CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis plusieurs décennies, le secteur hospitalier français est affecté par des réformes prétendant optimiser son organisation et sa régulation (Moisdon, 2000 ; Pierru, 2007 ; Juven et al., 2019), faisant de ce secteur un laboratoire des démarches de rationalisation gestionnaire. Dans l’ombre du déploiement d’outils inspirés des recettes du New Public Management (Belorgey, 2010) et de nouveaux instruments de tarification qui induisent une logique de rentabilité dans les organisations de santé (Juven, 2018), des dispositifs d’évaluation de la qualité des soins ont été généralisés par les pouvoirs publics depuis la fin des années 1990 (Castel et Robelet, 2009), parmi lesquels des indicateurs conçus pour mesurer la qualité des prises en charge hospitalières. Ces instruments évaluent la structuration des établissements dans la lutte contre les infections nosocomiales, la traçabilité des activités médicales et paramédicales dans le dossier du patient, ou encore la conformité des pratiques à des normes professionnelles ou bureaucratiques. Ces dispositifs sont censés informer les patients, doter les hospitaliers d’outils de gestion et contribuer à la rationalisation de la régulation du secteur. Intégrés dans la démarche obligatoire de certification, déployés à l’échelle nationale par le ministère de la santé et la Haute Autorité de santé (HAS), relayés en région par les agences régionales de santé, ils sont utilisés par l’administration pour comparer les établissements et les rendre « auditables ». Leurs usages dans le domaine de la contractualisation et de la tarification se renforcent depuis le milieu des années 2010.

2L’un des aspects saillants des croyances réformatrices autour de ces indicateurs réside dans l’idée que la quantification permettrait de gouverner « à distance », de manière largement automatisée : l’affichage public des résultats constituerait un levier à la fois puissant et peu coûteux de transformation de l’hôpital. Cette vision d’un « gouvernement à distance » (Rose et Miller, 1992) est d’ailleurs mise en avant dans un certain nombre de travaux académiques portant sur des dispositifs comparables. Certains montrent comment les dispositifs de quantification puisent leur force dans la « valeur sociale » attribuée à l’usage du « chiffre », convention hors sol utilisée par des gouvernants pour organiser l’action publique autour de la mesure de son efficacité (Ogien, 2010). D’autres s’intéressent aux effets des instruments et aux théories de l’action qu’ils encapsulent (Lascoumes et Le Galès, 2004). D’autres encore montrent que la quantification est un puissant vecteur de discipline des acteurs sociaux (Desrosières, 2014 ; Sauder et Espeland, 2009). Ces travaux, dont l’apport est d’étudier les dispositifs de quantification comme des véhicules de logiques institutionnelles, accordent peu d’attention aux espaces sociaux intermédiaires ; les intermédiaires de l’action publique apparaissent davantage dans les analyses de la construction des instruments que dans celles des mécanismes par lesquels ils sont dotés de légitimité.

3Cet article propose de décaler le regard par rapport à la genèse sociopolitique des instruments, leur composition technique, et les usages dont ils font l’objet (Bertillot, 2014, 2016, 2020) pour se centrer sur le travail de légitimation opéré par divers experts qui ont occupé une position d’intermédiaire entre l’administration hospitalière et les acteurs hospitaliers locaux. Dans le contexte hospitalier, la légitimité de l’action de l’État du point de vue des hospitaliers n’a rien d’évident : les indicateurs peuvent menacer l’autonomie que les différents professionnels de la médecine et leurs représentants ont toutes les raisons de vouloir préserver (Hassenteufel, 1997). Dans ces conditions, la « distance » entre l’administration qui généralise les indicateurs de qualité au niveau national et les acteurs hospitaliers auxquels ils sont destinés constitue un espace institutionnel de première importance, qui doit moins être appréhendée comme un vide que comme un agencement d’espaces sociaux pleins, occupés par des acteurs pris dans des relations d’interdépendance : « les lieux de “passage” sont parfois plus que de simples “relais” entre des milieux institutionnels : ils sont aussi des lieux de fixation où se consolident des interdépendances […], où se négocient des règles d’action collective, où se forment des équilibres » (Nay et Smith, 2002, 3). Parce que la position d’interface offre des ressources stratégiques aux acteurs qui l’occupent [1], les intermédiaires peuvent être en mesure de construire des arrangements et des compromis entre des univers hétérogènes. En amortissant les conflits, en traduisant des idées ou en construisant du sens, ils peuvent faciliter la transformation d’univers sociaux, voire la rendre possible. Étudier empiriquement le travail des experts autour des indicateurs de qualité [2] permet ainsi de saisir par quelles tensions, négociations et échanges cognitifs et politiques a été construite une forme de légitimité pour cette entreprise de rationalisation.

4Nous voudrions montrer ici qu’au-delà de leur hétérogénéité, ces experts ont constitué un réseau interconnecté d’acteurs qui évoque la « nébuleuse réformatrice » décrite dans un tout autre contexte par C. Topalov (1999), pour rendre compte d’un vaste ensemble d’acteurs administratifs, politiques, universitaires ou industriels qui se sont emparés du projet flou de la « réforme » à la fin du xixe siècle pour redéfinir les problèmes sociaux et contribuer à façonner les politiques sociales. Se retrouvant dans des univers sociaux variés (associations, sociétés savantes, congrès académiques), emprunts d’engagements sociaux et politiques hétérogènes, ces acteurs se retrouvaient autour d’un « sens commun » et de méthodes, composant un « champ réformateur » à l’autonomie faible (Topalov, 1999). La petite nébuleuse qui s’est constituée autour des indicateurs de qualité depuis le milieu des années 2000 est également hétérogène, composée d’individus multi-positionnés et d’organisations aux statuts très variés. Les acteurs qui y ont pris part ont fait circuler des savoirs et des croyances qui ont pris corps dans des instruments. Ils ont négocié des compromis et secrété une forme de légitimité pour les indicateurs officiellement généralisés par l’administration hospitalière. En d’autres termes, les diverses formes d’expertise autour des indicateurs de qualité se sont articulées pour contribuer à l’intégration, prudente et sous tension, des professionnels au sein d’une régulation plus verticale de l’hôpital. Ce petit ensemble d’experts peut ainsi être analysé comme une « nébuleuse intégratrice » placée au cœur de l’entreprise de rationalisation de l’hôpital par les indicateurs. Cet article montrera, d’abord, comment des experts-chercheurs ont construit la validité métrologique des indicateurs de qualité, puis comment des experts chargés de représenter les hospitaliers au sein des fédérations et de sociétés savantes ont façonné leur acceptabilité sociale, et, enfin, il insistera sur l’action de cette nébuleuse d’experts en matière d’intégration du secteur.

Construire la validité métrologique des indicateurs

5En France, l’expertise sur la mesure de la qualité a mobilisé un petit nombre d’équipes autour d’une poignée de chercheurs-experts, dont le travail a consisté moins à éclairer la décision publique en vertu de connaissances scientifiques qu’à fabriquer des « choses qui tiennent », des « objets fermement établis » (Desrosières, 1993, 18-19), c’est-à-dire ici les instruments de mesure généralisés dans les années 2010.

Une expertise à l’interstice des mondes scientifique, professionnel et administratif

6Inscrits dans le domaine de la santé publique, de l’épidémiologie ou en sciences de gestion, les divers chercheurs-experts partagent un positionnement à l’interstice des mondes de la recherche, des professionnels de la médecine et de l’administration de la santé. Marqués par un parcours entre ces différentes sphères, pris dans des relations de concurrence tout en participant au développement d’une même expertise autour de la mesure de la qualité, ils ont porté avec leurs équipes une variété de projets de recherche sur ce thème. Ces chercheurs-experts appartiennent à la même communauté épistémique (Haas, 1992) : ils ont formé un petit réseau d’interconnaissance, qui publie dans les mêmes numéros spéciaux de revues consacrés à la performance hospitalière et fréquente les mêmes comités institutionnels.

7À défaut de pouvoir décrire ici les nuances dans leurs approches et l’ensemble de ces projets de recherche, il est utile de s’attarder sur le plus typique d’entre eux, au sein duquel ont été élaborés la plupart des indicateurs généralisés par les pouvoirs publics. Nommé « coordination pour la mesure de la performance et l’amélioration de la qualité hospitalière » (COMPAQH), ce projet de « recherche appliquée » s’est constitué comme un objet hybride, à l’interstice de l’univers des institutions publiques, de l’univers de la recherche en sciences de gestion et de l’univers hospitalier local. Financé par le ministère de la santé et la Haute Autorité de santé, il a été dirigé par Étienne Minvielle, chercheur français dont la carrière illustre bien le positionnement interstitiel des chercheurs-experts [3]. Comme le résume l’un des rapports du projet, « ce type de recherche se situe sur le double registre de la production académique […] et de la production de résultats tangibles pour les administrations publiques qui soutiennent financièrement le projet » (COMPAQH, 2006b, 4-5). Il s’est agi, en pratique, de bâtir des indicateurs de qualité susceptibles d’être méthodologiquement plus robustes et dès lors moins contestables que ceux des palmarès hospitaliers.

Un travail métrologique

8Les activités par lesquelles les chercheurs ont construit la « validité » des indicateurs renvoient d’abord à un travail d’ordre métrologique, qui a cherché à doter l’instrumentation de capacités d’objectivation. En premier lieu, les chercheurs-experts ont opéré un travail intellectuel impliquant la conception, la construction, l’expérimentation des indicateurs, en lien avec un panel d’une trentaine d’établissements de santé volontaires, avec le soutien des principales fédérations de l’hospitalisation privée et publique ainsi que la participation de certaines sociétés savantes médicales. La capacité des experts-chercheurs à se revendiquer de l’univers social de la science et leur familiarité aux savoirs statistiques, épidémiologiques ou gestionnaires leur ont permis de revendiquer une méthodologie standardisée, en rupture avec les méthodes artisanales des palmarès hospitaliers, décrites dans les rapports comme opaques et biaisées. L’expertise a consisté à doter les indicateurs produits d’un certain nombre de qualités métrologiques [4], en travaillant à la définition de la dimension de la qualité à mesurer ; à l’élaboration des critères à évaluer ; à la construction d’un cahier des charges permettant de standardiser la mesure ; à la conduite de nombreux tests (voir figure no 1).

Figure no 1

Méthode de développement d’un indicateur COMPAQH [5]

Méthode de développement d’un indicateur COMPAQH5

Méthode de développement d’un indicateur COMPAQH [5]

9Ce travail métrologique a permis de « sélectionner », parmi un nombre important d’indicateurs envisagés, ceux qui ont été travaillés et améliorés jusqu’à être considérés comme « validés ». Ce processus relève d’une série d’opérations caractérisées par de fortes incertitudes. Parmi les critères métrologiques retenus pour établir la « qualité » de l’indicateur, certains renvoient d’ailleurs explicitement au rapport subjectif des acteurs censés l’utiliser à l’égard de l’instrument. Le premier critère testé lors de l’expérimentation a été la faisabilité de la mesure, qui renvoie à la question de son acceptabilité. L’objectivité reconnue aux indicateurs repose dès lors moins sur leur capacité avérée à objectiver le réel en raison de leurs qualités métrologiques que sur la capacité de ceux qui les construisent à revendiquer une méthodologie rigoureuse, formalisée, impersonnelle, incontestable. Ce travail de légitimation des indicateurs par leur procédure d’élaboration correspond à « l’objectivité mécanique » mise en évidence par T. Porter (1994, 4). C’est bien ici le fait de « convenir » des règles d’élaboration de l’objet (Desrosières, 2014, 38) qui permet de construire leur robustesse.

10

« L’idée c’est aussi qu’on avait un projet qui validait les indicateurs. On pouvait dire que c’était solide. […] “On a une stratégie de recherche et développement […] qui apporte la légitimité en termes de validité et de faisabilité des indicateurs. […] Il y a eu un long travail d’expérimentation”. L’idée, c’était de pouvoir dire “on ne vous fait pas faire n’importe quoi”. » (Entretien avec un ancien responsable du service en charge des indicateurs à la HAS, 2012)

11Les indicateurs qui ont passé avec succès les différents tests métrologiques se sont vus reconnaître les qualités métrologiques susceptibles de produire une mesure objective. Inversement, ces tests ont conduit les chercheurs à abandonner des indicateurs jugés « non validés ». Par exemple, l’indicateur intitulé « taux de mortalité dans les “groupes homogènes de malades” à faible risque de survenue de décès » a été écarté en 2004 en raison de difficultés pour pondérer les taux de mortalité bruts en fonction des risques spécifiques liés à certains patients, avec à la clé un risque de discriminer les établissements sur de mauvais critères et, par-là, de voir l’indicateur mis en cause par les professionnels (COMPAQH, 2009, 10). La formalisation de la méthode a permis de maîtriser les tensions pouvant émerger au cours de l’élaboration des indicateurs. Ceux qui ont suscité trop de tensions ont pu être mis de côté au nom de leur défaut d’acceptabilité, permettant de protéger l’instrumentation d’une contestation trop forte par les acteurs hospitaliers. À l’issue de cette procédure, les indicateurs ont été considérés comme « validés » et généralisables par l’État. Les incertitudes qui se sont fait jour lors de leur construction collective ont dès lors été occultées.

Les dimensions politiques du travail métrologique

12La construction de la validité suppose le déploiement concomitant d’un travail d’ordre plus politique : les experts ont dû construire une forme de consensus autour des indicateurs développés et de leurs usages. Il a d’abord fallu agencer et coordonner des acteurs porteurs d’intérêts hétérogènes et parfois divergents. Au sein des instances du projet COMPAQH, tout un travail d’animation a été orchestré par les chercheurs-experts, pour organiser l’échange entre parties-prenantes. Ce travail d’intégration a impliqué non seulement de mettre en lien des acteurs hétérogènes, mais aussi de donner une forme à ces liens : le projet a intégré des relations horizontales, en mettant « en réseau » les différents experts ou représentants appelés à délibérer ensemble au cours des différentes réunions, avec une forme de relation verticale plus hiérarchique, qui place – au sommet décisionnel – le « comité de pilotage » auquel participent le ministère de la santé et la Haute Autorité de santé, et – à la base – les établissements dans lesquels ont lieu les expérimentations [6]. Le projet a ainsi servi d’interface entre les univers de l’administration, des chercheurs, des représentants des hospitaliers et, dans une bien moindre mesure, des représentants des patients [7]. C’est dans ces différents espaces de mise en débat qu’ont été remontées les difficultés des établissements expérimentateurs en termes de charge de travail, les interrogations concernant les usages institutionnels à venir des indicateurs expérimentés, ou encore les objections concernant certains indicateurs jugés difficilement acceptables par les professionnels. À travers ces espaces, les experts-chercheurs ont pris la mesure des indicateurs politiquement acceptables.

13Ce travail politique a pris ensuite la forme d’un travail d’acculturation, compris ici comme la transmission de croyances, de valeurs et de pratiques, déployé au long cours lors des réunions organisées par les projets et lors des restitutions régulières des résultats de la mesure auprès des établissements expérimentateurs. Les professionnels locaux qui ont mené l’expérimentation dans leur hôpital ou leur clinique se sont exposées aux techniques et aux méthodes d’élaboration d’indicateurs avant-même que ceux-ci ne soient généralisés à l’échelle nationale, ce qui a permis non seulement de limiter la contestation possible à l’encontre des indicateurs produits par le projet, mais aussi de sensibiliser ces acteurs aux raisonnements métrologiques et aux usages de la mesure, dans un cadre expérimental qui n’était pas celui de la généralisation contraignante. Mis en ligne, les cahiers des charges établis lors du travail métrologique ont pu être consultés par les gestionnaires de la qualité de tous les établissements français. Loin d’être neutres, ces acculturations ont constitué aussi des occasions de familiariser les hospitaliers au principe de la mesure, non seulement à des fins d’usages professionnels internes, mais aussi de comparaison et d’affichage public.

Construire l’acceptabilité sociale des indicateurs

14Pour comprendre comment la capacité des indicateurs à se faire accepter a été construite, il faut saisir comment se sont positionnés certains des acteurs chargés de porter les intérêts des professionnels et gestionnaires d’établissements auprès des pouvoirs publics.

L’engagement des fédérations hospitalières et des sociétés savantes

15Omniprésentes dans les rapports administratifs, systématiquement consultées par les pouvoirs publics dans le cadre des réformes, les principales fédérations hospitalières jouent un rôle clé dans l’action publique sanitaire et constituent des espaces essentiels de circulation des acteurs et des savoirs de régulation (Genieys, 2005). À des rythmes et selon des logiques variées, les quatre principales fédérations hospitalières se sont engagées dans la dynamique d’évaluation de la qualité. Dès la fin des années 1990, la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) et la Fédération des centres de lutte contre le cancer, aujourd’hui nommée Unicancer, se sont toutes deux saisies de l’évaluation de la qualité de manière stratégique pour peser face aux autres types d’établissements avec lesquels leurs adhérents sont en compétition. Dans les années 2000, toutes deux ont formalisé une démarche interne dédiée à l’évaluation de la qualité. Ces positionnements « pionniers » ont poussé la Fédération hospitalière de France (FHF) et la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (FEHAP) à s’engager plus tardivement dans la dynamique, dans une logique de conformation. Depuis le début des années 2010, les quatre fédérations font un usage assez similaire des indicateurs de qualité. Chacune s’est appropriée le langage polysémique de la qualité et l’a décliné en fonction de ses propres enjeux, et notamment pour communiquer sur les « meilleurs résultats » des établissements par des communiqués de presse, des interventions dans les médias spécialisés, et par la diffusion de documents mettant en valeur leurs établissements en direction des acteurs institutionnels et des usagers.

16

« Je travaille beaucoup sur la construction du discours, les éléments de langage, c’est mon boulot. […] Mon enjeu c’est de faire du buzz au niveau de la qualité, des indicateurs. » (Entretien avec la responsable « indicateurs » au sein de la fédération Unicancer, 2010)

17La profession médicale a été associée à l’élaboration et la diffusion des indicateurs de qualité essentiellement à travers la participation de certaines sociétés savantes. Le cas de l’anesthésie-réanimation est révélateur de l’évolution du positionnement de certaines sociétés savantes dans les dernières décennies. En effet, certains médecins anesthésistes réanimateurs pionniers se sont engagés dès les années 1980 dans un ensemble de travaux visant à développer des dispositifs d’évaluation des pratiques, dans le but d’améliorer les résultats des prises en charge et de rendre visibles ces améliorations. Dans les années 1990 et 2000, le thème de l’évaluation a fait l’objet d’une formalisation plus nette, et la Société française d’anesthésie-réanimation (SFAR) a commencé à publier des travaux abordant la métrologie, débattant des différents moyens de mesurer les infections, ou discutant de la pertinence de différents indicateurs. Cette mobilisation précoce a constitué un engagement stratégique pour cette spécialité qui entretient un rapport étroit avec la notion de risque [8]. Elle a également constitué un moyen, pour une spécialité longtemps marginale (Faure, 2005), de renforcer sa légitimité par rapport aux segments les plus établis de la profession médicale. Cet engagement stratégique dans l’évaluation a reposé sur le développement de travaux mettant l’autonomie professionnelle au premier plan. Les publications dans la spécialité étaient, en particulier, très critiques à l’égard de la comparaison à des fins d’affichage public : un éditorial des Annales françaises d’anesthésie et de réanimation soulignait par exemple que « la notion d’évaluation et d’amélioration de la qualité des soins suppose l’engagement des professionnels et est incompatible avec celle de contrôle externe » (Petit, 1996, 11). Toutefois, à partir de la fin des années 2000, la spécialité s’est engagée dans un nombre croissant de travaux conjoints avec les institutions étatiques, portant sur la gestion des risques, l’évaluation des pratiques et les indicateurs de qualité. Les représentants de la spécialité se sont ainsi attachés à anticiper un ensemble de réformes institutionnelles susceptibles de renforcer leur position et de permettre de conserver un certain contrôle sur les démarches.

18

« Comme on dit : “si ce n’est pas moi qui le fais, le ministère va le faire pour moi”. […] Donc c’est bien d’avoir la main, au moins au début. » (Entretien avec un dirigeant de la Société française d’anesthésie-réanimation, 2012).

19Les principaux représentants des acteurs hospitaliers en sont venus à se saisir de l’évaluation de la qualité, qu’ils ne perçoivent plus seulement comme une contrainte, mais aussi comme une « ressource » (Castel et Merle, 2002). Cet engagement s’est accompagné de la formation d’une expertise spécifique, dont le travail se déploie tant dans la négociation du contenu de l’instrument que dans sa diffusion auprès des représentés.

Négocier le compromis institutionnel

20Parce qu’ils constituaient un point de passage obligé, les experts des fédérations et des sociétés savantes ont été ménagés dans le processus de construction des indicateurs. Ils ont été en mesure de négocier leur soutien à la démarche institutionnelle, en échange de l’exercice d’un contrôle sur les indicateurs généralisés. Par leur travail de négociation, ils se sont apparentés à des « courtiers » de l’action publique, dont l’activité consiste à « rechercher des solutions acceptables entre des groupes éloignés qui peuvent trouver un avantage à coopérer même s’ils […] n’ont pas les mêmes intérêts » (Nay et Smith, 2002, 13).

21D’une part, les experts des fédérations se sont retrouvés dans la défense d’un certain nombre de positions communes visant à protéger leurs adhérents : limiter la charge de travail, promouvoir la valorisation des établissements, éviter la généralisation d’indicateurs de mortalité susceptibles, à leur sens, d’être mal interprétés par le public. D’autre part, ils ont cherché à orienter le développement des indicateurs dans un sens favorable aux organisations qu’ils représentaient. Unicancer a, par exemple, participé à l’élaboration de l’indicateur « réunion de concertation pluridisciplinaire en cancérologie » (RCP), généralisé par la Haute Autorité de santé en 2011, qui recense le taux de patients atteints d’un cancer dont le dossier médical a pu faire l’objet d’une RCP. La responsable du département dédié aux indicateurs au sein d’Unicancer a pu mettre en valeur la pratique de RCP « en présentiel » au sein des Centres de lutte contre le cancer.

22

« L’un des intérêts de nos Centres, c’est de montrer que leurs dossiers patients sont analysés par des gens autour d’une table. Un petit établissement privé qui fait des interventions très ciblées, il ne va pas être capable de l’organiser en physique, il va l’organiser en visioconf ». On imagine que sur le plan organisationnel, ça sera moins facile d’avoir un dossier complet… J’ai des arguments comme ça, et je joue là-dessus ! » (Entretien avec la responsable « indicateurs » au sein de la fédération Unicancer, 2010).

23Les négociations avec la Société française d’anesthésie-réanimation ont été marquées par davantage de tensions. Au milieu des années 2000, la Haute Autorité de santé a sollicité ses experts afin de produire des référentiels d’évaluation des pratiques professionnelles. En particulier, un groupe de travail a planché sur la tenue du dossier anesthésique, en identifiant des aspects de la pratique dont la traçabilité était jugée primordiale. En dépit des réserves émises par le groupe de travail, les chercheurs du projet COMPAQH sont partis de ce référentiel pour élaborer puis tester un indicateur de tenue du dossier anesthésique, que la Haute Autorité de santé a généralisé en 2008. Or, ce référentiel avait été conçu dans un objectif d’auto-évaluation professionnelle et non dans l’optique d’un contrôle étatique. Les anesthésistes-réanimateurs ont fait clairement connaître leur mécontentement, bien visible dans un éditorial intitulé « histoire d’un indic’ » (Dahlet et al., 2010). La Société française d’anesthésie-réanimation a pourtant décidé de poursuivre la collaboration, en échange d’un accès aux données des résultats.

24« Le référentiel était fait par des professionnels, pour des professionnels. Et c’est devenu un machin qui leur permet de nous surveiller, voire de nous taper dessus. C’est nous qui sommes allés les voir, en disant “écoutez, maintenant on veut récupérer ces chiffres pour nous. Alors on va travailler ensemble”. Même si c’est “détourné”, l’objectif est quand même rempli, il ne faut pas taper sur la HAS de façon trop dure. » (Entretien avec un dirigeant de la SFAR, 2012).

25Ce discours est révélateur d’une évolution plus générale du positionnement de la spécialité, qui a accepté de manière croissante de collaborer à la mise en transparence de ses activités, pour rester positionnée dans le jeu institutionnel qui préside à l’édiction des règles. Les sociétés savantes en sont venues à « jouer le jeu de l’intégration » dans les démarches institutionnelles (Benamouzig et Pierru, 2011, 333), dès lors que les critères restaient définis par la discipline et qu’il était possible de s’approprier les données. Les experts des fédérations et des sociétés savantes ont ainsi contribué à forger le compromis institutionnel, en veillant à ce que les indicateurs généralisés par l’administration n’entrent pas trop fortement en contradiction avec les intérêts des hospitaliers.

Participer au déploiement de l’auditabilité

26Les experts des fédérations et des sociétés savantes ont aussi participé activement à la diffusion de ces indicateurs jugés valides à l’issue du processus de leur construction, à travers diverses pratiques d’accompagnement qui véhiculaient l’idée que les établissements pouvaient et devaient être évalués. Par leurs activités de conseil, de veille ou d’information sur les indicateurs, par l’organisation de formations, et la communication des résultats, le travail des experts s’est apparenté à celui de généralistes dont l’activité « consiste à construire du “sens commun” entre des milieux institutionnels qui ne recourent pas aux mêmes représentations » (Nay et Smith, 2002, 13). L’accompagnement des fédérations peut être saisi à travers l’exemple d’une démarche de benchmarking interne, portée par Unicancer en 2009. Le département spécialisé de la fédération a comparé nominativement les résultats de tous les Centres de lutte contre le cancer aux différents indicateurs officiels ou développés en interne. De grand format et en couleur, le rapport diffusé exclusivement auprès des centres agence un ensemble de « fiches techniques », présentant les différents indicateurs, leur méthodologie, et propose une batterie de graphiques comparatifs (voir Figure no 2).

27Ce benchmarking interne illustre l’ambition d’aller au-delà des exigences réglementaires en travaillant sur des indicateurs « maison » spécifiques et en levant l’anonymat des centres. Opérant une discrimination nominative des établissements, ce graphique est révélateur de la dimension normative de l’accompagnement. Il illustre aussi les efforts entrepris pour rendre cette normativité acceptable : en comparant l’ensemble des Centres avec les autres établissements – moins bien classés sur la plupart des critères –, il permet de relativiser les écarts. Du côté des sociétés savantes, la Société française d’anesthésie-réanimation a développé à la même époque un projet d’accompagnement des trente établissements dont les résultats à l’indicateur de tenue du dossier anesthésique se révèlent atypiques, pour leur proposer une analyse des difficultés et un soutien à l’amélioration des résultats. En prise avec les critères de l’indicateur, façonnés par la Société française d’anesthésie-réanimation, les experts ont déployé des arguments scientifiques et professionnels pour donner du sens à l’indicateur, tout en le relayant localement au plus près des anesthésistes.

Figure no 2

Benchmarking Unicancer sur l’indicateur de « traçabilité de la douleur »

Benchmarking Unicancer sur l’indicateur de « traçabilité de la douleur »

Benchmarking Unicancer sur l’indicateur de « traçabilité de la douleur »

28

« On n’imagine pas que quelqu’un de la HAS aille voir l’un de ces trente établissements en disant “voilà, vous n’êtes pas terribles, la HAS va vous aider”. Ils vont pouffer de rire, les gens ! S’énerver ! Alors que si c’est le professeur “Machin”, connu, un collègue qui dit “écoutez les gars, je sais, chez nous aussi c’est dur, c’est chiant, je l’ai fait aussi, est-ce qu’on peut vous rencontrer pour savoir pourquoi vous avez des chiffres qui ne sont pas très bons… »
Entretien avec un dirigeant de la SFAR, 2012

29Travail de négociation et travail de diffusion se renforcent alors mutuellement : la capacité des experts à porter des usages professionnels des mesures en aval réside largement dans les caractéristiques qui les rendent acceptables. Inversement, les activités d’accompagnement permettent aux experts de prendre conscience de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Pour les institutions publiques, aider les sociétés savantes et les fédérations hospitalières à s’approprier les données des indicateurs a constitué un bon moyen d’en faire un relais professionnel, susceptible d’amortir le choc de l’évaluation externe. Les experts qui se sont investis sur le thème de la qualité à l’intérieur des sociétés savantes et des fédérations hospitalières ont contribué activement à construire l’acceptabilité des indicateurs.

30

« La notion d’indicateur était impensable il y a quinze ans. […] [Aujourd’hui], vous ne trouverez personne qui dit que c’est un scandale que la HAS ait un indicateur [sur la tenue du dossier anesthésique]. Ça vous amuse ou ça vous emmerde, mais tout le monde trouve que c’est logique. En tout cas dans notre discipline. »
Entretien avec un dirigeant de la SFAR, 2012

31En matière d’acculturation des professionnels aux techniques et aux usages de la mesure, les sociétés savantes et les fédérations hospitalières ont ainsi joué un rôle complémentaire à celui des chercheurs-experts et d’autres acteurs locaux [9]. Ces divers acteurs ont contribué à construire le sens de l’instrumentation et à amortir les tensions. Ensemble, ils ont composé un petit réseau influent, qu’il est possible d’analyser de manière plus transversale.

Une nébuleuse intégratrice autour des instruments

32Cet agencement d’acteurs intermédiaires gagne à être saisi comme une nébuleuse intégratrice, dont le mode d’action a consisté à rapprocher les espaces sociaux différenciés que sont l’administration hospitalière et les acteurs hospitaliers locaux.

Morphologie de la nébuleuse d’experts autour des indicateurs

33Le petit réseau d’experts décrit ici se rapproche de la « nébuleuse réformatrice » analysée par C. Topalov (1999). Comme ce réseau d’acteurs administratifs, politiques, universitaires ou industriels qui se sont emparés du projet de la « réforme » à la fin du xixe siècle, le réseau qui s’est constitué autour des indicateurs de qualité est hétérogène, composé d’individus multi-positionnés et d’organisations aux statuts très variés. Il s’apparente de manière analogue à un « univers fini, mais aux contours indécis […] matière discontinue faite de noyaux denses et de zones relativement vides […], ensemble d’objets organisés en systèmes partiels, mais entraînés dans un mouvement d’ensemble » (Topalov, 1999, 13). Afin de mettre au jour ce réseau d’experts, il est possible de donner une forme à cette nébuleuse autour des indicateurs de qualité en la représentant par un schéma (voir figure no 3).

34Ce schéma a une valeur illustrative [10]. Il représente graphiquement les circulations et le multi-positionnement des acteurs : les chercheurs-experts apparaissent en vert ; les représentants des hospitaliers apparaissent en rouge ; les acteurs régionaux évoqués plus rapidement apparaissent en orange. Si chacun occupe un espace différencié entre les institutions publiques (en bleu) et les établissements de santé (en noir), tous ont participé à l’élaboration et à la diffusion des indicateurs. Si leurs positionnements et leurs activités ne se recoupent pas strictement, les différents experts décrits ici se sont engagés dans la légitimation des instruments selon un processus relativement semblable : pris dans des relations de compétition, « innovateurs » et « suiveurs » en sont venus à trouver un intérêt à l’essor des indicateurs de qualité, qu’ils se sont appropriés à des degrés inégaux et en fonction de leurs enjeux propres. Ce sont parfois les mêmes individus qui, en circulant ou en étant multi-positionnés, ont accompli les diverses activités de légitimation et de déploiement.

Figure no 3

Représentation graphique de la « nébuleuse » autour des indicateurs de qualité

Représentation graphique de la « nébuleuse » autour des indicateurs de qualité

Représentation graphique de la « nébuleuse » autour des indicateurs de qualité

35La nébuleuse ici analysée ne s’apparente ainsi pas à un réseau plat, mais relie des espaces sociaux hiérarchisés. Ne constituant pas un champ autonome à proprement parler, la nébuleuse agence plutôt un ensemble de sous-espaces poreux, régis par leurs propres règles. Elle est pourtant dotée d’une certaine solidité, qui tient d’abord aux acteurs hybrides qui circulent en son sein : souvent passés au cours de leur carrière par les établissements de santé, ils s’en sont pour la plupart éloignés pour se diriger vers des activités d’expertise ou des fonctions de gestion transversales au sein de l’administration hospitalière. En circulant entre des espaces qu’ils ont contribué à intégrer, ces intermédiaires ont agi de concert pour construire la capacité de l’instrumentation à se faire accepter par les professionnels.

36

« On est un peu “sur le fil du rasoir” : on est promoteur, précurseur, donc on aide les tutelles. Et en même temps, on protège nos établissements. […] On est un peu un pare-feu, un médiateur, un filtre. » (Entretien avec la responsable « indicateurs » au sein d’Unicancer, 2010).

37La nébuleuse tient ensuite largement par les circulations cognitives qui ont cours autour des indicateurs. Partageant une expertise plus ou moins poussée des formes techniques de la mesure et de ses usages, les différents experts représentés ici se connaissent, se fréquentent, et ont construit un socle cognitif et politique commun. Ensemble, ces acteurs ont mis en mouvement des croyances, des techniques et des savoirs communs autour de l’évaluation. En exposant les acteurs hospitaliers aux idées, aux techniques et aux instruments, à des degrés divers, mais par des activités parfois très proches, tous ont contribué à tisser une « toile de significations » (Geertz, 1973) commune et, aux côtés de l’administration hospitalière, à présenter l’entreprise de diffusion d’indicateurs comme inexorable, en faisant germer dans l’esprit de certains hospitaliers la conviction qu’il était illusoire de résister à cette dynamique ; que la seule possibilité était de l’influencer de l’intérieur, en veillant à l’utilité des mesures pour les professionnels. La familiarité affichée lors des entretiens révèle qu’acteurs institutionnels, chercheurs-experts et experts des fédérations ont constitué un réseau d’interconnaissance. Ils se sont révélés capables, au besoin, de faire circuler les informations par un canal informel. Cette familiarité a sans doute contribué à entretenir la faiblesse des positionnements critiques.

L’intégration institutionnelle comme résultat du travail de l’instrumentation

38Pour rendre compte des recompositions du secteur sanitaire depuis une trentaine d’années sans les réduire à une dynamique de marchandisation et de désintégration professionnelle, certains travaux proposent une lecture en termes « d’intégration institutionnelle » du système de santé, reposant sur le développement d’espaces intermédiaires de gestion et la généralisation d’indicateurs qui « renforcent la formalisation et permettent un contrôle externe plus direct sur les activités médicales dans le cadre d’une structuration plus verticale du secteur hospitalier » (Benamouzig et Pierru, 2011, 331). Ce processus à dominante verticale est caractérisé par le fait qu’il induit de la hiérarchie, repose sur la production et l’organisation d’informations en routine, promeut la coordination, la transversalité et la formalisation des pratiques (Pierru et Rolland, 2016, 485).

39Ce processus d’intégration ne s’appuie pas uniquement sur les usages bureaucratiques externes des indicateurs de gestion mis en avant par ces auteurs. Dans le cas étudié ici, il a aussi été secrété au cours du travail opéré sur l’instrumentation, et rendu possible par la capacité de certains acteurs de la nébuleuse à amortir les tensions qui ont émergé de la rencontre entre l’univers institutionnel national et les mondes professionnels organisés locaux. Dans leur diversité, les multiples profils hybrides de la nébuleuse ont incarné cette dynamique d’intégration, tout en contribuant à la secréter par leur participation aux activités métrologiques, de négociation ou de déploiement. Tous ces acteurs ont contribué à porter la démarche institutionnelle dans un sens descendant (top-down), tout en veillant, dans un sens ascendant (bottom-up), à ce qu’elle intègre en son sein une ouverture sur des usages professionnels de la mesure et une certaine prudence par rapport à un usage trop brutal de l’évaluation externe. En d’autres termes, ce sont ces acteurs intermédiaires qui ont fabriqué la légitimité de l’entreprise de rationalisation par les indicateurs, depuis la construction de l’instrumentation jusqu’à son déploiement opérationnel ; ce sont eux qui ont construit la viabilité de la généralisation d’une instrumentation d’État élaborée pour placer les activités professionnelles davantage sous contrôle bureaucratique, tout en préservant une marge d’autonomie professionnelle.

40Les experts ont participé ainsi à un rapprochement entre monde institutionnel et monde professionnel, à travers une démarche « concrétisée » dans les objets tangibles que sont les indicateurs de qualité. Au cours du travail métrologique, les chercheurs-experts, les acteurs des fédérations et les représentants des professionnels ont intégré à l’intérieur même des instruments des logiques partiellement antagonistes d’usages professionnels et d’usages institutionnels. Au fil des activités de négociation et de diffusion de l’instrumentation, les experts de la nébuleuse ont également « travaillé » les acteurs hospitaliers auxquels sont destinés ces indicateurs, pour les mobiliser, les sensibiliser ou les persuader de l’intérêt de leur faire une place dans leurs pratiques et dans leurs organisations. Au-delà de sa dimension cognitive, la dimension pratique du travail des instruments est ici primordiale pour comprendre comment a été forgée une certaine croyance dans leur légitimité.

Conclusion : le pouvoir discret de la nébuleuse intégratrice

41

« La puissance publique peut dire : “mais dites donc, vous contestez ça ?! Mais pas du tout, on vous a consulté, vous avez pris la décision !”… » (Entretien avec un membre du collège de la HAS, 2011).

42Si les indicateurs sont souvent analysés comme un outil de « gouvernement à distance », cette recherche montre que la distance cognitive, sociale et spatiale qui existe entre les institutions publiques nationales productrices des instruments et les professionnels hospitaliers locaux auxquels ils sont destinés constitue en fait un espace institutionnel plein, au sein duquel se sont épanouis la nébuleuse intégratrice et ses experts. À l’instar des intermédiaires étudiés par d’autres auteurs, son « pouvoir d’influence » peut être défini comme un pouvoir de cadrage des instruments, comme « la capacité à peser sur l’action non par l’usage de l’autorité ou de la propriété, mais par la capacité à organiser les représentations que les acteurs se font des choix possibles » (Lascoumes et Lorrain, 2007, 5-6). Ce pouvoir d’influence n’est pas le propre de « l’élite du welfare » au sommet de la hiérarchie administrative (Genieys, 2005), ni des acteurs périphériques de l’administration, comme dans le cas des policy-analysts aux États-Unis (Lepont, 2016). Il est aussi secrété par les espaces d’expertise à l’interface entre l’administration et les établissements, à même d’organiser l’enrôlement des acteurs et l’agencement de leurs logiques dans la dynamique institutionnelle.

43Trois ressorts du pouvoir d’influence de ces intermédiaires peuvent être mis en avant. Premièrement, leur expertise des techniques et des savoirs d’évaluation de la qualité leur a permis de s’appuyer sur la légitimité de la science pour mettre en forme une approche de la régulation hospitalière qui se présente comme rationnelle et dépolitisée, par opposition à une régulation qui serait dictée par des intérêts purement orientés vers la communication politique ou corporatiste. Deuxièmement, l’engagement des plus centraux de ces acteurs intermédiaires dans la démarche de l’auditabilité s’est fait sur un temps relativement long, alors même que les acteurs politiques et institutionnels en charge du dossier des indicateurs de qualité n’ont pour la plupart fait que « passer » sur le sujet. De ce fait, ce sont largement ces intermédiaires qui ont assuré la continuité cognitive et institutionnelle de l’élaboration des indicateurs. En se faisant les entrepreneurs de l’instrument au cours d’une quinzaine d’années, ces experts ont grandement façonné la logique d’auditabilité véhiculée par les indicateurs ; ils ont aussi contribué à transformer les principaux espaces au sein desquels ils ont circulé et continuent, pour certains, à circuler. Troisièmement, leur influence tient au flou et à l’ambiguïté de leur statut et de leurs activités, qui leur ont donné une capacité à brouiller et à amortir les rapports de pouvoir verticaux en les présentant sous la forme de « projets » horizontaux, d’activités d’accompagnement et de conseil. Ces intermédiaires se sont pourtant engagés dans une relation verticale et asymétrique avec les acteurs professionnels qu’ils se donnaient pour mission de représenter ou d’accompagner.

Notes

  • [1]
    Le « marginal-séquent » (Jamous et al., 1969), l’acteur « relais » entre l’organisation et son environnement (Crozier et Friedberg, 1977), « l’entrepreneur-frontière » (Bergeron et al., 2013) ou les chercheurs technico-instrumentaux en position « interstitielle » (Shinn et Ragouet, 2000) sont en mesure de monopoliser des flux d’information ou de maîtriser des incertitudes pour se constituer en points de passage incontournables.
  • [2]
    Cet article reconstitue les activités des principaux experts qui agissent autour des indicateurs de qualité en croisant trois corpus de données empiriques : une cinquantaine d’entretiens réalisés entre 2009 et 2012 auprès d’acteurs institutionnels (acteurs du ministère de la santé, de la Haute Autorité de santé, chercheurs en gestion et en santé publique développant les indicateurs, représentants des fédérations hospitalières, des sociétés savantes d’anesthésie-réanimation, des structures régionales mobilisées sur la qualité) ; l’analyse bibliographique d’un corpus de 170 sources écrites retraçant le déploiement des indicateurs de qualité en France entre 1997 et 2012 (rapports institutionnels, articles dans des revues scientifiques, publications dans des revues professionnelles) ; des éléments prosopographiques pour caractériser les individus ou les organisations dont le parcours ou le profil sont révélateurs de ce réseau d’experts. Certaines informations recueillies ont fait l’objet d’un travail de codage au moyen d’un logiciel d’analyse de réseau, dans le but d’objectiver les circulations individuelles et les multi-positionnements d’une cinquantaine d’acteurs centraux.
  • [3]
    Après des études de médecine, E. Minvielle a intégré le Centre de recherches en gestion de l’École polytechnique, où il a réalisé sa thèse de doctorat avant d’intégrer l’ESSEC puis de séjourner à l’Université de Pennsylvanie (Wharton School). Chercheur en gestion rattaché successivement au CREGAS et au CERMES, puis professeur à l’École nationale de la santé publique (devenue par la suite École des hautes études en santé publique [EHESP]), il a également exercé la fonction de directeur qualité pendant plusieurs années au sein de l’Institut Gustave Roussy.
  • [4]
    Si on reprend les principales dimensions reconnues à ce travail métrologique (ANAES, 2002), il a fallu construire la « validité » de l’indicateur – c’est-à-dire son aptitude à refléter ce qu’il est censé mesurer –, sa « fiabilité » – c’est-à-dire sa capacité à permettre une mesure à la fois précise et reproductible dans l’espace et dans le temps, sa « sensibilité » et sa « spécificité » – c’est-à-dire la capacité de l’indicateur à mesurer de faibles variations du phénomène, et sa capacité à ne varier que lorsque le phénomène étudié varie.
  • [5]
    Source : formation HAS/COMPAQH, janvier 2010, accessible sur le site COMPAQH.
  • [6]
    Ces activités ressemblent à la « latéralisation du projet » opérée par les consultants missionnés pour mettre en œuvre les programmes de benchmarking étudiés par N. Belorgey (2010).
  • [7]
    Si les mobilisations de patients ont largement contribué à construire le problème public auquel a cherché à répondre le projet COMPAQH (Bertillot, 2016), leur place au sein du projet COMPAQH est restée périphérique. Seul un représentant du Collectif inter-associatif sur la santé siégeait parmi les 24 membres du comité de pilotage du projet entre 2006 et 2009, et à quelques exceptions près, les représentants des patients ont été absents des groupes de travail techniques se réunissant pour élaborer concrètement les indicateurs retenus.
  • [8]
    En réanimation, le taux de mortalité est un critère déterminant pour évaluer la réussite de la prise en charge de patients dont le pronostic vital, dans la plupart des cas, est engagé. En anesthésie, la mortalité devrait au contraire s’approcher autant que possible du « taux zéro ».
  • [9]
    Pour compléter le tableau de ces activités, il faudrait décrire le portage local réalisé par les organismes régionaux actifs sur la thématique de la qualité (Bertillot, 2014, 306-326).
  • [10]
    Ce schéma est issu d’un travail d’analyse de réseaux mené pour saisir le positionnement de la cinquantaine d’acteurs qui sont apparus centraux. Pour une description fine de la méthodologie utilisée, voir Bertillot (2014, 573-575). Précisons simplement ici que nous avons quantifié tous les liens que les entretiens et la documentation ont permis de tracer. La taille des organisations est indexée au nombre total d’acteurs qui ont été en lien avec elles. L’épaisseur des liens entre les organisations représente l’intensité des multi positionnements et circulations (nombres agrégés en rouge). Le positionnement spatial des organisations sur le schéma n’est pas un résultat automatisé de l’analyse des réseaux, mais la mise en forme des résultats de l’enquête qualitative.
Français

Dans l’ombre du déploiement d’instruments inspirés des logiques du New Public Management, des indicateurs conçus pour évaluer la qualité hospitalière se sont généralisés depuis une quinzaine d’années. Cet article est centré sur le travail de légitimation de ces indicateurs par divers experts : chercheurs en gestion, experts au sein des fédérations hospitalières, de sociétés savantes médicales ou d’organismes régionaux d’évaluation. Situés à l’interface de l’administration hospitalière et des mondes hospitaliers locaux, ces experts constituent une nébuleuse interconnectée d’acteurs multi-positionnés, qui a contribué activement à l’intégration institutionnelle du secteur.

Mots-clefs

  • Sociologie
  • secteur hospitalier
  • qualité
  • indicateurs
  • expertise
  • rationalisation

Références bibliographiques

  • ANAES (2002), Construction et utilisation des indicateurs dans le domaine de la santé.
  • Belorgey, Nicolas (2010), L’hôpital sous pression : enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte.
  • Benamouzig, Daniel, et Pierru, Frédéric (2011), « Le professionnel et le système : l’intégration institutionnelle du monde médical », Sociologie du travail, vol. 53, no 3, p. 327-333.
  • En ligneBergeron, Henri, Castel, Patrick, Nouguez, Étienne (2013), « Éléments pour une sociologie de l’entrepreneur-frontière », Revue française de sociologie, vol. 54, no 2, p. 1-37.
  • Bertillot, Hugo (2014), La rationalisation en douceur. Sociologie des indicateurs qualité à l’hôpital, Thèse de doctorat en sociologie, Institut d’études politiques de Paris.
  • Bertillot, Hugo (2016), « Des indicateurs pour gouverner la qualité hospitalière. Sociogenèse d’une rationalisation en douceur », Sociologie du travail, vol. 58, no 3, p. 227-252.
  • Bertillot, Hugo (2020), « Comment les indicateurs de qualité s’imposent à l’hôpital : les mécanismes d’une institutionnalisation en douceur », SociologieS [en ligne], Dossiers, L’institution et ses professionnels face à la rationalisation des soins de santé, URL : http://journals.openedition.org/sociologies/13499
  • En ligneCastel, Patrick et Merle, Ivanne (2002), « Quand les normes de pratiques deviennent une ressource pour les médecins », Sociologie du travail, vol. 44, no 3, p. 337-355.
  • En ligneCastel, Patrick et Robelet, Magali (2009), « Comment rationaliser sans standardiser la médecine ? Production et usages des recommandations de pratiques cliniques », Journal d’économie médicale, vol. 27, no 3, pp. 98-115.
  • COMPAQH (2006), Rapport final 2003-2006.
  • COMPAQH (2009), Projet COMPAQH 2e phase : Rapport annuel 2008.
  • Crozier, Michel et Friedberg, Ehrard (1977), L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective, Paris, Éditions du Seuil.
  • En ligneDahlet, Marc ; Eon, Béatrice ; Steib, Annick (2010), « Histoire d’un “indic” », Annales françaises d’anesthésie et de réanimation, vol. 29, no 2, p. 91-92.
  • Desrosières, Alain (1993), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte.
  • Desrosières, Alain (2014), Prouver et gouverner, Paris, La découverte.
  • En ligneFaure, Yann (2005), « L’anesthésie française entre reconnaissance et stigmates », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 156-157, p. 98-114.
  • Geertz, Clifford (1973), The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books.
  • Genieys, William (2005), « La constitution d’une élite du Welfare en France dans la France des années 90 », Sociologie du travail, vol. 47, no 2, p. 205-222.
  • En ligneHaas, Peter (1992), “Introduction : Epistemic Communities and International Policy Coordination”, International Organization, vol. 46, no 1, p. 1-35.
  • Hassenteufel, Patrick (1997), Les médecins face à l’État. Une comparaison européenne, Paris, Presses de Sciences Po.
  • Jamous, Haroun, Commaille, Jacques ; Pons-Vignon, Bernard (1969), Contribution à une sociologie de la décision. La réforme des études médicales et de structures hospitalières, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique.
  • Juven, Pierre-André (2018), « “Des trucs qui rapportent”. Enquête ethnographique autour des processus de capitalisation à l’hôpital public », Anthropologie & Santé, no 16, p. 1-24.
  • Juven, Pierre-André, Pierru, Frédéric, Vincent, Fanny (2019), La casse du siècle : à propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’agir éditions.
  • Lascoumes, Pierre, et Le Galès, Patrick (2004), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po.
  • Lascoumes, Pierre, et Lorrain, Dominique (2007), « Trous noirs du pouvoir. Les intermédiaires de l’action publique », Sociologie du travail, vol. 49, no 1, pp. 1-9.
  • En ligneLepont, Ulrike (2016), « Les experts les plus consultés aux États-Unis : l’hypothèse d’une péri-administration », Revue française de science politique, vol. 66, no 6, pp. 887-913.
  • Moisdon, Jean Claude (2000), La démarche gestionnaire à l’hôpital. La régulation du système hospitalier (vol. II), Paris, Seli Arslan.
  • Nay, Olivier, et Smith, Andy (2002), Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action publique, Paris, Economica.
  • En ligneOgien, Albert (2010), « La valeur sociale du chiffre. La quantification de l’action publique entre performance et démocratie », Revue française de socio-économie, vol. 5, no 1, p. 19-40.
  • En lignePetit, Jean (1996), « Évaluation des pratiques et de l’organisation des soins en anesthésie-réanimation : une démarche stratégique », Annales françaises d’anesthésie et de réanimation, vol. 15, no 1, p. 9-12.
  • Pierru, Frédéric (2007), Hippocrate malade de ses réformes, Paris, Éditions du Croquant.
  • En lignePierru, Frédéric, et Rolland, Christine (2016), “Bringing the Health Care State Back in. Les embarras politiques d’une intégration par fusion : le cas des Agences Régionales de Santé », Revue française de science politique, vol. 66, no 3, p. 483-506.
  • Porter, Theodor (1996), Trust in Numbers : The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton, NJ, Princeton University Press.
  • En ligneRose, Niklas, et Miller, Peter (1992), “Political Power Beyond the State : Problematics of Government”, British Journal of Sociology, vol. 43, no 2, p. 173 – 205.
  • En ligneSauder, Michael, et Espeland, Wendy (2009), “The Discipline of Rankings : Tight Coupling and Organizational Change”, American Sociological Review, vol. 74, no 1, p. 63-82.
  • En ligneShinn, Terry, et Ragouet, Pascal (2000), « Formes de division du travail scientifique et convergence intellectuelle. La recherche technico-instrumentale », Revue française de sociologie, vol. 41, no 3, p. 447-473.
  • Topalov, Christian, dir. (1999), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914). Paris, Éditions de l’EHESS.
Hugo Bertillot
Enseignant-chercheur, HADéPaS, université catholique de Lille
Chercheur associé au CSO (CNRS/Sciences Po)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/11/2020
https://doi.org/10.3917/rfap.174.0129
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Institut national du service public © Institut national du service public. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...