. Le but des travaux présentés ici est précisément de mieux comprendre les critères de différenciation utilisés par les acteurs sociaux. Sur ces enjeux épistémologiques, cf. également Jean-Louis Briquet, Frédéric Sawicki, Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, PUF, 1998 ; et Maureen Mancuso, Michael M. Atkinson, André Blais, Ian Greene, Neil Nevitte, A Question of Ethics, Canadians Speak Out, Toronto, Oxford University Press, 1998.
  • [2]
    Jean-Louis Briquet, Philippe Garraud, Juger la politique. Entreprises et entrepreneurs critiques de la politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.
  • [3]
    Susan J. Pharr, Robert D. Putnam (eds), Disaffected Democracies : What’s Troubling the Trilateral Countries ? Princeton, Princeton University Press, 2000 ; Pippa Norris, Critical Citizens : Global Support for Democratic Government, Oxford, Oxford University Press, 1999 ; Joseph S. Nye, Philip D. Zelikow, David C. King, Why People don’t Trust Government, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1997.
  • [4]
    Pierre Lascoumes, Corruptions, Paris, Presses de Sciences Po, 1999 (Bibliothèque du citoyen).
  • [5]
    Le terme est utilisé dans Jean-Louis Briquet, « La politique clientélaire. Clientélisme et processus politiques », dans Jean-Louis Briquet, Frédéric Sawiki, op. cit., p. 7-37.
  • [6]
    La seule exception recensée est : Angela Gorta, Suzie Forell, « Layers of Decision : Linking Social Definitions of Corruption to a Willingness to Take Action », Crime, Law and Social Change, 23, 1995, p. 315-343.En ligne
  • [7]
    Martin Shefter, Political Parties and the State. The American Historical Experience, Princeton, Princeton University Press, 1993, chap. 3.En ligne
  • [8]
    Saint-Louis, Minneapolis, Pittsburg, Philadelphie, Chicago, New York.
  • [9]
    Lincoln Steffens, The Shame of the Cities, New York, P. Smith, 1904.
  • [10]
    Henry J. Ford, « Municipal corruption », Political Science Quarterly, 19 (4), 1904, p. 673-686.En ligne
  • [11]
    M. McMullan, « A theory of corruption », Sociological Review, 9 (2), juillet 1961, p. 181-201 ; James Q. Wilson, Edward C. Banfield, City Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1963 ; James Q. Wilson, Edward C. Banfield, « Political Ethos Revisited », American Political Science Review, 65, décembre 1971, p. 1048-1062.
  • [12]
    Daniel Bell, « Crime as an American Way of Life », Antioch Review, 13 (2), 1953, p. 131-154.
  • [13]
    Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, Glencoe (Illinois), The Free Press, 2e éd., 1957.
  • [14]
    John S. Nye, « Corruption and Political Development : A Cost-Benefit Analysis », American Political Science Review, 61 (2), 1967, p. 417-427.En ligne
  • [15]
    Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 228 et suiv.
  • [16]
    William Riker, The Theory of Political Coalitions, New Haven, Yale University Press, 1965.
  • [17]
    Tim Fackler, Tse-Min Lin, « Political Corruption and Presidential Elections », Journal of Politics, 57 (4), novembre 1995, p. 971-993.En ligne
  • [18]
    Barry S. Rundquist, Gerald S. Strom, John G. Peters, « Corrupt Politicians and their Electoral Support : Some Experimental Observations », American Political Science Review, 71 (3), 1977, p. 954-963.En ligne
  • [19]
    Le phénomène de réprobation est plus net chez les démocrates que chez les républicains à l’égard des candidats de leur parti.
  • [20]
    Si cette proposition est exacte, les candidats politiques impliqués dans des scandales devraient avoir tendance à radicaliser leurs positions et leurs programmes.
  • [21]
    John G. Peters, Susan Welch, « The Effects of Charges of Corruption on Voting Behavior in Congressional Elections », American Political Science Review, 74, septembre 1980, p. 697-709.En ligne
  • [22]
    Par ordre croissant de gravité, les charges concernaient : la violation des règles de campagne électorale et de financement, les conflits d’intérêts, les abus de fonction élective, la corruption, autres crimes, accusations morales. C’est cet ensemble un peu hétéroclite que les auteurs nomment « allegations of corruption ».
  • [23]
    Leur analyse porte sur six circonscriptions dans lesquelles un candidat a été concrètement mis en cause. Cela représente quatre-vingt-trois districts électoraux avec, en contrepoint, un groupe contrôle de cent quatre-vingt-treize districts. Un ensemble de données économiques, démographiques et d’histoire électorale a été rassemblé pour caractériser chaque situation locale.
  • [24]
    La notion est entendue ici au sens de Robert D. Putnam, à savoir les normes et les réseaux de la société civile qui permettent aux citoyens et aux institutions d’agir de manière plus productive et efficace (« to perform more productively »). Le capital social renvoie ainsi aux formes de l’engagement civique, aux institutions de socialisation communautaire, aux normes de réciprocité mutuelle et à la confiance.
  • [25]
    Notamment Susan J. Pharr, Robert D. Putnam (eds), Disaffected democracies, op. cit. ; Pippa Norris, op. cit. ; Joseph S. Nye, Philip D. Zelikow, David C. King, op. cit. ; Hans-Dieter Klingemann, Dieter Fuchs, Citizens and the State, Oxford, Oxford University Press, 1998 (Beliefs in Government).
  • [26]
    Susan J. Pharr, « Officials’ misconduct and Public Distrust : Japan and the Trilateral Democracies », dans Susan J. Pharr, Robert D. Putnam (eds), op. cit., p. 173-201, et Donatella della Porta, « Social Capital, Beliefs in Government and Political Corruption », dans Susan J. Pharr, Robert D. Putnam (eds), op. cit., p. 202-228.
  • [27]
    Ce lien entre perceptions de la corruption et confiance dans les élites et les institutions est affirmé par Michael Johnston en 1986 : Michael Johnston, « Right and Wrong in American Politics : Popular Conceptions of Corruption », Polity, 18 (3), juillet 1986, p. 367-391, dont p. 368.En ligne
  • [28]
    Ouvrant des perspectives comparatives sur la France et l’Allemagne.
  • [29]
    Pour Donatella della Porta, la corruption perçue affecterait surtout les institutions représentatives et les partis politiques, mais n’altérerait ni la confiance dans les institutions privées, ni la confiance interpersonnelle, ni la participation politique par le vote.
  • [30]
    Pharr montre notamment que le capital social n’a cessé de progresser au Japon depuis vingt ans. Pour une discussion de ces thèses, cf. Susan J. Pharr, « Officials’ Misconduct and Public Distrust… », cité, p. 177-188.
  • [31]
    Pharr calcule un indicateur de publicisation (misconduct reports) en compilant tous les articles parus sur la corruption politique au Japon de 1948 à 1996 du Asahi Shimbun, l’un des quatre plus grands quotidiens nationaux japonais (Asahi Corruption Report Database).
  • [32]
    Cf. le travail de E. Allan Lind, Tom R. Ryler, The Social Psychology of Procedural Justice, New York, Plenum, 1988.
  • [33]
    Il est significatif, à cet égard, que les travaux américains récents sur la production des choix politiques ou les comportements politiques (Lupia, Popkin, Sniderman, etc.) y soient finalement peu exploités.
  • [34]
    John A. Gardiner, The Politics of Corruption. Organised Crime in an American City, New York, Russel Sage Foundation, 1970.
  • [35]
    Valdimer O. Key Jr, Public Opinion and American Democracy, New York, Knopf, 1961.
  • [36]
    Philip Converse, « The Nature of Belief Systems in Mass Publics », dans David Apter (ed.), Ideology and Discontent, New York, Free Press, 1964.
  • [37]
    John A. Gardiner, « Corruption as a Political Issue », dans The Politics of Corruption…, op. cit., chap. 5, p. 57-76.
  • [38]
    John A. Gardiner, ibid., p. 37-47.
  • [39]
    John A. Gardiner, ibid., p. 63-69.
  • [40]
    À ce sujet, cf. Arnold J. Heidenheimer (ed.), Political Corruption : Readings in Comparative Analysis, New Brunswick, Transactions Books, 1970 ; John G. Peters, Susan Welch, « Political Corruption in America : A Search for Definition and a Theory or if Political Corruption is in the Mainstream of American Politics Why is it not in the Mainstream of American Politics Research », American Political Science Review, 72 (3), septembre 1978, p. 974-984 (republié en 1989 sous un nouveau titre : John G. Peters, Susan Welch, « Gradients of Corruption in Perceptions of American Public Life », dans Arnold J. Heidenheimer, Michael Johnston, Victor T. LeVine (eds), Handbook of Corruption, New Brunswick, Transaction Publishers, 1989, p. 155-164) ; Kenneth M. Gibbons, « Toward an Attitudinal Definition of Corruption », dans Arnold J. Heidenheimer, Michael Johnston, Victor T. LeVine (eds), op. cit., p. 165-171.
  • [41]
    Arnold J. Heidenheimer (ed.), Political Corruption…, op. cit.
  • [42]
    Joseph S. Nye, « Corruption and Political Development : A Cost-Benefit Analysis », art. cité ; James C. Scott, Comparative Political Corruption, Englewoods Cliffs, Prentice-Hall, 1972.
  • [43]
    Arnold A. Rogow, Harold D. Laswell, Power, Corruption and Rectitude, Englewoods Cliffs, Prentice-Hall, 1966, p. 132-133.
  • [44]
    Ces oppositions définitionnelles ne sont pas surprenantes. On retrouve, schématiquement, les mêmes paradigmes à l’œuvre, par ailleurs, dans l’analyse de la déviance. Pour une revue de littérature, cf. Albert Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, 1999.
  • [45]
    Steven Chibnall, Peter Saunders, « Worlds Apart : Notes on the Social Reality of Corruption », British Journal of Sociology, 28 (2), 1977, p. 138-154.
  • [46]
    « A negotiated classification of behavior rather than an inherent quality of behavior ». Ils analysent les échanges entre magistrats et prévenus lors d’un procès tenu à Leeds en 1973, où un architecte en liquidation judiciaire est accusé de corruption pour avoir distribué des cadeaux à de nombreux agents publics : Steven Chibnall, Peter Saunders, ibid., p. 139.
  • [47]
    John G. Peters, Susan Welch, « Political Corruption in America : A Search for Definition and a Theory… », art. cité.
  • [48]
    John G. Peters, Susan Welch, ibid. ; Michael M. Atkinson, Maureen Mancuso, « Do We Need a Code of Conduct for Politicians ? The Search for an Elite Political Culture of Corruption in Canada », Canadian Journal of Political Science, 18 (3), 1985, p. 459-480 ; Maureen Mancuso, « The Ethical Attitudes of British MP’s : a Typology », Parliamentary Affairs, 46 (2), 1993, p. 179-191 ; Maureen Mancuso, The Ethical World of British MPs, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1995 ; Michael W. Jackson, Elisabeth Kirby, Rodney Smith, Lynn Thompson, « Sovereign Eyes : Legislators’ Perception of Corruption », Journal of Commonwealth & Comparative Politics, 32 (1), mars 1994, p. 54-67.
  • [49]
    Angela Gorta, Suzie Forell, « Layers of Decision : Linking Social Definitions of Corruption to a Willingness to Take Action », art. cité.
  • [50]
    John A. Gardiner, op. cit. ; Michael Johnston, « Right and Wrong in American Politics : Popular Conceptions of Corruption », art. cité ; Kenneth M. Gibbons, « Variations in Attitudes Toward Corruption in Canada », dans Arnold J. Heidenheimer, Michael Johnston, Victor T. Le Vine, op. cit. ; Michael Johnston, « Right and Wrong in British Politics : Fits of Morality in Comparative Perspective », Polity, 24 (1), 1991, p. 1-25 ; Susan J. Pharr, « Are Citizens Lax or Cynical ? Corruption Tolerance and One-Party Dominance », European University Institute, Robert Schuman Centre, Conference on Political Corruption and Parties, mars 1999 ; Maureen Mancuso, Michael M. Atkinson, André Blais, Ian Greene, Neil Nevitte, A Question of Ethics…, op. cit.
  • [51]
    Michael W. Jackson, Rodney Smith, « Inside Moves and Outside Views : An Australian Case Study of Elite and Public Perceptions of Political Corruption », Governance, 9 (1), 1996, p. 23-42.
  • [52]
    Michael Atkinson, Maureen Mancuso, art. cité, p. 462.
  • [53]
    John A. Gardiner, The Politics of Corruption…, op. cit., p. 47.
  • [54]
    John A. Gardiner, ibid., p. 52-54.
  • [55]
    Michael Johnston, « Right and Wrong in American Politics : Popular Conceptions of Corruption », art. cité, p. 378-379.
  • [56]
    Maureen Mancuso et al., A Question of Ethics…, op. cit.
  • [57]
    Maureen Mancuso et al., ibid., p. 57-89.
  • [58]
    Maureen Mancuso et al., ibid., p. 91-118.
  • [59]
    Parmi les exemples fréquemment cités de « corruption grise », on peut citer quelques cas : un ministre est actionnaire d’une firme avec laquelle son ministère est en relation d’affaire ; un parlementaire est actionnaire d’une firme et agit pour lui maintenir des aides publiques ; un haut fonctionnaire utilise son influence pour faire entrer un parent dans un programme universitaire. Les travaux de Johnston sur les États-Unis et la Grande-Bretagne identifient ces cas : Michael Johnston « Right… », art. cité. L’étude de S. J. Pharr sur le Japon montre une tolérance élevée concernant des pratiques d’achats de voix, des rétributions matérielles d’hommes politiques par des entrepreneurs de la circonscription et des financements de campagne : Susan J. Pharr, « Are Citizens Lax or Cynical ?…, cité, p. 7-10.
  • [60]
    Michael Atkinson, Maureen Mancuso, art. cité.
  • [61]
    Michael W. Jackson, Rodney Smith, « Inside Moves and Outside Views : An Australian Case Study of Elite and Public Perceptions of Political Corruption », art. cité.
  • [62]
    Michael Johnston, « Right and Wrong in American Politics : Popular Conceptions of Corruption », art. cité.
  • [63]
    Angela Gorta, Suzie Forell, art. cité.
  • [64]
    Loïc Blondiaux, « Mort et résurrection de l’électeur rationnel. Les métamorphoses d’une problématique incertaine », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1996, p. 753-791.
  • [65]
    Michael Johnston, « Right and wrong in American Politics… », art. cité, p. 381-387.
  • [66]
    Susan J. Pharr, « Are Citizens Lax or Cynical ?… », cité, p. 17-19.
  • [67]
    Étude limitée par le choix d’une population d’étudiants en science politique de cinq universités canadiennes de cinq régions différentes : Kenneth M. Gibbons, cité, p. 774-777.
  • [68]
    « Les hommes politiques ne prennent pas en compte ce que des gens comme moi pensent. »
  • [69]
    En 1996, date de l’enquête empirique, le Japon offre un cas historique unique de longue domination du parti libéral démocratique, alors que la Suède, Israël et l’Italie, qui connurent la même expérience, y ont mis fin.
  • [70]
    Le scénario 1 (achat de voix : un homme politique laisse cinq cents dollars à l’enterrement d’un électeur de sa circonscription) est jugé peu ou pas problématique par 54,7 % des personnes interrogées. Le scénario 2 (Un homme politique accepte des clubs de golf d’un homme d’affaires de sa circonscription parce qu’il ne faut pas refuser les cadeaux) fait également l’objet d’un niveau élevé de tolérance (60,4 %). Seul le troisième scénario (Un homme d’affaires propose à un homme politique d’acheter un stock à bas prix. L’homme politique décide d’acheter ce stock pour augmenter l’argent de la campagne électorale) n’est jugé « pas ou peu problématique » que par 16 % des interrogés.
  • [71]
    La recherche d’Atkinson et Mancuso confirme ce résultat. Les parlementaires canadiens membres du parti NDP (New Democratic Party), parti minoritaire, historiquement associé au protestantisme réformiste et exerçant moins souvent les responsabilités gouvernementales, apparaissent plus intransigeants dans leurs jugements que les parlementaires des partis conservateur et libéral. Si les pratiques clientélistes sont identiquement tolérées par les deux partis de gouvernement, il apparaît que les cas de conflit d’intérêt sont, en revanche, moins sévèrement jugés par le parti conservateur (plus proche des milieux d’affaires et favorable au marché) que par le parti libéral.
  • [72]
    La question de l’influence de la socialisation politique est également envisagée sous un angle culturaliste dans de rares études comparatives, mais les résultats en sont modestes : Michael Johnston, « Right and Wrong in British Politics : Fits of Morality in Comparative Perspective », art. cité. L’auteur y compare la Grande-Bretagne au cas des États-Unis. Le travail de Michael W. Jackson et al. (« Sovereign Eyes… », art. cité) compare les réactions de parlementaires australiens, états-uniens et canadiens.
  • [73]
    Angela Gorta, Suzie Forell, art. cité.
  • [74]
    Il s’agit de l’illégalité juridique, l’obtention d’un avantage matériel important, d’un échange direct et immédiat entre les parties prenantes, du fait de demander un avantage plutôt que de l’accepter, d’un bénéficiaire détenteur d’une autorité publique ou même d’une position dirigeante dans une organisation privée, de l’absence de faits justificatifs.
  • [75]
    Cf. Michael Johnston, « Right and Wrong in American Politics : Popular Conceptions of Corruption », art. cité ; John G. Peters, Susan Welch, « Political Corruption in America : A Search for Definition and a Theory », art. cité ; Michael W. Jackson, Rodney Smith, « Inside Moves and Outside Views : An Australian Case Study of Elite and Public Perceptions of Political Corruption », art. cité.
  • [76]
    Cependant biaisés parce que testés sur une population d’étudiants en science politique…
  • [77]
    Chibnall et Saunders insistent, par exemple, sur l’importance et la nature des faveurs ou du pot-de-vin, qui sont, selon eux, un enjeu essentiel dans le processus de désignation et de qualification des pratiques : Steven Chibnall, Peter Saunders, art. cité, p. 147.
  • [78]
    Kenneth M. Gibbons, « Variations in Attitudes Toward Corruption in Canada », cité, p. 770-773.
  • [79]
    Maureen Mancuso et al., op. cit., p. 151-185.
  • [80]
    John A. Gardiner, op. cit., p. 52-54.
  • [81]
    Nous n’oublions pas qu’il existe souvent un écart entre une réponse à une enquête et un comportement politique concret. On peut réprouver abstraitement la corruption et voter pour un élu mis en cause parce que d’autres facteurs entrent en ligne de compte dans le choix électoral.
  • [82]
    Pour quelques textes de présentation de ces débats, cf. Patrick Pharo, Morale et sociologie, Paris, Gallimard, 2004 ; Monique Canto-Sperber, Ruwen Ogien, La philosophie morale, Paris, PUF, 2004 ; Bernard Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris, Gallimard, 1990 ; David Virvidakis, La robustesse du bien. Essais sur le réalisme moral, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996.
  • [83]
    Patrick Pharo, ibid., p. 279.
  • [84]
    C’est la thèse défendue, par exemple, par Raymond Boudon : Raymond Boudon, Le sens des valeurs, Paris, PUF, 1999, et Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ? Paris, PUF, 2002, p. 78-82.
  • [85]
    Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 388.
  • [86]
    Pierre Bourdieu, ibid., p. 509-511.
  • [87]
    Pour Weber, « Un critère “éthique” consiste en ce qu’il applique une sorte particulière de croyance rationnelle par rapport aux valeurs, partagée par les individus et qui, justement, parce qu’elle est objet de croyance, s’impose comme norme de l’action humaine ; celle-ci revendiquant le prédicat du “bien moral”, de la même manière que l’activité revendiquant le prédicat du “beau” se mesure aux critères esthétiques » : Max Weber, Économie et Société, Paris, Pocket, t. 1 : Les catégories de la sociologie, 1992 (Agora), p. 71.
  • [88]
    La lutte anti-corruption est en effet devenue en dix ans un lieu commun de beaucoup de programmes nationaux et internationaux. Cf. Jean-Louis Briquet, Philippe Garraud, op. cit.
  • [89]
    Arnold A. Rogow, Harold D. Laswell, Power, Corruption and Rectitude, op. cit., p. 72-73.
  • [90]
    Cf. les arguments développés à l’égard de l’analyse de Pierre Bourdieu par Michèle Lamont dans La morale et l’argent, les valeurs des cadres en France et aux États-Unis (Paris, Métailié, 1995, p. 213-221).
  • [91]
    Par exemple, Daniel Gaxie, « Enchantements, désenchantements, réenchantements. Les critiques profanes de la politique », dans Jean-Louis Briquet, Philippe Garraud, op. cit., p. 217-240.
  • [92]
    Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2003, p. 341. Comme l’ont montré Jacques Lagroye, mais aussi Daniel Gaxie et Loïc Blondiaux, cette définition est problématique dans la mesure où elle érige en norme la vision de l’univers politique des groupes dominants.
  • [93]
    Robert E. Lane, Political Ideology : Why the American Common Man Believes What He Does, New York, The Free Press, 1962, p. 24-25. « Their reactions to reports of governmental corruption is, generally speaking, a tolerant one, certainly not indignant, not moralistic, possibly insufficiently censorious. It is marked by a belief that the system encourages corruption, that it is somehow “natural” to politics » [« Leurs réactions face aux rapports sur la corruption gouvernementale sont, d’une manière générale, tolérantes, certainement pas indignées, ni moralistes, probablement insuffisamment sévères. Elles sont marquées par la croyance que le système encourage la corruption, qui est d’une façon ou d’une autre inhérente à la politique »].
  • [94]
    On notera qu’un seul chapitre de l’ouvrage collectif de Lupia et al. est consacré au jugement éthique dans les raisonnements sur la politique. La question est abordée dans la perspective du choix rationnel : Norman Frohlich, Joe Oppenheimer, « How People Reason about Ethics », dans Arthur Lupia, Mathew D. McCubbins, Samuel L. Popkin (eds), Elements of Reason. Cognition, Choice and the Bounds of Rationality, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 85-107.
  • [95]
    Jacques Lagroye et al., Sociologie politique, op. cit., p. 443 et suiv.
  • [96]
    Arnold J. Heidenheimer (ed.), Political Corruption…, op. cit.
  • [97]
    Michael Johnston, Political Corruption and Public Policy in America, Monterey, Cole, 1982, chap. 3 :
  • [98]
    L’expression est empruntée à Pascal Tozzi dans son travail de thèse : « Le scandale politico-financier. Éléments d’analyse », thèse de science politique, Université Montesquieu- Bordeaux IV, 2002, p. 112.
  • [99]
    Bernard Manin a souligné combien ce jugement rétrospectif des électeurs sur la politique constituait un mécanisme central d’influence des gouvernés sur les gouvernants dans les démocraties représentatives. Il a également indiqué que ce jugement rétrospectif était loin de s’imposer dans les faits : Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 228 et suiv.
  • [100]
    Dennis F. Thompson, Ethics in Congress. From Individual to Institutional Corruption, Washington D.C., The Brookings Institution, 1995.
  • [101]
    Pascal Tozzi, cité, p. 209.
  • [102]
    Trois études de terrain sont actuellement menées à Levallois-Perret, Béthune et Meudon.
  • [103]
    Michèle Lamont, La morale et l’argent…, op. cit.
  • [104]
    Michèle Lamont, La dignité des travailleurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
  • [105]
    Michael Johnston, « Right and Wrong in American Politics… », art. cité, p. 380-381.
  • [106]
    Michael W. Jackson, Rodney Smith, « Inside Moves and Outside Views : An Australian Case Study of Elite and Public Perceptions of Political Corruption », art. cité, p. 37-38.
  • [107]
    Arthur Isak Applbaum, Ethics for Adversaries : The Morality of Roles in Public and Professional Life, Princeton, Princeton University Press, 1999.
  • [108]
    Dennis F. Thompson, Political Ethics and Public Office, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1987. Cf. également le texte classique de Michael Walzer, « Political Action : The problem of Dirty Hands », dans Marshall Cohen, Thomas Nagel, Thomas Scanlon (eds), War and Moral Responsibility, Princeton, Princeton University Press, 1974, p. 62-82.
  • [109]
    Applbaum conteste l’idée d’une spécificité morale de la sphère politique : Arthur Isak Applbaum, op. cit.
  • [110]
    Maureen Mancuso, The Ethical World of British MPs, op. cit.
  • [111]
    Pour un exposé des multiples risques méthodologiques de la sociologie morale, cf. Patrick Pharo, op. cit.
  • [112]
    Sur ce point méthodologique essentiel, voir les remarques très stimulantes de Mark Philip, « Defining Political Corruption », Political Studies, 45 (2), numéro spécial, 1997, p. 436-462.
  • [113]
    Nous remercions Pierre François, Claude Gautier, Camille Hamidi, Nonna Mayer, Frédéric Ocqueteau et Frédéric Sawicki pour leur lecture d’une première version de ce texte et pour leurs commentaires.
Français

Résumé

Entre l’idéal démocratique d’un citoyen vertueux contrôlant la probité des gouvernants et l’image d’un électeur cynique, la perception de la « corruption politique » par les citoyens constitue un enjeu important du rapport moral à la politique au cœur des débats de sociologie et de théorie politiques. L’article présente un ensemble mal connu de travaux anglo-saxons qui étudient les représentations ordinaires des atteintes à la probité publique. Il en discute les fondements, les méthodes et les résultats pour formuler de nouvelles hypothèses. Sont analysés la variation des perceptions et des classements des transgressions politiques, la fluctuation des formes de réprobation, les ancrages sociaux et économiques de cette faculté de juger ou encore l’existence de formes de consensus normatif.

Philippe Bezes
Philippe Bezes est chargé de recherche au CNRS au Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA, Université Paris II) et chargé de cours à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a récemment publié : « Rationalisation salariale dans l’administration française : un instrument discret », dans Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 71-122 ; « L’État et les savoirs managériaux : essor et développement de la gestion publique en France », dans François Lacasse, Pierre-Éric Verrier, Trente ans de réforme de l’État, Paris, Dunod, 2005, p. 9-40 ; « Le modèle de “l’État-stratège” : genèse d’une forme organisationnelle dans l’administration française », Sociologie du Travail, 4, 2005, p. 431-450. Ses travaux portent sur l’histoire et la sociologie des politiques de réforme de l’État en France et en perspective comparative. Il participe depuis deux ans au programme collectif de recherche sur les représentations de la probité publique dirigé par Pierre Lascoumes (<bezes@hotmail.com>).
Pierre Lascoumes
Pierre Lascoumes est directeur de recherche au CNRS au Cevipof et chargé de cours à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a récemment publié : (avec Patrick Le Galès) Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004 ; (avec Thierry Godefroy) Le capitalisme clandestin, l’illusoire régulation des places-offshore, Paris, La Découverte, 2004 ; et Expertise et action publique, Paris, La Documentation française, 2005. Ses travaux portent, d’une part, sur les transformations contemporaines des politiques publiques, d’autre part, sur les formes de réaction sociale et de régulation publique des comportements transgressifs des élites (responsables économiques et personnels politiques) (<pierre.lascoumes@sciences-po.fr>).
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