CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Si l’alimentation fait l’objet de projets techniques, de calculs économiques, d’observations anthropologiques ou de considérations philosophiques, ne doit-elle pas aussi se déployer dans une réflexion plus transversale, plus générique, en d’autres termes, devenir également l’objet d’une éthique ? Une éthique de l’acte de se nourrir, une éthique alimentaire. Certainement pas une éthique normative qui énoncerait des principes, ce serait là prendre trop de recul par rapport à l’affectivité, la sensibilité qu’implique l’acte de se nourrir. Certainement pas une éthique appliquée à l’alimentation, ce serait réduire trop tôt le territoire d’exploration qu’implique un tel sujet. Une éthique alimentaire comme questionnement existentiel sur le monde de relations que nous construisons lorsque nous mangeons.

Se nourrir, c’est aussi manger des valeurs

2 Les humains comme tous les vivants ont besoin d’aller chercher en dehors d’eux ce qui peut les maintenir en vie et contribuer à leur croissance. En ce sens ils sont comme eux, des créatures de la faim. Et l’on pourrait alors se contenter de cette affirmation : la faim est un besoin, primaire, qui exige d’être satisfaite sous peine de risques vitaux. Et l’expérience de la famine nous impose d’entendre la question de la faim dans toute son ampleur et dans toute son horreur. Pourtant entendre la faim ne signifie pas pour autant qu’elle n’est qu’une réalité naturelle qui dit la nécessité d’être satisfaite. Certes, elle soumet aux lois de la nécessité, faisant de nous des dévoreurs de protéines et du monde extérieur, envisagé potentiellement comme un monde nécessaire à notre survie dans une perspective instrumentale. Si la faim nous renvoie à ce fond involontaire en nous qu’est le corps et ses besoins – questionnant ce que la volonté peut à l’égard de cette puissance de l’involontaire (les questions du régime, la question de l’ascèse voire celle de la « grève de la faim », la question de l’anorexie ou de la boulimie dans un autre registre) – nous sommes conduits à nous demander comment cette expérience de la faim retentit dans une existence. Dire cela, c’est dire que la faim connecte en nous les enjeux de la vie, dans sa vitalité première, mais également des enjeux d’existence. Les premiers nous soumettent à une forme de nécessité organique qui font que la faim nous installe sous la loi du besoin et de rapports fonctionnels (de prédation, d’ingestion), les seconds nous installent dans le monde des relations. Fondamentalement la faim est une relation, et nous inventons ainsi des relations infinies avec le monde via les pratiques alimentaires. La psychanalyse a éminemment travaillé cette question en creusant ce qui s’engage de relationnel dans la dynamique de l’oralité. Bachelard dans une formule de La psychanalyse du feu disait ainsi, à propos de l’alimentation, « l’homme n’est pas une création du besoin mais une création du désir » (Bachelard, 1938). La faim, parce qu’elle est relationnelle, est donc investie de désirs, de valorisations, d’images, d’un onirisme qui donnent à l’aliment en plus de sa dimension physicochimique une forte texture imaginaire et une épaisseur symbolique. Manger, bien plus que simplement s’alimenter en ingérant des protéines, c’est aussi partager des valeurs, communier à des représentations et à des manières de faire humanité. Plus et davantage même, outre la communication sociale dans les pratiques alimentaires (de la ritualité ordinaire aux banquets festifs), il y a dans l’alimentation une manière d’envisager, d’organiser et de célébrer une forme de communion de l’humain avec le milieu naturel. Ce qui fait alors de l’aliment autre chose qu’une ressource extérieure qu’il suffirait de capter, autre chose qu’un bien de consommation.

Cuisiner, un prendre soin

3 Il est possible d’aborder l’éthique alimentaire par l’une des caractéristiques de l’acte de se nourrir : cuisiner. Entre la cuisine des ingénieurs et la cuisine des bricoleurs, ce sont deux éthiques de l’aliment qui s’opposent. Le fiable et le pas cher dans une éthique de l’efficacité, de la rentabilité et de l’utilité ; l’intelligence de la surprise dans le jeu, la créativité que sait la main pour une éthique de la personnalisation et de l’individuation visant une sollicitation de la vie bonne pour soi et avec les autres. Si cette opposition peut paraître tranchée, elle est néanmoins fortement engagée entre le déploiement d’une éthique utilitariste et conséquentialiste qui triomphe dans la capacité à l’échelle globale de comparer des conséquences et d’inventer des labels, des protocoles, des productions normées et standardisées, et la résistance d’une éthique des vertus qui se souvient que dans le geste de cuisine s’engage un prendre soin des relations, parce que la cuisine est un soin, une forme d’attention à l’autre qui engage une forme de réalisation de soi et du monde commun, que bride la culture des normes. L’enjeu est donc de travailler à la valorisation de ces relations de soin, et de ceux qui les mettent en œuvre – souvent invisibilisés, non reconnus, alors que c’est aussi eux qui font tenir le monde. Il s’agit de ne pas négliger l’acte de cuisiner, dans le travail du cuisinier professionnel et dans l’ordinaire (la cuisine de tous les jours) comme ce qui fait tenir une manière de faire monde dans ce que Pascale Molinier appelle les « recoins du soin » (Molinier, 2013). De ce point de vue les éthiques du care en étant attentives aux donneurs/euses de care resituent les pratiques culinaires, non seulement comme des activités fonctionnelles mais comme des pratiques relationnelles individuantes grâce auxquelles nous pouvons soutenir, augmenter iconiquement le soi.

Penser une éthique alimentaire par ses conflits de radicalités

4 Si penser à l’acte de se nourrir d’un point de vue éthique implique de mobiliser une réflexion sur les valeurs, de questionner notre place dans le monde, d’interroger les relations de soin, cela nous engage aussi à prendre la mesure des multiples mouvements qui cherchent à construire une éthique alimentaire. Car s’il n’existe pas aujourd’hui à proprement parler d’éthique alimentaire, se donne à voir une multitude de propositions et d’expérimentations qui toutes ont la prétention de construire une forme d’éthique autour de l’alimentation. Dans leur caractéristique fondamentale, ces éthiques sont souvent prises dans une forme de radicalité dans le sens où elles cherchent à résoudre un problème en investissant sa racine : le problème de l’animal, le problème des ressources, le problème du territoire, le problème du goût, le problème de la santé, le problème de la démocratie. À chacun de ces problèmes, sa radicalité : véganisme, écologisme, locavorisme, gastronomisme, santéisme, citoyennisme. Multiples figures d’une éthique alimentaire qui se donne à voir encore sans cohésion. Chacune de ces figures mobilise un régime de valeur et des finalités. Le véganisme a pour finalité la libération animale (autrement dit la fin de toute exploitation de l’animal à des fins humaines) et pour valeur structurante l’anti-spécisme ; l’écologisme a pour finalité la protection des écosystèmes et des entités qui les composent et a pour valeur structurante le biocentrisme ; le locavorisme a pour finalité la relocalisation et pour valeur structurante la proximité ; le gastronomisme a pour finalité le plaisir gustatif et pour valeur structurante l’authenticité ; etc. Nous pourrions ainsi dessiner un paysage assez complexe des considérations axiologiques et téléologiques autour de l’alimentation. Toutes ces façons de résoudre le problème de l’alimentation sont des candidates pour une éthique alimentaire, dans la mesure où elles interrogent les fins, les valeurs et les conséquences de l’acte de se nourrir. Mais cela devient problématique lorsque ces propositions ne s’inscrivent plus seulement au sein d’une éthique posturale ou existentielle mais normatives et prescriptives, autrement dit là où leur radicalité se confond avec leur suffisance. Lorsque Jonathan S. Foer, l’un des théoriciens de la libération animale, dit : « Je n’aime pas particulièrement les animaux, à part mon chien, je n’ai pas de passion particulièrement pour les poulets ou les vaches mais il y a certaines choses que l’on ne doit pas faire » (Foer, 2011), Jocelyne Porcher répond que le problème est précisément là, lorsque l’éthique alimentaire prend des allures de radicalités normatives s’éloignant du soin, de l’attention et recouvrant tout le problème sur l’une de ses dimensions. Pour cette sociologue, « c’est précisément parce qu’ils n’aiment pas les animaux, autrement dit parce que la question de l’amour ne se pose pas pour eux, dans leur relation aux animaux, et qu’ils sont guidés, comme de purs esprits moraux, par l’éthique, qu’ils tiennent ces froides positions, apparemment sensibles, mais de fait désincarnées » (Porcher, 2011, p. 117). La radicalité du problème de l’animal dans la question alimentaire se déplace, des obligations ou des normes, à l’attention, à la relation, à l’amour. Nous voyons que des réflexions éthiques sur l’alimentation naissent des conflits qui donnent une forme d’épaisseur et d’intérêt à la question alimentaire si l’on veut bien comprendre qu’aucune de ces radicalités ne peut suffire à construire une éthique alimentaire. Le « problème de l’alimentation », ou plus exactement la considération éthique pour l’acte de se nourrir, ne se laisse pas comprendre depuis une racine unique (ou un centre), ce radical que l’on pourrait solutionner, mais plutôt dans une perspective rhizomatique. L’éthique alimentaire est bien plus une éthique du rhizome alimentaire qu’un solutionnisme radical. Animal, écosystème, ressources, territoire, santé, goût, démocratie ne peuvent tenir lieu de racine, ils sont les ramifications d’un problème rhizomatique dont le traitement éthique ne peut qu’être, lui-même, de type rhizomatique ou générique.

Coconstruire une éthique alimentaire par l’exploration de ses dimensions

5 Les cinq contributions de ce dossier sont à considérer comme des outils de navigation au sein de ce territoire en construction que constitue l’éthique alimentaire. Ici, l’exhaustivité des perspectives n’est pas d’actualité. Il s’agit plutôt d’une exploration de dimensions singulières, qui donnent à voir un aspect de ce problème éthique de l’alimentation qui, nous l’avons dit, résiste à toute simplification.

6 Christine Durif-Bruckert nous montre que l’expérience alimentaire est « une expérience corporelle et existentielle, […] un fait identitaire majeur qui repose sur le paradigme central de l’incorporation » ; une incorporation qui mobilise des considérations culturelles, sociales et psychiques. L’auteure nous rappelle la belle formule de Claude Lévi-Strauss, l’aliment bon est celui qui est « bon à penser », une rencontre de saveurs et de valeurs, un aliment qui n’est pas seulement nutriment mais la composante matérielle d’une culture alimentaire en construction continue. La dimension culturelle de l’incorporation imprime une certaine ambivalence à l’acte de se nourrir et c’est en cela qu’elle nous permet à la fois de comprendre l’importance d’une ritualisation, d’une mise en symboles du corps nourri et de son environnement mais aussi la façon dont ce corps nourri peut être vulnérable aux pressions diverses qui peuvent s’exercer sur lui. Ainsi l’auteure de constater que « l’intimité digestive est protégée, régulée, mais elle est aussi convoitée comme surface d’emprise privilégiée ».

7 Cela fait écho au propos de Jérôme Dargent sur l’obésité qui interroge la possibilité d’entretenir un « rapport cordial et conscient avec l’alimentation ». L’étude des représentations sociales à propos du phénomène obésité permet de montrer la permanence d’une valorisation de la minceur et cela y compris dans nos sociétés où la présence du surpoids est forte. La pression normative exercée sur les individus obèses se traduit à la fois par des injonctions comportementales mais aussi par une forme de vulgarisation de solutions chirurgicales. Jérôme Dargent montre bien dans son article l’influence considérable de l’offre alimentaire et plus généralement de l’excès organisé dans le cadre de la modernité alimentaire. Pour autant, les certitudes au sujet de l’obésité sont à proscrire, « la seule prise alimentaire, volontaire ou médiée par les artifices d’une société de consommation devenue sans repère, ne suffit pas à expliquer que le surpoids installé chez un individu perdure et résiste aux traitements conventionnels ». C’est ainsi que l’auteur rapporte un certain nombre de faits qui viennent faire hésiter nos idées reçues sur le lien surpoids-alimentation lui permettant de questionner la nature de l’obésité entre maladie et miroir d’une société de la consommation et de l’excès. La réponse n’est pas simple mais Jérôme Dargent plaide pour une responsabilité collective à ce sujet considérant que les modes de vie et les offres alimentaires actuelles contribuent à qualifier en partie ce phénomène obésité. Mais le combat est ici compliqué tant la pression des industries agro-alimentaires est forte pour que rien ne change, que ce soit sur la restriction publicitaire, sur un étiquetage plus explicite et complet ou encore sur la taxation des produits trop gras et sucrés.

8 La contribution de Dominique Paturel et Magali Ramel aborde également cette question des politiques alimentaires, par un éclairage sur l’accès à une alimentation durable pour les plus pauvres. Pour les auteures, « la mise en place d’un système alimentaire démocratique suppose l’exercice d’une citoyenneté active basée sur l’autonomie de décision et d’action des acteurs visant à rétablir les conditions de la justice sociale ». L’enjeu est bien de créer les conditions d’un droit à l’alimentation qui ne se réduit pas à un droit à être nourri. Un tel droit peut politiquement avoir un sens en se traduisant par l’idée d’une « démocratie alimentaire » qui permettrait notamment de dépasser la « tension entre ceux qui cherchent à reprendre la main sur leur alimentation en se préoccupant de ceux qui la produisent et ceux qui, parce qu’ils n’ont pas les ressources économiques, ont comme horizon l’aide alimentaire (dans un pays comme la France) ». Ainsi, l’accès à une alimentation durable peut devenir une préoccupation commune. L’enquête de atd Quart Monde sur la façon de se nourrir lorsque l’on vit la grande pauvreté montre à quel point cet objectif politique est à la fois souhaitable mais aussi désirable par les plus pauvres eux-mêmes : « Les préconisations des plus pauvres autour de l’accès à l’alimentation reposent sur l’importance du respect du choix, des cultures alimentaires et des goûts (souvent secondaires dans l’aide alimentaire), la « particip’action » des personnes et la recherche d’une autonomie alimentaire. »

9 Reprendre la main sur son alimentation, en refaire l’objet d’une préoccupation éthique et politique, considérer l’acte de se nourrir comme constitutif de notre identité individuelle et collective, tels sont les enseignements des contributions de ce dossier. Nicolas Delon et Corine Pelluchon approfondissent cette orientation en investissant le champ de la philosophie : le premier en questionnant la place de l’animal dans nos représentations et nos modes de vie, y compris alimentaires ; la seconde en démontrant que l’acte de manger est un acte éthique et politique constitutif de l’individu.

10 Dans un contexte d’alimentation en partie carnée, Nicolas Delon met à l’épreuve les arguments les plus fins qui consistent à « légitimer » cette alimentation dans le cadre d’une transition éthique de notre rapport à l’animal d’élevage. C’est ainsi que l’auteur cherche à déconstruire la proposition de Jocelyne Porcher qui vise à promouvoir un « vivre avec les animaux » respectueux du lien multiséculaire que nous entretenons avec eux et notamment traduit au sein de la relation de travail (éleveur/animal d’élevage). Nicolas Delon critique l’idée que les animaux d’élevage puissent être considérés comme des travailleurs et qu’une forme d’amitié puisse véritablement se construire au sein de cette relation qu’il considère comme trop déséquilibrée. Ainsi, si pour l’auteur la distinction entre productions animales – attribuées à l’industrie de la viande – et élevage peut avoir un sens, elle ne suffit pas à justifier la « mise au monde conditionnée à une mise à mort précoce » d’animaux à des fins alimentaires. Assez sensiblement, cet article nous montre combien l’alimentation mobilise des valeurs et conditionne des modes d’existence, humains et non humains. Le choix d’une alimentation carnée ne devrait ainsi pas seulement être le choix d’une culture ou d’une préférence culinaire, mais le choix d’une civilisation consciente de l’épaisseur des relations qu’elle entretient avec et dans son milieu.

11 C’est ce que nous propose Corine Pelluchon dans son entretien avec Robin Michalon. En développant une phénoménologie des nourritures, l’auteure nous invite à « prendre au sérieux la corporéité du sujet, c’est-à‑dire le fait que le point de départ de notre rapport à nous-mêmes, aux autres, au monde, n’est pas seulement ni essentiellement la conscience, mais le corps, renvoyant à des phénomènes qui échappent à [notre] intentionnalité, comme la fatigue, la mortalité, tout ce qui témoigne de notre vulnérabilité, mais aussi l’alimentation, l’incorporation, la respiration ». Les nourritures sont tout ce dont je vis et qui font de nous des êtres en relation avec notre milieu. Dans ce cadre, Corine Pelluchon décrit l’éthique comme un questionnement existentiel sur la place que nous accordons aux « autres humains, passés, présents et futurs, et aux animaux ». Manger est alors bien un acte éthique et politique car il construit cette place, il nous positionne dans l’existence partagée avec les autres humains et non humains. Manger, pour l’auteure, c’est s’inscrire dans un milieu, construire ce milieu, mais aussi le politiser et le symboliser.

12 Nous le voyons, l’éthique alimentaire est une éthique générique, plus qu’une éthique appliquée à la question de l’alimentation. Elle est une éthique impliquée dans le territoire complexe de l’alimentation qui cherche à clarifier, à délier, à donner du sens à l’acte de se nourrir, la plus humaine des nécessités.

Bibliographie

  • Bachelard, G. 1938. La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard.
  • Foer, J.S. 2011. Faut-il manger des animaux ?, Paris, Éditions de l’Olivier.
  • Molinier, P. 2013. Le travail du care, Paris, La Dispute.
  • En lignePorcher, J. 2011. Vivre avec les animaux : Une utopie pour le xxie siècle, Paris, La Découverte.
Léo Coutellec
Chercheur en philosophie des sciences, université Paris-Sud Paris-Sarclay, Espace éthique Île-de-France.
Jean-Philippe Pierron
Professeur des universités, philosophe, université Lyon 3.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/10/2017
https://doi.org/10.3917/rfeap.004.0019
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