CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les élections de mars 2004 relèvent-elles principalement d’un enjeu national ou d’un enjeu régional ? Selon le modèle de « l’élection intermédiaire » de Jean-Luc Parodi, elles dépendraient avant tout d’un enjeu national [1]. Mais, depuis l’élaboration de ce modèle, les régions ont gagné en puissance et le débat sur la régionalisation a gagné en consistance. Les échelles nationales et régionales ne sont pas les seules à l’œuvre. Les cartes et des analyses à une échelle fine mettent également en évidence l’importance des enjeux départementaux, renforcés par les effets d’un mode de scrutin complexe, où les listes régionales sont divisées en sections départementales, emmenées par des têtes de listes différentes. Observer les élections régionales à l’échelle régionale ou départementale ne permet donc que de mesurer le poids de ces personnalités départementales et régionales, en les comparant aux grandes tendances macro-régionales. Mais une telle échelle interdit d’appréhender les logiques infra-départementales. Pourtant, il est indispensable de repérer si les logiques départementales/régionales sont complexifiées par d’autres effets, qui ne s’observent qu’à des échelles plus fines : les logiques rurales/urbaines/périurbaines ; les effets de discontinuités (vallées-plateaux, littoral-arrière pays, etc.) ; des effets transfrontaliers qui s’étaleraient sur plusieurs régions ou départements voisins. En d’autres termes, les cartes de France à l’échelle cantonale permettent d’approcher une vision « continue » de l’espace politique, alors que les cartes régionales ou départementales n’en proposent qu’une vision « discrète », qui rend alors les comparaisons avec des variables socio-économiques particulièrement hasardeuses.

2 Mais l’apport de la géographie électorale ne doit pas se limiter à la seule mise sur pied d’un « cadastre politique » et à l’élaboration de cartes de résultats, aussi précises soient-elles. Elle doit aussi permettre de déceler, via la prise en compte du territoire dans sa grille d’analyse, des phénomènes politiques importants, comme le poids de telle ou telle personnalité ou de l’implantation de tel parti dans les rapports de force politiques au sein d’une région.

3 Parallèlement à cette mise en évidence de l’importance électorale que revêtent les différentes formes de contrôle politique du territoire, la géographie électorale fournit également des outils et des pistes de réflexion pour appréhender les évolutions qui travaillent l’espace politique traditionnel. L’analyse des résultats électoraux, en fonction de la distance aux grandes villes et selon ce que l’on pourrait appeler le degré d’urbanité, permet ainsi d’appréhender certains phénomènes électoraux récents tels que, par exemple, la diffusion du vote Front national vers les espaces périphériques, les difficultés de la gauche en milieu périurbain ou bien encore l’opposition entre la géographie des deux nouveaux courants politiques relativement récents que sont les Verts et CPNT.

Carte 1

Régionales 2004 – Premier tour. Évolution de la droite parlementaire 1998-2004 (en pourcentage des suffrages exprimés)

Carte 1

Régionales 2004 – Premier tour. Évolution de la droite parlementaire 1998-2004 (en pourcentage des suffrages exprimés)

Source : Données du Ministère de l’intérieur. Conception, réalisation : Céline Colange et Jean-Paul Gosset Laboratoire M.T.G. – Université de Rouen

4 À partir de divers calculs effectués sur les résultats nationaux de 2004 aux échelles cantonales et communales, la permanence de certaines formes de notabilité pourra être mise en évidence, mais également l’émergence de clivages socio-politiques nouveaux.

Nouvelles et anciennes notabilités et contrôle politique partisan : les formes traditionnelles de la maîtrise électorale des territoires

5 Les dernières élections régionales ont considérablement redistribué les cartes électorales, avec une quasi-disparition de la droite des exécutifs régionaux. La France des régions a viré au rose, y compris des fiefs historiques de la droite, comme les Pays de la Loire ou Champagne-Ardenne. Le mouvement a été brutal et le « vote sanction », cher aux commentateurs, a été plus marqué que lors des précédentes consultations. Pour autant, à y regarder de plus près (carte 1), on retrouve à l’analyse les territoires de la France de gauche et ceux de la France de droite, tels qu’on les connaît depuis plusieurs décennies.

6 Si les niveaux sont plus faibles, les structures géographiques du vote de droite, par exemple, demeurent assez stables. On voit ainsi nettement apparaître les points d’appuis traditionnels que sont l’Ouest intérieur, la Champagne, la Lorraine, le Pays basque, le sud du Massif central, les Savoie ou bien encore le Léon. À l’inverse, Midi-Pyrénées, le pourtour méditerranéen, la vallée du Rhône, le Nord-Pas-de-Calais ou bien encore le Centre-Bretagne ressortent, comme à l’accoutumé, comme les zones de faiblesse de la droite parlementaire.

7 À un niveau d’analyse plus fin, on retrouve également, malgré les bouleversements enregistrés, la trace de certaines permanences électorales, sous la forme de l’implantation et de l’influence localisée soit d’une personne – on parlera alors d’« effet notable ou personnalité » – soit d’appareils partisans – on parlera alors d’« effet fief ». En traitant de quelques exemples, nous essaierons de montrer, d’une part, comment l’approche géographique peut permettre de détecter ces phénomènes et, d’autre part, leur influence dans la compétition électorale.

L’effet « personnalité » : un atout précieux pour l’UDF dans le cadre de sa concurrence avec l’UMP

8 En concurrence avec l’UDF, l’UMP la surclasse dans toutes les régions soumises à primaire et, comme le montre la carte 2, la domination de la formation chiraquienne est encore plus flagrante à l’échelle du canton.

9 Certaines têtes de liste centristes, fortement implantées localement, parviennent cependant à devancer l’UMP dans leur département respectif. C’est le cas de Sauvadet en Côte-d’Or, Gourault dans le Loir-et-Cher, Morin dans l’Eure, Joncour dans les Côtes-d’Armor, Arthuis en Mayenne ou bien encore de Bayrou dans les Pyrénées-Atlantiques. Ce dernier se place également en tête de la droite dans le Lot-et-Garonne, mais, hormis ce cas d’espèce et comme le montre la carte 2, aucun leader UDF n’est en mesure de s’imposer hors des limites de son département. On décèle bien que Gourault est première dans certains cantons d’Eure-et-Loir, mais cela n’a pas été suffisant pour devancer l’UMP sur l’ensemble du département. Plus préoccupant, au sein même de leur propre département, certaines têtes de listes centristes sont parfois devancées. Le nord de la Mayenne échappe ainsi à Arthuis, l’est de l’Eure à Morin et le sud de la Côte-d’Or à Sauvadet. De la même façon, si Joncour est en tête de la droite dans les Côtes-d’Armor, son avance se concentre uniquement sur l’aire d’influence de Saint-Brieuc, dont il est maire, les cantons périphériques plaçant la liste de Rohan en tête.

Carte 2

Régionales 2004 – Premier tour. Ecart entre l’U.M.P. et l’U.D.F. (en pourcentage des suffrages exprimés)

Carte 2

Régionales 2004 – Premier tour. Ecart entre l’U.M.P. et l’U.D.F. (en pourcentage des suffrages exprimés)

Source : Données du Ministère de l’intérieur. Conception, réalisation : Céline Colange et Jean-Paul Gosset Laboratoire M.T.G. – Université de Rouen

10 Cette simple approche cartographique permet déjà de repérer « visuellement » l’impact de l’effet personnalité sur les rapports de force dans certains territoires et au plan national. Il n’est pas en effet anodin de remarquer que les seules zones dans lesquelles l’UDF a devancé l’UMP sont situées à proximité du lieu d’implantation de certaines figures centristes. Sans ces personnalités, le parti de Bayrou ne se serait imposé nulle part.

11 Une analyse plus poussée des résultats électoraux menée sur l’exemple de François Sauvadet dans le département de la Côte-d’Or confirme et illustre concrètement ces premières intuitions. Nous avons tout d’abord calculé les résultats électoraux pour le premier tour en fonction de la distance des communes concernées par rapport à Vitteaux, fief électoral de François Sauvadet. Ces calculs démontrent que les scores de l’UDF décroissent linéairement au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Vitteaux. La formation centriste obtient ainsi en moyenne 43,5 % dans un rayon de 10 km de cette commune, presque 30 % jusqu’à 30 km, mais plus que 13,5 % à plus de 70 km.

Figure 1

Élections régionales 2004. Premier tour en Côte-d’Or : variation des résultats de l’UDF en fonction de la distance à Vitteaux

Figure 1

Élections régionales 2004. Premier tour en Côte-d’Or : variation des résultats de l’UDF en fonction de la distance à Vitteaux

Ce score, fortement localisé et variant sensiblement en fonction de l’éloignement au lieu d’enracinement du candidat, constitue une première manifestation d’un effet personnalité [2]. Corollaire de cet effet, l’impact négatif sur le résultat des autres formations politiques est inversement proportionnel. En effet, comme on le voit dans la figure 2, plus on s’approche de Vitteaux et plus le score du concurrent direct, dans ce cas l’UMP, diminue. Mais le Front national et la gauche sont également concernés par ce phénomène. Tout se passe donc comme si l’effet personnalité fonctionnait sur l’ensemble de l’échiquier politique et pas seulement sur la formation idéologiquement la plus proche. C’est là une seconde manifestation de cet effet de la notabilité qui draine, au profit du candidat en question, des électeurs de divers horizons, la force d’attraction étant la plus forte à proximité de son fief [3]. Dans le même ordre d’idée, on peut penser que cet effet personnalité a fonctionné parmi les abstentionnistes. On s’aperçoit en effet que, par exemple, dans les territoires où il a été activé au profit de l’UDF, la participation a plus nettement progressé que dans des territoires voisins.
Figure 2

 Élections régionales 2004. Premier tour en Côte-d’Or : Variation des résultats de l’UDF, l’UMP, la gauche et du FN en fonction de la distance à Vitteaux

Figure 2

 Élections régionales 2004. Premier tour en Côte-d’Or : Variation des résultats de l’UDF, l’UMP, la gauche et du FN en fonction de la distance à Vitteaux

Troisième et dernière manifestation de cet effet personnalité (celle-ci découlant logiquement de ce que l’on vient de voir), on observe également que le total de la droite entre les deux tours recule le plus là où l’UDF avait réalisé de très forts scores au premier tour : ainsi en est-il de Bayrou pour les Pyrénées-Atlantiques, Sauvadet en Côte-d’Or, Morin dans l’Eure, Santini dans les Hauts-de-Seine (les deux derniers étant pourtant tête de liste départementale de l’union de la droite au second tour). Une partie non négligeable de l’électorat s’est portée sur un tel candidat au premier tour non pas pour des raisons idéologiques, mais pour des motifs tenant à sa personnalité et à son action locale. Au second tour, le parti du candidat, en l’occurrence l’UDF, a fusionné avec l’UMP ou s’est retiré de la compétition et, fort logiquement, cette fraction d’électeurs n’a pas suivi et est retournée vers ses attaches traditionnelles. Encore une fois, le cas de Sauvadet en Côte-d’Or est des plus éloquents. Comme on peut le voir dans le tableau 1, plus l’UDF a fait un résultat élevé dans un canton au premier tour et moins les reports de voix à droite entre les deux tours ont été bons. Et conformément à la logique territoriale déjà repérée, les pertes par rapport au « total droite théorique » du premier tour sont les plus lourdes à Vitteaux et à proximité immédiate du fief de Sauvadet. À l’inverse, dans des cantons peu soumis à son influence (cantons en italique dans le tableau) et où sa liste n’avait pas obtenu de très bons résultats au premier tour, la qualité des reports de voix est bien meilleure, la quasi-totalité des voix s’étant portée à droite au premier tour s’y retrouvant au second.
Tableau 1

Élections régionales 2004. La qualité des reports à droite dans certains cantons de la Côte-d’Or entre les deux tours

Tableau 1
Cantons UDF 1er tour (en %) UMP 1er tour (en %) Total droite 1er tour (en %) Droite 2e tour (en %) Écart total droite 1er/2e tour Vitteaux 44,5 9,9 54,4 31,2 –23,2 Aignay-le-Duc 47,9 16,1 64 44,6 –19,4 Saint-Seine l’Abbaye 44,7 11,8 56,5 38,4 –18,1 Venarey 34,6 6,5 41,1 23,7 –17,4 Montbard 33,5 5,9 39,4 22,9 –16,5 Précy 32,7 10 42,7 30,1 –12,6 Saulieu 27,1 14,1 41,2 29 –12,2 Pontailler 13,3 21,7 35 31 –4 Seurre 11,2 20,9 32,1 28,8 –3,3 Auxonne 14,3 22,9 37,2 34,7 –2,5 Nolay 14,3 18,8 33,1 31,5 –1,6 Fontaine-Française 11,7 19,8 31,5 33,3 +1,8

Élections régionales 2004. La qualité des reports à droite dans certains cantons de la Côte-d’Or entre les deux tours

Quand le FN s’appuie sur des notables

12 Si la figure du « notable centriste » nous est relativement familière, à tel point qu’elle est constitutive de l’identité de ce type de parti selon la terminologie de Maurice Duverger, il est moins fréquent de rencontrer celle du « notable frontiste ». En effet, la dénonciation des élites et le rejet du parlementarisme (renvoyant au slogan « Sortez les sortants ! », lancé par le mouvement Poujade), très répandus dans le discours de ce parti et parmi ses électeurs, ne prédisposent pas, à première vue, cette formation à utiliser comme ressource politique la notabilité de certains de ses candidats. Pourtant, des processus d’implantation électorale personnelle de ténors frontistes s’apparentent à la construction et à l’entretien d’une position de notable, dans le sens classique du terme. On citera, par exemple, le cas du couple Bompard, qui détient non seulement la mairie d’Orange, mais aussi deux des très rares sièges de conseillers généraux Front national [4].

13 L’analyse des résultats des élections régionales dans une autre région de France, la Basse-Normandie, moins connue pour ses hauts scores frontistes que pour le poids de ses notables sur la vie politique locale, fournit, en la personne de Fernand Le Rachinel, un autre exemple de notabilité frontiste [5]. Le Rachinel est une figure très connue localement. Cet entrepreneur possède plusieurs entreprises, dont une imprimerie à Saint-Lô, qui font vivre directement et indirectement plusieurs centaines de personnes dans la région. Or, il semble qu’il soit parvenu, au fil des ans, à traduire, en terme électoral, son influence personnelle et son « capital social », et à mobiliser, à des fins politiques, les ressources économiques et symboliques dont il dispose, comme n’importe quel notable traditionnel. En effet, fort de sa notoriété et du prestige associé à son statut de chef d’entreprise compétent, Le Rachinel s’est lancé dans la compétition politique avec succès. Il a été élu conseiller régional de Basse-Normandie en 1992 (il était tête de liste FN dans la Manche pour cette élection), député européen en 1994, et ce proche de Jean-Marie Le Pen présidait également la Fédération nationale des entreprises modernes et liberté (FNEML, organisation regroupant des chefs d’entreprises proches du FN). Il a également été, ce qui est beaucoup moins commun, conseiller général du canton de Canisy de 1988 [6] à 2001, date à laquelle il a décidé de ne pas se représenter. La détention d’un mandat de conseiller général et régional est venue accroître sa notoriété, mais aussi son autorité et ses pouvoirs. Grâce aux multiples ressources liées à sa fonction d’élu local (il siégeait dans plusieurs commissions du conseil régional), il a pu développer et se constituer, dans la zone où il exerçait son mandat et ses activités professionnelles, une « clientèle » électorale dépassant largement l’audience traditionnelle de l’extrême droite sur ce territoire [7].

Tableau 2

Comparaison des résultats de Jean-Marie Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2002 et de Fernand Le Rachinel au premier tour des élections régionales de 2004 dans certains cantons de la Manche

Tableau 2
Cantons J.-M. Le Pen 2002 (en %) F.Le Rachinel 2004 (en %) Écart Canisy 15,8 26,6 +10,8 Marigny 12,9 18,3 +5,4 Saint-Jean de Daye 14,5 19,1 +4,6 Tessy 13,9 17,9 +4 Torigny 14,5 18,4 +3,9 Carentan 12,4 15,4 +3 Percy 12,7 15,5 +2,8 Département de la Manche 13,3 14,4 +1,1

Comparaison des résultats de Jean-Marie Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2002 et de Fernand Le Rachinel au premier tour des élections régionales de 2004 dans certains cantons de la Manche

14 En effet, comme le montre le tableau 2, le score de Le Rachinel au premier tour des élections régionales est supérieur à celui de Le Pen à la présidentielle, alors qu’on a coutume de dire que c’est lors des élections présidentielles ou législatives que ce parti obtient ses meilleurs résultats. Et il est d’autant plus intéressant de remarquer que l’écart en faveur de Le Rachinel est maximum dans le canton de Canisy, qui se trouve être son fief. L’écart est également supérieur à l’écart moyen observé au niveau départemental dans tous les cantons de la circonscription (cantons figurant dans le tableau) et notamment dans les cantons qui jouxtent celui de Canisy : Marigny, Saint-Jean-de-Daye et Percy. L’existence de cet écart par rapport au score « national » du parti et le fait que cet écart décroisse concentriquement au fur et à mesure que l’on s’éloigne du fief constitue, à côté de ce que l’on a décrit précédemment avec l’exemple de Sauvadet en Côte-d’Or, une nouvelle manifestation de l’effet personnalité, qui, comme on le voit, fonctionne au profit de différents partis politiques.

Les implantations locales du parti communiste : une planche de salut pour les listes autonomes

15 À l’autre extrémité de l’échiquier politique, le Parti communiste a, semble-t-il, lui aussi utilisé cet effet et s’est fortement appuyé sur ses implantations locales, les restes du communisme municipal et ses sièges de conseillers généraux, lors du premier tour des élections régionales. Fort de ces points d’appui et en mettant à profit un contexte national favorable aux forces de gauche, le Parti est donc parvenu, d’une part, à franchir la barre des 5 % dans quatre des cinq régions où il concourait sous ses propres couleurs [8] et, d’autre part, à devancer l’extrême gauche dans presque tous les départements de ces régions, exception faite de la Haute-Loire, de la Gironde et des Pyrénées-Atlantiques.

16 La prise en compte de l’effet fief, c’est-à-dire l’existence de positions électorales anciennes, la possession de mandats locaux et la capacité à mobiliser sur ces territoires, de par un travail militant, une partie importante de l’électorat, est déterminante si l’on veut comprendre la relativement bonne performance du PC lors du premier tour de ces élections régionales.

17 Pour essayer de rendre compte de cet effet fief, prenons tout d’abord l’exemple de l’Île-de-France. Dans les communes et cantons détenus par le PC, le score obtenu par la liste de Marie-George Buffet atteint 17,5 %, soit plus de 10 points d’écart avec la moyenne régionale. À l’inverse, dans les territoires franciliens non « contrôlés » par le PC, le score n’est plus que de 5,3 % soit juste en dessus de la barre fatidique des 5 %…

18 Autre illustration, l’Aquitaine, la seule région où les 5 % n’ont pas été atteints, est, comme le montre le tableau 3, le territoire sur lequel le maillage politique du Parti (mesuré synthétiquement selon le critère objectif du taux de cantons détenus) était le plus faible [9].

Tableau 3

Nombre de cantons détenus par le PC lors des élections régionales 2004

Tableau 3
Régions Cantons PC en 2004 Nombre total de cantons Taux de cantons détenus par le PC Nord-Pas-de-Calais 27 156 17,3% Île-de-France 51 297 17,2% Picardie 17 128 13,3% Auvergne 13 157 8,3% Aquitaine 15 235 6,4%

Nombre de cantons détenus par le PC lors des élections régionales 2004

19 Enfin, l’analyse cartographique à une échelle fine des résultats électoraux du PC dans ces régions fait également clairement ressortir le poids de l’effet fief, mais aussi, dans certains cas, de l’effet personnalité dont ont pu bénéficier Gremetz dans la Somme, Chassaigne dans le Puy-de-Dôme ou bien encore Bocquet dans le Nord.

20 Dans le Nord-Pas-de-Calais, le département du Nord, dont Bocquet est l’élu, offre 11,3 % de ses voix au PC contre 9,7 % pour le Pas-de-Calais. Au sein de ces deux départements, la géographie des résultats est très contrastée et le score moyen dépend, en grande partie, des pourcentages élevés concentrés sur certains territoires (cf. carte 3). Dans le Nord, la liste PC obtient ainsi des scores très importants dans l’ouest du valenciennois et, notamment, à Saint-Amand (55 %), ville dont Bocquet est le maire, mais aussi à Raismes (57 %) ou bien encore Vieux-Condé (36,5 %). Dans le bassin minier et le douaisis/denaisis, où le PC conserve des mairies et des postes de conseillers généraux, les pourcentages sont également bien supérieurs à la moyenne : 21 % à Marchiennes, 24 % à Bouchain et à Condé, 27 % à Denain et 33 % à Anzin. En revanche, dans le sud du département, les résultats sont moins favorables : 13,5 % à Valenciennes, 9 % à Maubeuge, tout comme dans la métropole lilloise (autour de 5 %) ou à Dunkerque (4 %).

21 Dans le Pas-de-Calais, la liste a également pu s’appuyer sur des fiefs anciens, même si les scores y sont moins forts que dans le Nord (où Bocquet a, semble-t-il, bénéficié d’une prime personnelle) : 32 % à Avion, 23 % à Auchel, 21 % à Carvin et Harnes et près de 20 % à Calais contre 7 % seulement à Boulogne-sur-Mer.

22 En Auvergne, autre exemple, la permanence d’une implantation communiste ancienne et l’ancrage local de la tête de liste expliquent également le vote PC dans cette région (cf. carte 4). L’Allier (14,7 %), bastion du communisme rural, et le Puy-de-Dôme (9,5 %), seul département où le PC a conquis un siège de député en juin 2002 en la personne de Chassaigne, tête de liste aux élections régionales, ont nettement plus voté que le Cantal ou la Haute-Loire. Dans l’Allier, où le PC détient 8 cantons, les meilleurs résultats sont enregistrés dans l’ouest du département, dans la région de Montluçon (circonscription de Goldberg) et dans le bocage bourbonnais (circonscription de Saint-Pourçain, ancien fief de Lajoinie, perdu en 2002). À l’inverse, l’est du département, où la droite et les socialistes sont plus puissants, a moins voté pour le PC. Dans le Puy-de-Dôme, les résultats les plus hauts sont obtenus dans les cantons orientaux du département, qui forment la circonscription dont la tête de liste régionale est l’élu. On remarque également des scores élevés dans le nord-ouest du département, culturellement et sociologiquement proche des « campagnes rouges » de l’Allier.

23 Ces scores encourageants aux élections régionales, obtenus notamment grâce aux réseaux d’élus de proximité que le PC conserve, ne doivent pas masquer les évolutions préoccupantes observées aux cantonales. En effet, sous la pression du PS, en Seine-Saint-Denis ou dans l’Allier par exemple, ou de la droite, en PACA notamment, l’implantation cantonale a été malmenée (le PC accusant une perte nette de 30 cantons sur 140 renouvelables). Cette fragilisation résulte notamment de successions difficiles (Montluçon, Douai, Amiens) ou n’est qu’un des prolongements de la victoire de la droite lors des municipales de 2001 dans certaines villes communistes, comme La Garde, Vigneux, Argenteuil ou bien Drancy.

Carte 3

Régionales 2004 – Nord-Pas-de-Calais. Liste PC seul

Carte 3

Régionales 2004 – Nord-Pas-de-Calais. Liste PC seul

Source : Données du Ministère de l’intérieur. Conception, réalisation : Céline Colange et Jean-Paul Gosset Laboratoire M.T.G. – Université de Rouen
Carte 4

Régionales 2004 – Auvergne. Liste PC seul

Carte 4

Régionales 2004 – Auvergne. Liste PC seul

Source : Données du Ministère de l’intérieur. Conception, réalisation : Céline Colange et Jean-Paul Gosset Laboratoire M.T.G. – Université de Rouen

24 Les élections régionales, couplées avec les élections cantonales, restent donc l’occasion d’un contrôle notabilitaire du territoire électoral. Si les alternances semblent plus brutales aujourd’hui, les principes fondamentaux de la notabilité ne sont pas remis en cause. L’élu local battu a de fortes chances d’être, par la suite, élu à nouveau… La limitation du cumul des mandats est contrebalancée par la multiplication des nouveaux périmètres de responsabilités, dont l’intercommunalité. Si les élus locaux connaissent moins directement les électeurs, l’inverse n’est pas forcément vrai, du fait de l’importance prise désormais par la communication territoriale locale. On pourrait même faire l’hypothèse que la « proximité spatiale » soit, pour une part, une alternative au déclin des proximités partisanes héritées : sans repères idéologiques fermes, au moins pour les élections locales, l’électeur peut tendre à voter pour l’élu le plus proche de lui, au sens littéral du terme. La décentralisation politique appliquée à des modes de représentations territoriales « majoritaires » (élections municipales, cantonales et législatives) risque de renforcer plus que d’éroder ces ancrages locaux.

Les nouvelles formes de contrôle électoral du territoire

25 Le contrôle du territoire électoral n’est, bien entendu, pas le seul fait des candidats, mais également des partis. Il est fréquent d’analyser les évolutions électorales récentes à travers la théorie du réalignement [10]. Dans le milieu des années 1980, les proximités partisanes seraient passées de déterminants portant principalement sur le poids du catholicisme et de la classe socioprofessionnelle à des enjeux davantage basés sur l’immigration et l’insécurité. Ce réalignement expliquerait l’émergence de courants nouveaux, en particulier, le Front national. La principale rupture électorale ne se situerait donc pas en 2002, mais serait le résultat d’un mouvement plus ancien.

26 Si cette évolution semble, en partie, incontestable, elle doit néanmoins être nuancée. D’une part, nous avons vu, ci-dessus, que la vague rose et l’ancrage frontiste n’entraînaient pas pour autant une disparition de la carte électorale traditionnelle. Au contraire, l’étiage électoral de la droite a permis de faire émerger ses pics de résistance : ils restent largement associés aux terres de tradition catholique.

27 D’autre part, il semble abusif d’évoquer à l’échelle française une explication électorale unique. Les théories du réalignement sont principalement basées sur de vastes enquêtes post-électorales qui autorisent des typologies raffinées de comportements politiques d’électeurs. Mais ces enquêtes post-électorales font rarement l’objet de tris géographiques. Les rares études en ce sens concluent chaque fois à l’importance du contexte [11]. Guy Michelat notait ainsi en 1975 : « Un agriculteur d’une région communiste a autant de chance de voter communiste qu’un ouvrier d’une région où le Parti communiste a une faible influence électorale ».

Un ou des réalignements électoraux ?

28 Les bases de données électorales actuelles permettent désormais de comparer données électorales et données sociologiques à un niveau fin [12], en particulier, à partir de corrélations. Le simple calcul de corrélations socio-électorales à l’échelle du canton pour chaque région démontre que les explications qui fonctionnent dans une région peuvent être inopérantes dans une autre (tableau 4) [13].

29 Il convient néanmoins de prendre des précautions à la lecture de ces tableaux. De telles comparaisons ouvrent le risque d’une « erreur écologique », c’est-à-dire de déduire des comportements individuels à partir de données dont on ne connaît que les moyennes collectives. Ce glissement de l’électeur vers l’électorat est un reproche qui a été fréquemment fait aux géographes [14]. En effet, une corrélation positive entre un taux d’agriculteurs et un vote à droite ne signifie en rien que les agriculteurs tendent à voter davantage à droite, de la même façon qu’une corrélation positive entre vote Front national et taux d’étrangers ne signifie pas que les étrangers votent davantage Front national ! Ce n’est pas une relation individuelle directe que la corrélation écologique cherche à mesurer (seules les enquêtes individuelles le permettent), mais comment deux contextes interagissent : « Dans les cantons où l’on trouve davantage d’étrangers, le vote Front national tend à être surreprésenté ». L’approche écologique permet justement de mesurer la dimension contextuelle qui n’apparaît pas dans les enquêtes individuelles : les électeurs frontistes ne votent pas seulement en fonction de ce qu’ils sont (leur classe sociale d’appartenance), mais également en fonction de leur environnement (présence ou non d’étrangers à proximité, par exemple). Les corrélations qui suivent visent donc à mettre en interrelation des contextes sociaux et politiques [15]. Quelques exemples significatifs de corrélations ont été choisis pour démontrer que la clé unique d’explication nationale doit être nuancée.

Tableau 4

Corrélations socio-électorales régionales à l’échelle du canton (entre les résultats aux élections régionales de 2004, premier tour, et le recensement de population de 1999)

Tableau 4
Région FN/taux d’étrangers FN/taux d’ouvriers FN/taux de chômeurs FN/taux de sans diplômes droite/taux d’agriculteurs Droite/taux de cadres droite/taux de diplômés du supérieur gauche/taux d’employés gauche/taux d’ouvriers gauche/taux de diplômés du suprieur Nord-Pas-de-Calais 0,46 0,51 0,50 0,38 0,61 0,44 0,45 0,38 0,30 -0,24 Haute-Normandie 0,15 0,28 -0,10 0,04 0,51 0,16 0,22 0,38 0,21 -0,10 Basse-Normandie 0,21 0,35 0,09 0,50 0,66 -0,39 -0,31 0,50 -0,15 0,45 Bretagne -0,18 0,35 0,05 0,65 0,27 -0,15 -0,20 0,29 -0,35 0,37 Pays de la Loire -0,03 0,10 0,24 0,44 0,71 -0,39 -0,35 0,70 -0,24 0,54 Centre 0,16 0,52 -0,06 0,25 0,36 0,06 0,12 0,37 -0,18 0,24 Île-de-France 0,01 0,72 0,31 0,61 0,01 0,82 0,78 0,69 0,44 -0,40 Champagne-Ardenne 0,15 0,41 0,17 0,48 0,76 -0,05 -0,05 0,35 0,38 0,26 Lorraine -0,07 0,61 0,18 0,43 0,64 0,01 0,06 0,19 -0,10 0,14 Alsace 0,02 0,44 0,04 0,43 0,31 0,13 -0,01 0,58 -0,52 0,60 Franche-Comté 0,27 0,48 0,29 0,45 0,73 -0,29 -0,18 0,29 0,04 0,47 Bourgogne 0,23 0,44 0,20 0,19 0,55 -0,04 0,07 0,17 0,06 0,08 Poitou-Charentes -0,01 0,03 0,36 0,31 0,34 -0,22 -0,10 0,21 0,07 0,37 Limousin 0,12 0,24 0,18 -0,12 0,21 -0,13 -0,13 0,31 0,03 0,28 Auvergne 0,14 0,32 0,09 0,25 0,65 -0,20 -0,07 0,31 0,46 0,14 Rhône-Alpes 0,25 0,62 0,00 0,29 0,27 0,09 0,13 0,27 -0,18 0,26 Aquitaine 0,24 0,42 0,44 0,28 0,31 0,07 0,27 0,23 0,22 0,11 Midi-Pyrénées 0,41 0,47 0,37 0,47 0,62 -0,21 -0,27 0,44 0,04 0,40 Languedoc-Rousillon 0,40 0,61 0,47 0,38 0,55 -0,20 0,39 0,05 0,03 -0,16 Provence-Alpes-Côte d’Azur 0,55 0,38 0,45 0,46 -0,15 0,14 0,32 -0,09 0,03 -0,09 Corse 0,31 0,45 0,24 -0,15 0,07 -0,18 -0,24 -0,28 0,10 0,25 Picardie 0,12 0,28 -0,05 0,03 0,33 0,39 0,44 0,19 0,19 -0,11

Corrélations socio-électorales régionales à l’échelle du canton (entre les résultats aux élections régionales de 2004, premier tour, et le recensement de population de 1999)

Contextes régionaux de vote frontiste

30 Cela est particulièrement vrai pour le Front national. Ainsi, le rapport entre le taux de vote Front national et le taux d’étrangers ne fonctionne positivement que dans quelques régions. Il semble effectif pour le Nord-Pas-de-Calais et les régions du pourtour méditerranéen, Corse y compris. Il est statistiquement sans valeur ailleurs, notamment dans les régions du nord-ouest, de l’Alsace et de la Lorraine, du centre de la France…

31 Les corrélations avec le taux d’ouvriers semblent plus élevées. Elles sont parti-culièrement fortes dans les régions les plus urbaines (Île-de-France, Rhône-Alpes) ou dans celles dont le gradient urbain-rural est particulièrement marqué (Languedoc-Roussillon). Ceci pourrait étayer l’hypothèse d’un vote Front national qui se structure fortement autour de la répartition spatiale des classes populaires. Il est notable que cette explication fonctionne presque partout en France, y compris dans les régions du sud, où l’argument de l’immigration est pourtant souvent mis en avant. Seules les régions de l’Ouest (Poitou-Charentes, Pays de la Loire) n’adoptent pas ce modèle : le taux d’urbanisation y reste inférieur à la moyenne nationale et les périphéries des villes plus aisément accessibles aux urbains. Des géographes ont également pu souligner, dans ces régions de l’Ouest, l’importance des solidarités rurales-urbaines. Le succès de l’intercommunalité et des « pays » en est le reflet. De façon surprenante, les corrélations relative aux taux de chômage inversent ce constat : les cantons où le taux de chômage est élevé ne votent pas davantage Front national dans les régions urbaines (Rhône-Alpes, par exemple). Cette corrélation est même négative dans les régions frontalières de l’Île-de-France (Picardie, Haute-Normandie, Centre, etc.). Ce constat démontre que, si le vote Front national tend à s’implanter dans les cantons populaires, il ne se développe pas spécifiquement dans ceux où la crise économique est la plus accentuée. Les corrélations Front national/chômage fonctionnement en revanche davantage dans les régions du Sud et sont l’une des rares pistes explicatives dans le Nord-Ouest. Pour l’Ouest, le taux d’habitants sans aucun diplôme semble pourtant l’indicateur le plus pertinent, mais ce lien statistique ne fonctionne pas dans les régions périphériques de l’Île-de-France.

32 Pour dresser une brève typologie, le « sur-vote » Front national est concomitant de la sur-représentation des ouvriers dans les régions urbaines et dans le Nord-Est, le taux d’étranger et de chômage n’ayant aucun lien statistique. Dans l’Ouest, ce « sur-vote » est indépendant de la répartition des ouvriers et des étrangers, seul le taux de chômage et le taux « d’absence de diplômes » étant significatifs. Dans les régions du Sud, taux d’ouvriers, de chômage, de présence d’étrangers apparaissent tous les trois significatifs.

Contextes régionaux du rapport droite/gauche

33 Les mêmes oppositions se retrouvent pour la gauche et la droite. Le « sur-vote » à droite reste le plus souvent lié à un environnement rural, dont le taux d’agriculteur peut être un indicateur. Si ce lien est souvent très significatif, aussi bien dans les régions « agricoles » de l’Est (Champagne), de l’Ouest (Pays de la Loire) ou du centre (Auvergne), il souffre de nombreuses exceptions. En Île-de-France, le vote à droite semble davantage lié statistiquement à la sur-représentation de cadres et de diplômés du supérieur, alors que ces tendances ne fonctionnent dans pratiquement aucune autre région (excepté le Nord-Pas-de-Calais). La présence élevée de cadres semble même s’opposer au vote à droite dans les régions de l’Ouest. Ceci ne signifie pas que les cadres ne votent pas à droite, mais qu’ils se concentrent dans des espaces qui votent moins à droite que la moyenne, notamment les villes. En Bretagne, dans le Limousin, en Auvergne ou en Corse (et moins nettement en Provence-Alpes-Côte-d’Azur), la présence de « campagnes rouges » complique également le modèle explicatif traditionnel, aucun des indicateurs retenus n’étant véritablement significatif.

34 Pour le « sur-vote » à gauche, le taux d’employés semble un indicateur significatif, excepté dans les régions méditerranéennes. Cette sur-représentation des classes moyennes semble particulièrement pertinente dans les Pays de la Loire ou l’Île-de-France. À l’inverse, le taux d’ouvrier n’est presque jamais significatif, sauf ponctuellement (Auvergne, Île-de-France). Il est même parfois franchement antagoniste du vote à gauche, comme en Alsace, en Bretagne ou dans les Pays de la Loire. Le lien supposé entre la présence de la gauche et la présence de la classe ouvrière doit donc être désormais non seulement relativisé, mais même être considéré, dans certains contextes régionaux, comme contradictoire. Bien entendu, « en moyenne », les ouvriers continuent de se situer en majorité à gauche : mais cette « moyenne » tend à varier considérablement selon les contextes. Par exemple, à travers une récente étude de l’IFOP [16], on s’aperçoit qu’il existe de fortes disparités, en termes de proximité politique, entre ouvriers ruraux et ouvriers des grandes métropoles, comme l’illustre la figure 3.

Figure 3

La proximité politique des ouvriers selon la taille de leur commune de résidence

Figure 3

La proximité politique des ouvriers selon la taille de leur commune de résidence

35 Le taux d’habitants disposant d’un diplôme supérieur semble, la plupart du temps, un indicateur plus pertinent. Cette variable peut être considérée comme un bon indicateur du taux « d’urbanité » : le taux de hauts diplômés décline avec la distance à la ville, ce qui n’est plus le cas du taux d’ouvriers depuis le mouvement généralisé de périurbanisation. Les régions très urbaines (Île-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Provence-Alpes-Côte-d’Azur) semblent encore fonctionner selon un modèle tradi-tionnel : cantons ouvriers de gauche, cantons de cadres et de diplômés de droite. À l’inverse, dans les régions rurales, le vote de gauche semble suivre la répartition des hauts diplômés et, donc, des villes (Franche-Comté, Basse-Normandie, etc.).

36 On pourrait multiplier à loisir ces calculs. On pourrait aussi descendre d’un niveau et calculer des corrélations à l’échelle des communes pour l’ensemble des départements. Mais l’objectif de ces quelques analyses était principalement de relativiser les moyennes nationales : il existe bel et bien des explications électorales parfaitement contradictoires d’une région à l’autre. Il ne s’agit pas d’isoler ici une somme de « cultures régionales » qui défient l’explication rationnelle. Il s’agit de souligner que les comportements électoraux s’expriment selon les contextes dans des combinatoires variées, dont l’analyste doit tenir compte s’il ne veut pas se contenter de réfléchir sur les comportements d’un électeur moyen et sans « racines », qui n’existe, concrètement, nulle part.

L’implantation régionale des courants politiques « nouveaux »

La diffusion du vote frontiste

37 Vis-à-vis des autres partis, le Front national possède une originalité géographique (carte 5) : il est celui dont la répartition des votes est la plus organisée spatialement. Une simple observation de la carte, comme des calculs raffinés d’autocorrélation spatiale, le démontrent [17].

38 Ainsi, si l’on cherche à modéliser les comportements électoraux et à simuler la carte électorale à partir de critères simples, tels qu’une combinaison entre classe sociale et proximité d’un pôle d’influence, il apparaît assez aisé de reproduire le vote Front national, alors que c’est quasiment impossible pour les autres partis : un peu comme si la localisation des partis les plus anciens en France était le résultat d’ajustements locaux ou régionaux séculaires, alors que la diffusion du vote Front national procéderait selon de toutes autres logiques, plus spatiales qu’historiques [18].

39 Lors des élections régionales de 2004, le score du Front national continue de progresser par rapport aux élections régionales de 1998. Comparer directement son score à celui des élections présidentielles de 2002 et constater sa stagnation serait une erreur, puisque le Front national réalise toujours de meilleurs scores lors des scrutins nationaux. À « scrutins comparables », l’extrême droite continue de gagner des électeurs en France ! Si l’extrême droite confirme son implantation traditionnelle, avec des zones de force concentrées à l’est d’une diagonale Le Havre-Valence-Perpignan, des évolutions se font jour.

40 Première tendance lourde, la « nationalisation » de ce vote et son développement dans des territoires jusqu’à présent peu réceptifs. On assiste, en effet, à une diffusion et une progression en zone rurale [19] et, notamment, dans les cantons excentrés et périphériques. C’est le cas, par exemple, dans l’Orne, la Loire-Atlantique, les Côtes-d’Armor, l’Ille-et-Vilaine, l’Ardèche, la Haute-Garonne, la Nièvre, la Saône-et-Loire, le Limousin, soit autant de zones où le Front national n’avait guère percé jusqu’à présent. Dans la plupart de ces départements, la progression est, de plus, limitée ou nulle dans le chef-lieu, mais prend de l’ampleur au fur et à mesure que l’on gagne les marges du département. Le clivage urbain/rural, déjà repéré lors de l’élection présidentielle, perdure donc aujourd’hui.

Carte 5

Régionales 2004. Evolution de l’extrême droite : 1998-2004 (en pourcentage des suffrages exprimés)

Carte 5

Régionales 2004. Evolution de l’extrême droite : 1998-2004 (en pourcentage des suffrages exprimés)

41 Source : Données du Ministère de l’intérieur. Conception, réalisation : Céline Colange et Jean-Paul Gosset Laboratoire M.T.G. – Université de Rouen

42 Parallèlement, on observe un renforcement, dans certaines zones, des forces de l’extrême droite : Alsace, Vosges, Aube, Vaucluse, Alpes-Maritimes. Se poursuivent également l’implantation et la diffusion dans la grande couronne francilienne élargie, avec des scores à la hausse dans la Sarthe, l’Orne, le Loir-et-Cher, l’Aube, l’Aisne.

43 Il semble que l’absence de liste CPNT dans certains endroits ait profité au Front national, notamment dans la Somme, le Pas-de-Calais ou dans l’Aisne. À l’inverse, la candidature de certains ténors UDF, critiques à l’égard du gouvernement, a, selon toute vraisemblance, contenu ou fait reculer l’extrême droite dans leur fief départementaux. C’est le cas, par exemple, comme on l’a vu à travers l’analyse de la notabilité, de Sauvadet en Côte-d’Or, mais aussi d’Arthuis en Mayenne et Bayrou en Pyrénées-Atlantiques.

44 Enfin, les listes frontistes ont gagné du terrain dans tous les cantons où l’abstention n’avait que faiblement reculé et ont enregistré leurs meilleures progressions dans ceux où l’abstention avait monté de façon importante. La hausse concomitante de l’abstention et du vote d’extrême droite sur un même territoire constitue un symptôme préoccupant du mécontentement et du désespoir qui ont gagné les populations concernées. Comme l’indique le tableau 5, deux types d’espaces apparaissent particulièrement concernés.

Tableau 5

Élections régionales de 1998 et 2004. L’évolution des résultats de l’extrême droite et de l’abstention dans certains cantons

Tableau 5
Départements Cantons Évolution de l’extrême droite Évolution de l’abstention Aube Les Riceys +13,3 +9 Ardennes Rocroi +12,4 +4,1 Ardèche Burzet +11,7 +4,7 Pas-de-Calais Heuchin +10,4 +6,1 Pas-de-Calais Fruges +9,9 +6 Pas-de-Calais Hucqueliers +9,5 +7,3 Haute-Marne Terre-Natale +9 +4,5 Nièvre Donzy +7,7 +4,3 Aisne Bohain-en-Vermandois +7,4 +5,8 Moselle Vic-sur-Seille +7,2 +6,2 Orne Moulins-la-Marche +6,4 +5,5 Hautes-Alpes Saint-Firmin +6,3 +7,2 Manche Juvigny-le-Tertre +6,2 +6,3 France entière +0,7 –4,1

Élections régionales de 1998 et 2004. L’évolution des résultats de l’extrême droite et de l’abstention dans certains cantons

45 Il s’agit tout d’abord des cantons industriels du nord-est de la France, où délocalisations, fermetures de sites et restructurations se succèdent et viennent déstabiliser profondément les sociétés locales. On ne sera pas étonné de retrouver dans cette liste le Pas-de-Calais durement éprouvé (où sont situées Métaleurop, Norauxo [20], etc.), mais aussi les Ardennes, la Haute-Marne, la Moselle ou bien l’Aisne, où le Front national a progressé le plus fortement au niveau départemental (+ 7 points entre 1998 et 2004).

46 Autres territoires cumulant hausse de l’abstention et du vote Front national, certains cantons ruraux très isolés. Dans ces endroits, le sentiment d’abandon, alimenté par le déclin démographique, la crise de l’agriculture et la fermeture des commerces et services de proximité, a grandement favorisé ce double phénomène. Celui-ci touche aussi bien des terroirs de droite (Orne, Manche) que de gauche (Nièvre, Ardèche) et se retrouve un peu partout dans l’hexagone, notamment sur des terres où le Front national n’était pas très implanté jusqu’à présent.

L’évolution de l’extrême droite entre les deux tours

47 Sous l’effet du « vote utile » en faveur de la droite, mais aussi parfois de la gauche, le score du FN a connu, entre les deux tours, une certaine érosion (cf. carte 6). Le recul est le plus net en Picardie, Alsace, Rhône-Alpes et en Île-de-France. À l’inverse, la lecture de la carte cantonale laisse apparaître que, dans d’autres territoires, délimités et bien spécifiques, le parti de J.-M. Le Pen a enregistré une progression, les électeurs de premier tour étant rejoints par de nouveaux soutiens.

48 Comme lors de l’élection présidentielle de 2002, ces « renforts » sont constitués, pour partie, de certains électeurs CPNT. On remarque, en effet, une coïncidence troublante entre les zones de force de ce parti au premier tour et les terres de progression du Front national au second. C’est particulièrement net en Aquitaine, pour le Médoc ou le fief béarnais de Saint-Josse. C’est également le cas en Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon (Ariège, Gers, sud de l’Aveyron, arrière-pays biterrois, lodèvois) ou bien encore en Basse-Normandie (baie d’Isigny). Plus généralement, le ralliement d’électeurs CPNT explique, entre les deux tours, le maintien ou la progression du FN dans des zones rurales excentrées, alors qu’il recule généralement en agglomération et dans les couronnes péri-urbaines. Ces transferts illustrent, par ailleurs, en creux, le fait que, sans la présence de CPNT, la diffusion « en auréole » du vote FN au premier tour dans les campagnes aurait sans doute été plus importante.

49 Mais les « chasseurs » n’ont pas été les seuls à concurrencer le Front national au premier tour et à courtiser des électeurs désirant manifester un certain mécontentement. Nous avons montré que les candidatures des têtes de liste UDF ont pu mordre localement sur cet électorat au premier tour. Les gains du FN au second tour dans le nord de la Côte-d’Or (terre d’élection de Sauvadet), dans l’est du Calvados (dont Augier est l’élu) ou dans certains cantons du Loir-et-Cher (où Gourault avait fait de bons résultats) semblent indiquer que la protestation de certains de ces électeurs, après s’être exprimée par un vote UDF au premier tour, s’est traduite par un vote Front national au second [21].

Carte 6

Régionales 2004. Evolution de l’extrême droite entre les deux tours (en pourcentage des suffrages exprimés)

Carte 6

Régionales 2004. Evolution de l’extrême droite entre les deux tours (en pourcentage des suffrages exprimés)

Source : Données du Ministère de l’intérieur. Conception, réalisation : Céline Colange et Jean-Paul Gosset Laboratoire M.T.G. – Université de Rouen

50 Enfin, s’il apparaît globalement que les marges de progression du Front national entre les deux tours sont davantage situées dans l’ouest du pays, plus rural et votant moins pour le Front national ; la France de l’Est, davantage urbanisée et votant plus à l’extrême droite, voit, quant à elle, les candidats frontistes reculer entre les deux tours (avaient-ils, dans ces territoires, déjà « fait le plein » de leurs voix ?). Cependant, une région fait exception. En effet, le parti de Le Pen a aussi enregistré une progression non négligeable dans le Nord-Pas-de-Calais. C’est notamment dans l’ouest du bassin minier, durement touché par la crise et les plans sociaux, que les gains en voix sont les plus significatifs. Dans ce territoire, comme dans le nord du valenciennois voisin, ce ne sont pas des voix CPNT ou UDF, mais sans doute plutôt un vote populaire (capté par la liste communiste au premier tour, mais moins attiré par une liste d’union de la gauche au second) qui est venu rejoindre les rangs des électeurs frontistes.

Le rapport à l’urbanité : une nouvelle grille de lecture électorale

51 Observer les cartes électorales à l’échelle du canton a permis, par ailleurs, de mettre en évidence une dimension importante de l’organisation spatiale des votes : le rapport à la ville. Incontestablement, il s’agit d’une dimension du comportement qui n’apparaît ni dans le cadre d’analyses écologiques à échelle trop vaste (région, département), ni à travers des enquêtes individuelles. Pourtant, ce rapport semble assez discriminant dans la répartition des résultats électoraux. Au-delà de l’expression électorale elle-même, « la ville » apparaît désormais au moins indirectement comme un enjeu du discours politique lui-même (tel le « cosmopolitisme » revendiqué des Verts contre le « singularisme » du parti de la ruralité [22]). Enfin, la distance à la ville est également une des expressions de l’appartenance à une classe socio-économique, dans un contexte où la mobilité et l’accessibilité sont déterminantes dans la réussite personnelle. À ce niveau, l’étalement périurbain peut autant être considéré comme le vecteur de nouvelles valeurs sociologiques [23] que de nouvelles contraintes économiques.

52 Ce rapport à l’urbanité a pu être étudié en détail pour les élections de 2002 [24]. Les mêmes analyses pour les élections de 2004 offrent des tendances significatives. La méthode consiste à mesurer la distance au centre des 42 aires urbaines métropolitaines de plus de 200 000 habitants, introduisant un nouveau zonage original. Les résultats sont alors exposés sous la forme de graphiques décrivant la variation du vote en fonction de la distance à ces villes. La figure 4 présente ainsi les scores (exprimés en écart au vote moyen national) de trois courants au premier tour des élections régionales (droite, gauche, Front national) [25].

Figure 4

Élections régionales 2004. Vote et distance aux villes des trois principaux courants

Figure 4

Élections régionales 2004. Vote et distance aux villes des trois principaux courants

Source : Ministères de l’intérieur

53 Bien entendu, il ne s’agit que d’une des mesures possibles d’un gradient urbain/ périphérie. D’autres distances auraient pu être privilégiées (en temps, en coût, etc.) et d’autres « pôles » retenus. Néanmoins, l’intérêt de la méthode est de montrer que cet indicateur s’avère très discriminant pour les résultats électoraux. Les trois principaux courants suivent trois courbes radicalement différentes. Le score de la droite se montre relativement indifférent à la distance à la ville. Il est néanmoins légèrement inférieur à sa moyenne entre 0 et 25 kilomètres de la ville et légèrement supérieur entre 30 et 80 kilomètres. Néanmoins, ces écarts sont beaucoup moins marqués que ceux de la gauche : le score de la gauche dans les centres villes est ainsi très largement supérieur à sa moyenne. Pourtant, ce score chute de façon spectaculaire dès la première couronne périurbaine, à 20 kilomètres des agglomérations, pour ne redevenir conforme à la moyenne nationale qu’à une distance de 80 kilomètres. Dans cette vaste couronne périurbaine, la droite comme le Front national devancent largement la gauche. Cette même courbe s’observait déjà en 2002. Lors de ce scrutin, elle avait pu être interprétée comme un rejet du gouvernement en place par des habitants périurbains. Une hypothèse commode pouvait assimiler ces habitants à la frange de la population électorale la moins stable politiquement : un ensemble de classes moyennes alternativement à droite ou à gauche, davantage influencé par les médias nationaux que par des réseaux de sociabilités locaux ou des héritages territoriaux ; un électorat susceptible de basculer d’un scrutin à l’autre, accentuant les tendances nationales, notamment en condamnant plus que la moyenne le gouvernement en place. En théorie, cet électorat aurait donc dû sanctionner la droite lors des élections régionales de 2004. Les calculs démontrent qu’il n’en est rien : le score de la gauche suit en 2004 un gradient d’urbanité proche de celui de 2002. Certes, il convient d’observer les chiffres avec prudence, puisque les résultats de 2002 sont calculés sur le seul vote socialiste (vote Jospin au premier tour) et ceux de 2004 sur l’ensemble de la gauche. De ce fait, le score de la gauche en 2004, plus élevé qu’en 2002, aura tendance logiquement à varier davantage. C’est effectivement le cas, puisqu’en 2004, le score de la gauche est « relativement » plus élevé en ville en 2004 qu’en 2002 et moins élevé dans la zone périurbaine qu’en 2002. Au-delà de ces réserves méthodologiques, il semble clair que l’on n’observe pas, malgré la « vague rose », un retournement massif des habitants périurbains vers un vote de gauche. L’hypothèse, pour ce milieu, d’un « vote d’alternance » qui accentuerait les moyennes nationales est ici invalidée. Les espaces périurbains semblent, sur notre période d’observation, « contre » la gauche, celle-ci obtenant, à l’inverse, un soutien massif en ville.

54 Il s’opère donc bien une socialisation politique spécifique dans le milieu périurbain. Celle-ci ne se structure pas seulement par défaut, faute d’ancrage territorial ou d’homogénéité sociologique, mais elle semble adopter un comportement politique original, à travers une sous-représentation de la gauche et une sur-représentation du Front national. Sur le plan explicatif, on peut clairement y voir un effet sociologique : les classes sociales les plus favorables à la gauche se concentrent en ville et diminuent régulièrement avec la distance à celle-ci [26]. Néanmoins, cet effet sociologique ne suffit pas à expliquer l’ampleur du déficit de voix de gauche dans cet espace. Il faut donc accorder également du crédit aux théories qui font du choix de vie périurbain non seulement une contrainte économique (accession à la propriété au plus près de la ville), mais également le choix d’un mode de vie, principalement basé sur la recherche de « l’entre soi » et de la privatisation de l’espace public [27]. Ainsi, il est significatif que, dans un contexte marqué de rejet d’un gouvernement de droite par les classes touchées par la précarisation, cet effet soit peu ou pas sensible en milieu périurbain. Les élections régionales de 2004 semblent donc confirmer de façon spectaculaire le creusement progressif d’une frontière, certes invisible, entre des villes de gauche et des périphéries proches, conservatrices et surtout protestataires.

55 La distance à la ville permet également de confirmer une autre tendance : la diffusion du vote frontiste par contagion (Figure 5).

Figure 5

Élections régionales 2004. Vote et distance aux villes pour le Front national

Figure 5

Élections régionales 2004. Vote et distance aux villes pour le Front national

Source : Ministères de l’intérieur

56 Le phénomène « d’étalement » du vote pour le Front national vers les périphéries urbaines, déjà observable en 2002, se prolonge, certes légèrement, en 2004. Le graphique offre l’image d’une vague qui se déplace régulièrement et dont le pic est progressivement passé de 20 à 50 kilomètres des centres villes. Il est tentant de voir dans ce glissement le signe d’un accès à la ville de plus en plus restreint au fur et à mesure que les espaces périurbains se comblent et la rente foncière augmente. Si l’on considère que la résidence (et donc le lieu de vote) résulte, en partie, de choix politiques de la part des individus, il ne s’agit plus seulement d’expliquer le vote par le lieu d’habitat, mais également le lieu d’habitat par le vote, ou, en tous les cas, les représentations politiques associées au lieu d’habitat. Selon cette théorie, baptisée « self reproduction » par les anglo-américains [28], cette néo-territorialisation des votes pourrait être principalement due à l’augmentation des ségrégations socio-spatiales, notamment entre les milieux intra-urbains, périurbains et ruraux isolés.

57 Le cas de Paris illustre clairement cette dynamique, avec un déplacement progressif du vote frontiste vers les périphéries hors Île-de-France (cf. carte 5). Cette évolution correspond au schéma classique de l’étalement urbain, qui propage l’influence de Paris de plus en plus loin de la capitale. En raison, notamment, du développement des moyens de transports, du coût élevé du foncier à proximité du centre, du désir d’un meilleur cadre de vie, l’espace des migrations pendulaires s’accroît, intégrant des zones jusqu’ici rurales dans l’aire d’influence directe de la capitale.

58 Dans ce contexte, un des éléments d’explication avancé sur cette dynamique du vote serait que l’arrivée de populations originaires d’Île-de-France dans ces départements de la troisième couronne ferait augmenter le score du Front national. 15 % du corps électoral de cette zone sont en effet constitué d’ex-Franciliens venus se « mettre au vert ». On a pu penser que ces électeurs avaient « voté avec leurs pieds » et qu’ils avaient fui l’agglomération parisienne et ses problèmes de délinquance. Mais, si cette stratégie résidentielle et ce profil de personnes existent, ils sont cependant loin d’être majoritaires. En effet, une enquête réalisée en décembre 2003 auprès d’un échantillon d’habitants [29] de ces départements a montré que la « proximité politique » au Front national était plus de deux fois moins répandue parmi les ex-Franciliens que parmi les autochtones ou les originaires d’autres départements. Le vote Front national dans ces endroits n’est donc pas un vote importé.

59 En revanche, il semble bien que son développement soit lié, pour partie, à un phénomène de diffusion/contagion, comme les cartes le laissaient entrevoir. Symptôme de ce processus, le poids des conversations locales dans le choix d’un candidat apparaît comme assez fort. L’analyse approfondie du sondage « sortie des urnes » réalisé lors du premier tour de la présidentielle de 2002 par CSA [30] révèle ainsi que « les discussions avec des amis, des proches » arrivent en seconde position des moyens d’information les plus cités par les électeurs FN/MNR de ces départements (avec 33 % de citations), à quasi-égalité avec « les émissions politiques à la télévision » (35 %), alors que ces discussions n’arrivaient qu’en quatrième position (avec 21 %, soit un différentiel de 12 points) parmi les électeurs d’extrême droite des autres départements. Ces derniers citaient également la télévision, mais de manière moins importante (25 %, soit 10 points d’écart).

60 Ce fort impact de la télévision, mais aussi et surtout des conversations locales, a « dopé » le nombre des électeurs FN/MNR dans la troisième couronne parisienne ; il a également durci leur vote. De fait, en 2002, si à l’instar des électeurs frontistes des autres régions, ceux-ci citaient également en tête de leurs préoccupations, loin devant tout autre thème, l’insécurité et l’immigration, ils le faisaient encore plus nettement que dans les autres départements. En revanche, un thème moins « territorialisé », comme « la place de la France dans le monde », était moins cité. Signe supplémentaire de cette focalisation plus forte, ici qu’ailleurs, sur l’insécurité, on notera que la composition sociologique de l’électorat frontiste vivant dans l’ombre portée de la capitale diffère de celle existant dans le reste du pays de par une sur-représentation des femmes et des propriétaires, soient deux catégories traditionnellement plus sensibles aux problèmes de délinquance.

61 L’explication de la territorialisation périurbaine des comportements politiques ne repose donc pas sur un déterminisme du lieu, ni même sur un entraînement de la majorité locale selon la minorité, mais par une congruence initiale entre la socialisation politique d’un individu et celles associées au contexte socio-économique (le territoire) dans lequel il choisit de vivre (et de voter). Cette explication apparaît explicitement différente de celles classiquement « écologiques », qui résultent de la superposition de cartes [31] et qui peinent à sortir d’un déterminisme géographique ayant, depuis Siegfried, conduit à marginaliser la géographie au sein des sciences électorales : ce n’est pas le milieu périurbain qui est, en lui-même, « pathogène » et qui pousse le citoyen à progressivement se transformer en abstentionniste-protestataire-nimbyste.

La régionalisation : un enjeu enfin politisé ?

62 La remontée de la participation, après une chute spectaculaire lors des élections régionales de 1992 et de 1998 (- 10 points à chaque consultation), a constitué « l’heureuse surprise » du premier tour des élections de 2004. Les explications avancées ont pu être multiples, telle la volonté de sanction du gouvernement en place, dont on a vu qu’elle était très variable selon les lieux. Mais on peut également penser que l’enjeu régional, qui, il y a encore 6 ans, apparaissait encore comme consensuel et non partisan, a eu un impact non négligeable. Il opposait notamment les jacobins aux décentralisateurs, que l’on trouvait autant à droite qu’à gauche. La reprise à son compte par J.-P. Raffarin de la thématique de la régionalisation et, plus globalement, de la décentralisation, a entraîné ce débat sur un terrain nouveau : celui du maintien d’un service public national et des fonctions régaliennes de l’État contre une « décentralisation » associée dès lors à une mise en concurrence libérale des territoires. Nombre de manifestations urbaines, en particulier dans le service public, ont eu pour cible cette forme de « décentralisation ». Les partisans d’une autre décentralisation (les « alterlocalistes » ?), autour des arguments de la démocratie participative et du développement solidaire local, ont peiné à se faire entendre. Pour le dire autrement, la décentralisation est devenue un enjeu politique. La plupart des citoyens admettent désormais qu’une gestion régionale ou départementale peut être de gauche ou de droite, et non simplement « consensuelle » et « de bon sens »… La géographie des votes, lors d’une élection régionale ou cantonale, ne se résumerait donc plus simplement à la capacité locale des notables à endiguer sur leur nom les tendances nationales de ces élections intermédiaires, mais elle intègre désormais des contextualisations politiques emboîtées que les citoyens connaissement mieux aujourd’hui et ajustent, selon des stratégies multiscalaires, pour effectuer leur choix électoral.

Notes

  • [1]
    Jean-Luc Parodi, « Dans la logique des élections intermédiaires », Revue politique et parlementaire, 903, avril 1983, p. 42-71.
  • [2]
    On retrouve le même phénomène pour le cas d’Arthuis en Mayenne, où le score passe de 46 % à moins de 10 km de Château-Gontier, à 35 % entre 10 et 20 km, puis à 22 % à plus de 70 km. Idem pour de Courson dans la Marne : 45 % à moins de 10 km de Vanault-les-Dames, 30 % jusqu’à 20 km, pour finir à moins de 9 % à 70 km.
  • [3]
    On peut penser de prime abord que le positionnement central de l’UDF sur l’échiquier politique favorise grandement cette capacité à attirer des électeurs de droite et de gauche. Mais on s’aperçoit également que le FN, pourtant éloigné idéologiquement, a aussi pâti de cet effet.
  • [4]
    Serge Etchebarne avait mis en évidence un cas relativement similaire en la personne de J. Durieux dans le Nord (« Le FN dans le Nord ou les logiques d’une implantation électorale », dans Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 284-306).
  • [5]
    Cf. à ce propos Armand Frémont, « La Basse-Normandie conservatrice et la géographie des notables », Hérodote, numéro spécial, « Les géographes, l’action et le politique », 33-34, 1984.
  • [6]
    Il fut élu à l’époque avec 61,5 % des voix, puis réélu en 1992 au premier tour avec 54,5 % des suffrages.
  • [7]
    D’autres cas de ce type, mais s’exerçant à des échelles plus réduites, existent dans l’Ouest de la France. Cf., par exemple, Jérôme Fourquet, « L’impact électoral des notables frontistes en Basse-Normandie et Pays de la Loire », Revue ESO, 17, mars 2002, p. 73-79.
  • [8]
    On exclut ici le cas de l’Alsace et de la Franche-Comté, où le PC avait fait alliance avec le MRC.
  • [9]
    À la lecture de ces chiffres, et en faisant fi des équilibres internes entre les différentes tendances au sein de l’appareil et des rapports avec l’allié socialiste, on est en mesure de penser qu’en Haute-Normandie et en Languedoc-Roussillon, où le PC détenait respectivement 12,5 % (14 sur 112) et 10,8 % (20 sur 186) des cantons, ce dernier aurait peut-être pu risquer d’y présenter des listes autonomes.
  • [10]
    Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, Paris, Presses de Science Po, 2000.
  • [11]
    Claude Dargent, « La notion de culture politique régionale est-elle pertinente aujourd’hui ? », dans Pascal Perrineau, Dominique Reynié (dir.), Le vote incertain, les élections régionales de 1998, Paris, Presses de Sciences Po, 1999 (Chroniques éléectorales), p. 41-69 ; Michel Bussi, « L’espace négocié. Démocratie électorale et développement local », mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université de Rouen, décembre 2001.
  • [12]
    Céline Colange a mis au point une base de données socio-électorales à l’échelle du canton et de la commune (laboratoire MTG-FRE CNRS IDEES) : élections de 1995 à 2004 et recensement INSEE de 1999. Elle a résolu spatialement l’épineuse question de la superposition des cantons électoraux et des cantons INSEE.
  • [13]
    Pour chaque région, des corrélations entre différents courants politiques et différentes variables socio-économiques ont été calculées. Le tableau 14 présente pour chaque région différents coefficients de corrélation socio-électoraux.
  • [14]
    Michel Hastings, « Les démiurges de l’introspection cartographique », Politix, 5, 1989, p. 74-78. En ligne
  • [15]
    Une limite méthodologique à ces corrélations doit être signalée : pour faire correspondre les cantons INSEE aux cantons électoraux urbains, il est nécessaire de les agréger dans des ensembles plus vastes, ce qui diminue en ville le nombre d’unités spatiales sur lesquelles les corrélations sont calculées.
  • [16]
    « Le positionnement politique du monde ouvrier », étude réalisée auprès d’un échantillon de 55 000 personnes issues de foyer dans lequel le chef de ménage est ouvrier, personnes interrogées par téléphone entre 1999 et 2004, étude publiée dans L’Humanité Hebdo du 22-23 mai 2004.
  • [17]
    Frédéric Girault, Michel Bussi, « Les organisations spatiales de la ségrégation urbaine », L’Espace géographique, 2, 2001, p. 152-164. En ligne
  • [18]
    Michel Bussi, Patrice Langlois, « The Organisation of the Electoral Behaviours : A Spatial and Socio-Economic Model », 13e colloque européen sur la « Theoretical and Quantitative Geography », 5-9 2003, Lucca, Italie.
  • [19]
    Une récente étude réalisée par l’IFOP indiquait que l’audience du FN parmi les agriculteurs avait doublé depuis 1999. Cf. « L’orientation politique du monde agricole à la veille du salon de l’agriculture », Le Figaro, 28 février 2004.
  • [20]
    À Harnes où est située l’usine Norauxo, le FN a progressé de 10 points par rapport à 1998 pour atteindre 32 %.
  • [21]
    À l’analyse des cartes, il ne semble pas qu’on ait eu à faire au même phénomène en Île-de-France, où la candidature Santini a sans doute davantage mordu sur le centre-gauche que sur un électorat protestataire tenté par le FN.
  • [22]
    Michel Bussi, Céline Colange, Jérôme Fourquet, Loïc Ravenel, « Le vote comme expression des nouvelles frontières et inégalités rurales/urbaines », acte du colloque de Poitiers « Nouvelles frontières rurales/urbaines », 4-6 juin 2003.
  • [23]
    Jacques Lévy, « Périurbain : le choix n’est pas neutre », Pouvoirs locaux, les cahiers de la décentralisation, 56, 2003, p. 35-42.
  • [24]
    Loïc Ravenel, Pascal Buleon, Jérôme Fourquet, « Vote et gradient d’urbanité : les nouveaux territoires des élections présidentielles de 2002 », Espace, populations, sociétés, numéro spécial « Populations, élections, territoires », 3, 2003, p. 469-482.
  • [25]
    Les scores sont le résultat du cumul des votes pour les différentes listes de droite, ou de gauche, dans une région.
  • [26]
    Loïc Ravenel, Pascal Buleon, Jérôme Fourquet, « Vote et gradient d’urbanité… », art. cité.
  • [27]
    Jacques Lévy, art. cité.
  • [28]
    Peter J. Taylor, Ron J. Johnston, Geography of Elections, Harmondswoth, Penguin Books, 1979 (Geography and Environnemental Studies).
  • [29]
    Enquête IFOP réalisée par téléphone en décembre 2003 auprès d’un échantillon de 800 habitants des départements de l’Oise, l’Eure, l’Eure-et-Loir, Loiret, Yonne, Aube et Marne.
  • [30]
    Échantillon national représentatif de 5 000 électeurs ayant été voter.
  • [31]
    Hervé Le Bras, Une autre France, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Hervé Le Bras, « Qui vote pour qui ? », La Recherche, 357, octobre 2002, p. 32-37.
Français

Résumé

Les résultats des élections locales sont souvent marquées en France par l’importance des effets de notabilité. C’est également le cas pour les élections régionales de 2004, en particulier pour certains partis, comme l’UDF ou le parti communiste, mais également parfois pour le Front national. Néanmoins, les élections de 2004 confirment aussi l’émergence de nouveaux enjeux spatiaux. Les explications nationales doivent être nuancées en fonction des contextes régionaux. Mais surtout, le « gradient d’urbanité » semble s’affirmer comme une variable discriminante du comportement électoral, en particulier pour les espaces périurbains, caractérisés par un sur-vote pour les partis protestataires et un « rejet » de la gauche gouvernementale. Le recours à la carte électorale nationale à l’échelle du canton et à des méthodes d’analyses spatiales s’avère un outil utile pour mesurer les anciennes comme les nouvelles formes de contrôle de l’espace électoral.

Michel Bussi
Michel Bussi est professeur à l’Université de Rouen, directeur du laboratoire MTG-FRE CNRS IDEES. Il est l’auteur de « Pour une approche comparative des élections », Espace, populations, sociétés, numéro spécial « Populations, élections, territoires », 3, 2003, p. 427-444, et « Le vote Saint-Josse : la protestation en campagne », dans Colette Ysmal, Pascal Perrineau, (dir.), Le vote de tous les refus, Paris, Presses de Sciences Po, 2003 (Chroniques électorales), p. 311-338. Il a récemment publié (avec D. Badariotti) Pour une nouvelle géographie du politique. Territoire, démocratie, élections, Paris, Economica, 2004 (Savoir et savoir-faire en géographie). Ses recherches portent sur la géographie de la démocratie, la géographie urbaine et le développement local (<Michel.bussi@univ-rouen.fr>).
Jérôme Fourquet
Jérôme Fourquet est directeur d’études à l’IFOP. Il a notamment publié (avec M. Bussi, M. Colange, L. Ravenel) « Le vote comme expression des nouvelles frontières et inégalités rurales urbaines », acte du colloque de Poitiers « Nouvelles frontières rurales urbaines », 4-6 juin 2003, et (avec L. Ravenel, P. Buleon) « Vote et gradient d’urbanité : les nouveaux territoires des élections présidentielles de 2002 », Espace, populations, sociétés, numéro spécial « Populations, élections, territoires », 3, 2003, p. 469-482. Ses recherches portent sur les comportements électoraux et sur l’opinion publique (<Jerome.fourquet@ifop.com>).
Loïc Ravenel
Loïc Ravenel est maître de conférences en géographie à l’Université de Caen (laboratoire GéoSysCom-FRE CNRS IDEES). Il a notamment publié (avec M. Bussi) « Écologistes des villes, écologistes des champs. Analyse spatiale du vote Verts et Chasse, pêche nature et traditions », Cybergéo (<http://193.55.107.45/Ectqg12/bussi/ bussi.htm>), 2005, 18 décembre 2001 ; (avec J. Fourquet, M. Bussi, C. Colange) « Le vote comme expression des nouvelles frontières et inégalités rurales urbaines », acte du colloque de Poitiers « Nouvelles frontières rurales urbaines », 4-6 juin 2003, et (avec J. Fourquet, P. Buleon) « Vote et gradient d’urbanité : les nouveaux territoires des élections présidentielles de 2002 », Espace, populations, sociétés, numéro spécial « Populations, élections, territoires », 3, 2003, p. 469-482. Ses domaines de recherches portent sur la géographie du sport, la géographie électorale et sur l’analyse spatiale (<ravenel@geo.unicaen.fr>).
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