Sa voix, étant de la musique fine,
Accompagnait délicieusement
L’esprit sans fiel de son babil charmant,
Où la gaîté d’un cœur bon se devine.
Ouverture
1 Le jeu libre, sans règles, est un espace de création, au cœur de l’expérience artistique, certes, mais aussi de l’acte psychanalytique. Winnicott en revient toujours là : le rôle du psychanalyste et sa méthode, ou comment l’analyse se cherche, s’invente et se trouve en gardant à l’expérience de la cure son plein potentiel de créativité et de jeu.
2 Mais, pour certains patients, le cadre analytique est redouté, parce qu’incitant moins à jouer avec le feu du sexuel au service de la vitalité psychique, que mettant dangereusement le feu aux poudres des absences ou des excitations laissées en l’état, primaires, inorganisées. Ici, point de jeu dans le sens de Winnicott, pour le plaisir de penser, mais plutôt dans l’idée freudienne du jeu de la bobine, un jeu pour maîtriser, pour soigner, panser le trauma.
3 Quand la parole hésite entre sexualisation et désexualisation excessives, et quand une certaine transitionnalité fait défaut dans la « situation analysante » (Donnet, 2006), comment favoriser la capacité à imaginer et concevoir un objet, avec lequel puisse s’instituer une relation de type affectueux, « témoignant de ce que la fiabilité est en train d’être introjectée » (Winnicott, 1951, p. 109) ?
Premières rencontres
4 C’est sur l’indication d’une psychiatre que Juliette me contacte. Hésitant à prescrire à nouveau un traitement antidépresseur, cette collègue lui propose plutôt une démarche analytique et reste un recours si besoin.
5 Bien qu’effectivement ralentie, Juliette est une jeune femme à l’esprit vif et acéré, traquant la moindre de mes réactions. Je me sens littéralement dévoré du regard, et peut-être plus encore dévoré par son écoute, grande ouverte, aux aguets du plus petit soupir, du moindre changement dans l’assurance de ma voix ou dans ma façon de reprendre un mot.
6 Dès la première rencontre, je suis prévenu : l’analyse elle connaît, sa mère en a fait une d’une dizaine d’années et « ça n’a pas donné grand-chose ». Et sur un air de défi, elle me dit : « J’ai vu plusieurs de vos collègues, et ça n’a jamais duré plus que quelques rendez-vous. »
7 Elle a vingt-cinq ans. Je lui en aurais donné plus. Elle fait très mature. Elle est célibataire, « et c’est pas prêt de changer ». Elle vient pour sa rechute dépressive, ce qu’elle appelle les « bugs à répétition » dans sa vie : « Globalement ça va, mais c’est toujours un peu lourd. J’ai sans cesse l’impression d’être en deuil. Au bout d’un moment c’est chiant. »
8 Et il y a sa thèse. Totalement à l’arrêt. Elle est « bloquée », « tétanisée ». Elle se dit « figée ». Elle ne peut plus penser, réfléchir, travailler. C’est le vide dans sa tête, une sensation de « vertige », de « délitement ». Comme en deuxième année de prépa, lorsqu’elle a raté de peu les oraux, alors qu’elle était admissible aux plus prestigieux concours d’écoles d’ingénieur.
9 Et puis, les situations de changement sont « compliquées ». Depuis la maternelle, chaque début d’année scolaire a été difficile. « C’est plus ou moins catastrophique selon les fois ». Le plus « spectaculaire », ça a été son passage du collège au lycée, qui l’a conduite à être hospitalisée pour une dépression sévère. Ensuite, quasiment à chaque rentrée, elle a dû « avaler le paquet complet », comme elle dit, anxiolytiques et antidépresseurs.
10 Ces « bugs », ces « accidents » à répétition, lui évoquent un épisode de Babar qui, enfant, l’a marquée : « Une course de vélos autour de Célesteville. Un certain nombre de “Terreurs” mettaient des bâtons dans les roues des concurrents, et s’arrangeaient pour faire dérailler toutes les équipes. Ils étaient redoutables. Au fur et à mesure c’était l’hécatombe partout. »
11 Quelque chose dans ces mots de « Terreurs », d’« hécatombe », m’interpelle autant sur le versant sadique que mélancolique. Dans le même temps, je note chez Juliette certaines capacités d’hystérisation, associées à quelque chose de très proche des perceptions et de la sensorialité. Je remarque notamment que, à chaque début de séance, elle jette un regard appuyé sur le piano à queue installé dans mon cabinet.
12 Les premiers entretiens en face-à-face sont pénibles. Elle vit mon regard et mes questions comme des menaces. Soufflant, rouspétant, elle dénigre le moindre lien que je lui propose, ou invitation à laisser faire le jeu des associations. Entre son attitude très opposante, sur ses gardes, et moi, non moins sur mes gardes mais volontaire, durant ces premières séances je me trouve particulièrement maladroit. Rien ne marche. Je lui pose des questions, je tente de relancer ? Je me fais renvoyer dans les cordes. Je me tais complètement ? Alors là, c’est la panique, une angoisse qu’elle ne peut supporter.
13 Quelques séances plus tard, l’évocation d’une dispute en voiture entre ses parents me questionne beaucoup. Elle a une vingtaine d’années. Un camion veut les doubler. Son père décide de ne pas le laisser passer. Sous la pluie battante il accélère, accélère. Le camion aussi. Sa mère à l’avant est paniquée. « Arrête, arrête, hurle-t-elle, laisse-le te doubler. » – « Non ! Hors de question. » « Ralentis, j’ai peur. Arrête, je t’en supplie. » Rien n’y fait, il continue à accélérer. Finalement, le camion les double, son père sort de l’autoroute, grille un stop, s’arrête, et passe le volant à sa femme. Mais c’est plus dangereux encore, dit Juliette, car sa mère n’y voit rien. Juliette sort alors de derrière, prend le volant, et le trajet se termine dans un « silence de mort ».
14 Elle sentait bien qu’il y avait quelque chose de dur en elle, de fermé. À son ton de voix froid et cassant, elle se doutait qu’elle était affectée par tout ça, mais elle ne ressentait rien, aucune émotion, même pas de la peur.
15 Sans transition, comme pour éviter une évocation traumatique trop proche, elle s’interrompt brutalement. Elle se dit très désarçonnée par notre situation présente. Très agacée elle m’invective : « Vous allez dire des “oui”, des “hum”, tout le temps comme ça ? »
16 À vrai dire, je ne choisis pas de me taire. La violence dans le ton de sa narration, dans sa capacité de reviviscence de cette scène de terreur, me laisse sans voix, dans un vécu d’étrangeté sidérante. J’étais dans la voiture. Glacé par cette réédition traumatique, proche d’une angoisse à laquelle, pourtant, elle dit ne pas avoir accès. Rien ne distinguait le fantasme de l’événement. J’étais capté, happé, par la description d’une réalité figée, évoquée à l’identique (de M’Uzan), sans jeu fantasmatique. Une réalité détransitionnalisée (Janin, 1996).
17 Je finis cette séance, sonné par la charge des poussées pulsionnelles qui sortent hors du refoulement sous cette forme hallucinatoire. Je ne souhaite vraiment pas revivre ça et me dis que je ne vais pas pouvoir continuer à la suivre. Ceci dit, je dois bien reconnaître que Juliette a un vrai talent pour me transmettre le traumatique qu’elle dit ne pas avoir vécu ! Et puis, il y a eu l’évocation de Babar…
18 Au fil des séances, elle se décrira comme ayant été une enfant « froussarde », « pas très soluble en collectivité ». Solitaire, elle a le souvenir d’avoir passé des heures à bouquiner dans sa chambre et avoir fait beaucoup de piano.
19 Celui dont elle parle le plus, c’est son père : frustre, « taiseux », « peu cultivé », n’ayant pas fait d’études. Il passe ses journées dans son bureau, « abruti, en mode zombie » devant l’écran de son ordinateur. Quand elle lui parle, elle se demande s’il l’écoute, comme s’il était dans le vide. « Quel crime » a-t-elle a bien pu commettre, s’est-elle souvent demandé ?
20 Car ce n’était pas comme ça avant. Petite, ils s’entendaient très bien tous les deux. Mais, ça s’est gâté soudainement. Vers six-sept ans il y a eu un revirement complet. Alors qu’il lui accordait cent pour cent de son attention, d’un coup, c’est comme s’il avait disparu. Il était bien là, mais il n’était plus accessible. Déprimé ? En tout cas, Juliette note que ça coïncide avec le décès de sa grand-mère [1]. Mais, comme elle dit, ça reste « une bulle de secret dans les limbes ».
21 C’est comme le décès brutal de sa nourrice, à ses deux ans. Elle adorait aller chez cette nourrice. Ça a précipité son entrée à l’école maternelle. Là non plus, elle n’avait pas compris ce qui se passait. Sa mère avait dû lui dire qu’elle était morte, « et ç’en est resté là ».
22 Sa mère. C’est la grande absente de ces premières séances. Petit à petit, pourtant, Juliette arrive à en parler. Sa mère l’agace. Toujours à imaginer le pire, avec un besoin permanent de réassurance. Chaque fois que Juliette a un problème, ça devient « Le » problème de sa mère. Elle la surprotège. Mais, là aussi, ça n’a pas toujours été comme cela. Juliette a l’impression que jusqu’à ses six-sept ans, sa mère n’était jamais présente, jamais visible. Il y a quelque chose qu’elle ne comprend pas dans cette absence. Quelque chose qu’elle note surtout par la très grande présence de son père qui, à sa naissance, a subitement arrêté de travailler pour s’occuper d’elle.
23 Elle se rappelle tout de même le rituel des chansons que sa mère lui chantait pour l’endormir. Ces chansons, Juliette les réclamait, les attendait avec impatience. Une en particulier, qu’elle aimait beaucoup. Une berceuse, « Bébé loup », qu’elle connaît encore par cœur. Une autre aussi que sa mère aimait beaucoup chanter, mais que Juliette détestait. Cette berceuse disait : « Quand tu seras grande bercée par la vie, je ne verrai plus les reflets de tes rêves. Mais, ce soir encore, tu es si petite, je berce ton cœur d’un amour infini. L’hiver a chassé les oiseaux de leurs nids. » Elle commente : « Sous-entendu, il y a un moment où on se fait éjecter. Et c’est l’hiver, donc globalement c’est pas sympa ce qui nous attend dehors. Et puis en plus ça déprimera ta mère que tu t’en ailles. Super jackpot ! »
24 À la même période que celle où Juliette m’évoquait ces berceuses, j’ai écrit pour la Rfp un article : « Des chansons de l’enfance à l’écoute analytique » (Ferveur, 2015). Aujourd’hui, je me dis que ce processus de réflexion et d’écriture latéralisé était évidemment pris dans la dynamique contre-transférentielle, et a certainement favorisé quelque chose d’une re-transitionnalisation et d’une relance silencieuse des processus tertiaires (Green, 1972) ; relance indispensable pour la survie de ce début de cure.
25 Peu à peu, je me fais la représentation d’une mère ayant traversé un long épisode dépressif post-partum, et d’un père ayant dû prendre, dès la naissance de Juliette, le relais maternel. Puis soudainement, l’inverse. Un papa en dépression, effondré – un père « mère-morte » d’une certaine façon –, et une maman qui réapparaît dans un excès d’attention et de préoccupation maternelles inadéquates, laissant à Juliette l’impression d’avoir été une « enfant artificielle », soutien narcissique devant se conformer à un idéal : toujours première en classe, une enfant sage. « Trop sage », se dit-elle : « Même la poupée, j’y jouais jamais. »
26 Sage ? Je repense aux premières séances où le ton était donné d’emblée, sur un mode d’analité primaire musclée, cramponnée qu’elle était à son malaise.
27 Ce qui me frappe, c’est qu’elle refuse les objets, et se protège contre les pertes en ne s’engageant pas. À peine arrivée elle commence par m’envoyer promener, en me signifiant que je ne tiendrai pas le coup. En tout cas, désormais, je comprends différemment les remarques acerbes des premiers entretiens. Des remarques pour que je n’aie pas envie de la suivre, modelé conformément à son désir. J’entends alors ses « non » répétés en séances comme une manière de défendre ses propriétés. Un « non », dès lors, à valeur de marchepied dynamique, dont nous allons certainement pouvoir faire quelque chose.
28 Progressivement, de nouvelles figures vont apparaître. Tout d’abord son grand-père maternel dont elle était très proche. Un grand père blagueur, joueur, amateur d’art, et pianiste. Une imago, très idéalisée, qui a dû être pour Juliette particulièrement nécessaire à sa construction narcissique. Il est mort d’un cancer foudroyant quand Juliette avait dix ans, ça a été une perte terrible pour elle.
29 Puis, son directeur de thèse, éminent préhistorien, pour lequel elle oscille entre admiration et rejet. Une partie de sa thèse va traiter de la construction du savoir en archéologie, et particulièrement de « la difficulté à analyser les traces fossiles anciennes ».
30 Résonant avec les aspects mélancoliques qu’elle présente, ma vague intuition première me revient, sous les contenus aux aspects œdipiens, Juliette craint de déterrer de terrifiantes traces fossiles traumatiques. Mais cette mélancolie, ce vide dépressif, me laisse perplexe. Je me demande si cette dépression, elle l’a vraiment subie ou si elle s’en est emparée. Ce vide est-il bien le sien ? Ou est-ce celui de sa mère ? M’envoie-t-elle dans les cordes comme elle a pu voir sa mère dans les cordes ? Ou bien faut-il chercher du côté de l’identification à son père mélancolique (Freud, 1915, p. 42) ? Deux façons de lire les choses.
31 Par certains aspects, la mélancolie de Juliette paraît en lien avec un informe, un non-intégré primaire, issu d’« impressions » restées en souffrances (Freud, 1939, p. 158) liées à l’absence et au vide maternel. Mais, par d’autres côtés, cette mélancolie paraît plus secondaire que primaire : une mélancolie « d’emprunt », pour reprendre les termes de Freud dans Le Moi et le Ça (1923, p. 293), par identification hystérique à la mélancolie maternelle. Elle n’a pas pu avoir sa mère pour elle, elle la devient, donc.
32 Mais j’ai aussi en tête qu’il y a eu tout de même des moments de connivence, de rires partagés, d’excitation vivifiante via certaines berceuses ; de bons moments aussi avec son père, son grand-père, sa nourrice. De bons moments, certes, mais aujourd’hui, endeuillés : un père comme mort, « en mode zombie », un grand-père et une nourrice décédés brutalement. Et que penser du décès de sa grand-mère paternelle, « méconnue [2] », qu’elle ne voyait que très rarement, et dont la mort a eu un si grand effet dépressogène sur son père, une dépression restée « dans les limbes » ?
33 L’évocation de sa thèse, lui fait penser à un rêve : elle n’a presque plus de dents. Il ne lui reste que les molaires du fond. Elle a une dent en main. C’est plus comme un plombage avant un implant. Mais elle n’a pas la gencive lisse, sans dent. Il y a comme des trucs irréguliers qui pourraient ressembler à des petites piques, ou des dents de requin.
34 Elle associe. En préhistoire, la dent c’est un élément important qui permet de tirer beaucoup d’informations pour reconstituer le passé :
35 – Cette dent dans la main, elle tendrait à suggérer quelque chose ? Un plombage ou un insert, comme un intermédiaire, un indice de quelque chose à décrypter, un bout de puzzle.
36 J’essaye alors cette intervention :
37 – Une prothèse. Ne restent que les molaires. Comme si les dents de lait étaient tombées. Plus besoin de prothèses, les petites dents tranchantes commencent à pousser sous la gencive.
38 Elle répond :
39 – Ces dents du fond. Elles valent comme une réserve d’énergie et de puissance. Comme de grosses dents bien solides, qui sont là pour éviter d’être complètement édentée. Le côté puissance de mastication, de broyage, et de digestion.
40 Au fil des séances, je note que Juliette a moins besoin de moi comme fonction parentale à tenir à l’œil et à l’oreille. Elle commence à apprécier mon mélange de présence et de discrétion dans une distance acceptable. Je nous sens près pour le dispositif du divan. Non sans avoir à négocier ! Elle discutera âprement le cadre des trois séances, et sous la menace d’arrêter complètement, je concèderai que nous pouvons commencer à deux séances, en gardant en tête la troisième.
Sexualité infantile, y es-tu ?
41 Au début de l’analyse allongée elle reviendra sur sa dépression en seconde. D’un coup elle s’est retrouvée « hyper-dépendante », comme si elle avait trois ans. Ça l’angoissait quand sa mère devait s’éloigner. Elle avait besoin de l’entendre toute proche : « Comme une bougie qui s’allume progressivement dans le noir. Comme les tout-petits qui n’arrivent pas à laisser partir leur maman [3] ».
42 J’ai en tête que Juliette avait une mère sans parole, juste présente en chansons, et un père qui s’est retiré de la parole dans le mur de la dépression. Je me doute donc que perdre l’investissement de mon visage ne sera pas sans effets.
43 Le dispositif allongé lui convient bien. Presque trop bien. Heureusement, plusieurs « expressions latérales » (Denis, 2010) d’un transfert qui devient trop brûlant vont venir tempérer les choses et me permettre des interventions très inattendues, en route vers la sexualité infantile.
44 Elle s’est inscrite à un club d’escalade, et elle espère qu’il ne va pas lui passer par la tête de tomber amoureuse de Vincent, son moniteur : « Ça serait une très mauvaise idée. Il est marié. C’est juste pas possible du tout. »
45 Et elle conclut : « Il y a quelque chose de chelou là-dessous. »
46 Quand Vincent passe derrière elle pour l’aider à débloquer un passage difficile, elle sent que ça la trouble. Elle voit bien qu’elle est très attentive à ce qu’il dit.
47 Elle sait qu’avant de devenir moniteur d’escalade il a fait des trucs un peu « relou ». Qu’est-ce qu’elle lui trouve, se demande-t-elle ? Peut-être « une espèce de pétillance dans le regard ». En tout cas, il est « très à l’écoute des arguments des autres et très réglo », et elle ajoute : « Tant que ça reste de l’ordre de subir le charme de quelqu’un et d’en profiter, ça va. Mais faudrait pas que ça s’enracine, sinon ça va me bloquer. »
48 Je réponds : « Faut que ça reste réglo. »
49 – Je sais que ça va rester réglo, mais il ne faudrait pas non plus que ça devienne trop superficiel.
50 – Si ça reste dans un cadre réglo, ne pas être superficiel, ça fait partie du jeu.
51 – Si c’est un jeu, oui. Mais ça peut quand même faire mal de s’attacher comme ça à quelqu’un. Ça me fait peur. Cette peur, j’ai l’impression qu’elle remonte à loin.
52 Je la sens alors partir dans ses pensées. Moi aussi, je lâche ma vigilance. Imperceptiblement une ritournelle s’impose à moi, entêtante ; une comptine liée aux sonorités chelou, relou, bébé loup. Je sens qu’il ne faut pas que je réprime cette évocation musicale qui ne me lâche pas. Aussi je lui propose en fredonnant : « Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup y est pas. » Amusée, elle enchaîne en chantonnant aussi : « Si le loup y était, il nous mangerait. Mais comme il y est pas, il nous mangera pas. »
53 Pourquoi ai-je agi comme cela ? Mon premier réflexe a été de fortement culpabiliser. Comment a-t-elle entendu cet agir ? Sur le registre de la sexualité infantile ? Ou dans la séduction ? D’ailleurs, est-ce que je peux le qualifier d’agir ? Sur le moment ça me paraissait parfaitement synchrone avec tout ce qui était condensé dans ce « relou-chelou ».
54 Est-ce que ça gêne le processus ? De ce point de vue-là, j’ai le sentiment qu’au contraire elle profite de ce que je lui apporte comme investissement libidinal et de complémentarité dans notre « travail en double » (C. et S. Botella). Elle peut mettre en mots tout ça, même conclure en chantant. Il y a séduction certes, mais une séduction suffisamment tempérée pour me permettre d’être présent sans l’être trop.
55 Élément canalisant, mon « Promenons-nous dans les bois » m’apparaît davantage comme un moment fécond, initiant un chemin pour aborder les rivages de la sexualité infantile, dans un registre suffisamment décalé pour être acceptable. Une sorte de jeu mêlant plaisir autoérotique du chant, invocation sublimatoire du répertoire de la chanson populaire, et contenu autant sexualisé dans le fond du propos que désexualisé dans la forme. Cette chanson, au fond, est une belle métaphore de la dérive associative et du travail de transitionnalisation. Mais est-ce pleinement de la transitionnalité ? Pas certain. Disons qu’à ce stade je sens plus, comme cette chanson le suggère, une attente. Le loup est-il prêt ? Viendra ? Viendra pas ? C’est toute l’excitation et le plaisir pris à ce jeu de cache-cache, à l’attente de son apparition, et, finalement, à être trouvé. Point encore de mouvements violents et agressifs à transformer. Ça reste bon enfant.
Chaleur et effroi
56 Quelque temps plus tard elle réussit une audition de chant pour rentrer dans un chœur. Ça lui fait penser à sa prise de rendez-vous initiale avec moi. « C’est bête, ça n’a rien à voir », dit-elle, mais le fait qu’elle ait vu que je chante, ça faisait partie des raisons qui l’ont fait rester. Manifestement, il lui fallait un analyste avec qui elle ait en un point commun hors analyse. Un pré-transfert par le chant et la musique, existant d’emblée pour pouvoir entrer relation.
57 Un premier concert va avoir lieu rapidement. Pour travailler ses partitions, il lui faudrait un piano pour bien entendre les modulations complexes.
58 « J’ai même imaginé que vous auriez pu me prêter le vôtre ! C’est un Gaveau, n’est-ce pas ? Il doit avoir un beau son. »
59 Et, après un temps de silence… « J’étais en train de m’imaginer m’installant à votre piano, jouant le morceau que nous répétons en ce moment. »
60 Au concert, tout n’a pas très bien marché. Sur un morceau elle sentait que ça accélérait, accélérait. C’était surtout les Ténors, derrière elle, qui poussaient. Mais, finalement ça s’est bien passé. C’était même assez satisfaisant.
61 Tout en parlant du concert, tout à coup elle sent ses mains qui gonflent. Elle a l’impression qu’une partie de son corps devient complètement disproportionnée. Ça se propage à la lèvre supérieure. Ça la plonge dans un état d’étrangeté et de forte angoisse. Je me demande bien quel sens donner à ce symptôme hallucinatoire. La manifestation de ses capacités hystériques ? Un passage par un état de dépersonnalisation ?
62 Lui revient alors une image : l’appartement où elle vivait à ses quatre ans. Elle revoit le couloir où son père avait installé une balançoire jaune avec des cordes bleues. Ce n’est pas une image très agréable : un couloir vide qui l’angoisse : « Comme un truc incongru au milieu », dit-elle. « Une balançoire inerte. Qui manque d’élan. »
63 Je lui réponds : « Personne pour pousser derrière. »
64 Elle sent bien, dit-elle, « une présence avec une certaine chaleur, des couleurs, des bons souvenirs, des rires », mais en même temps elle a « la sensation d’être toute seule sur cette balançoire », et, en effet, « personne pour pousser dans ce couloir vide » ; ce long couloir interminable avec au bout à gauche la chambre de ses parents et à droite la sienne. Elle se souvient que dans sa chambre il y avait des rideaux verts et dans la chambre de ses parents des rideaux roses, et des petites fleurs très pâles sur le papier peint. Mais, « je ne me souviens pas de mes parents dedans ».
65 Si elle peut évoquer la scène primitive tout en la décalant sur les petits détails insignifiants – les couleurs complémentaires, les petites fleurs –, dans le même temps elle vide : elle vide le couloir, elle vide la chambre.
66 C’est une séance sur le mode onirique. Ça ne m’étonne donc pas qu’elle se souvienne d’un rêve : Elle hésitait à acheter une maison qui était à la campagne, dans un « nomansland complètement désert ». C’était censé être proche de chez ses parents. Mais « l’atmosphère de la maison était flippante ». Dans l’entrée, très en longueur, au bout, il y avait une grande glace et une sorte de peinture abstraite colorée, qui était le seul élément chaleureux.
67 Et il y avait cette salle de bain, « l’élément le plus glauque de toute la maison. » « Dedans, il y avait une énorme baignoire au milieu, comme on mettrait un lit au milieu d’une pièce. Ça ressemblait à un cercueil. »
68 Ça lui évoque deux films. D’abord, Nosferatu. « Un film avec une atmosphère très surnaturelle. » Adolescente, ça l’a terrorisée. Elle pense ensuite à la scène de la salle de bain du film Shining. Une « ambiance trop glauque » aussi. Très mal à l’aise, elle revient vite sur Nosferatu. C’est un vieux film, qu’a-t-il de si horrible, se demande-t-elle ?
69 Alors que le « glauque » de Shining paraît intouchable, je sens que le « surnaturel » de Nosferatu est plus abordable. Je lui dis : « Un film muet. Une atmosphère, une ambiance… »
70 « Oui. En noir et blanc, et juste des cartons d’explication de temps en temps. Et surtout cette scène où Nosferatu arrive en ville et… »
71 Très troublée, elle s’arrête. Les images viennent mais lui échappent aussitôt… Il arrive en ville. Il monte un escalier… Et il y a cette femme qui retient le vampire jusqu’à l’aube, « comme pour prolonger ce truc terrifiant où quelqu’un la vide de son sang. »
72 Cette image de transfusion macabre m’interroge. Je pense à la façon dont Winnicott conçoit la situation de l’identification primaire, et de la transmission, la « transfusion » (Green, 2011, p. 1156) de la mère à l’enfant [4]. Une image s’impose alors à moi. Je repense au miroir de son rêve ; miroir que j’associe aux légendes sur les vampires [5], miroir dans lequel aucune image ne se réfléchit. Je lui demande : « Dans le miroir, il y avait un reflet ? »
73 Non, pas de reflet, « mais l’objet en lui-même était menaçant ». Un peu comme si on ne pouvait survivre dans cette maison qu’en étant le plus invisible possible. Ou comme si le fait d’être réfléchi par le miroir risquait de provoquer une catastrophe. Même cette peinture abstraite, colorée et chaleureuse, était traîtresse, car ça attirait le regard, « ça accrochait, comme un leurre, un piège ».
De la dépression à la tristesse
74 Les mois passent, et à plusieurs reprises la troisième séance est évoquée, sans que je puisse intervenir sur ce qui résiste à sa mise en place. J’attends le bon moment.
75 Un jour, elle débute la séance par un acting. Sortant de son sac un grand tissu blanc, en s’allongeant, elle le pose sous sa tête. Sa nièce a eu des poux ce week-end. Elle a bien isolé ses affaires et s’est fait un shampoing anti-poux, mais… « on ne sait jamais ! »
76 Elle poursuit : « Ça sent les agrumes ici ce matin. » Cette odeur lui évoque les cartes postales que ses grands-parents lui envoyaient de Provence. Ça lui paraissait merveilleux ces « échafaudages d’oranges et de citrons ». Elle a alors un « petit bout d’air » en tête. Elle chantonne la fin du Jardin extraordinaire de Trenet : « Il suffit pour ça d’un peu d’imagination. »
77 On sait comment se termine la chanson de Trenet ! Certes, ça mène au jardin extraordinaire, mais de façon parfaitement contraphobique. Rien d’étonnant à ce qu’elle enchaîne sur des visions propres à déclencher des phobies tout aussi extraordinaires.
78 Elle a passé la journée d’hier « sanglée dans un baudrier avec 100 mètres de vide en dessous ». Ça lui a fait bizarre d’être « retenue par un fil de soie attaché à la falaise ». Il lui a fallu du temps pour s’habituer aux gestes et réactions de son binôme de cordée. Elle a eu des petits coups de « flip », mais Vincent lui a dit de lui faire confiance, de retirer le frein, qu’il assurait.
79 La première fois qu’elle a fait de l’escalade elle avait « l’impression que la falaise lui disait : casse-toi ». Je repense alors à nos premières rencontres, quand j’ai hésité à poursuivre la cure.
80 Elle m’explique : « Dans l’escalade le contact avec le mur est très important. Le mur c’est ce qui repousse et en même temps c’est ce qui permet de s’agripper pour s’élever. On tâtonne, pour trouver ce qu’il faut agripper. Parfois, un doigt posé sur un petit bout de voie peut débloquer une avancée arrêtée. »
81 Malgré le transfert solidement arrimé, sanglé, il y a toujours la même peur que ça ne tienne qu’à un fil. Mais un lien suffit pour poursuivre. Ça permet de déboucher sur un transfert plus tendre, pour accepter d’être suspendue dans le vide, de jouer avec la perte, avec le risque de l’effondrement, d’expérimenter de s’agripper à l’analyse, même du bout des doigts.
82 C’est comme la thèse, me dit-elle : « Chaque palier relève de l’exploit. » D’ailleurs, avec son directeur de thèse, ça va mieux. Surtout depuis qu’ils se sont expliqués au sujet d’une place d’assistante à l’université qu’il lui avait promise, mais dont il ne lui a reparlé que trois jours avant la clôture des demandes. Ça l’a mise très en colère. Il l’a bien senti, et « s’est excusé platement » de ne pas la lui avoir proposée plus tôt. Comme son directeur, je pense alors que moi aussi je lui ai offert une place, une troisième séance qu’elle n’a pas prise.
83 Elle revient sur les poux de sa nièce. Ça lui rappelle que récemment, après une balade à la campagne, son cousin lui a dit de faire attention aux tiques car ça transmet la maladie de Lyme. Depuis, elle ne pense plus qu’à ça. Elle croit qu’elle va devenir « phobique aux tiques ».
84 Je comprends mieux les mains qui gonflent, le doigt sur la falaise, que j’associe à l’image de l’affiche de Nosferatu avec ces mains gigantesques. Tout ceci me paraît un bon signe de relance énergétique anti-dépressive. Une belle évocation de la pulsionnalité qui pousse sur le versant hystérique, auto-érotismes inclus, avec l’interdiction de mettre les mains où il ne faut pas ! En somme, depuis les mains sur le piano, aux poux, en passant par Nosferatu, quelque chose d’une conversion hystérique qui évolue plus franchement vers une hystérie d’angoisse, vers la phobie. Une belle évolution de ses capacités névrotiques. Une belle évolution aussi du côté de l’ambivalence et de son agressivité. Là, ce ne sont pas les rats qui accompagnent Nosferatu, ce sont les poux, les tiques, qu’on les voit comme de petits vampires qui pourraient bien me sauter dessus, ou comme une référence à « l’époux ».
85 Les mouvements violents et sadiques (les hommes préhistoriques, les dents, la morsure du vampire), les éléments d’une sexualité infantile déplacée du bas vers le haut (les morpions comme les poux, les tiques), tout ici évoque le travail de transformation d’une sexualité qui peut se mettre en mots dans une forme que je trouve, désormais, pleinement transitionnelle.
86 Je lui dis alors : « Est-ce que penser ici, penser tout court, ça pourrait transmettre une maladie ? Est-ce qu’il faudrait que je m’excuse platement de ne pas vous avoir proposé plus tôt la place supplémentaire pourtant promise ? Peut-être pensez-vous depuis nos premières rencontres que je vais vous dire “casse-toi” ? »
87 Surprise, elle répond : « Non. Pourquoi ? Quel rapport ? C’est complètement absurde ce que vous dites. »
88 Silence… Dans sa tête, elle entend de nouveau l’air de Trenet ! La phobie ne draine pas tout le sexuel qu’évoque cette chanson. C’est heureux. Juliette a besoin de cette énergie libidinale pour se désengager des mouvements phobiques, et récupérer cet indicible, ce non-dit, ce non-névrotique, davantage dans les secteurs borderline.
89 La séance d’après, elle dit qu’il y a plein de petits détails dans sa vie qui ne vont pas et qui la rendent « triste ». Elle précise : « Tous ces petits trucs qui me font être. Être à côté de la plaque. Une espèce de décalage. » Elle dit des choses, fait des gestes, et en même temps elle a l’impression de ne pas être vraiment en train de vivre ce qui se passe, mais à un mètre, à côté, en train de s’observer.
90 Ce n’est plus de la dépression, c’est de la tristesse qu’elle évoque, une émotion. Je lui dis : « À côté de la plaque et triste… le triste… à côté aussi ? » Elle répond : « En fait quand je me sens triste vraiment, je me sens un peu moins à côté de la plaque. Souvent je sais que je suis triste, mais je me sens plus anesthésiée qu’autre chose. »
91 Je lui dis :
92 – Ce fond de tristesse dont il faudrait se tenir à distance…
93 – Oui. C’est comme un puits sans fond. C’est plus sûr de rester sur le bord.
94 Elle se met à pleurer. Reprenant son souffle difficilement, la gorge nouée, elle ne peut plus parler. Elle a l’impression d’avoir la tête qui tourne. Repensant à un terme qu’elle a souvent employé en séance, je lui dis : « Cette tristesse-là, c’est vertigineux. La vôtre… Celle des autres, plus insondable encore. »
95 Quelque temps plus tard, elle va chez ses parents. Elle y avait oublié une partition qu’elle voulait récupérer. La cantate de Francis Poulenc, Un Soir de neige, sur le poème de Paul Eluard. Seule, dans le train de retour, elle s’est mise à fredonner un passage en particulier :
96 « Bois meurtri, bois perdu, d’un voyage en hiver, navire où la neige prend pied.
97 Bois d’asile, bois mort, où sans espoir je rêve, de la mer aux miroirs crevés.
98 Un grand moment d’eau froide a saisi les noyés,
99 La foule de mon corps en souffre, je m’affaiblis, je me disperse… »
100 Ça lui parle ce texte, parce que c’est « à la fois triste et positif ». Elle repense au chef de chœur. Elle lui a envoyé un message pour savoir s’ils pourraient retravailler ce morceau à la prochaine répétition. Il a répondu : « Vu et accordé. » Ça l’a beaucoup touchée qu’il fasse ça.
101 Connaissant bien cette œuvre musicale, je note qu’elle a laissé en suspens la dernière phrase. Une conclusion qui, je trouve, engage à dépasser le miroir crevé de la mer, à sublimer la meurtrissure du voyage en hiver, et à nommer autant la mort, que la vie.
102 Je lui complète alors la fin du poème : « J’avoue ma vie, j’avoue ma mort, j’avoue autrui » (Paul Eluard).
103 Silence… Elle pleure beaucoup. Je suis très ému. Je sens la profondeur de cette tristesse qui confine aux affects mélancoliques ressentis, captés, chez ses deux parents étant petite. Entre elle et moi, j’ai désormais l’impression d’une position dépressive vécue à deux. Quelque chose de deux moi bien tempérés qui se rencontrent. Une profondeur partagée mais sans l’exaltation et la toute-puissance du début, en route vers quelque chose de plus paisible.
104 En toute fin de séance, elle se reprend et conclut : « C’est comme si j’avais besoin que quelqu’un d’autre me renvoie cette tristesse-là en la prenant en compte. Comme si je ne pouvais m’approprier ma propre tristesse qu’une fois qu’elle est passée à la moulinette de quelqu’un d’autre. »
105 Je lui réponds : « Quelqu’un pas à côté de la plaque. Qui peut être touché par cette tristesse. Comme dans la musique de Poulenc. Ce que vous n’avez pas trouvé dans le regard de votre mère, si ce n’est dans ses chansons. »
Vu et accordé
106 Entre trop de présence, trop d’excitation séductrice, et le risque d’un lâchage « agonistique » (Roussillon, 1999), dans ce début de cure j’ai l’impression d’avoir dû évoluer sur une ligne de crête délicate. Figé dans une oralité et des images marquées par une violence de fond, j’avais peu de place où me tenir, voir, imaginer, et rêver seul ou avec Juliette. Tout le chemin de Babar à Poulenc [6], en passant par « Promenons-nous dans les bois », montre notre recherche commune, à Juliette et à moi, d’un terrain d’échange qui puisse mettre en forme quelque chose d’une homosexualité première, et/ou de la recherche d’une bonne transfusion de ce « pur élément féminin » que Winnicott lie fondamentalement à l’Être et à la créativité.
107 « Créer » pour « se créer », c’est l’idée de Winnicott, pour qui créativité et Être sont si étroitement associés [7]. C’est ce que résume bien la formule d’André Green : « Être créatif, c’est être vivant. Être vivant, c’est être créatif et vice versa. C’est cela qui donne le sentiment que la vie vaut d’être vécue » (Green, 2011, p. 1155).
108 Dans le puits de Juliette, comme un poids, était tombé un mal-être mélancolique. Grâce à la créativité du jeu analytique, un écho lui est revenu, passé « à la moulinette » des affects et des représentations de son analyste. Un écho, un mot, tristesse, « coloré d’une nouvelle manière », et associé à un « sentiment d’intense signification, que Winnicott nomme l’aperception créative » (Milner, 1977). Une sorte de « vu et accordé ». Mais, aujourd’hui, ce vu et accordé, c’est au chef de chœur qu’elle l’a demandé. Un chef sollicité désormais plus dans sa fonction paternelle que maternelle, moins dans la réédition traumatique que dans le travail de l’après-coup (Faimberg, 1998) ; fonction paternelle (Faimberg, 2013) tout aussi chère à Winnicott que la fonction maternelle.
109 Après-coup je me suis demandé si j’aurais pu intervenir différemment. Ne pas satisfaire cette fois-ci à la quête du bon complémentaire. Mais, d’un autre côté, peut-être fallait-il aller jusque-là pour faire résonner ces trois mots, mort, vie, autrui ? Les faire sonner haut et clair dans l’espace acoustique du cabinet, aire intermédiaire nécessaire pour donner à ces mots un statut intrapsychique différent : pas les mots de Juliette, pas mes mots, mais des mots qui touchent juste, des mots à valeur autant d’objets transitionnels que d’objets culturels sublimés par la rythmique et la musique du langage poétique d’Eluard ?
110 Si ce travail psychanalytique a permis le développement d’une transitionnalité indispensable pour que cette cure prenne forme et vie, peut-être sommes-nous arrivés aux limites de cette complémentarité, de cette complétude. À cette étape, certainement devons-nous désormais « co-trouver-créer » (Winnicott) une nouvelle forme analysante ouvrant et soutenant un autre partage, une autre dimension : l’incomplétude et la reconnaissance de l’altérité, afin d’engager un peu plus encore le processus de la cure vers une pleine symbolisation de l’absence et des deuils non faits.
111 Comme Juliette l’a joliment dit, il nous aura fallu de l’imagination [8] pour trouver le chemin de son jardin extraordinaire. Le trouver et oser s’y risquer. Où se trouve ce jardin extraordinaire ? Comment y accède-t-on ? Il suffit d’écouter la chanson de Trenet :
112 « Pour ceux qui veulent savoir où ce jardin se trouve, il est vous l’voyez au cœur de ma chanson. J’y vol’ parfois quand un chagrin m’éprouve. Il suffit pour ça d’un peu d’imagination » (Charles Trenet).
Notes
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[1]
Une « étrangère » qu’elle n’a quasiment pas connue, car son père, depuis longtemps, n’a plus de contact avec sa famille avec laquelle il est en grand conflit.
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[2]
Je pense ici aux travaux de Jean Cournut à propos des deuils ratés, non symbolisés dans l’autre, en lien avec le sentiment inconscient de culpabilité emprunté, comme « seul moyen de préserver le lien avec son propre objet d’amour » (Cournut, 2002, p. 135).
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[3]
Je repense à cette note de bas de page des Trois Essais sur la théorie sexuelle où Freud repère l’importance de la voix, en lien avec l’angoisse de séparation primaire : « Tante, dis-moi quelque chose, j’ai peur parce qu’il fait noir. À quoi cela te servira-t-il, tu ne peux pas me voir ? Ça ne fait rien, du moment que quelqu’un parle, il fait clair » (Freud, 1905, p. 186).
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[4]
« La situation de l’identification primaire ne consiste pas seulement en une fusion, mais aussi en une transfusion, la mère étant transmise à l’enfant comme lors d’une transfusion sanguine » (Green, 2011, p. 1156).
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[5]
Je pense aussi aux écrits de Pérel Wilgowicz sur le vampirisme, entre « séparation » et « création », « cette survie d’un revenant à l’intérieur, visant à éviter le travail du deuil, la perte réelle et sa cicatrisation » (Wilgowicz, 2001, p. 127).
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[6]
Songeons à la célèbre composition de Poulenc, L’Histoire de Babar, et plus encore à l’introduction de cette œuvre en forme de berceuse éléphantesque, chantée par la mère de Babar avant d’être tuée et de laisser Babar orphelin.
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[7]
« Aucun sentiment de soi, écrit Winnicott, ne peut s’édifier sans s’appuyer sur le sentiment d’ÊTRE (sense of being). » « Antérieur à un sentiment d’être-un-avec », ce temps où « bébé et objet sont un », Winnicott se demande s’il renvoie au « terme d’identification primaire », et insiste sur « l’importance vitale de cette première expérience » en tant qu’elle « inaugure toutes les expériences d’identification qui vont suivre » (Winnicott, 1971, p. 152).
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[8]
De « l’imagination », nous dit Winnicott, qui, loin des rivages de « l’inaccessibilité » et de la « dissociation », est au contraire « en relation avec le rêve et la réalité » (Winnicott, 1971, p. 66).