1D’entrée de jeu, L. Badel informe du but qu’elle poursuit dans cet ouvrage : « proposer une synthèse des connaissances dont on dispose en cette fin de décennie 2010 sur l’évolution des pratiques diplomatiques européennes depuis plus de deux siècles afin d’éclairer les mutations contemporaines » (p. 18), mais aussi comprendre les difficultés à faire naître une diplomatie européenne, sur lesquelles l’ambassadeur de France, P. Sellal, donne son point de vue de praticien dans la préface. En fait, le vaste panorama que nous fait découvrir l’historienne s’étend bien au-delà des pratiques en usage dans la seule Europe duxixe au xxie siècle et l’étude à laquelle elle se livre ne fait pas l’économie de plongées dans des périodes plus anciennes qui ont contribué à façonner la culture diplomatique européenne [1], tout comme ne sont pas occultées les manières de faire des États non européens, les États-Unis notamment, avec lesquels les relations sont constantes.

2Après un passage en revue des différentes « écoles » – juridiques, praticiennes, historiennes – ayant travaillé à définir la diplomatie, le diplomate est examiné sous divers angles : exerce-t-il un art ou un métier ? Depuis la fin du xviiie siècle, sa formation diffère selon les pays, mais des concours pour accéder à la profession et des normes de carrière sont progressivement mis en place au xixe siècle dans la plupart des pays d’Europe où l’ethos nobiliaire et l’esprit de corps n’en perdurent pas moins ; en revanche, aux États-Unis, la professionnalisation est tardive, le choix politique des ambassadeurs sans référence à des critères de compétence et de mérite restant l’apanage du président jusqu’en 1915. Un peu étrangement, le troisième chapitre de cette première partie consacrée aux « définitions » porte sur les femmes européennes en diplomatie. Il s’agit évidemment de montrer quand et où elles eurent accès à d’autres emplois que ceux de dactylographes dans les ministères des affaires étrangères. L’ouverture de la Carrière dans certains pays, notamment extra-européens, après 1918, ne signifiait pas pour autant la possibilité d’être en poste à l’étranger ; quelques exceptions retiennent l’attention, notamment de 1922 à la Seconde Guerre mondiale, l’URSS a été représentée par une ambassadrice successivement dans plusieurs capitales. Depuis les années 1990, dans nombre d’États européens des femmes ont été nommées ministres des Affaires étrangères (p. 114-115), ce qui fut le cas en 2010 en France où la promotion des femmes à des postes diplomatiques de haut niveau a accusé un retard certain.
3La deuxième partie consacrée aux « acteurs » s’intéresse d’abord à l’évolution du rôle des consuls, représentant dès le xvie siècle les « nations » allogènes dans les pays où ces dernières s’étaient établies à des fins commerciales, et devenant des « fonctionnaires » d’État dès 1649 en Angleterre et 1681 en France. Au xixe siècle, parallèlement à l’extension généralisée des réseaux consulaires, le métier et la Carrière furent organisés. Il est très intéressant de constater que certains petits États ou de moyenne puissance, tels que la Suède, le Danemark, la Suisse, la Belgique favorisèrent la diplomatie commerciale permettant de promouvoir leurs intérêts économiques tout en conservant, pour certains d’entre eux, leur neutralité politique. Le processus d’institutionnalisation d’ambassades permanentes et d’administrations centrales étoffées fut lent et le rythme variable selon les États, d’autant que les configurations étatiques se sont modifiées au cours du temps – l’unification allemande, italienne, ledémantèlement des empires – posant la question du recrutement des diplomates et de leur loyauté s’ils avaient servi le pouvoir antérieur. Par ailleurs, parallèlement à la diplomatie des États, des entités territoriales telles que les régions, les villes, ainsi que différents types d’organisations non gouvernementales, représentations parlementaires, partis politiques, think tanks, groupes d’intérêt, mènent des activités paradiplomatiques complémentaires de celles de l’État, ou tentant de les concurrencer (p. 177). La mise en évidence du rôle de médiateur joué par certaines ONG, voire par des individus, mais aussi par cet État sans territoire qu’est le Vatican, est particulièrement bienvenue dans la mesure où ces interventions discrètes sont habituellement peu médiatisées.
4La troisième partie analyse pourquoi et comment, depuis la fin du xixe siècle en temps de rivalités, la culture et l’économie sont les vecteurs à travers lesquels les États mettent en œuvre leurs politiques d’influence, voire de puissance. Les politiques culturelles extérieures devant contribuer au rayonnement national revêtent des formes variées, et impliquent la coordination d’acteurs tant privés que publics. Diffuser la langue grâce à un réseau d’institutions, créer des établissements prestigieux où accueillir les chercheurs – notamment les archéologues – ont constitué, pour la France et l’Allemagne (p. 211), le fer de lance de leur action en la matière. Il n’est pas étonnant que tant les régimes nazi et fascistes que celui de l’URSS aient mené des politiques très actives, en particulier à travers le cinéma, à des fins de propagande. La guerre froide incita à son tour les deux camps à accroître leurs moyens d’action sur ce terrain. Les évolutions technologiques affectant les communications depuis une vingtaine d’années contribuent à servir désormais le soft power, la diffusion des valeurs, des normes, de l’éthique, de la science experte et permettent une emprise directe sur le public. À l’inverse de la culture qui demeure jusqu’à présent une affaire nationale, l’économie est au cœur de la construction européenne. Ainsi des sanctions économiques, à usage punitif, ont été mises en œuvre au niveau communautaire dès les années 1980 (p. 260-261). Mais cela n’empêche pas les États membres de poursuivre, comme par le passé, des objectifs nationaux ce qu’illustre par exemple la doctrine du patriotisme économique développée en France dans les années 2000. L’influence, dans le cadre de la concurrence à l’échelle mondiale, opère via les entreprises soutenues par les dispositifs d’appui au commerce extérieur élaborés par les États qui, par ailleurs, recourent comme les acteurs privés au marketing pour « vendre » leur marque nationale.
5« Construire la diplomatie européenne au défi des diplomaties européennes » fait l’objet de la quatrième partie qui s’ouvre sur un retour historique aux héritages romains, byzantins et chrétiens, au fondement de la culture diplomatique. La protection juridique – l’immunité – dont bénéficient consuls et diplomates, prônée dès le xviie siècle par les théoriciens du droit des gens, constitue une pièce essentielle du dispositif de négociation, tout comme une langue commune (le français jusqu’en 1919). De plaisants développements sont consacrés aux capitales diplomatiques (Genève, Vienne en raison de la neutralité de l’Autriche, Bruxelles) et à nombre de sites ayant accueilli depuis plus d’un siècle diverses conférences internationales. La question de savoir comment fabriquer du consensus en Europe au xxie siècle au regard des hiérarchies internationales et des cultures régionales est abordée dans le chapitre 9. Les grandes puissances du congrès de Vienne (1815) ne sont plus celles d’aujourd’hui et la pertinence des dénominations/définitions – grandes, moyennes puissances – mérite d’être examinée (p. 310). La stratégie des États scandinaves a ainsi consisté à se spécialiser sur le terrain international : médiation, aide au développement, écologie, et à utiliser depuis le xixe siècle leur proximité pour développer des pratiques coopératives au niveau régional ; d’autres pays ont choisi également de jouer la solidarité régionale dans certaines enceintes internationales de négociation. Dans le chapitre 10, l’auteur étudie l’espace européen, la manière dont les États ont structuré la coordination des positions qu’ils défendront à Bruxelles, le rôle et les pratiques des représentations permanentes et de l’ensemble des institutions décisionnaires,mais aussi bureaucratiques, pour lesquelles la négociation est au principe même de la construction européenne. L’attachement des États à leur souveraineté explique les difficultés à faire naître une diplomatie commune et la création tardive, en 2010, du Service européen d’action extérieure, dont l’autonomie reste limitée.
6La dernière partie, « Négocier avec l’autre », s’ouvre sur les manières de faire au xixe siècle, sur les rituels et protocoles, les langues et leurs interprètes, le transfert de concepts via la traduction de traités juridiques permettant l’apprivoisement de l’altérité et ouvrant la possibilité de parler avec son ennemi. Quant au chapitre 12, intitulé « Le diplomate et la violence », il examine d’abord les effets des révolutions ou avènements de régime totalitaire dont l’ambition est de faire table rase des institutions et pratiques antérieures, mais qui font rapidement preuve de pragmatisme, les membres de leur corps diplomatique devant toutefois choisir entre servir ou partir. S’il appartient aux diplomates de protéger leurs concitoyens en cas de menace grave dans le pays où ils sont en poste, en dépit de leur immunité et de l’inviolabilité des locaux des ambassades, ils n’ont guère de moyens de se protéger eux-mêmes contre la violence dont ils peuvent être l’objet. L’Union européenne, le Conseil de l’Europe et d’autres institutions, qui n’ont pas les moyens d’user de la violence, privilégient la diplomatie préventive illustrée par la figure Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961, et jouent le rôle de médiateur afin de faciliter les sorties de crise sur différents terrains (p. 434-435). L’ultime chapitre consacré à la diplomatie européenne à l’échelle du monde rappelle tout d’abord que depuis les accords de Westphalie de 1648 le principe de la négociation multilatérale a prévalu pour devenir un processus ordinaire dans les relations internationales. Dès la fin du xixe siècle, la participation des États aux unions administratives internationales chargées d’établir des normes techniques, telle par exemple l’Union postale universelle fondée en 1877, préfigure dans une certaine mesure la création d’une organisation comme la Société des Nations. Son secrétariat général tout comme la création d’une fonction publique internationale ont été marqués par l’empreinte des cultures administratives britannique et française ; l’influence de cette dernière se poursuivant lors de la création des institutions de la Communauté européenne. Bien qu’« aujourd’hui l’Union européenne s’affirme comme la puissance normative par excellence » (p. 462), peut-on pour autant en déduire le degré de son influence à l’échelle mondiale, en particulier dans les enceintes internationales où elle n’est pas représentée en tant que telle ?
7Cet ouvrage encyclopédique qui fourmille d’informations, de descriptions, de connaissances savantes traite de la diplomatie institutionnalisée au service d’un idéal de paix qui s’incarne dans la négociation ; mais le revers de cette médaille – la guerre, pour parler vite – n’y est évoqué qu’à titre incident, alors que les États et d’autres acteurs aujourd’hui ne se privent pas de faire montre de leur puissance, de tenter de s’imposer localement dans des opérations militaires couronnées ou non de succès. Les motifs politiques qui sous-tendent ces pratiques sont peu évoqués alors qu’ils conditionnent les négociations qu’engagent ensuite les parties prenantes, et leurs résultats. De manière plus générale, le travail diplomatique n’est jamais un exercice dépolitisé, quelles que soient les conditions dans lesquelles il s’exerce, et les instruments qu’il utilise, hard ou soft, visent toujours in fine à faire prévaloir la politique de l’État qu’il sert. En témoigne, comme le souligne L. Badel dans sa conclusion, la difficulté de l’Union européenne à mettre en œuvre une politique étrangère et une diplomatie propres, « le multilatéralisme communautaire [n’ayant] jamais effacé d’autres espaces de négociation entre ses États, ni au sein de l’Union…, ni en dehors d’elle » (p. 484).
Notes
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[1]
Voir en particulier le chapitre 8.