CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La seconde guerre mondiale a frappé des millions d’enfants qui se sont retrouvés orphelins, déracinés, sous-alimentés, privés de foyer et d’école. La reconstruction d’une Europe exsangue passe nécessairement par la prise en charge de ces enfants « perdus ». L’ouvrage de Samuel Boussion, Mathias Gardet et Martine Ruchat ne porte pas sur l’ensemble du processus de « sauvetage » mais sur la création de lieux de placements particuliers : les communautés d’enfants, encore appelées villages ou républiques d’enfants. Pédagogiquement, ces structures s’inscrivent dans le mouvement de l’Éducation nouvelle et entendent promouvoir le self-government. Même si, statistiquement, le nombre d’enfants concernés par ces républiques est relativement faible, ce modèle pédagogique occupe durant l’après-guerre une place fondamentale, notamment aux yeux des responsables de l’Unesco, qui voient là une méthode efficace pour forger les citoyens responsables d’un monde pacifié. Aussi, la jeune organisation internationale prend l’initiative de réunir, en juillet 1948, les tenants de ce type de prise en charge des enfants. Le livre est organisé chronologiquement autour de cette conférence qui, symboliquement, ne se déroule pas dans un quelconque palais des congrès, mais au sein même du village d’enfants Pestalozzi à Trogen en Suisse alémanique.

2Les cinq premiers chapitres présentent la genèse et le fonctionnement de cinq « républiques » nées durant la guerre ou dans l’immédiat après-guerre. La première réalisation étudiée est française et débute dès 1939 quand un couple d’instituteurs marseillais, adepte des coopératives Freinet, s’engage dans l’accueil des petits Espagnols de la retirada. Henriette Pauriol-Julien et Henry Julien poursuivent leur effort avec les enfants victimes de la seconde guerre mondiale. Ce premier chapitre permet de mettre en lumière les contradictions qui apparaissent entre une vision purement humanitaire de l’aide à apporter aux enfants et une ambition pédagogique et éducative. L’Union internationale de secours aux enfants (UISE), attachée au parrainage individuel des enfants dans leur famille, se désengage assez rapidement du financement des communautés d’enfants créées par les enseignants marseillais. Au moment de la conférence de Trogen, seule la « République de Moulin-Vieux » dans l’Isère persiste.

3La seconde réalisation n’est pas l’œuvre d’un courant laïc, proche de la gauche, mais celle du catholicisme. Chargé par le Vatican d’organiser l’aide aux victimes civiles de la guerre en Italie, un prêtre irlandais (John Patrick Caroll-Abbing) s’aperçoit de l’inadaptation des orphelinats « classiques » pour accueillir les enfants des rues. Assisté par deux autres ecclésiastiques, l’un belge (Daniel Goens) et l’autre italien (Antonio Rivolta), il va fonder un village d’enfants sur le modèle suivi par le père Flanagan à Boys Town [1] : le Villaggio del fanciullo (Village de l’enfant).

4Le Village Pestalozzi (chapitre III) ne pouvait être ignoré. Le village suisse, qui bénéficie du soutien du Conseil fédéral, du Don suisse pour les victimes de guerre et de Pro juventute, est probablement la structure la mieux financée. Conçue selon les plans de l’architecte Hans Fischli, c’est la seule spécialement bâtie pour accueillir des enfants. Ce n’est pas celle qui va le plus loin dans la mise en œuvre du self-government, mais c’est celle qui s’affiche comme la plus internationale et la plus multiculturelle.

5Le psychiatre français Robert Préaut (chapitre IV), qui fonde le hameau-école de Longueil-Annel, entend faire du self-government une pédagogie curative en milieu médico-psychologique. Quant à la dernière expérience (chapitre V), l’école-cité de Florence, elle voit s’associer un pédagogue américain (Carleton Wolsey Washbrune) venu initialement en Italie pour défasciser l’enseignement et les manuels scolaires, un intellectuel communiste militant antifasciste de la première heure (Gino Ferretti) et un pédagogue un temps compagnon de route du fascisme (Ernesto Codignola). Au-delà de l’animation de l’école-cité, ils s’appliquent à créer un réseau entre les communautés d’enfants italiennes.

6Un dernier chapitre sur la période pré-Trogen expose les dispositifs de formation pensés en Suisse pour les responsables des communautés d’enfants.

7Les deux chapitres suivants sont consacrés à la préparation puis au déroulement de la conférence de Trogen. La préparation de cette réunion, où deux permanents de l’Unesco, la docteure française Thérèse Brosse et le pédagogue polonais Bernard Drzewieski jouent un rôle clé, se heurte à une sorte de quadrature du cercle : comment avoir le plus de monde possible et tenter de n’oublier personne tout en conservant un minimum d’unité de vue parmi les participants, qu’ils soient membres d’organisations internationales gouvernementales ou non, experts de l’enfance, représentants ministériels ou acteurs de terrain ? Seul point de convergence dans cet aréopage hétéroclite : l’attachement au self-government. Un attachement qui n’ira pas jusqu’à inviter quelques représentants des enfants concernés !

8Si tous les invités de la conférence de Trogen sont animés par la même volonté de sauver les enfants de la guerre, leurs expériences, leurs visions de la famille ou de l’école, le rôle qu’ils fixent au collectif d’enfants, leurs conceptions de la dialectique entre le national et l’international sont profondément divergents. On devine que la bannière du self-government ne suffira pas à les fédérer durablement, d’autant que chacun met derrière ce mot des contenus différents voire divergents. Malgré tout, la Fédération internationale des communautés d’enfants (FICE) voit le jour sous les auspices de l’Unesco. Son premier président est le docteur Préaut.

9Développer la coopération internationale des enfants est considéré par la FICE comme une tâche prioritaire. Les camps internationaux sont vus comme un moyen privilégié pour « rééquilibrer les enfants victimes de guerre qui ont été soumis aux craintes et aux haines nationales et raciales ». Ils auront, comme le montrent bien les auteurs, comme résultat paradoxal de renforcer les dissensions quant à la nature du self-government et seront abandonnés en 1951 dès leur troisième année d’existence.

10Afin de développer le modèle des Républiques d’enfants, la FICE va promouvoir la création d’associations nationales des communautés d’enfants (chapitre X). L’étude des cas français, italien et suisse montre que, dès lors, les enjeux et les stratégies nationales tendent à l’emporter sur la construction d’une « internationale » des Républiques d’enfants.

11L’exacerbation de la guerre froide va achever « de mettre à mal l’utopie universaliste et pacifiste de la cause de l’enfance victime de la guerre, qui prétendait dépasser tous les clivages idéologiques et inculquer la compréhension internationale ». Le conflit se noue autour des enfants du pavillon polonais Trogen et surtout des enfants grecs de la guerre civile rassemblés dans des communautés situées en Europe de l’Est.

12Dans un dernier chapitre, les auteurs s’interrogent : les communautés d’enfants sont-elles transposables aux « enfants inadaptés » ? Il semble bien que les principes du self-government soient incompatibles avec la rééducation des « inadaptés » et a fortiori des délinquants.

13Dans leur conclusion, Samuel Boussion, Mathias Gardet et Martine Ruchat montrent bien que les Républiques d’enfants et surtout leur internationalisation sont liées à ce moment historique particulier que furent la seconde guerre mondiale puis la Libération/reconstruction de l’Europe. L’ampleur et la violence du conflit font naître une figure universelle, « peu identifiable par des critères de genre, de race, de culture » : l’enfant victime de guerre. La pédagogie mise en avant dans les Républiques semble la plus à même de reconstruire ces enfants et d’en faire l’avant-garde d’une société pacifiée. C’est un truisme d’affirmer que cette lecture ne s’applique plus aux enfants des guerres du xxie siècle… sauf à voir dans la jungle de Calais ou les tentes des Enfants de Don Quichotte une nouvelle forme de self-government !

14Ce livre superbement illustré et très soigneusement édité ouvre à de multiples réflexions sur la vision de l’enfance, la pédagogie, le rôle des acteurs et la constitution de réseaux, sur l’autonomie et la dépendance de la sphère éducative, etc. Il nous faut enfin signaler une originalité appelée sûrement à se développer : l’ouvrage est prolongé par un site internet (<https://repenf.hypotheses.org/>) où on peut trouver la plupart des archives utilisées par les auteurs et bien d’autres développements.

Notes

  • [1]
    Reilly Hugh & Warneke Kevin, Father Flanagan of Boys Town. A Man of Vision. Boys Town : Boys Town Press, 2008. L’expérience de Boys Town avait été popularisée en 1938 par le film éponyme (Des hommes sont nés en français) réalisé par Norman Taurog.
Jean-Jacques Yvorel
CESDIP et CRH-XIX
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/06/2021
https://doi.org/10.4000/rfp.10254
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