1 Les développements les plus récents de la sociologie de la fonction publique française ont mis en lumière les changements profonds initiés par les réformes inspirées du New Public Management. Ces travaux insistent à juste titre sur les transformations importantes que connaît le secteur public depuis une vingtaine d’années en matière d’organisation (Bezès, 2009), de pratiques de travail administratif (Bezès et Join‑Lambert, 2010) et même de dynamiques professionnelles (Bezès, Demazière et al., 2011). Pour autant, la connaissance sociologique des fonctionnaires passe le plus souvent par la monographie de corps ou de professions, à l’image des travaux de Jean‑Michel Eymeri sur La fabrique des énarques (2001), de ceux d’Odile Join‑Lambert sur les receveurs des postes (2005a ; 2005b) ou encore de la recherche de Barbara Prost sur les éboueurs de Paris (2010). Plusieurs travaux ont certes pris le parti d’élargir leur perspective à des espaces particuliers de la fonction publique, comme ceux de Pierre Bourdieu sur la haute fonction publique (1989), plus récemment de Marie Cartier, Jean‑Noël Retière et Yasmine Siblot sur les ouvriers et employés à statut (2010) ou d’Émilie Biland sur la fonction publique territoriale (2010, 2011, 2012). Cependant, la sociologie de la fonction publique française demeure marquée par une connaissance transversale de ses agents à l’échelle du secteur d’emploi relativement datée, à l’inverse de plusieurs pays européens (Hugrée, Spire et Penissat, 2014) et des États‑Unis d’Amérique (Brewer, 2003). C’est sans doute une conséquence de la singularité de la fonction publique d’État française, et notamment de son organisation statutaire en « corps » de fonctionnaires (Eymeri, 2000, p. 6).
2 Cependant, des travaux comme ceux d’Alain Darbel et Dominique Schnapper (1969a ; 1969b) puis de François de Singly et Claude Thélot (1989) se sont précocément attachés à décrire les caractéristiques sociodémographiques différenciées des travailleurs du public et du privé, et ont ainsi esquissé une analyse sociologique du groupe des fonctionnaires. Ils ont récemment fait l’objet de prolongements et de discussions (Gollac, 2005 ; Hugrée, 2012). Parmi les résultats de ces recherches, on a souvent souligné l’importance de l’héritage statutaire dans l’accès à la fonction publique : les enfants de fonctionnaires sont en effet surreprésentés dans le secteur public. D’autres travaux montrent pourtant l’intérêt d’étudier l’origine sociale – cette fois‑ci en termes de classes sociales – et sexuée des fonctionnaires, et les différentes carrières que leur offre le secteur public. Ils analysent la place de l’emploi public dans les trajectoires d’insertion des jeunes (Audier 1997 ; Di Paola et Moullet, 2003 ; Fougère et Pouget, 2003) ou les modifications des carrières des fonctionnaires (Bessière, Pouget, 2007). Ils ont notamment alimenté les réflexions renaissantes au début des années 2000 sur la valeur des titres scolaires et les effets des déclassements à l’embauche (Di Paola, Moullet et Vero, 2005). Mais si ces recherches mettent parfois l’accent sur les inégalités sociales, notamment selon le sexe (Di Paola et Moullet, 2009 ; Narcy, Lafranchi et Meurs, 2009), seul le travail de Julien Pouget (2005) interroge l’évolution de la composition sociale de la fonction publique dans une perspective historique.
3 Dans la poursuite de ces réflexions, cet article propose de comparer les caractéristiques des trentenaires salariés du public et du privé entre 1982 et 2002 (cf. encadré), en termes d’origine sociale, de sexe et de diplômes. Cette perspective vise à poursuivre l’examen des clivages générationnels en matière d’accès au salariat qualifié, notamment soulignés par le travail de Louis Chauvel (2002 [1998]). En plaçant la focale sur deux générations de trentenaires, on s’inscrit plus spécifiquement dans la discussion ouverte par Olivier Galland et Dominique Rouault sur l’accès précoce aux emplois de cadres supérieurs (1998) et davantage encore dans celle proposée par Christian Baudelot et Roger Establet (2000). Pour ces auteurs en effet, la comparaison de deux générations à cet âge présente l’intérêt de pouvoir comparer de façon relativement stabilisée le passé et l’avenir collectif d’une génération : « Les grands bouleversements intervenus dans la phase précédente se lisent pourtant à cet âge sous leur forme accomplie comme sur une plaque sensible. Les jeux sont quasiment faits : la période de formation est achevée, la vie professionnelle et familiale assez engagée pour que les perspectives d’avenir commencent à s’y dessiner avec netteté » (ibid., p. 15).
4 Les trentenaires de 1982 sont nés au début des années 1950. Pour la plupart, ils sont entrés sur le marché du travail entre la fin des années 1960 et au cours des années 1970. À l’échelle de leur vie professionnelle, ils ont fait l’expérience du développement du salariat, notamment qualifié. Les données cohortales de Louis Chauvel révèlent pourtant que ces trentenaires ont connu un premier ralentissement de l’accès aux emplois de cadres supérieurs par rapport aux trentenaires des cohortes précédentes. Les membres de cette cohorte ont en revanche connu des conditions très favorables d’accès aux emplois de professions intermédiaires. Le développement de l’État social et du secteur public au cours de cette période a été central dans l’accès des femmes au salariat qualifié. Les trentenaires de 2002 sont nés au début des années 1970, avec l’arrivée des crises économiques et la montée du chômage, d’abord dans les emplois les moins qualifiés. Appelés « enfants de la crise » par Chauvel, ils constituent une cohorte typique du processus de « multiplication attendue des déclassements sociaux » (ibid., 203‑228). Beaucoup plus diplômés que leurs aînés, ils sont entrés sur le marché du travail au moment où les cycles économiques courts font considérablement varier les amorces de carrière et l’accès plus ou moins lent aux emplois qualifiés. Pour autant, cette configuration générale gagne à être précisée, notamment à l’échelle du secteur public, puisque la massification de l’enseignement secondaire puis des premiers cycles universitaires s’est aussi traduite par des recrutements importants d’enseignants, faisant de ce débouché historique de l’enseignement universitaire français, une destination centrale dans les destinés des sortants des universités de cette époque (Audier, 1997).
5 En s’intéressant aux caractéristiques des trentenaires travaillant dans le public en 1982 et en 2002, il s’agit donc de comprendre l’évolution de la place de ce secteur d’emploi dans l’insertion professionnelle des jeunes salariés, de plus en plus diplômés mais confrontés à un marché du travail qui s’est considérablement modifié. Plus précisément, il conviendra de saisir si et comment la place du secteur public dans les carrières des trentenaires a pu connaître des transformations différentes selon leur groupe social d’origine et leur sexe.
6 Pour cela, on commencera par analyser l’évolution de la place du secteur public dans l’emploi salarié des trentenaires, à ses différents niveaux (emploi qualifié et non qualifié notamment). On se demandera alors si la contraction indéniable de l’emploi public pour cette classe d’âge a conduit à une fermeture relative de ce secteur aux femmes et aux enfants des classes populaires. La réponse négative à cette question nous amènera dans un second temps à un constat paradoxal, à partir de l’examen des destinées professionnelles des trentenaires salariés du public et du privé : en 2002 encore plus qu’en 1982, les trajectoires sociales observées dans le public sont plus favorables pour les femmes et les enfants des classes populaires que celles observées dans le privé ; pourtant, le secteur public, en raison de sa contraction, a perdu son rôle de promoteur social des jeunes diplômés issus de ces groupes sociaux, plus fortement discriminés dans le secteur privé.
Encadré méthodologique
Réalisée par l’Insee, depuis 1950, l’enquête « Emploi » est la source statistique utilisée pour mesurer le chômage au sens du BIT. Elle fournit aussi des données sur les professions, l’activité des hommes et des femmes ou des jeunes, la durée du travail, la précarité des emplois. Elle a été construite pour cerner la situation des chômeurs et les changements de situation vis‑à‑vis du travail.
Cette enquête présente l’intérêt de porter sur de vastes échantillons (134 430 individus de quinze ans et plus en 1982 et 175 939 en 2002), de décrire à la fois le statut d’emploi de la personne de façon précise (notamment, pour les salariés, le caractère public ou privé de l’établissement) et de fournir certaines caractéristiques sociodémographiques centrales pour notre analyse : le diplôme, et surtout la catégorie socioprofessionnelle et le statut du père de l’enquêté (on sait ainsi s’il était salarié de l’État ou des collectivités locales).
À l’instar d’autres travaux (Pouget, 2005 ; Amossé, 2010), nous analysons et comparons les données des enquêtes « Emploi » de 1982 et 2002. L’enquête de 1982 inaugure effectivement la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles encore en vigueur en 2002 (et actualisée en 2003). L’enquête de 2002 est la dernière enquête « Emploi » annuelle : depuis 2003, elle est trimestrielle et sa collecte auprès d’un échantillon de ménages, est réalisée en continu sur toutes les semaines de chaque trimestre. Cette transformation pose différents problèmes d’exploitation qui nous ont conduits à privilégier l’enquête de 2002.
Pour l’analyse, on a, la plupart du temps, travaillé sur la population des actifs occupés salariés âgés de 28 à 32 ans. Pour l’enquête 2002, on obtient ainsi un échantillon de 8780 individus nés entre 1970 et 1974. En 1982, la question de la profession du père n’a été posée qu’aux nouveaux enquêtés (l’échantillon de l’enquête « Emploi » est renouvelé chaque année par tiers), et les réponses données en 1981 par les autres, qui n’ont pas été recodées dans la nouvelle nomenclature, ne sont plus disponibles. Pour obtenir un échantillon suffisamment important de salariés âgés de 28 à 32 ans, on a donc choisi de regrouper les individus actifs occupés salariés interrogés pour la première fois en 1982, 1983 et 1984 et nés respectivement entre 1950 et 1954, 1951 et 1955, 1952 et 1956. On reconstitue ainsi un échantillon de 9467 individus, saisis au même moment de leur carrière.
Distinguer public et privé
Afin de comparer salariés du public et du privé, on a utilisé la variable sur le caractère public ou privé de l’établissement. On a ainsi regroupé sous l’appellation de « secteur public », les administrations nationales, les collectivités locales, les hôpitaux publics, les HLM, la sécurité sociale et les entreprises publiques ou nationales, opposés aux entreprises du secteur privé.
Ce choix est bien sûr discutable, puisqu’on regroupe ainsi des salariés au statut différent (fonctionnaires et salariés sous contrat de droit privé notamment). Il permet cependant d’intégrer à l’analyse les effets des transformations du secteur public (par exemple les privatisations ou le développement de la fonction publique territoriale). Il se révèle pertinent pour saisir la place de l’emploi public (c’est‑à‑dire dont les pouvoirs publics ont une relative maîtrise) dans les perspectives de carrière des jeunes salariés.
On s’est ici concentré sur la comparaison des salariés du public et du privé, à l’exclusion de l’analyse des trajectoires des travailleurs indépendants. Ces trajectoires sont effectivement difficiles à interpréter, notamment en raison de la position « à part » des professions indépendantes dans la nomenclature des PCS. Par ailleurs, l’entrée dans l’indépendance se fait souvent après 35 ans (Goux et Amossé, 2004, 11 ; Gollac, 2009, 63). Étant donnée la classe d’âge à laquelle nous nous intéressons ici (les 28‑32 ans), l’exclusion des indépendants pose ainsi moins de problèmes.
Un horizon qui se referme pour les nouveaux trentenaires ?
Contraction de l’emploi public et élévation scolaire des jeunes salariés du public
7 En 2002, l’emploi public représente 22 % de l’emploi total en France (Pouget, 2005). Cette proportion peut varier sensiblement selon le périmètre retenu qui peut aller d’une définition stricte de la fonction publique statutaire à une définition approchant davantage le secteur d’emploi (cf. supra encadré méthodologique). Néanmoins, plusieurs études (Raynaud, 2003 ; Pouget, 2005) convergent pour attester du fort développement des emplois publics en France entre le début des années 1980 et le début des années 2000 au sein de la population active. Sur cette période, les données révèlent que les emplois publics ont cru en moyenne deux fois plus vite que l’emploi total. Cette croissance est essentiellement portée par la fonction publique territoriale et hospitalière. Les auteurs s’accordent pour distinguer différentes séquences au sein de cette période. D’abord, une croissance forte mais saccadée au début des années 1980 puis au début des années 1990, et une stabilisation voire une réduction de la part de l’emploi public dans la population active dans les années 1990.
8 La comparaison de la part de l’emploi public chez les trentenaires actifs à vingt ans d’intervalle offre ici un contre‑éclairage intéressant. Entre 1982 et 2002, la part de l’emploi public chez les trentenaires a baissé de 8,2 points, comme le montre le tableau n° 1. Alors que 34,2 % des trentenaires actifs de 1982 travaillaient dans le secteur public, ils n’étaient plus que 26 % en 2002. Cette baisse est particulièrement forte au sein des administrations nationales (‑ 7,31 points) et au sein des entreprises publiques et nationales (‑ 3 points). Cette variation brute de l’emploi public dans les débuts de carrières peut refléter à la fois des effets de génération et des effets d’âge. Alors que la génération de trentenaires de 1982 est entrée sur un marché du travail caractérisé par un niveau historique de recrutement dans la fonction publique (Raynaud, 2003), celle de 2002 a été confrontée à une offre d’emploi public proportionnellement plus restreinte. La baisse de la part de l’emploi public est semblable chez les quarantenaires. En revanche, les cinquantenaires ont vu la proportion d’actifs dans le secteur public progresser entre ces deux dates (+ 1,8 points). Les cinquantenaires de 2002 étant les trentenaires de 1982, on voit bien comment les inégales conditions d’accès des trentenaires au secteur public sont un élément (parmi d’autres) de la construction de générations différenciées de fonctionnaires. La comparaison de trois générations de salariés du public secteur (trentenaires/quarantenaires/cinquantenaires) révèle ainsi un effet générationnel plus nettement défavorable aux jeunes générations accédant au secteur public en 2002.
Tableau n° 1 – Part des actifs dans le secteur public français selon les générations en 1982 et 2002

Tableau n° 1 – Part des actifs dans le secteur public français selon les générations en 1982 et 2002
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans.Lecture : « En 1982, 34,2 % des actifs salariés âgés de 28 à 32 ans travaillaient dans le secteur public. En 2002, ils étaient 26,0 %, soit une variation de ‑ 8,2 points ».
9 Mais, il faut aussi faire l’hypothèse que les transformations des emplois publics en eux‑mêmes ont pu transformer les âges d’accès à ce secteur d’emploi : plusieurs corps de fonctionnaires ont en effet élevé le niveau scolaire requis pour y entrer, ne devenant accessibles qu’à des personnes ayant effectué des études plus longues, donc plus âgées.
10 Comme le montre l’évolution de la taille des cercles du graphique n° 1, au sein de la population des trentenaires en emploi, c’est la part des employés du public qui a subi la baisse la plus importante pour les catégories du public (‑3,5 points, tandis que la part des employés du privé augmentait de 2,9 points). Les emplois situés au sein des professions intermédiaires du public et ceux d’instituteurs/professeurs des écoles ont également baissé, bien que dans une moindre mesure (‑1,8 points chacun). En fait, seuls les emplois d’enseignants et de cadres du public ont augmenté parmi les jeunes trentenaires. De ce point de vue, le secteur privé est marqué par des transformations plus nettes avec une baisse forte des emplois d’ouvriers (‑5,1 points, contre ‑2,3 pour les ouvriers du public) et des hausses également importantes des emplois qualifiés, notamment soulignés par Deauvieau, Dumoulin (2010) et Amossé (2012) : + 4,3 points pour les professions intermédiaires du privé et + 5,8 points pour les cadres supérieurs.
11 L’autre changement fort qui a affecté les débuts de carrière dans le secteur public concerne la transformation du recrutement scolaire des fonctionnaires entrants. Depuis le début des années 1980, la structure des diplômes et des qualifications du secteur public a suivi la plus grande diffusion des études supérieures dans la population française. Le fait est souligné dans plusieurs écrits (Pouget 2005 ; Gollac 2005 ; Hugrée, 2012). Mais là encore, la comparaison des trentenaires du secteur public de 1982 à ceux de 2002 offre une occasion de mieux appréhender ces transformations. Par cette approche ciblée, on rend davatange visible les changements sociaux et morphologiques de deux générations d’entrants dans ce secteur d’emploi. L’attention portée aux seuls trentenaires rend ainsi visible la progressive normalisation des diplômes supérieurs au baccalauréat y compris dans les emplois, réputés moins qualifiés, d’employés du secteur public, illustrée par l’abscisse des cercles des graphiques n° 1 et n° 2. Ainsi, 32 % des jeunes fonctionnaires étaient titulaires d’un « bac + 2 ou plus » en 1982. En 2002, c’est le cas de 53 % des jeunes fonctionnaires. Si l’élévation du niveau de diplôme s’observe aussi pour les emplois subalternes, l’accentuation du rôle des diplômes dans l’accès aux emplois publics suit surtout le développement vers le haut de la structure des emplois de ce secteur. La fermeture de l’emploi public, sa transformation vers les emplois qualifiés et l’élévation scolaire qui l’a accompagnée définissent donc la nouvelle configuration de l’emploi public pour les trentenaires de 2002. Quelles sont les conséquences de ces transformations importantes de la morphologie du secteur public français en matière de recrutement sexué et social ?
Graphique n° 1 – Structure de la population des trentenaires en emploi en 1982

Graphique n° 1 – Structure de la population des trentenaires en emploi en 1982
Légende : PI = Professions intermédiairesPE = Professeurs des écoles
Graphique n° 2 – Structure de la population des trentenaires en emploi en 2002

Graphique n° 2 – Structure de la population des trentenaires en emploi en 2002
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans.Lecture : La surface des cercles est proportionnelle à la part du groupe professionnel considéré dans la population active. L’abscisse du centre du cercle indique la part de titulaires d’un « bac + 2 ou plus » au sein de ce groupe et son ordonnée le pourcentage de femmes au sein du groupe.
Féminisation des emplois publics qualifiés et maintien des recrutements populaires à l’échelle du secteur d’emploi
12 La focale sur les trentenaires révèle une féminisation et une ouverture sociale relative de la fonction publique sur la période étudiée, notamment dans les emplois qualifiés. Pouget souligne qu’en vingt ans, la proportion de femmes parmi l’ensemble des salariés du secteur public a progressé (2005) : elle s’établit ainsi à 59 % en 2002 (contre 43 % dans le secteur privé) quand elle était de 55 % en 1982 (37 % dans le secteur privé). Parmi les trentenaires, cette proportion progresse de 6 points (de 50,5 % en 1982 à 56 % en 2002), alors que dans le privé, elle progresse également, mais de façon moins nette (+ 3 points, de 38 % à 41 %). Au sein du secteur public, comme le montre l’ordonnée des cercles dans les graphiques n° 1 et n° 2, la féminisation demeure polarisée au sein des emplois qualifiés, portée par la forte augmentation de la part des femmes parmi les cadres du public et la place toujours importante des professions enseignantes dans le secteur. En effet si les professions de l’enseignement demeurent, avec les professions intermédiaires du public, les plus féminisées parmi les trentenaires en 1982 et 2002, c’est parmi les cadres du secteur public que la part de femmes progresse le plus (+ 19 points) [1].
13 Plusieurs études récentes ont complété cette description des transformations sociologiques du secteur public par l’analyse de son recrutement social depuis une vingtaine d’années (Pouget, 2005 ; Bessière et Pouget 2007). Certains de ces résultats, quand ils sont centrés sur la classe d’âge des 18‑35 ans, donnent un premier aperçu de la relative stabilité du recrutement social de la fonction publique entre ces deux dates. Julien Pouget note que les enfants de fonctionnaires continuent d’être surreprésentés parmi l’ensemble des salariés du secteur public (26,2 % en 2002, + 8 points par rapport à la population générale). Il le sont d’ailleurs d’autant plus que leurs deux parents travaillent ou travaillaient dans la fonction publique. Pour autant, « si le poids des enfants de fonctionnaires s’est accru parmi les jeunes salariés du public, c’est […] surtout du fait de l’augmentation du nombre d’enfants de fonctionnaires dans la population, sans que s’accentue particulièrement la transmission du statut de fonctionnaire d’une génération à l’autre » (Pouget, 2005, 156). Élargisant ces réflexions à l’origine sociale des jeunes salariés de la fonction publique, il conclut alors que le recrutement social de la fonction publique a globalement suivi les transformations de la structure d’emploi des pères de l’ensemble des jeunes salariés entre 1982 et 2002.
14 Les données relatives à l’évolution des origines sociales des salariés du public trentenaires entre 1982 et 2002 confirment la progression relative et limitée de la part d’enfants de fonctionnaires. En 2002, ils sont toujours surreprésentés parmi les fonctionnaires de 30 ans (27 %, contre 18 % parmi les salariés du privé du même âge). Cependant, s’il y avait 1,7 fois plus d’enfants de fonctionnaires dans le secteur public que dans le secteur privé en 1982, ce ratio est de 1,5 en 2002. Cette relative stabilité de la transmission statutaire entre les jeunes générations de salariés du public à vingt ans d’intervalle doit aussi être regardée depuis les évolutions du recrutement social des deux secteurs d’emploi public et privé. Or, si les enfants de cadres sont proportionnellement plus nombreux parmi les jeunes salariés du public en 2002 qu’en 1982 (+ 2 points, de 11 % à 13 %), leur progression est nettement plus importante au sein du secteur privé (+5 points, de 6 % à 12 %). Lorsqu’on observe la part des enfants des classes populaires salariées (ouvriers et employés), on constate que leur proportion est stable dans le secteur public entre 1982 et 2002 (environ 52 %) alors qu’elle baisse dans le secteur privé (‑ 3 points, de 59 % à 56 %).
15 Le fait remarquable les concernant porte sur l’augmentation de leur proportion au sein des jeunes cadres et professions intellectuelles supérieures du secteur public (+ 3,2points) tandis que la part des enfants de cadres y baisse nettement (‑4,6 points). Or, lorsqu’on précise la transformation du recrutement social des trentenaires cadres et professions intellectuelles supérieures du secteur public, la progression de la part des enfants des classes populaires salariées est exclusivement concentrée parmi le groupe des enseignants et professions scientifiques. Le tableau n° 2 indique ainsi que la proportion relative d’enfants des milieux populaires progresse de 8,6 points parmi ces professions tandis qu’elle baisse parmi les autres cadres du secteur public (‑1,5 points). Il en est de même au sein des professions intermédiaires où le groupes des institutrices/professeurs des écoles et assimilés est celui où la part de jeunes issus de familles populaires augmente (+ 3,5 points) tandis qu’elle baisse parmi les autres professions intermédiaires du secteur public.
Tableau n° 2 – Le recrutement social des trentenaires des secteurs public et privé en 1982

Tableau n° 2 – Le recrutement social des trentenaires des secteurs public et privé en 1982
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans.Lecture : « En 1982, 17,8 % des professeurs et professions scientifiques ont un père indépendant (agriculteur, artisan, commerçant ou chef d’entreprise) ».
Tableau n° 3 – Le recrutement social des trentenaires des secteurs public et privé en 2002

Tableau n° 3 – Le recrutement social des trentenaires des secteurs public et privé en 2002
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans.Lecture : « En 2002, 16,9 % des professeurs et professions scientifiques ont un père indépendant (agriculteur, artisan, commerçant ou chef d’entreprise) ».
Le destin de jeune salarié du public
16 Le secteur public se caractérise donc par un mouvement de relative ouverture de son recrutement social, par rapport au secteur privé. C’est en effet au sein du secteur public que la proportion d’enfants d’employés et d’ouvriers a le moins baissé parmi les trentenaires entre 1982‑2002. La dynamique du recrutement social du secteur public chez les trentenaires à vingt ans d’écart présente donc ce secteur comme « encore » ouvert socialement, malgré la relative fermeture de l’emploi public aux plus jeunes générations. Le public reste certes plus sélectif que le privé parce qu’il est majoritairement constitué d’emplois qualifiés. Mais il s’est malgré tout davantage ouvert aux femmes et il accueille relativement plus de jeunes des milieux populaires et moins d’enfants de cadres supérieurs que ne le laissaient présager les transformations sociodémographiques des cohortes d’actifs étudiés. Comment cette ouverture se traduit‑elle en termes d’opportunités de carrières ? Le secteur public représente‑t‑il une chance différente pour les trentenaires de 2002 d’accéder à des emplois qualifiés que pour celles et ceux de 1982 ?
Le public : une voie typique d’accès des jeunes femmes diplômées de milieu populaire aux emplois qualifiés
17 Plusieurs travaux ont souligné la place particulière occupée par la fonction publique dans l’accès aux emplois qualifiés pour les diplômés des universités, en particulier les femmes et les salariés issus des classes populaires (Audier, 1997 ; Gollac, 2005 ; Hugrée, 2010 et 2012). De fait, en 1982 comme en 2002, public et privé offrent des probabilités à peu près identiques d’accès aux emplois qualifiés de cadres et de professions intermédiaires aux hommes et aux enfants de cadres titulaires d’un diplôme de niveau » bac + 2 ou plus » – et a fortiori aux fils de cadres (cf. tableaux n° 4 et n° 5). En revanche, les femmes salariées de niveau « bac + 2 ou plus » ont plus de chances d’occuper un emploi qualifié lorsqu’elles travaillent dans le secteur public (82,2 % en 2002) que lorsqu’elles travaillent dans le privé (64,6 %). De la même façon, 74,7 % des enfants d’employés et d’ouvriers, titulaires d’au moins un « bac + 2 », qui travaillent dans le public sont cadres ou professions intermédiaires, contre seulement 65,9 % de ceux qui travaillent dans le privé. Cet écart est maximal pour les filles d’employés et d’ouvriers (74,8 % contre 56,1 %). Autrement dit, l’accès au secteur public constitue, en 2002 comme en 1982, une filière particulière de conversion du titre en poste pour les femmes et les enfants des classes populaires, même si leurs possibilités d’accéder aux emplois qualifiés restent inférieures à celles des hommes et des enfants de cadres dans le public comme dans le privé.
18 Les opportunités particulières d’ascension sociale qu’offre le public à ces groupes sociaux semblent même s’être accentuées en deux décennies. En effet, en 1982, si le secteur public garantit mieux l’accès de tous et – surtout – de toutes les diplômées aux emplois qualifiés, c’est au travers des chances particulièrement importantes qu’il donne d’occuper des professions intermédiaires. En revanche, si en 2002, la part de trentenaires diplômés de niveau « bac + 2 ou plus » atteignant des positions de cadre reste globalement plus importante dans le secteur privé, les femmes et les filles d’ouvriers et d’employés accèdent plus fréquemment à ces positions par le biais du secteur public. Alors que 28,2 % des femmes titulaires d’au moins un « bac + 2 » et 17,9 % des filles d’ouvriers et d’employés sont cadres dans le privé, ces pourcentages atteignent respectivement 30,7 et 23,2 % dans le public. Au début des années 2000, le secteur public devient donc un lieu privilégié de valorisation des diplômes supérieurs pour les femmes, et en particulier celles issues des classes populaires.
Tableau n° 4 – L’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés dans le public et dans le privé en 1982 (en %)

Tableau n° 4 – L’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés dans le public et dans le privé en 1982 (en %)
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau « bac + 2 ou plus ».En italique : effectifs en ligne inférieurs à 100.
Lecture : « En 1982, 38,4 % des hommes âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau «bac + 2 ou plus» et salariés dans le public sont cadres. 54,7 % occupent des professions intermédiaires. Ainsi 93,1 % d’entre eux occupent un emploi qualifié de cadre ou de profession intermédiaire ».
Tableau n° 5 – L’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés dans le public et dans le privé en 2002 (en %)

Tableau n° 5 – L’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés dans le public et dans le privé en 2002 (en %)
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau « bac + 2 ou plus ».En italique : effectifs en ligne inférieurs à 100.
Lecture : « En 2002, 39,1 % des hommes âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau «bac + 2 ou plus» et salariés dans le public sont cadres. 40,0 % occupent des professions intermédiaires. Ainsi 79,1 % d’entre eux occupent un emploi qualifié de cadre ou de profession intermédiaire ».
19 On peut d’ailleurs noter qu’à l’inverse du privé, les trentenaires diplômés de niveau « bac + 2 ou plus » salariés dans le secteur public occupent plus fréquemment des positions de cadre en 2002 qu’en 1982, et ce quel que soit leur sexe ou leur origine sociale. Ce fait est d’autant plus remarquable que le niveau général de diplôme s’est élevé entre les deux périodes et qu’on aurait pu s’attendre à une baisse de la rentabilité du diplôme dans le secteur public, généralement considéré comme plus sélectif en la matière. Or cette moindre rentabilité semble s’être traduite, de façon contradictoire, par un accès plus rare aux professions intermédiaires et non aux emplois de cadres. Pour comprendre cette évolution paradoxale, il faut rentrer dans le détail des professions auxquelles accèdent ces diplômés du public en 1982 et en 2002.
20 Pour commencer, il faut signaler à nouveau que la structure des emplois qualifiés du public (soit ici des emplois de cadres et de professions intermédiaires) se modifie considérablement entre ces deux périodes, en particulier pour les trentenaires : parce qu’ils sont souvent entrés plus récemment dans le public que leurs homologues plus âgés, la distribution des professions qu’ils occupent enregistre plus rapidement les évolutions du recrutement dans le secteur. C’est ce qui devient encore plus net lorsqu’on se centre uniquement sur les emplois qualifiés du secteur public. Or, cette distribution est marquée par une forte augmentation de la part des professeurs et professions scientifiques (de 10,7 à 20,8 % des emplois qualifiés du public entre 1982 et 2002) et une baisse significative du poids des instituteurs et assimilés (de 29,5 à 21,2 %), tandis que la part des autres professions qualifiées du public (cadres et professions intermédiaires administratives de la fonction publique, professions intermédiaires de la santé et du travail social, techniciens, etc.) évolue peu. Cette transformation augmente de fait la probabilité des salariés qualifiés du public d’appartenir au groupe des cadres (auquel sont intégrés les professeurs et professions scientifiques) et diminue celle d’être membres des professions intermédiaires (auxquelles appartiennent les instituteurs et assimilés).
21 Or, en 1982 comme en 2002, dans le secteur public, ce sont les femmes diplômées qui investissent le plus les professions enseignantes. En 2002, par exemple, les femmes trentenaires salariées du public détentrices d’un diplôme de niveau « bac + 2 ou plus » sont six fois plus nombreuses à être professeurs ou profession scientifique que cadres de la fonction publique, quelle que soit leur origine sociale, contre trois fois pour leurs homologues fils d’ouvrier ou d’employé et une fois et demi pour les fils de cadres [2]. De la même façon, les filles de cadres sont près de huit fois plus nombreuses à être institutrices que professions intermédiaires administratives de la fonction publique, les filles d’ouvriers et d’employés quatre fois plus nombreuses, contre deux fois plus pour les fils d’ouvriers et d’employés et même un tiers de moins pour les fils de cadres. Ces orientations différenciées s’observaient déjà en 1982 mais selon des modalités un peu différentes. L’investissement spécifique des femmes, et notamment des femmes issues de milieux populaires, dans ces filières explique la relative amélioration de leurs destinées professionnelles au sein de l’emploi public qualifié, destinées autrefois dominées par le métier d’institutrice et incarnées, depuis la seconde explosion scolaire, par celui de professeure dans le secondaire. Tout se passe donc comme si la massification des lycées puis des premiers cycles universitaires au cours des années 1990 avait donné, par l’essor des emplois d’enseignants, davantage de place aux diplômés des classes populaires, et notamment aux filles, dans le haut de la hiérarchie de l’emploi public.
22 Le secteur public constitue donc bien un marché de l’emploi particulièrement propice à la valorisation du diplôme des jeunes femmes, en particulier de celles issues de milieux populaires, notamment grâce aux métiers de l’enseignement. C’était encore plus vrai en 2002 qu’en 1982. Le public offre ainsi, aujourd’hui encore plus qu’hier, des opportunités particulières d’ascension sociale pour des personnes qui, même lorsqu’elles sont diplômées, font l’expérience de profondes inégalités pour accéder aux emplois qualifiés.
Une voie de promotion sociale fragilisée ?
23 Cette vision « optimiste » de l’évolution de la place de la fonction publique dans les trajectoires d’accès aux emplois qualifiés mérite cependant d’être largement nuancée. Certes, les destinées sociales des jeunes trentenaires diplômés semblent aujourd’hui plus favorables dans le public que dans le privé. Elles semblent y être moins dépendantes de leur sexe ou de leur origine sociale. Mais ce constat ne tient pas compte de l’évolution des chances d’entrer dans la fonction publique, et donc d’y faire carrière.
24 Comme nous l’avons vu, si la structure de l’emploi public se développe vers le haut – ce qui rend d’autant plus probable les trajectoires d’ascension sociale en son sein –, son volume global diminue. Ce qui a pour corollaire de réduire la place du secteur public dans les destinées, y compris favorables, des salariés. Autrement dit, l’accès aux emplois qualifiés se fait moins souvent dans le public en 2002 qu’en 1982, y compris pour les diplômés et notamment pour celles et ceux qui y subissent moins de discrimination qu’ailleurs. Ainsi, en 1982, 65,3 % des trentenaires filles d’ouvrier ou d’employé titulaires d’un diplôme du supérieur devenaient cadres ou professions intermédiaires dans le public, et seulement 21,3 % dans le privé (cf. tableau n° 7). Aujourd’hui seules 29,2 % d’entre elles accèdent aux emplois qualifiés du public, soit moins que les 34,1 % qui deviennent cadres ou professions intermédiaires dans le privé (cf. tableau n° 8). Certes, elles s’orientent vers les emplois qualifiés du public et du privé à peu près à parité, contrairement à leurs homologues masculins qui sont en 2002 deux fois plus nombreux à être cadres ou professions intermédiaires dans le privé que dans le public, ou encore aux filles de cadres qui sont une fois et demi plus nombreuses à se diriger vers les emplois qualifiés du privé. Les fils de cadres sont, en 2002, quasiment quatre fois plus nombreux à être cadres ou professions intermédiaires dans le privé que dans le public. Le secteur public français a donc cette double caractéristique : il demeure une voie d’ascension sociale privilégiée par les femmes et les enfants des classes populaires, mais il devient une voie de moins en moins empruntée.
Tableau n° 7 – La place des secteurs public et privé dans l’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés en 1982 (en %)

Tableau n° 7 – La place des secteurs public et privé dans l’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés en 1982 (en %)
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau bac + 2 ou plus.Lecture : « En 1982, 36,7 % des fils de cadres âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau «bac + 2 ou plus» sont cadres ou professions intermédiaires dans le public ».
Tableau n° 8 – La place des secteurs public et privé dans l’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés en 2002 (en %)

Tableau n° 8 – La place des secteurs public et privé dans l’accès aux emplois qualifiés des trentenaires diplômés en 2002 (en %)
Population : Actifs salariés âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau « bac + 2 ou plus ».Lecture : « En 2002, 19,0 % des fils de cadres âgés de 28 à 32 ans titulaires d’un diplôme de niveau « bac + 2 ou plus » sont cadres ou professions intermédiaires dans le public ».
25 Ce constat a un corollaire important. D’une part, les chances de devenir profession intermédiaire ou cadre du public des trentenaires dans le public ont à peu près diminué de moitié pour tous les diplômés du supérieur, quel que soit leur sexe et leur origine sociale. D’autres part, les chances d’accéder aux emplois qualifiés dans le privé ont augmenté pour toutes et tous, mais restent très inégales. Au final, la réduction de l’emploi public des jeunes a ainsi abouti à une diminution très différenciée des chances des trentenaires diplômés d’accéder aux emplois qualifiés. Ce sont les filles de cadres qui tirent le mieux leur épingle du jeu, en s’orientant aujourd’hui relativement plus que les filles d’employés et d’ouvriers vers les emplois qualifiés du public (c’était l’inverse en 1982), et en parvenant mieux qu’elles à investir les postes de cadres et de professions intermédiaires du privé : elles sont seulement 2 % de moins qu’en 1982 à accéder à un emploi qualifié à la trentaine. Cette baisse est de 7,6 % pour les fils de cadres. Elle atteint 16,9 % pour les fils d’ouvriers et d’employés et 26,8 % pour leurs homologues féminines.
26 Ainsi, la progression du groupe des professeurs et professions scientifiques au sein du secteur public comme au sein de la population active des trentenaires dans son ensemble entre 1982 et 2002 a permis à de jeunes femmes diplômées de l’université à l’issue de scolarités « honorables » (Hugrée, 2010) d’accéder rapidement et sûrement à une position de cadre. Cependant cette hausse n’a pas suffi à compenser la baisse des autres emplois qualifiés du public (notamment ceux d’instituteurs, mais aussi ceux de l’administration [3]). La raréfaction de l’emploi public a donc provoqué un rétrécissement des voies d’ascension sociale des diplômés du supérieur, ce secteur d’emploi restant moins discriminant à leur encontre que le secteur privé, que ce soit en raison du sexe ou de l’origine sociale.
27 De tels résultats sont de nature à éclairer sous une lumière nouvelle, les débats sur la valeur des diplômes de l’enseignement supérieur français au tournant des années 2000 (Dubet, Duru‑Bellat et Poullaouec, 2006). En effet, ils soulignent la force des transformations d’un segment particulier du marché de l’emploi sur les destins professionnels et sociaux de ces diplômés. Par‑là, ils mettent en lumière un lien décisif mais peu souligné dans ces recherches entre la politique scolaire d’ouverture des lycées et des premiers cycles universitaires et la politique de l’emploi des diplômés. Ces résultats, certes préliminaires car obtenus depuis la seule comparaison de deux cohortes de trentenaires, justifient de ne pas seulement s’intéresser aux prétendus « effets pervers » de l’expansion scolaire et universitaire sur la valeur des diplômes en ne se focalisant que sur les transformations de l’enseignement supérieur (Duru‑Bellat, 2006). Ils montrent effectivement que la moindre rentabilité du diplôme est étroitement liée aux bouleversements de l’emploi public.
28 Il est ainsi intéressant de constater que, tous niveaux de diplôme confondus (c’est‑à‑dire en intégrant les moins diplômés à l’analyse), l’accès des trentenaires aux emplois qualifiés ne s’est pas dégradé, quel que soit leur sexe ou leur origine sociale : les filles de cadres sont 72 % à être cadres ou professions intermédiaires en 2002 contre 63 % en 1982 ; ce pourcentage est passé de 21 % à 29 % pour les filles d’employés et d’ouvriers et de 26 à 29 % pour leurs homologues masculins. En particulier, tous diplômes confondus, la part d’enfants d’employés et d’ouvriers devenant cadres ou professions intermédiaires dans le public n’a baissé que de deux points. C’est donc précisément pour les diplômés du supérieur que les transformations de l’emploi public ont conduit à une moindre rentabilité du diplôme. Mais cette dernière n’est pas due à une simple dévalorisation des diplômes du supérieur provoquée par l’augmentation générale du niveau de diplôme : nous avons vu qu’à niveau de diplôme égal (« bac + 2 ou plus »), les trentenaires du public étaient plus souvent cadres en 2002 qu’en 1982. Elle est avant tout liée à la contraction des emplois publics, notamment de professions intermédiaires, qui constituaient une voie de valorisation importante des diplômes du supérieur.
29 * * *
30 L’examen de l’évolution de l’origine sociale et des destinées professionnelles des trentenaires salariés du public amène donc à un constat paradoxal sur le rôle de l’emploi public dans la promotion sociale des jeunes diplômés. Au début des années 2000, le secteur public constitue plus que jamais une voie privilégiée d’accès aux emplois qualifiés, pour les femmes et les enfants des classes populaires salariées, et a fortiori les femmes issues de milieux populaires dont l’accès aux emplois qualifiés dans le secteur privé se fait dans de moins bonnes conditions. La place particulière du public dans la promotion sociale de ces jeunes salariés est largement due à leur investissement dans les professions enseignantes. Pourtant, même armés d’un diplôme du supérieur, de moins en moins de femmes et d’enfants des classes populaires accèdent aux emplois qualifiés en début de carrière grâce à l’entrée dans le secteur public. Car malgré une croissance globale de l’emploi public sur la période observée, ce secteur d’emploi offre moins d’emplois pour les trentenaires de 2002 que pour ceux de 1982 ; la croissance de l’emploi public étant concentrée sur les générations plus anciennes. L’ouverture sociale du secteur public, et de la fonction publique en particulier, tout comme leur rôle dans la promotion sociale par le diplôme, ne se jouent donc pas seulement dans les politiques de lutte contre les discriminations. Certes, il reste des choses à faire en la matière : dans le public, même si c’est dans une moindre mesure que dans le privé, le sexe et l’origine sociale continuent de peser, à diplôme égal, sur les carrières. Mais c’est aussi, et peut‑être surtout, le volume de la création d’emplois publics qui a déterminé, à la fin du XXe siècle, les évolutions de la place du public dans la promotion sociale des jeunes diplômés, hommes et femmes issus de différents milieux sociaux. Cette place constitue donc un des enjeux majeurs des politiques d’emploi public à venir.
Notes
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[1]
La féminisation plus lente de la haute fonction publique (Pouget, 2005) fait donc ici figure d’exception quand on la regarde depuis l’ensemble des emplois de cadres et professions intellectuelles ou de professions intermédiaires du secteur public. Les données relatives au statut précis des fonctionnaires qui permettent de repérer les hauts fonctionnaires ne sont pas accessibles publiquement depuis les enquêtes « Emploi » de l’Insee.
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[2]
Cette analyse détaillée nécessite de travailler sur des effectifs limités. Ces résultats sont donc à considérer avec prudence. Seuls les faits les plus saillants sont ici commentés.
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[3]
Les professions intermédiaires administratives de la fonction publique et les emplois de cadres de la fonction publique constituaient dans les années 1990 une voie privilégiée d’accès aux emplois qualifiés pour les enfants des classes populaires, notamment les hommes et les moins diplômés (Galland et Rouault, 1998 ; Gollac, 2005).