CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Si nous avons à apprendre à agir dans un monde incertain[2], pour reprendre le titre du livre de Michel Callon, nous devons reconnaître que cette incertitude est en même temps enserrée, voire enfermée dans la cage d’acier non de la loi mais de la norme. Il s’agit de celle que portent les techniques de régulations, de contrôles et d’administration de l’incertain, par la force prégnante des programmes, des standards et des protocoles. Tout cela inaugure une bureaucratisation croissante de la vie qui bride la créativité des acteurs, tue leurs capacités d’initiatives, les épuise ou les dévitalise. De fait, dans nos sociétés la question de la décision se trouve métamorphosée par quelques traits bien connus : le pluralisme de positions éthiques qui en appelle à la discussion au risque du relativisme, la complexité des contextes sociotechniques qui en appellent à l’expert au risque de l’idéologique de l’expertise ; le poids grandissant de l’administration du monde vécu, au risque de l’enfermement disciplinaire de la question des fins placée sous la domination qu’exigerait la maîtrise des moyens. Nous sommes en ce sens les contemporains d’une crise de la raison pratique qui demande de repenser à nouveaux frais les relations entre imagination, éthique et décision.

2Aristote, penseur bien connu de l’agir prudentiel, faisait de la prudence une vertu majeure, attentive au sens de la décision au moment opportun (kairos). L’intelligence de l’homme prudent ne se confondait pas pour lui avec la frilosité du précautionneux. Elle caractérisait l’éthique par une réflexion non sur le futur en général mais sur les futurs contingents. Quel peut être l’intérêt de se souvenir de cette idée pour rendre compte de la spécificité de l’agir en contexte contemporain ? Il y a de l’éthique parce qu’en direction de ce qui est à venir, il y a une indétermination de l’issue, et un relatif manque de lisibilité quant aux conséquences futures. La sagesse pratique, ou agir prudentiel, mobilisée dans une décision est exigée parce qu’il y a du non-savoir. Elle requiert de ce fait un travail de discernement et de délibération pour chercher à évaluer ses conséquences et donc à imaginer des possibles. Une opposition paraît alors frontale entre deux modèles de la décision : un modèle volontariste (aristotélicien) et un modèle intellectualiste (utilitarisme vulgaire). Pour le premier, il y a décision parce qu’il y a indétermination. La décision est donc une prise de risque de la liberté qui, ne sachant pas ce que sera demain, comble, par la force vive d’un engagement de la volonté et la fidélité à cette volonté, la faiblesse de ses connaissances. Dans cette perspective, décider c’est vouloir, en ayant, en imagination, fait varier des scénarios possibles à vertu prospective, lesquels sont installés dans une mise en perspective, dans une visée. On s’interrogera alors sur ce que peut être cette sagesse pratique – Nussbaum, Sen – à l’heure de la civilisation technologique. Pour le second modèle, dominant dans nos sociétés, la décision est intellectualiste. Prenant le contre-pied du précédent, il ambitionne de construire une « science de l’action ». Il tend, parce qu’il observe une certaine régularité dans les phénomènes et une forme de constance, à construire la décision sur le modèle d’un calcul. Charles Dickens, dans son roman Temps difficiles (1854), dénonçait déjà, à la suite de Thomas Carlyle, le caractère dangereusement abstrait d’une science économique vouant un culte aux statistiques au point de négliger la culture des besoins humains majeurs. « Dans cette pièce enchantée, les questions sociales les plus compliquées étaient mises en chiffres, exactement totalisées et définitivement réglées – ou l’eussent été si seulement ce résultat avait pu être porté à la connaissance des intéressés. Comme si un observatoire pouvait être construit sans fenêtres […] il n’avait pas besoin de jeter les yeux sur les fourmillantes myriades d’êtres humains qui l’entouraient, mais pouvait régler toutes leurs destinées sur une ardoise et effacer toutes leurs larmes avec un petit bout d’éponge sale [3]. » En déconnectant la science de l’action de sa perspective éthique, cet économisme utilitariste soumet le comportement humain à un calcul ; on en trouve la version récente chez l’économiste anglais Gary Backer, Economist Approach of Humain Behavior (1976). Ce dernier pose que tout comportement, fut-il très éloigné des préoccupations matérielles, est le résultat d’un calcul coûts-bénéfices que l’on peut expliquer et prévoir. Par exemple, on décrira un marché matrimonial en travaillant à quantifier les coûts ou les avantages engagés pour chaque mariage ou chaque divorce. Décider, dans cette perspective, ce serait déduire, c’est-à-dire tirer les conséquences d’un calcul des risques ou des probabilités qu’un risque advienne, au sens où l’a développé la théorie des jeux. On tire alors l’anticipation du côté de la prévision, voire de la prédiction dans la prospective, supposant une forme de caractère isonormé du temps. Si nous sommes bien dans des sociétés qui tendent à généraliser cette conception intellectualiste de la décision, laquelle met au jour d’utiles régularités et de légitimes objectivations, il n’y a pas à choisir mais à articuler, décider et déduire. Il s’agirait de se demander comment la décision peut demeurer une puissance d’innovation, de créativité pratique maintenant et ouvrant les possibles pratiques dans des contextes très contraints ou du moins très structurés. Que devient l’anticipation entendue comme mise en perspective lorsqu’elle est disciplinée par la culture de la prospective ?

3L’examen des liens entre imagination et décision qu’engage toute anticipation est classique. Il tient au fait que si nous avons à décider, c’est en raison de la connaissance incertaine que nous avons du lien existant entre le temps de la décision et celui de ses conséquences plus ou moins lointaines. Dans le cadre de ce qu’Ulrich Beck nous a appris à appeler « société du risque », cette question est même devenue topique, passant de l’échelle individuelle à l’échelle collective. Avec la « modernisation réflexive de la société industrielle [4] », la tradition n’est plus la garantie de ce qui doit être fait, car ce qui est à venir – en raison du statut du risque dans une civilisation technologique – est indéterminé, installé dans une discontinuité d’avec ce qui précède. La tradition pensait la prévention de risques connus ; la société du risque, la précaution à l’égard de risques inconnus. Une société réflexive est post-traditionnelle. Il lui appartient d’envisager et d’anticiper des scénarios lui permettant de préciser ce qu’elle cherche à faire être, sur fond d’incertitude grandissante. Nous ne connaissons rien des conséquences qu’engage la généralisation de nos dispositifs techniques. C’est une société tout entière qui est engagée à faire collectivement des choix quant à son devenir. Il s’agit par conséquent d’y apprendre à mettre en place des réflexions, des institutions et des méthodes accompagnant des décisions collectives portant sur l’idée même du type d’homme et de monde humain qu’elle veut faire advenir, alors que, plus ou moins nostalgiquement, les réflexions sur la décision sont hantées par le modèle du choix personnel. Pour cette société du risque, société industrielle ou postindustrielle au développement continu – avec le défaut parfois d’y confondre le plan descriptif de l’innovation avec le plan normatif du progrès –, le développement cherche à s’y piloter par une anticipation fortement rationalisée et instrumentée. L’anticipation s’y formalise par la planification, la prévision, la simulation et la prospection, développant une véritable culture de la prospective. Mais une question doit nous arrêter : le poids de la prospective planifiée ne tend-il pas à écraser la fonction exploratoire de l’anticipation dans la construction d’une perspective visée, désirée et désirable ? En effet, pour une société du risque, s’envisager dans l’avenir, c’est se dévisager à partir de futurs possibles, au point de se laisser croire qu’il s’agit de s’installer dans de grandes structures au sein desquelles il n’y aurait, finalement, guère de choix. Nos sociétés éminemment réflexives ont appris à déployer l’extension de la rationalité mathématisante du monde des choses et de l’industrie vers celle du monde des hommes et de leurs activités, via la médiation des sciences sociales et économiques et les sciences de gestion. Dans cet esprit, instruit des analyses de Max Weber, Jürgen Habermas a pu parler de « colonisation administrative du monde vécu », ou d’autres auteurs, à la suite du dernier Husserl ou de Schütz, de « bureaucratisation croissante du monde de la vie » à propos de cette civilisation de la planification.

4Mais la « société du risque » pose que dans une civilisation technologique comme la nôtre, les effets à très long terme de nos actions (nanotechnologies, biotechnologie, activité nucléaire) ont une telle ampleur et un tel retentissement qu’il nous est impossible d’en déterminer les conséquences irréversibles, bénéfiques ou désastreuses. Aux risques connus qui appelaient hier, dans les sociétés traditionnelles une attitude de prévention, s’adjoignent, dans nos sociétés post-traditionnelles, des risques inconnus appelant une attitude de précaution. Plus radicale, l’éthique du futur présente dans le principe de précaution, dans l’impératif de responsabilité (Jonas), de futurs possibles ou futuribles, (Gaston Berger ou Bertrand de Jouvenel) croit qu’on peut éviter un avenir catastrophique en anticipant les effets de la catastrophe. Pour Günter Anders, c’est ce qui distingue le catastrophisme de l’apocalypse. Mais ce serait ne pas être assez porté par la hantise pratique qu’il nous faut sauver le monde de son autodestruction morale et physique, parce que nous vivons à l’âge des « télémeurtres » si nous assumons, avec Anders, que « Hiroshima est partout [5] ». Dans une société du risque, il est une évidence de base qu’agir, c’est « agir dans un monde incertain » exigeant une redéfinition de la compréhension de notre responsabilité et des modalités selon lesquelles une décision, individuelle et collective, devrait être prise. Mais la conscience du risque interroge la réplique éthique qu’on peut y apporter. Celle qui est aujourd’hui dominante relève d’une approche en termes de quantification et de calcul des risques. Le principe de précaution paraît être l’interprétation officielle de ce qu’est l’éthique de la responsabilité. Mais cette interprétation officielle entretient un rapport avec le futur qui doit être éthiquement discuté. N’y a-t-il pas, dans cette interprétation de la décision en termes de calculs de risques, une compréhension du futur selon laquelle au sein de ce dernier ne font que se prolonger des logiques ou des tendances déjà présentes ? Bref, le piège n’est-il pas en ces matières de croire que, du futur, il n’y aurait rien à attendre en termes de surprises, parce que nous serions dans une culture de l’emprise scientifique et technique qui imposerait aux individus et aux sociétés sa logique, comme un nouveau destin ? Est-ce que précisément une civilisation technologique, laquelle repose sur une économie qui permet le déploiement de techniques rendues possibles par les recherches scientifiques pour lesquelles tout serait déjà joué – finalement, c’est aussi la thèse d’Anders –, n’impose pas de repenser plus en profondeur les liens entre imagination éthique et anticipation, en complexifiant et en questionnant où sont les lieux de la décision, de la créativité pratique, de l’innovation institutionnelle dans nos sociétés techniciennes ?

5Entre prévision et prospective, c’est un philosophe, Gaston Berger, qui a inventé le substantif « prospective » pour caractériser une attitude d’esprit singulière « qui permet de voir loin [6] ». Développée dès la fin des années 1960, la prospective, d’abord présentée par Berger comme une « technique rationnelle » œuvrant à rendre l’action efficace pour l’homme, deviendra vite un « instrument de gouvernementalité », voire un « instrument d’action publique » producteur de normes, métamorphosant la régulation politique de ce qui est « à venir ». Pour Gaston Berger, la prospective est le lieu du choix et non de l’entérinement des faits. Elle ne consiste pas à voir dans l’avenir une réalité déjà existante mais dissimulée que des méthodes scientifiques appropriées permettraient de faire apparaître (la prévision et la planification), mais au contraire voit dans l’avenir le résultat délibéré (ou non) de nos actions, exigeant de réfléchir à chaque fois que des décisions sont à prendre. Mais alors, l’anticipation prend-elle forme dans la perspective prospective dont la prévision/ planification serait la caricature ? Ici demeure en suspens la question du rôle que peut jouer l’imagination, si on entend cette dernière comme une faculté du possible pratique.

6Avec la planification (Commissariat général au Plan), la prévision, la prédiction, et plus généralement la futurologie, nos sociétés s’organisent et s’ordonnent, et sont confrontées au sens qu’il conviendrait de donner à cet ordre. Elles font apparaître qu’il y a du structuré dans le temps à partir duquel penser le monde commun comme stable. Plans, scénarios, prévisions, simulations édifient un type de monde. Ils orientent notre monde commun vers un type de monde et de société, mais laissent en suspens le fait de savoir s’il est, du point de vue des acteurs et de leurs aspirations à être, souhaitable, voire désirable. Or, comment résister au maintien du monde de l’action face à la domination du monde de l’œuvre ? Est-il possible de maintenir, au sein de cette logique de la planification hostile à l’imprévisible qui fait pourtant un des traits de l’action [7], une logique de la création pratique qui ouvre des espaces de choix, d’orientation ? Si la liberté n’est pas à partir de rien mais en situation, la prospective doit-elle se comprendre comme la suppression du choix [8], ou bien plutôt comme l’occasion du choix par l’anticipation en imagination et la multiplication des possibles au cœur de la contrainte instrumentée ? Alors que nous avons l’impression d’être dominés par un monde ultrarationalisé – du monde de la recherche à celui des entreprises qui parlent de leurs procédés dans le langage isonormé des procédures et normes dites précisément « Iso » – qui bride notre capacité d’initiative, il s’agit donc de penser l’initiative au cœur de l’organisation rationalisée. Nous avons à piloter sur le plan éthique et politique des dispositifs et l’organisation du monde commun ordonnés rationnellement. Ils ne sont pour les citoyens un destin que dans la mesure où nous avons délaissé leur pilotage éthique et politique, alors qu’ils mobilisent nos capacités. « Il s’agit de restaurer et d’exprimer notre responsabilité au niveau même de la prospective, c’est-à-dire de l’insérer dans toutes les zones d’incertitude, dans les nœuds d’indécision où des choix de caractère éthique peuvent être incorporés à la décision collective. […] Nous avons donc à […] découvrir les formes nouvelles du choix offertes par une société de la prévision et de la décision rationnelle, au lieu de penser avec nostalgie à ces formes anciennes de liberté [9]. » Une telle remarque ouvre sur une compréhension renouvelée de ce qu’est la décision et sur la fécondité d’une raison pratique enrichie du travail exploratoire de l’imagination sur plusieurs plans : 1) sur le plan anthropologique, elle questionne comment restaurer dans leurs capacités créatrices pratiques tous les acteurs scientifiques, techniciens ou ingénieurs qui deviennent les « fonctionnaires du développement » ; 2) sur le plan éthique, elle ouvre la nécessité de laisser résonner le retentissement moral de l’avenir anticipé en imagination, non pas pour se plier à un nouveau destin mais pour étendre et redéfinir la sphère de la responsabilité (cf. Hans Jonas) ; 3) enfin, sur le plan juridique et politique, il s’agit de travailler à repérer où sont les lieux de la décision et d’apprendre à collectivement les assumer dans des formes de décisions collectives, et d’y répondre en tentant de développer une forme de « démocratie écologique ». Avant de développer ces trois points, nous aborderons la fécondité des liens entre imagination, éthique et anticipation.

La fécondité des liens entre imagination, éthique et anticipation

7Conscient de ce que cette référence peut avoir d’insolite, je voudrais examiner à nouveaux frais la dimension créatrice engagée dans la décision – entendue comme forme d’innovation pratique qui fait advenir une forme de possible dans le temps – à partir du type de créativité mobilisé dans l’art. Notre présupposition tient à ce que la créativité pratique engagée dans le champ de la décision éthique et politique convoque une théorie plus générale de la créativité psychique, rendant commensurables créativité artistique, créativité scientifique et technique, et créativité pratique. Nous faisons l’hypothèse que ce que la société du risque vient brider, c’est par l’ultra-rationalisation de la prévision et de la prédiction qu’appelle l’économisme (les marchés n’aiment pas l’incertain), cette créativité même, laquelle exige par conséquent de penser l’anticipation autrement qu’en termes de quantification des risques. Notre civilisation technologique fait de nous de plus en plus des calculateurs, de moins en moins des créateurs. Elle laisse cette dynamique de la créativité à quelques rares moments d’exception. Afin de préciser ces liens entre imagination et anticipation dans la décision, je prendrai pour guide deux formules que l’on trouve respectivement dans le premier et dans le dernier paragraphe du petit opuscule de Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit : « La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle s’en donne des modèles internes et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel [10]. » Le premier élément notable questionne ce qu’est une forme de créativité intellectuelle lorsqu’elle évolue à l’intérieur de ces modèles internes qu’elle tient pour le réel. Modéliser est le fruit fécond de l’imagination anticipatrice en sciences ; demeurer au sein du modèle pour en prolonger les attendus peut, par contre, très vite développer une forme d’imagination formelle, combinatoire. C’est la critique du réalisme qui est engagée là ; mais, plus largement, c’est la remise en cause de la réification de modèles confondus avec la nature des choses. Simulation, prévision, planification reposent sur une intelligence qui modélise et qui, outrepassant la fonction heuristique et véritablement créatrice du modèle, finit par tenir pour réel ce qui n’est qu’un modèle. De ce point de vue, les échecs du travail de prévision, de planification sont des démentis qui doivent inviter à la prudence parce qu’ils rappellent que le monde résiste, en ses réactions, ses aléas, à la normalisation emprisonnante du modèle. Ainsi, l’anticipation formalisée à l’intérieur de ces modélisations prête le flanc à la critique. En effet, quel est le rôle dévolu à l’imagination pratique dans ce cadre où, aujourd’hui, le thème de la précaution qui se substitue à celui de la prévention paraît absorber tout l’enjeu de l’anticipation ?

8La précaution, au sens du principe de précaution, interprétée juridiquement dans sa version faible (et non celle du « scénario du pire » censé bloquer l’action), qui élabore plusieurs scénarios possibles et en évalue les coûts, relève bien de cette science qui construit des modèles internes administrativement pilotés dont parlait Merleau-Ponty, et que déjà en son temps Husserl nommait « sciences paradigmatiques ». L’anticipation s’y délite en prévision dans le cadre d’une rationalité de la maîtrise des moyens et du contrôle, reposant sur une conception homogène et linéaire du temps. Jean-Pierre Dupuy lui reprochera de n’obéir qu’à la rationalité économique, de ne relever que de la « sérénité raisonnable et comptable des gestionnaires du risque [11] ». L’anticipation est bloquée dans ces formes dominantes de rationalité qui rabattent l’inconnu sur du connu, ne trouvant dans le futur que la continuation réglée du présent, négligeant ce qui fait l’épaisse texture de l’histoire des cultures. « Le monde technologique dans lequel nous vivons et dans lequel nous devons apprendre à vivre est un monde sans passé, un monde projeté vers l’avenir, un monde qui tend à effacer ses traces. […] Alors que l’innovation technique efface le passé, et fait de nous des êtres du futur, l’homme de culture doit arbitrer sans cesse le conflit entre la mémoire de ses racines et le projet de sa maîtrise [12]. » Or, l’anticipation comme prospective n’exige-t-elle pas de remettre en cause les fondements philosophiques de cette logique de la planification-prévision ? Pour le défenseur d’un « catastrophisme éclairé » qu’est Jean-Pierre Dupuy, au « temps de l’histoire » qui est le modèle classique, ouvert, ou dendritique des arbres de décision, il s’agit alors, pour faire face à la catastrophe, de substituer « le temps du projet », qui, en faisant du futur anticipé notre présent, se ferme en une boucle de rétroaction [13]. Pour notre part, l’enjeu est de réinstaller la prospective technique prise dans l’enchaînement automatique des conséquences, dans une perspective éthique convoquant imagination et volonté. Ne faut-il pas penser à nouveaux frais le travail prospectif de l’anticipation, dénonçant l’échec d’un intellectualisme moral pour lequel le savoir implique l’agir ? Cela n’est-il pas décisif, à l’heure d’une crise culturelle au sein de laquelle nous n’arrivons pas à croire ce que nous savons pourtant, concernant ce qu’engagent les dérèglements climatiques, les pollutions industrielles ou atomiques graves (Tchernobyl, Fukushima) ? Ne devons-nous pas être surpris des attitudes candides que suscite notre civilisation technologique, qui paraît attendre, dans une étrange ingénuité et une immense fragilité quand on y songe, qu’un vent favorable éloigne un nuage radioactif, qu’une dilution dans l’océan répare les fuites de nos réacteurs nucléaires ?

9Face à de telles questions, il s’agit de repenser l’anticipation à partir d’un autre modèle que celui de la rationalité instrumentale, pour lequel la maîtrise des moyens dispense d’une interrogation sur les fins. De quelle créativité l’anticipation fait-elle preuve ? Que se passe-t-il si on pense l’anticipation à partir des énergies créatrices des humains et de la culture plutôt qu’à partir du projet technicien de maîtrise et de contrôle ? C’est ici que la référence aux relations entre art et anticipation peut être féconde. Nous pensons ici aux arts plastiques, et non à la littérature romanesque – roman d’anticipation, science-fiction – dont la portée heuristique n’est par ailleurs plus à prouver. Mais elle a le défaut, par sa dimension narrative et descriptive de milieux contraints, de recouvrir cette créativité en émergence que l’anticipation veut explorer. La peinture, dans sa dimension outre-descriptive, l’offre de façon plus brute. Voici donc la Seconde citation de Merleau-Ponty : « Le plus haut point de la raison est-il de constater ce glissement du sol sous nos pas, de nommer pompeusement interrogation un état de stupeur continuée, recherche un cheminement en cercle, Être ce qui n’est jamais tout à fait ? […] Si ni en peinture, ni même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie des civilisations, ni parler de progrès, ce n’est pas que quelque destin nous retienne en arrière, c’est plutôt qu’en un sens la première des peintures allait jusqu’au fond de l’avenir [14]. » Il y a là une invitation à penser l’anticipation dans une autre langue que dans les mots de la prévision ou de la téléologie, implicite mais contraignante, que suggère une société de l’innovation. En effet, que veut dire anticipation si, plutôt que prévision planifiée, elle devient « stupeur continuée » ? Comment entendre ce qu’est la « Recherche » si, plutôt que défigurée à « l’âge des politiques de la recherche » par une culture de l’appel à projet et de la programmation, elle se souvient qu’elle est un « cheminement en cercle » ? Cette part faite à la créativité, à partir de l’esthétique, questionne ce que devient la créativité intellectuelle dans le champ technoscientifique, lorsque cette dernière est circonscrite, sinon bridée, par ce nouvel obstacle épistémologique qu’est devenu l’obstacle économique accompagnant la planification politique de la recherche. Parce que les liens entre recherches, économie et financement de la recherche sont devenus prégnants, la rationalité économique – qui ambitionne d’être de moins en moins une science sociale – installe la recherche scientifique dans la logique et la cadence des appels à projet, des plans quinquennaux ou des investissements dits « d’avenir ». En résistant à un anti-intellectualisme primaire, il s’agit de se demander comment maintenir la grandeur de la créativité scientifique, laquelle tient à ce qu’elle est fondamentalement goût pour la curiosité, sens de l’étonnement, errements féconds, créativité dans une stylistique de la théorisation ou de la formalisation logique, volonté de connaître que, de façon trop romantique on dira « désintéressée », dans ces conditions ? La modélisation économiste de l’homo œconomicus embrasse la diversité des pratiques et des activités créatives sous sa bannière homogénéisante, qui exige une anticipation formulée en termes de prévisions et de prospectives. Cet utilitarisme impose sa tyrannie du fait.  Il dira, dans une « évidence » qui est en réalité, une aberration, qu’il veut bien financer une recherche qui trouve et non une recherche qui cherche. Il les place sous la régulation techno-administrative du temps planifié qui homogénéise et linéarise l’activité de recherche, pourtant marquée par l’incertain ou l’imprévu inhérents à toute activité humaine et à toute communauté humaine. Or, l’anticipation créatrice plutôt que la prospective duplicatrice dissone. Cette dernière, en rêvant d’une science de l’action, confond le monde de l’histoire et le monde des choses. Pourtant, le modèle de l’agent, qui domine dans la théorie économique standard relayée par la théorie des jeux, fait des agents – scientifiques et ingénieurs compris – ce que Amartya Sen a pu appeler des « idiots rationnels » dont un des traits caractéristiques est qu’ils manquent… d’imagination (cf. Nussbaum). Ce sont là des enjeux d’anthropologie philosophique. La question qui nous est posée est alors de savoir comment installer du choix et de l’inventivité créatrice dans ces milieux planifiés et contraints au sein desquels il nous faut apprendre à faire des choix collectifs, des choix à plusieurs. Dire, comme le fit Merleau-Ponty, que la « première peinture est allée jusqu’au fond de l’avenir » à l’heure où nous offrons au public la possibilité de visiter les chefs-d’œuvre artistiques de la grotte Chauvet datant de plus de 25 000 ans, ne pense plus l’anticipation en termes linéaires (spatiaux) de projets et de projections, mais en termes d’approfondissement, d’intensification du rapport à soi et au monde. N’est-ce pas ce qui manque aujourd’hui au pilotage de nos activités technoscientifiques : avoir développé une gigantesque aptitude à manipuler le monde pour notre subsistance dans le langage de la programmation (de l’agriculture intensive réduite à une industrie « comme » les autres aux industries d’extraction) en négligeant le travail qui consiste à intensifier la compréhension de notre substance par un langage relationnel et processuel ? L’anticipation, en somme, est-ce du programme ou du processus ? Plutôt que d’être prisonnier de cette alternative délétère, l’enjeu du choix éthique n’est-il pas d’apprendre à réinstaller du choix et de la dynamique processuelle au cœur de l’activité programmée ? Est-ce que la multiplication des cellules de conseils, des comités d’éthique, de l’inventivité démocratique en matière de choix scientifiques et technologiques publics, en convoquant une dimension de réflexivité, ne vient pas réinstaller le suspens de l’anticipation qui est aussi une suspension de l’activité scientifique standard dans la course alerte à la programmation ?

10Outre le trop peu d’imagination et de créativité qui est permis aux acteurs devenus prisonniers d’une science de l’action qui se pense comme une puissance de calcul relayée par les ordinateurs, leurs logiciels et leurs tableurs, il s’agit aussi de reconnaître l’écart grandissant entre l’hyperrationalisation de notre activité technoscientifique et le manque de rationalité dans ses conséquences pratiques. Plus notre monde s’uniformise, se normalise et se standardise, plus il risque de s’unidimensionnaliser. L’abstraction de cette uniformisation instrumentale questionne la réplique qu’on peut y apporter en termes de significations et de valeurs éthiques. « Ce serait une grave illusion de juger notre temps seulement en termes de rationalité croissante. Il faut aussi le juger en termes d’absurdité croissante. Pour cela, il ne faut pas séparer le progrès technique du mécontentement et de la révolte, dont notre littérature et nos arts portent témoignage. Comprendre notre temps, c’est mettre ensemble, en prise directe, les deux phénomènes : le progrès de la rationalité et ce que j’appellerais volontiers le recul du sens. […] En entrant dans le monde de la planification et de la prospective, nous développons une intelligence des moyens, une intelligence de l’instrumentalité – c’est vraiment là qu’il y a progrès –, mais en même temps, nous assistons à une sorte d’effacement, de dissolution des buts [15]. »On le voit donc, une interprétation instrumentale de ce que signifie l’anticipation la pense en termes de prévisions, soit : que nous est-il possible de réaliser ? Quels sont les résultats attendus ?, là où son interprétation existentielle, éthique et politique posera la question : que nous est-il permis d’espérer ? Sans doute qu’un des grands défis contemporains est de faire entendre que nos prouesses consistant à appréhender les questions humaines comme des questions techniques en n’y apportant que des réponses techniques – la machine à nourrir qu’est l’ogm pour lutter contre la famine, dit-on ; la machine à habiter pour pallier le manque de logements, la machine à guérir pour répliquer à l’homme malade, etc. – doivent être réinstallées dans une perspective signifiante de valeurs, d’options et de choix éthiques, politiques, et également symboliques. Nous découvrons que l’innovation ne saurait être confondue avec le progrès, et qu’un développement économique et technique n’est pas le dernier mot de ce qu’il convient d’entendre par « développement », comme le montre bien la réflexion sur les capabilités de Martha Nussbaum.

11On ne doit donc pas perdre de vue – n’est-ce pas là la visée en imagination qu’est la prospective/perspective ? – que les choix technoscientifiques sont en fait des choix de société et de mise en avant d’un type d’humanité et de relations sociales. Par conséquent, les lieux de décision portent précisément sur les valeurs majeures qui peuvent orienter et qui doivent façonner un monde que nous trouverions désirable et soutenable. L’enjeu en est de progressivement substituer une anthropologie de la relation à soi, aux autres et aux milieux à l’anthropologie dominante de l’homo œconomicus. C’est pourquoi un des lieux d’inventivité pratique considérable aujourd’hui concerne les relations entre la démocratie, les technologies et la question de l’organisation de la décision collective et des relations. Certes, est engagée là la responsabilité des démocraties occidentales dans la dégradation du système Terre, qui interroge plus largement les raisons pour lesquelles nous réagissons si peu face à ces défis cumulés. Les difficultés sont, en la matière, cognitives – relativement aux caractéristiques contre-intuitives des problèmes environnementaux – et anthropologiques –  relativement aux limites de notre sens des responsabilités. Mais comme le montre, par exemple, le travail de Dominique Bourg analysant les postures présentes dans la littérature internationale eu égard aux relations démocratie/environnement, nous vivons aujourd’hui une intense créativité pratique en philosophie politique, ceci en cherchant : 1) à améliorer le système représentatif existant, en restant dans le cadre des grands États ; 2) en recourant à la démocratie participative et délibérative ou encore à de petits États ; 3) en adjoignant au système représentatif d’autres institutions, à proprement parler non représentatives ; 4) en identifiant et fédérant les multiples micro-expériences conduites de par le monde. En inventant au quotidien ce qui sera le monde qui vient, il s’agit en somme ne pas perdre de vue, à la manière dont Michel de Certeau a pu le dire, que la culture stratégique de la prospective doit apprendre à se conjuguer avec une tactique de braconnage et de bricolage dynamisée par la perspective d’un monde désirable.

Notes

  • [1]
    Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État générée par l’anrf, au titre du programme « Investissement d’avenir » portant la référence anr-btbr-0001-Genius.
  • [2]
    Agir dans un monde incertain – Essai sur la démocratie technique, coll. « La couleur des idées », Paris, Le Seuil, 2001.
  • [3]
    C. Dickens, Temps difficile, IIe partie, chapitre 15, trad. Andrée Vaillant, Paris, Gallimard/Folio, 1985, p. 143.
  • [4]
    U. Beck, « Préface », dans La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. Laure Bernardi, Paris, Aubier/alto, 2001, p. 26.
  • [5]
    Refusant les catégories de possible et de libre-arbitre, Günther Anders écrivait dans La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique en 1981 : « Même si elle n’a jamais lieu, la possibilité de notre destruction définitive constitue la destruction définitive de nos possibilités », cité par J.-P. Dupuy, « Préface » à G. Anders, Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil, 2008, p. 13.
  • [6]
    Les étapes de la prospective, Paris, Puf, 1967.
  • [7]
    Voir H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Pockett, 2002, plus particulièrement le chapitre consacré à l’action.
  • [8]
    Nous ne pouvons développer ici toute une philosophie de la liberté ni une élaboration complète sur ce qu’est le choix et son enjeu éthique. Disons que la tension entre choix et monde souhaitable vient de ce qu’elle assume ensemble deux exigences : promouvoir le choix comme une puissance d’affirmation de possibles, et encourager la mise en œuvre d’un monde souhaitable, en ce qu’il conserve des choix, des options.
  • [9]
    P. Ricœur, « Prévision économique et choix éthique », dans Histoire et vérité, Paris, Le Seuil, 1955, p. 304.
  • [10]
    M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit (1964), Paris, Folio/Gallimard, 2002, p. 9. Nous soulignons.
  • [11]
    J.-P. Dupuy, Le catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Points/Seuil, 2002, p. 85.
  • [12]
    P. Ricœur, « Précision économique et choix éthique », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 315.
  • [13]
    J.-P. Dupuy, op. cit.
  • [14]
    M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 92. Nous soulignons.
  • [15]
    P. Ricœur, « Précision économique et choix éthique », op. cit., p. 311.
Jean-Philippe Pierron
Philosophe.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfeap.002.0099
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