CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’effervescence autour de la loi organique relative aux lois de finances dite « LOLF » votée le premier août 2001 et entrée en application depuis janvier 2006, a suscité, chez de nombreux hauts fonctionnaires, quelques acteurs politiques et certains experts, la multiplication des superlatifs insistant tous sur le caractère « historique » et « révolutionnaire » de la réforme. De fait, et quoique la nature et l’ampleur de ses effets restent encore à observer, celle-ci transforme les règles de vote, d’allocation et de gestion des finances de l’État telles qu’elles avaient été fixées en 1959 et marque l’introduction systématique et massive, dans la gestion quotidienne de l’administration, de principes et d’instruments inspirés du New Public Management[1]. Avec la LOLF, l’État et son administration sont une nouvelle fois constitués en « problème public » requérant l’intervention des autorités gouvernementales. Sont ainsi entretenues et réactualisées, dans un nouveau contexte, la naturalité et l’évidence anhistorique de la « réforme de l’État » et des dysfonctionnements du système administratif auxquels elle cherche à remédier. Tout se passe comme si l’appareil d’État ne cessait jamais de « faire problème » et d’appeler les diagnostics, les expertises, les solutions et des réformes.

POURQUOI UNE HISTOIRE ET UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DE LA RÉFORME DE L’ÉTAT ?

2Un survol historique rapide, limité au XXe siècle [2], ne dément pas l’idée que la réforme de l’administration, souvent appelée réforme de l’État, constitue l’un des grands « récits de l’État » tant sont nombreux les moments où elle a fait l’objet d’inscriptions sur l’agenda gouvernemental ou, plus largement, de débats publics. Les réflexions sur l’organisation rationnelle de l’administration, à partir des travaux de l’ingénieur Henri Fayol [3] ou du conseiller d’État Henri Chardon, sont particulièrement nombreuses à la suite de la Première Guerre mondiale et évoquent la nécessité de l’industrialisation des services publics (c’est-à-dire l’application à l’État des méthodes du secteur privé) ou la solution, plus radicale, du désencombrement par la privatisation des activités de l’État ne relevant pas de son pouvoir régalien [4]. Les années 1920/1930 se caractérisent par le succès public débordant de la thématique qui mêle les critiques du régime parlementariste aux appels à l’autonomisation de l’administration face au pouvoir politique et à la rationalisation de ses fonctionnements. Juristes, publicistes de l’École libre des sciences politiques, « organisateurs » rejoints par des hommes politiques multiplient les prises de position et les initiatives de réforme [5]. La même période est également marquée par d’importants débats sur le syndicalisme des fonctionnaires [6] et, en 1936, sur la création d’une École nationale d’administration. Une fois passé le choc de la défaite, la période qui va de 1940 à 1944 est essentielle dans l’évolution de l’administration française.

3À Vichy comme à Londres, puis Alger, on est persuadé que la faiblesse de l’État est un facteur majeur de la décadence de l’avant-guerre. D’où nombre de projets de réformes, dont quelques-uns aboutissent durant l’Occupation (étatisation de la police, statut des fonctionnaires) tandis que d’autres attendront la Libération, telle la création d’une direction de la fonction publique et surtout l’ensemble de réformes, censées démocratiser la fonction publique, que conduira Michel Debré avec l’aval du général de Gaulle, et dont le pivot est constitué par la création de l’ENA et du corps des administrateurs civils [7]. La Quatrième République, souvent présentée comme l’époque du haut fonctionnaire triomphant [8], que symbolise la généralisation dans le discours public de la figure du technocrate [9], reste marquée par deux pôles, Mendès France et de Gaulle, autour desquels se positionnent les acteurs administratifs influents [10]. La clarification du paysage permise par le retour de ce dernier au pouvoir permettra la stabilisation de la place des hauts fonctionnaires dans le régime, jusqu’aux premiers rangs de la classe politique. C’est en outre l’époque où, par simple effet générationnel, la colonisation de la haute administration par les anciens élèves de l’ENA entre dans une phase décisive.

4Accélérant l’institutionnalisation de la figure du haut fonctionnaire technocrate [11], les débuts de la Cinquième République sont marqués par la remise en question de la rationalité des actions de l’État (notamment la planification) [12] et par l’idéal, un temps affirmé, d’un gouvernement fondé sur des savoirs technico-économiques via la politique de rationalisation des choix budgétaires (RCB) [13]. Par la suite, la mise en cause des fonctionnements administratifs jugés « bureaucratiques » puis les bouleversements de la fonction publique dans les années 1980 (développement technologique, évolution des demandes des usagers, décentralisation, rigueur budgétaire) [14] vont entraîner l’essor des politiques de modernisation visant, dans un premier temps, à accommoder l’administration à ces mutations. La diffusion et la légitimation du New Public Management dans le contexte français [15], particulièrement dans la haute fonction publique, constitue alors un levier, dans les années 1990, pour le développement de politiques plus ambitieuses, à nouveau appelées « réforme de l’État », et défendues concurremment par les ministères de l’intérieur, des finances et de la fonction publique [16]. Ces politiques, également justifiées par l’adaptation aux exigences de Bruxelles, remettent en cause plusieurs des règles du système administratif français héritées de la première moitié du XXe siècle. La LOLF en constitue le dernier épisode, sans doute le plus porteur de changement, qui renforce considérablement le poids du ministère du budget, désormais en charge, fait historique, de la réforme de l’État [17].

5Cet aperçu schématique accrédite bien l’idée que la « réforme de l’État » est un long mouvement séculaire durant lequel des acteurs politiques, administratifs et professionnels-experts investissent du temps et des intérêts dans des projets et des initiatives de transformation du système administratif. Pour autant, il est indispensable de se garder de trois lectures réificatrices : celle, excessivement héroïque, qui valorise à l’excès certains moments au titre de la « rupture »; celle, routinisée, qui laisse supposer que ces dites réformes de l’administration, sur un siècle, sont identiques et répètent inlassablement l’effort de faire bouger la « bureaucratie »; celle, enfin, symptomatique des théories du déclin si estimées en France, qui ne pense la réforme de l’État qu’à travers la figure de son échec. Ces figures rhétoriques sont répandues, notamment dans les discours des acteurs eux-mêmes. Les hauts fonctionnaires, dans leurs propos ou leurs ouvrages, les médias dans leurs annonces et certains travaux scientifiques mobilisent ainsi tour à tour et quelles que soient les époques, la figure de la « révolution » [18], la rhétorique du « serpent de mer » et de la « réforme permanente de l’administration » [19] ou, à l’inverse, celle de l’impossible réforme et de ses échecs [20].

6Le moins que l’on puisse dire est que ces visions héroïques, continuistes ou défaitistes de la réforme de l’administration ne font pas le bonheur de l’historien, du sociologue et du politiste. Elles gomment d’abord le fait que la constitution de l’administration en « problème public » c’est-à-dire en « problème de gouvernement » n’a rien d’évident et résulte de processus complexes de construction sociale. Elles effacent aussi, au nom d’un « mal français » anhistorique, la singularité des différentes phases de réforme de l’appareil administratif depuis le début du XXe siècle. Elles dissimulent, enfin, par l’excès d’univocité des rhétoriques de la récurrence ou de l’échec, les formes concrètes du changement dans l’administration française et empêchent de bien appréhender, tout aussi précisément, les phénomènes d’inertie institutionnelle.

7En tout état de cause, ces rhétoriques de la révolution et de l’immobilisme ont un mérite : elles rendent toujours plus nécessaires une histoire et une sociologie historique qui endossent la tâche de dénaturalisation de la réforme de l’État et qui fassent apparaître la variété historique de ses formes, de ses contenus et de ses enjeux, l’importance de ses conditions de production et les processus de construction en « problème » présidant à ses essors. Telle est la vocation de ce numéro pluri-disciplinaire, intitulé « Généalogies de la réforme de l’État ».

ENJEUX THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE POUR UNE HISTOIRE DE LA RÉFORME DE L’ÉTAT

8L’usage de la notion de « généalogies » est ici particulièrement modeste. Il ne s’agit en effet ni de chercher les « origines » d’un lent mouvement séculaire de réforme de l’État pour mieux défendre une perspective téléologique, ni même de se présenter en épigones de la méthode généalogique foucaldienne, dont les apports sont au demeurant indiscutables – de sorte qu’on retrouvera ici certaines de ses inspirations [21]. L’objectif est de proposer une série de fragments, discontinus, d’une histoire de la réforme de l’État en France, du début du XXe siècle aux années 1990, en s’intéressant, dans des configurations distinctes et singulières, aux conditions de possibilité et de production de la réforme, aux rapports de force qui la sous-tendent et aux savoirs qui l’alimentent, aux processus de mise en cause du système administratif et aux pratiques réformatrices elles-mêmes. Bref, il ne s’agit pas de partir de la « réforme de l’État » comme programme constitué et d’en décliner les modalités concrètes mais au contraire de partir de pratiques effectives et hétérogènes et de restituer les conditions d’apparition d’un phénomène à partir de multiples éléments composites et déterminants [22]. Les contributions rassemblées dans ce numéro sont ainsi des études couvrant trois constitutions (celles des IIIe, IVe et Ve Républiques), privilégiant des contextes historiques circonscrits dans le temps et centrées sur une dimension spécifique : des « entrepreneurs de réforme » et leurs savoirs (les articles de Florence Descamps, Renaud Payre, Jeanne Siwek-Pouydesseau et Philippe Bezes), des commissions de réforme en perspective comparative (Giovanni Focardi), des systèmes robustes de relations de pouvoir (les contributions de Patrick Le Lidec, Patrice Duran et Denis Saint-Martin) ou une forme organisationnelle innovante (Alain Chatriot).

9Précisons maintenant notre démarche. Nous partons d’une définition analytique simple de la réforme, utile pour la démonstration. Ce qu’on appelle en France, parfois avec emphase, « réforme de l’État » peut être défini comme un programme public qui cherche à transformer et à agir sur une ou plusieurs composantes du système administratif [23]. Toute politique de réforme administrative se présente ainsi comme une combinatoire, un assemblage de mesures qui agissent, en proportion variable, sur plusieurs dimensions. Ainsi, les réformes timides des années 1930 constituent-elles un premier pas vers une tentative de coordination de l’action gouvernementale par le biais de réorganisations ; celles de la Libération mettent l’accent sur des mesures concernant le recrutement et les droits des fonctionnaires (statut de 1946, création de l’École nationale d’administration) tandis que les réformes des années 1960 privilégient la rationalisation technico-économique des décisions à travers le programme RCB et celles des années 1970 les droits des administrés. La perception des problèmes posés par l’administration n’est pas identique selon les périodes et une histoire de la réforme de l’État gagnerait à saisir les raisons qui font qu’un enjeu, plus qu’un autre, domine la problématisation de la question administrative à un moment donné et dans une conjoncture politico-idéologique spécifique : par exemple, le contexte d’expansion de l’État-providence et des interventions publiques jusqu’au années 1960, puis, par la suite, le mouvement de contraction du secteur public.

10Pour autant, la réforme de l’administration ne se donne pas à voir immédiatement et exclusivement comme une « politique publique » toute faite, affichée par les gouvernants et visant à rationaliser l’appareil d’État. Avant d’être institutionnalisée en plan d’action, elle est le lieu d’un nombre considérable d’argumentations, de symboles et de débats à travers lesquels s’affrontent les intérêts et les croyances de multiples groupes : ceux qui participent à l’action de l’État (hommes politiques, hauts fonctionnaires, ministères, associations de fonctionnaires, syndicats, etc.) et ceux qui entrent en relation avec lui et exercent une activité critique à son égard (partis politiques, groupes d’intérêt, experts en organisation ou en « management », consultants, associations, médias, etc.). Tous considèrent que l’administration requiert l’intervention des autorités politiques légitimes et appellent à sa réforme. La « réforme de l’État » est ainsi le produit de ces multiples actions collectives et de leur publicisation.

11Comme on prétendait que tout le monde, les barbiers et les artisans, discouraient de la raison d’État au XVIIe siècle [24], beaucoup de groupes sociaux et professionnels et de nombreux individus parlent de la réforme de l’État. Celle-ci fonctionne comme un discours cardinal porté par de multiples réseaux et sa propagation est révélatrice de quatre dynamiques : des processus de construction, par des groupes variés, de l’administration en « problème public »; l’essor de nouveaux instruments et de savoirs (techniques, économiques, organisationnels, managériaux) portés par des experts ; des conflits inter-ministériels entre agents réformateurs qui traversent le champ étatique et qui se répercutent sur les débats et les négociations au cœur des réformes ; des enjeux plus larges de gouvernement dans lesquels s’insère la réforme de l’appareil d’État.

12C’est l’existence de ces multiples dynamiques différenciées, enchevêtrées et partiellement autonomes, qui explique la « plasticité » des périmètres et des contenus des politiques de réforme de l’administration. Tantôt limitée à la remise en cause d’une règle spécifique (le recrutement dans la fonction publique, les méthodes de travail dans l’administration), la réforme administrative se fait parfois, dans certaines situations, « réforme de l’État ». Elle engage alors la transformation simultanée de plusieurs règles constitutives et monte en généralité au point d’intégrer des réformes de portée constitutionnelle relative au renforcement du pouvoir exécutif (ainsi des années 1930 [25] ) ou législatif (les années 2000). Opère ici ce qu’on pourrait appeler, en utilisant une formulation de Michel Dobry, une « désectorisation conjoncturelle » [26] de ce qui est traditionnellement le domaine spécialisé et objectivé de l’administration. Sous l’effet de l’amalgame de multiples mobilisations et revendications résultant, pour les unes, d’une critique de l’administration, mais aussi, pour les autres, d’une critique plus générale du pouvoir et de sa légitimité [27], s’effacent les frontières, stabilisées en temps ordinaire, entre les institutions et se redistribuent les soutiens. Les doutes circonscrits sur l’efficacité de la machinerie administrative deviennent alors « crise de l’État ».

LA MISE EN VALEUR DE DEUX DIMENSIONS DU PHÉNOMÈNE « RÉFORME DE L’ÉTAT »

13Ces multiples facettes et ces enjeux de démarche ont justifié notre choix de privilégier, dans le choix des contributions, deux dimensions essentielles et inséparables du phénomène de réforme de l’État.

14La première dimension met l’accent sur les processus historiques de construction de l’administration en problème public. S’appuyant sur les perspectives ouvertes par les travaux sur la construction des problèmes sociaux et publics [28], il s’agit de s’intéresser aux processus à travers lesquels l’administration est désignée comme un « problème », est diagnostiquée « en crise » et est l’objet de recommandation de « solutions » et de « recettes » destinées à la rendre plus efficace ou plus réceptive aux injonctions politiques. Cette voie invite à accorder une importance particulière aux agents ou institutions que l’on peut appeler « entrepreneurs de réforme » ou « faiseurs de revendications » (claim makers) et qui engagent des ressources, du temps et des intérêts dans la désignation de l’administration en problème et dans l’appel à la réforme. Ces « entrepreneurs de réforme » défendent leurs vues, se concurrencent sur l’analyse du problème ou l’offre de solutions et essaient de voir leur point de vue reconnu par les autorités publiques. Si toutes ces activités discursives et institutionnelles participent de la publicisation et de la problématisation de la cause, toutes ne rencontrent évidemment pas le succès. Leur écho et leur influence sur les contenus des réformes restent variables et l’étude des conditions du succès des idées défendues constitue bien évidemment un enjeu d’investigation considérable.

15Plusieurs articles du numéro mettent l’accent sur cette première dimension. Florence Descamps décrit l’activité du groupe L’État moderne, dans les années 1930, fondé par des cadres intermédiaires des Impôts fortement engagés dans le syndicalisme des fonctionnaires. Ce club de réflexion, doublé d’une revue, prend une part active aux controverses sur la crise de l’administration et constitue un réseau d’accès au pouvoir sans toutefois parvenir réellement à voir ces thèmes repris dans les réformes. S’agissant de la même période, Renaud Payre montre comment les Congrès internationaux de science administrative forment un vivier d’universitaires et de hauts fonctionnaires mobilisés et investis sur les thématiques de la réforme de l’État et de l’administration. S’y diffusent et s’y légitiment un certain nombre de principes d’organisation constitutifs d’une « science de l’administration » en construction. Dans son analyse comparative des commissions de réforme administrative en Italie et en France dans l’immédiat après-guerre, Giovanni Focardi montre bien les variations dans la formulation du problème administratif. Il les explique en comparant les contextes et les arrangements institutionnels propres aux deux pays mais surtout en soulignant les différences dans les compositions socioprofessionnelles des membres des commissions. Les entrepreneurs en réforme de l’administration sont également actifs sous la quatrième République et défendent, à l’image du Comité central d’enquête sur le coût et les rendements des services publics créé en 1946, des thèses et des méthodes productivistes qu’ils veulent développer dans l’administration. Jeanne Siwek-Pouydesseau analyse ainsi le rôle original joué par l’Institut technique des administrations publiques (ITAP), une association privée constituée de hauts fonctionnaires mais créée par Jean Milhaud, polytechnicien, expert en organisation spécialisé dans l’organisation scientifique du travail et fondateur d’un cabinet de conseil en management, la CEGOS. Philippe Bezes, pour sa part, étudie la construction de l’administration en « problème public » dans les années 1970 en France en montrant comment la cristallisation d’une critique de la « bureaucratie » résulte des mises en forme et des activités de plusieurs groupes dans trois champs distincts : la publicisation de la question administrative dans la presse écrite; sa politisation c’est-à-dire sa transformation en enjeu dans la compétition électorale; les investissements intellectuels et littéraires de hauts fonctionnaires dans l’élaboration et la diffusion de thèses réformatrices.

16La multiplicité des porteurs de revendications montre bien que la réforme de l’État ne se développe pas de manière linéaire et univoque mais à travers une multitude d’initiatives, successives ou parallèles, et d’interactions qui lui permettent d’acquérir, plus ou moins rapidement, une objectivité, un crédit politique et une légitimité. Ces dynamiques, souvent peu coordonnées entre elles, font alors « boule de neige » et donnent progressivement consistance à cette mise en cause systématique de la machinerie administrative.

17La deuxième dimension du phénomène « réforme de l’État » renvoie aux processus de changement des systèmes administratifs et à l’importance des luttes d’intérêt et des conflits de pouvoir en leur sein. Les politiques de réforme administrative répartissent des coûts et des bénéfices entre acteurs internes à l’État (ministres, ministères, administrations centrales, préfets, services déconcentrés, corps de fonctionnaires, syndicats, etc.) parce qu’elles redistribuent les pouvoirs, les compétences et/ou les responsabilités entre eux. De même, elles recomposent les règles du jeu entre acteurs étatiques et acteurs « extérieurs » à l’État (collectivités locales dans le cadre de politiques de décentralisation, entreprises privées bénéficiaires de mesures de privatisation, cabinets de conseil). Pour comprendre le développement des politiques de réforme administrative, il est donc nécessaire d’analyser la structure des intérêts et la nature des jeux redistributifs, d’identifier les calculs et les stratégies des acteurs et de comprendre la nature des interactions qui conduiront à des situations de conflit ou de coopération.

18L’idée centrale est ici que les institutions administratives, comme les institutions politiques, reflètent des asymétries de pouvoir qui permettent à certains acteurs dominants d’imposer leurs préférences à des acteurs plus faibles, à un instant donné du jeu ou de façon plus durable. C’est l’enseignement qu’on peut tirer, par exemple, de la contribution de Patrick Le Lidec qui montre à quelles oppositions conjuguées se heurtent les projets de rénovation des structures et des capacités d’action de l’État à l’échelon local. La lutte contre le déclin du pouvoir de coordination de l’État local, incarné par les préfets, se heurte à la solidité de certains arrangements historiques parce qu’elle met en jeu simultanément une série d’équilibres de pouvoir entre différentes catégories d’agents (parlementaires et élus locaux/hauts fonctionnaires), entre différents échelons (central/régional/départemental), entre différents ministères (ministère de l’intérieur/ministères sectoriels) et corps concurrents.

19Sur un terrain proche mais à une autre période, Patrice Duran tire les leçons des initiatives de réorganisation des services territoriaux de l’État dans les années 1990, en l’occurrence la fusion des directions départementales de l’équipement et des directions départementales de l’agriculture et de la forêt. Il y étudie la prévalence de jeux non coopératifs mais montre aussi comment les deux vagues de décentralisation ont radicalement bouleversé la structure des intérêts au point de laisser les services déconcentrés de l’État, pourtant piliers de l’ordre étatique centralisé, sans soutien. Il les diagnostique désormais comme en déclin, « coincés » entre des administrations centrales désormais préoccupées par leur repli sur des fonctions stratégiques et des collectivités locales sans cesse renforcées dans leurs compétences et leurs capacités d’expertise. Dans sa contribution, Denis Saint-Martin met l’accent, en perspective comparative, sur une autre relation de pouvoir explicative de la nature et de l’ampleur des réformes. Il s’agit de la structure des relations d’intérêts entre gouvernements et consultants dans les réformes de l’État des années 1980-2000 dans trois pays (États-Unis, Royaume-Uni, France). Il montre comment se créent, dans les pays anglo-saxons notamment, des formes de dépendance entre les industriels du consulting, amenés à prendre plus en compte les intérêts et les contraintes de leurs clients « publics », et les gouvernants politiques et administratifs, de plus en plus socialisés aux méthodes de l’entreprise et donc « privatisés ». Ainsi, pour analyser les réformes contemporaines, la structure des relations nouées entre l’industrie du conseil et l’État constitue une variable institutionnelle essentielle.

20On aurait tort de considérer que ces hybridations d’intérêts publics et privés sont propres à la période récente. Alain Chatriot montre ainsi, dans sa contribution sur l’essor des offices de 1910 à 1930, combien ce type ambigu d’établissements publics constitue des formes institutionnelles « entre administration et corporatisme ». Pour autant, son article offre aussi un excellent éclairage sur des processus de changement administratif qui échappent aux politiques « officielles » de réforme administrative et court-circuitent les jeux ministériels. À côté des phénomènes d’inertie institutionnelle créés par des structures d’intérêt conflictuelles et pérennes, existent d’autres dynamiques de changement, bien repérées par certains auteurs du courant néo-institutionnaliste, notamment Kathleen Thelen [29]. Elle décrit des processus « d’adjonction institutionnelle » – qui correspondent exactement à la création des offices – par lesquels sont ajoutées de nouvelles institutions à côté de celles déjà existantes, cet ajout pouvant remettre en cause progressivement l’ensemble de l’édifice [30]. En l’occurrence, les réformateurs contournent ainsi les structures d’intérêt sur lesquelles ils n’auraient pas prise et qu’ils ne pourraient pas changer. Le développement contemporain des « agences » fait d’ailleurs parfaitement écho au succès plus anciens des « offices ».

21Dans cet ensemble d’études de cas qui constituent autant de fragments discontinus, les processus de construction sociale de l’administration en « problème public » et les logiques de l’action collective nous ont servi de fils directeurs. Ils constituent de bons analyseurs des dynamiques de changement et de non-changement au sein du système administratif. Ils permettent d’identifier les déterminants des processus de réforme : rôle des entrepreneurs de réforme, poids des savoirs d’État ou des savoirs experts sur l’État, jeux coopératifs ou conflictuels dans les réformes, conditions de possibilité et de production. Ils rendent possible, aussi, une mise en perspective socio-historique qui souligne les spécificités des configurations de réforme successives mais montre également la constance, au XXe siècle, de l’attention accordée à la machinerie administrative et à son efficacité. Reste évidemment qu’il n’était pas possible, en neuf contributions, de proposer une vue exhaustive d’un phénomène aussi multiforme. Du moins espérons-nous que ces contributions auront permis de prendre conscience des multiples facettes et de la richesse de ce qui se joue au cœur de ce « fait social total » que constitue la réforme de l’État.

Notes

  • [1]
    Le NPM ou nouvelle gestion publique est constitué d’un ensemble d’axiomes et de recettes tirés de théories économiques et de prescriptions issues de savoirs de management appliqués aux firmes privées.
  • [2]
    Il existe peu de mise en perspective historique sur le thème. Voir les chapitres consacrés au XXe siècle dans Legendre (P.), Trésor historique de l’État en France, Paris, Fayard, 1992; Dreyfus (F.), L’invention de la bureaucratie. Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (XVIIIe siècle-XXe siècle), Paris, La Découverte, 2000 et Rosanvallon (P.), L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990.
  • [3]
    Sur Fayol et sa réception dans l’administration, Chatriot (A.), « Fayol, les fayoliens et l’impossible réforme de l’administration durant l’entre-deux-guerres », Entreprises et Histoire, no 34,2003, p. 84-97.
  • [4]
    Sur cette période, voir le livre fondateur de Rials (S.), Administration et organisation (1910-1930). De l’organisation de la bataille à la bataille de l’organisation dans l’administration française, Paris, Beauchesne, 1977.
  • [5]
    Sur les années 1930, voir Monnet (F.), Refaire la République. André Tardieu, une dérive réactionnaire (1876-1945), Paris, Fayard, 1993; Dard (O.), Le rendez-vous manqué des relèves des années trente, Paris, PUF, 2002. Voir également Pollet (G.), « Technocratie et démocratie : élites dirigeantes et réforme technicienne de l’État dans la France de l’entre-deux-guerres », in Dulong (D.), Dubois (V.), dir., La question technocratique : de l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999.
  • [6]
    Siwek-Pouydesseau (J.), Le syndicalisme des fonctionnaires jusqu’à la Guerre froide (1848-1948), Presses Universitaires de Lille, 1989; Jones (H.S.), The French State in question : Public Law and Political Argument in the Third Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
  • [7]
    Sur ces deux périodes, voir notamment Baruch (M.O.), Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997; Focardi (G.), Storia dei progetti di riforma della pubblica amministrazione : Francia e Italia 1943-1948, Bologne, Bononia University Press, 2004; École nationale d’administration, Rapport du directeur de l’École nationale d’administration à son conseil d’administration 1945-1952, Imprimerie nationale, Paris, 1952; Nord (P.) « Reform, Conservation and Adaptation : Sciences-Po, from the Popular Front to the Liberation », in Hazareesingh S. ed., The Jacobin Legacy in Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 115-146; Chevallier (J.), « Le statut général des fonctionnaires de 1946 : un compromis durable », La Revue Administrative, Colloque du cinquantenaire du statut de la fonction publique, 49,1996, pp. 7-21.
  • [8]
    On renvoie au dossier relatif à l’histoire de l’administration sous la Quatrième république publié dans la livraison no 108 de la Revue française d’administration publique, 2003.
  • [9]
    Gaïti (B.), De Gaulle Prophète de la Ve République (1946-1962), Paris, Presses de science po, 1998. Voir aussi, sur un lieu central d’exercice du pouvoir dans l’État, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, éd., La Direction du budget face aux grandes mutations des années cinquante : acteur ou témoin ?, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1997.
  • [10]
    Gaïti (B.), De Gaulle Prophète ..., op. cit. Sur le prolongement de cette figure, Dulong (D.), Dubois (V.), dir., La question technocratique : de l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999.
  • [11]
    Dulong (D.), Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • [12]
    Bezes (P.), « Aux origines des politiques de réforme administrative sous la Ve République : la construction du “souci de soi de l’État” », Revue française d’administration publique, no 102,2003, pp. 306-325.
  • [13]
    Terray (A.), Des francs-tireurs aux experts : l’organisation de la prévision économique au ministère des Finances (1948-1968), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002.
  • [14]
    Bodiguel (J.-L.), Rouban (L.), Le fonctionnaire détrôné ?, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991.
  • [15]
    Bezes (P.) « L’État et les savoirs managériaux : essor et développement de la gestion publique en France » dans F. Lacasse, P.-E. Verrier, Trente ans de réforme de l’État, Paris, Dunod, 2005, pp. 9-40. Pour une belle perspective comparative, voir Saint-Martin (D.), Building the New Managerial State. Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford University Press, 2001.
  • [16]
    Bezes (P.), « Le modèle de “l’État-Stratège” : genèse d’une forme organisationnelle dans l’administration française », Sociologie du travail, 4,2005, pp. 431-450.
  • [17]
    Sur ces sujets, nous renvoyons aux deux numéros spéciaux de la Revue française d’administration publique, le no 105-106,2003, « La réforme de l’État et la nouvelle gestion publique. Mythes et réalités » et le no 117,2006, « Réformes budgétaires et réformes de l’État ».
  • [18]
    Les commentaires sur la LOLF vont dans ce sens.
  • [19]
    Il est ainsi question de « l’éternelle réforme administrative » dans Mignot (G.), d’Orsay (P.), La Machine administrative, Paris, le Seuil, 1968, pp. 115-134, les deux auteurs s’interrogeant même, par une belle mise en abyme, sur la « réforme de la réforme ». Cette présentation continuiste est parfois utilisée dans des ouvrages universitaires. Voir par exemple Lanza (A.), Les projets de réforme administrative en France de 1919 à nos jours, Paris, PUF, 1968.
  • [20]
    Pour des exemples récents, Olivennes (D.), Baverez (N.), L’Impuissance publique : l’État, c’est nous, Paris, Calmann-Lévy, 1989; Fauroux (R.), Spitz (B.), eds., Notre État : le livre vérité de la fonction publique, Paris, Robert Laffont, 2001; Séréni (J.-P.), Villeneuve (C.), Le suicide de Bercy : la réforme est-elle impossible en France ?, Paris, Plon, 2002; Fauroux (R.), Spitz (B.), eds., État d’urgence : réformer ou abdiquer : le choix français, Paris, Robert Laffont, 2004.
  • [21]
    Michel Foucault en donne une présentation « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971 et dans Foucault (M.), L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
  • [22]
    Pour l’utilité de la perspective foucaldienne appliquée à la réforme de l’État, Bezes (P.), « La réforme de l’État à l’épreuve de la gouvernementalité », dans Armand Hatchuel, Ken Starkey, Éric Pezet (dir.), Gouvernement, Organisation et Entreprise : l’héritage de Michel Foucault, Presses de l’Université de Laval, Sainte Foy, Québec, 2005, pp. 363-394.
  • [23]
    Schématiquement, nous relevons six dimensions constitutives : l’organisation de la relation entre acteurs administratifs et acteurs politique et notamment les formes du contrôle politique; la variation du champ des compétences de l’État; les formes de l’organisation administrative et la division du travail; la structure d’allocation et de gestion des ressources allouées à l’administration; le système d’emploi et d’incitation des agents publics ; les relations de l’administration avec les administrés. Cette définition est empruntée à Bezes (P.), Gouverner l’administration : une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997), thèse de doctorat de science politique de l’Institut d’études politiques de Paris (sous la direction de J. Lagroye), 2002.
  • [24]
    Zuccolo (L.), Della ragion di Stato, Venise, 1621, cité par Gauchet (M.), « L’État au miroir de la raison d’État », dans Zarka (Y.C.) dir., Raison et déraison d’État, Paris, PUF, 1994, p. 234.
  • [25]
    Gicquel (J.) et Sfez (L.), Problèmes de la réforme de l’État en France depuis 1934, Paris, PUF, 1965.
  • [26]
    Dobry (M.), Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
  • [27]
    Voir par exemple, au sein de la très vaste littérature d’extrême gauche des années 1970, Brohm (J.-M.), Touvais (J.-Y.), Pellegrini (E.), Franck (P.), Quatrième internationale, Le gaullisme et après ? État fort et fascisation, Paris, François Maspéro, « Poche rouge », 1974.
  • [28]
    Voir par exemple les classiques de Cobb (R. W.), Elder (C.), Participation in American Politics : The Dynamics of Agenda Building, Boston, 1972; Spector (M.), Kitsuse (J.I.) (eds.), Constructing Social Problems, Cummings, Menlo Park, 1977; Gusfield (J.S.), The culture of Public problems : drinking-driving and the symbolic order, University of Chicago Press, 1984. Plus récemment en France, Lahire (B.), L’invention de l’illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La Découverte, 1999.
  • [29]
    Thelen (K.), « Comment les institutions évoluent : perspectives de l’analyse comparative historique », L’Année de la régulation, 7,2003-2004, pp. 13-44. Voir également Streeck (W.), Thelen (K.) eds., Beyond continuities. Institutional Change in Advanced Political Economies, Oxford University Press, 2005.
  • [30]
    Pour une introduction française au courant néo-institutionnaliste historique, voir Palier (B.), Surel (Y.), « Les trois “I” et l’analyse de l’État en action », numéro spécial, Revue française de science politique, vol. 55,1, février 2005, pp. 7-32.
Marc Olivier BARUCH
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Centre de recherche historique – Approches historiques des mondes contemporains (CRH-AHMOC)
Philippe Bezes
Chargé de recherche au CNRS, Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA), Université de Paris II
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2007
https://doi.org/10.3917/rfap.120.0625
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