CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le terme de gouvernance semble s’être imposé pour désigner la transformation de la régulation du système d’assurance maladie. Mais, du fait de sa polysémie et des usages multiples dont il fait l’objet, une certaine vigilance critique s’impose. Il est tout d’abord frappant de constater à quel point le terme, au départ utilisé dans des travaux académi-ques [1], est présent dans l’espace public au niveau international (la « bonne gouvernance » prônée par la Banque mondiale, la « gouvernance mondiale »), au niveau national (la « nouvelle gouvernance »), au niveau local (la « gouvernance urbaine », la « gouvernance territoriale ») et au niveau de l’entreprise (la « corporate governance »). En France, l’usage politique du terme s’est renforcé avec l’arrivée à la tête du gouvernement d’un Premier ministre (Jean-Pierre Raffarin) auteur en 2001 d’un ouvrage intitulé Pour une nouvelle gouvernance. Il est vrai que le terme a plusieurs vertus du point de vue politique : tout d’abord il est nouveau, il sonne « moderne » (notamment du fait de sa connotation anglo-saxonne), il suggère donc fortement le changement; il peut aussi être opposé à gouvernement et renvoyer ainsi au recul de l’État et au rôle accru de la société civile. Ainsi, gouvernance peut à la fois signifier capacité réformatrice du politique, transformation managériale de l’État, démocratisation de celui-ci et mise en place de nouveaux instruments d’action publique. Comme le souligne Jean-Pierre Gaudin [2], il renvoie simultanément aux différentes figures étatiques apparues depuis la fin des années quatre-vingt : celles de l’État animateur, de l’État responsable (en référence à la notion anglo-saxonne d’accountability) et de l’État régulateur. On comprend donc aisément le succès politique et public de la gouvernance.

2C’est pour cela que nous allons ici partir d’une interrogation sur la pertinence de ce terme, pourtant consacré par les rapports administratifs (notamment dans le rapport du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie de janvier 2004 [3] ), utilisé par l’ensemble des acteurs et observateurs de l’assurance maladie en France et semblant de ce fait s’imposer comme une évidence. Dans son acception scientifique, dans le cadre des politiques publiques, « la gouvernance peut être définie comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » [4]. Elle renvoie de ce fait à deux dimensions fondamentales : d’une part, la mise en place de rapports horizontaux entre acteurs étatiques et acteurs non-étatiques (et non plus verticaux comme dans le cadre du gouvernement, notion opposée à celle de gouvernance); d’autre part, l’importance donnée à la négociation entre acteurs multiples. Ce sont ces deux aspects que nous allons discuter ici en analysant les réformes récentes du système d’assurance maladie français à la lumière de celles de son homologue allemand. La comparaison avec l’Allemagne est en effet particulièrement heuristique pour trois raisons. Tout d’abord, les similitudes entre les deux systèmes sont fortes [5] : financement du risque maladie par des cotisations sociales (salariales et patronales), rôle gestionnaire de caisses d’assurance maladie au sein desquelles siègent des représentants des financeurs (syndicats de salariés et organisations patronales), médecine ambulatoire prise en charge par des médecins libéraux exerçant en cabinet, prédominance de l’hôpital public (avec des médecins salariés), etc. Ensuite, les deux systèmes sont confrontés à des difficultés du même type : financières avant tout, mais aussi en termes de démographie médicale, ainsi que de coordination et de qualité des soins. Comme en France, il existe en Allemagne un déficit structurel lié au décalage récurrent entre l’évolution forte des dépenses (du fait du vieillissement de la population, du progrès médical et pharmaceutique, de l’absence de restriction d’accès, du paiement à l’acte, etc.) et celle, nettement moindre, des recettes, surtout en période de faible croissance comme c’est le cas actuellement. Enfin, les acteurs des réformes en France regardent souvent outre-Rhin, comme en 1993 quand ont été mises en place les unions régionales de médecins libéraux sur le modèle des unions de médecins de caisse allemandes. Ce détour comparatif par l’Allemagne fait mieux ressortir les limites de la gouvernance de l’assurance maladie en France, à partir de l’analyse des rapports entre l’État et les autres acteurs de l’assurance maladie représentés au sein des caisses et de celle du rôle de la négociation collective (avec les médecins en particulier).

RENFORCEMENT DU GOUVERNEMENT OU DE LA GOUVERNANCE DE L’ASSURANCE MALADIE ?

3De manière quelque peu paradoxale, alors que la gouvernance renvoie à des rapports plus horizontaux entre acteurs étatiques et non-étatiques, les réformes françaises, en particulier depuis le plan Juppé, ont contribué à l’affirmation du rôle d’acteurs étatiques au détriment des caisses, alors qu’en Allemagne le rôle et l’autonomie de ces dernières a plutôt été renforcé.

La « technocratisation » progressive du système d’assurance maladie français

4L’évolution institutionnelle du système d’assurance maladie français est le plus souvent analysée au prisme des rapports entre l’État et les partenaires sociaux. À partir des années quatre-vingt, un nombre croissant d’acteurs et d’observateurs souligne la confusion des responsabilités et la considère comme un facteur central de la dérive incontrôlée des dépenses de santé. Il en résulte un processus d’affirmation de l’État dans le système d’assurance maladie, qualifié d’« étatisation » [6]. Toutefois, ce terme renvoie à des évolutions différentes et partiellement contradictoires : « un accroissement des pouvoirs du Parlement, un élargissement des prérogatives des ministres, un renforcement du rôle des administrations de tutelle, ou l’émergence du pouvoir des experts » [7]. Pour clarifier l’analyse, parmi ces évolutions, il est donc nécessaire de mettre en avant celles qui sont les plus importantes.

5L’implication du Parlement apparaît dès 1983, avec l’instauration d’un débat parlementaire annuel sur la protection sociale (il est abandonné en 1987 et remis en place en 1994). Mais, c’est le plan Juppé qui représente l’étape la plus importante de ce point de vue. La réforme constitutionnelle (modifiant l’article 34 de la Constitution), complétée par la loi organique du 22 juillet 1996, qui confère au Parlement la responsabilité de l’élaboration de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), forme indéniablement l’aspect institutionnel le plus valorisé politiquement de cette réforme [8]. Dans le cadre de la LFSS, le Parlement fixe tous les ans l’objectif national d’évolution des dépenses d’assurance maladie (ONDAM). Mais dans les faits, il s’agit-là, avant tout, d’un renforcement des pouvoirs du gouvernement et de l’administration dans la mesure où, d’une part, les recettes dépendent toujours du pouvoir réglementaire qui en fixe le montant et où, d’autre part, le Parlement ne dispose que d’une faible expertise dans ce domaine, et dépend donc étroitement du cadrage par l’administration. L’ONDAM est en effet établi sur la base des travaux de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, de la Cour des comptes et de la Conférence nationale de santé. Remarquons aussi que l’initiative est gouvernementale, puisqu’il s’agit forcément d’un projet de loi et non d’une proposition parlementaire. Il paraît d’autant plus difficile de parler de renforcement du rôle du Parlement que l’ONDAM n’a jamais été respecté depuis sa mise en application, et certaines années (2000 et 2002) le taux l’évolution réelle des dépenses d’assurance maladie a été proche du double de l’objectif voté. On peut d’abord y voir le reflet du caractère très arbitraire (et très politique) des objectifs et des prévisions, puisque les objectifs sont votés à l’automne alors même que les résultats de l’année en cours ne sont pas connus. De ce fait l’ONDAM est fixé par rapport aux objectifs de l’année précédente... qui n’ont pas été respectés ! Par-là l’ONDAM est doublement fictif. Surtout, ce dispositif n’a pas fonctionné faute de « bouclage » par un système de sanctions (sous la forme de reversements ou de baisse de rémunération des actes) qui a été vidé de son contenu par l’opposition des syndicats de médecins [9].

6L’étatisation renvoie ainsi davantage au renforcement du pouvoir des acteurs administratifs (direction de la sécurité sociale, direction de la CNAMTS, Cour des comptes...) qu’à celui des acteurs politiques (élus, parlementaires, ministre). Il serait donc plus pertinent (et plus clair) de parler de technocratisation de l’assurance maladie. Cette expression renvoie à deux éléments principaux : d’une part une certaine neutralité vis-à-vis du politique, d’autre part la détention d’une compétence qualifiée de technique (administrative, économique, juridique, etc.). Le technocrate est de ce fait en quelque sorte la quintessence du fonctionnaire wéberien totalement subordonné au politique. Mais, en même temps, il exerce un pouvoir (kratos); il représente alors plutôt la figure inversée de celle du politique, que le technocrate supplante par le pouvoir qu’il exerce. Technocratie s’oppose donc aussi à démocratie et renvoie à un conflit de légitimité. On comprend alors qu’en fonction des époques et des acteurs qui l’utilisent et de l’usage qui en est fait, le terme peut être connoté positivement (par exemple par les tenants d’une troisième voie dans les années trente refusant le clivage gauche/droite et les jeux parlementaires) ou au contraire négativement (en opposant le technocrate au peuple, la technocratie à la démocratie, de façon souvent démagogique voire populiste). La dénonciation de la technocratie est indéniablement une figure de rhétorique politique très prisée dans les démocraties contemporaines, surtout dans le contexte de remise en cause de l’interventionnisme étatique [10]. Malgré ces usages multiples et contrastés qui rendent problématique le recours à la notion de « technocratie », celle-ci a néanmoins une certaine pertinence dans le cadre de l’analyse des politiques publiques pour appréhender le rôle dominant que jouent certaines catégories de hauts fonctionnaires dans la conduite de l’action publique. C’est aujourd’hui particulièrement le cas avec l’affirmation d’une élite administrative dans le domaine de l’assurance maladie que l’on peut qualifier d’« élite du Welfare » [11]. Il s’agit d’un groupe restreint de hauts fonctionnaires issus principalement de corps administratifs spécialisés, en particulier la Cour des comptes (plus précisément la Ve chambre qualifiée de « chambre sociale ») et dans une moindre mesure de l’Inspection générale des affaires sociales. Ils se caractérisent aussi par leur longévité dans le secteur, qui se traduit par l’occupation de positions multiples (conseillers technique ou directeurs de cabinet, directeurs ou sous-directeurs d’administration centrale, directeurs de caisses, présidence de commissions, de comités ou de groupes de travail spécialisés, direction d’agences, etc.). Il en résulte deux effets : d’une part une capacité d’intervention importante dans la définition des politiques d’assurance maladie, et d’autre part une autonomie relative par rapport aux acteurs politiques. Ainsi quelques figures marquantes de hauts fonctionnaires structurent des réseaux informels qui contribuent notamment à la formation de cabinets et de générations de hauts fonctionnaires, sur la base de liens interpersonnels plus que de proximités politiques.

7Enfin, ces hauts fonctionnaires sont porteurs d’une matrice cognitive commune que l’on peut formuler de la façon suivante : pour préserver la Sécurité sociale, il faut l’adapter à la contrainte financière en renforçant le rôle de pilotage de l’État et en ciblant les prestations sociales vers les plus démunis. Ces acteurs sont tous attachés aux principes fondateurs de la Sécurité sociale française, tout en privilégiant une approche financière des politiques de protection sociale. Ils mettent l’accent sur les responsabilités de l’État en matière de protection sociale, à partir d’une critique du paritarisme. Ces conceptions se traduisent très nettement dans le « plan Juppé » qui est largement issu de réflexions émanant de la direction de la Sécurité sociale dont le rôle s’est fortement affirmé depuis les années quatre-vingt. La qualification « d’élite du Welfare » renvoie donc, d’une part, à l’homogénéité d’un groupe de hauts fonctionnaires qui se définit, non seulement par des propriétés sociales et professionnelles communes, mais aussi par des logiques d’action partagées (matrice cognitive commune); d’autre part, sur sa capacité à intervenir dans les processus décisionnels (particulièrement nette pour le plan Juppé mais aussi pour la mise en place du budget global hospitalier, du PMSI — Programme de médicalisation des systèmes d’information — ou encore de la réforme hospitalière de 1991).

8Le renforcement du rôle de ces hauts fonctionnaires est particulièrement visible à travers les pouvoirs du directeur national de la CNAMTS, nommé par le gouvernement et issu de ce groupe. Depuis le plan Juppé, il participe au processus de nomination des directeurs des caisses primaires, auparavant seule prérogative des conseils d’administration paritaires. Ceux-ci perdent par ailleurs un certain nombre de pouvoirs au profit des directeurs. La loi d’août 2004 élargit encore les pouvoirs du directeur de la CNAMTS, qui devient en même temps le directeur général de la nouvelle Union nationale des caisses d’assurance maladie (UNCAM), rassemblant les trois principaux régimes d’assurance maladie (régime général, agricole et des professions indépendantes). C’est lui désormais qui négocie avec les syndicats de médecins et d’autres professionnels de santé exerçant en ville et qui signe les conventions médicales devant permettre de respecter les objectifs de dépenses d’assurance maladie votés par le Parlement. Il s’agit-là d’une prérogative essentielle qui revenait précédemment au président du conseil d’administration de la CNAMTS, issu des rangs des partenaires sociaux. Le directeur général de l’UNCAM décide aussi de l’admission au remboursement des actes et des prestations et du niveau de celui-ci (montant du ticket modérateur et du nouveau forfait par acte et par consultation, place du secteur 2, etc.) De plus, afin de s’assurer du respect de l’ONDAM, un comité d’alerte (composé du directeur de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, du directeur général de l’INSEE et d’une personnalité nommée par le président du comité économique et social, donc principalement de hauts fonctionnaires) est mis en place; il doit prévenir le gouvernement, le Parlement et les caisses en cas de risque sérieux de dépassement des objectifs de dépenses. Le directeur général de l’UNCAM doit alors prendre des mesures à court terme, autrement dit avant tout modifier les taux de remboursement par l’assurance maladie.

9Cette forte affirmation des pouvoirs du directeur général de l’UNCAM, qui est désormais seul responsable de la nomination des directeurs de caisses primaires de l’assurance maladie ainsi placés sous sa seule autorité, a pour corollaire l’affaiblissement des instances paritaires. L’UNCAM, comme l’ensemble des caisses d’assurance maladie, ne sont plus dotés de conseils d’administration mais de simples « conseils », qui se bornent à définir des orientations, à donner des avis (sur les accords conventionnels), à se prononcer sur des propositions (du collège des directeurs) ainsi que sur la nomination et le renvoi des directeurs [12]; ils ne gèrent donc plus directement les caisses placées sous l’autorité des directeurs. Avec l’affirmation de la figure du directeur de l’UNCAM, parfois qualifié de « pro-consul », est donc institutionnellement consacré le leadership de l’élite du Welfare sur l’assurance maladie qu’incarne aujourd’hui Frédéric Van Roekeghem, polytechnicien, ancien directeur de l’ACOSS (Agence centrale des organismes de sécurité sociale) puis du cabinet de Philippe Douste-Blazy.

10Une autre dimension de cette technocratisation est la mise en place de nouvelles institutions administratives. Le plan Juppé avait créé des agences régionales d’hospitalisation dotées de compétences étendues puisqu’elles sont chargées à la fois de définir et de mettre en œuvre la politique régionale d’offre de soins hospitaliers (pilotage), de coordonner l’activité des établissements publics et privés (planification) et de déterminer leurs ressources (financement). Ces agences rassemblent les pouvoirs autrefois séparés entre l’État et l’assurance maladie [13]. Chaque agence régionale, placée sous la tutelle du ministère en charge de la santé et de la sécurité sociale, a son directeur, lui aussi nommé par décret; il s’agit en majorité de hauts fonctionnaires. Ceux-ci sont assistés d’une commission exécutive dont la moitié des membres sont des représentants de l’État désignés par les ministères en charge de la santé et de la sécurité sociale (l’autre moitié est nommée par les acteurs paritaires de l’assurance maladie). Elles disposent de compétences importantes, en particulier l’affectation des enveloppes régionales pour l’hospitalisation publique et privée, la construction des règles de répartition entre établissements et la négociation de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens avec l’ensemble des établissements publics et privés. La réforme mise en œuvre par P. Douste Blazy crée quant à elle une Haute autorité de santé, au statut d’autorité administrative indépendante, qui doit procéder à l’évaluation des produits, des actes et des prestations de santé pour déterminer les actes et les produits médicaux et pharmaceutiques pouvant être remboursés par l’assurance maladie. Elle absorbe aussi l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation de la santé (ANAES), créée dans le cadre du plan Juppé, et doit fixer de façon indépendante et légitime les normes et les bonnes pratiques médicales. La Haute autorité ne peut cependant qu’émettre des avis, qui sont (ou non) suivis par le ministre pour ce qui concerne les médicaments ; l’admission au remboursement ainsi que le contrôle de l’effectivité des bonnes pratiques dépendent quant à eux du nouvel homme fort du système d’assurance maladie : le directeur général de l’UNCAM (et de la CNAMTS). Cette technocratisation de l’assurance maladie, correspondant plus à une verticalisation des rapports État/caisses (gouvernementalisation) qu’à une horizontalisation (gouvernance), contraste fortement avec la situation allemande.

Le renforcement des caisses en Allemagne par le jeu de la concurrence

11En Allemagne, contrairement à la France, la réorganisation institutionnelle du système d’assurance maladie a porté avant tout sur les caisses avec l’introduction de la concurrence entre elles dans le cadre de la réforme de 1992 [14]. Les assurés ont désormais le libre choix en matière de caisse d’assurance maladie, alors qu’auparavant l’affiliation à un type de caisse dépendait de l’appartenance socioprofessionnelle ou du lieu d’habitation. Il s’agissait par-là de contraindre les caisses à porter une attention croissante à leurs dépenses de façon à éviter toute hausse des cotisations, ainsi qu’à diversifier leur offre de prestations. La recherche d’efficacité passe donc, en Allemagne, par la responsabilisation économique des caisses d’assurance maladie dans un cadre désormais plus concurrentiel. Cette quête d’efficience s’est accompagnée d’un processus de concentration des caisses, beaucoup plus diversifiées qu’en France puisqu’il existe sept types de caisses différents, et plus autonomes (elles fixent chacune librement leur taux de cotisation, qui sont donc différents d’une caisse à l’autre). Les caisses locales (Allgemeine Ortskrankenkassen, AOK), correspondant au régime général, ont été progressivement transformées en caisses régionales (leur nombre est passé de 264 à 17), ce qui a permis une meilleure péréquation des risques, et de renforcer leur position dans le nouveau cadre concurrentiel. La concentration a concerné l’ensemble des caisses publiques puisque leur nombre global est passé de 1 150 en 1994 à 290 en 2004. Depuis 1996, près de cinq millions d’assurés sociaux ont changé de caisse, principalement en faveur des caisses d’entreprise (dont le nombre d’assurés a doublé). Un système de compensation financière des risques entre caisses a également été mis en place. La loi de modernisation de l’assurance maladie de 2003 [15] s’inscrit dans la continuité de la politique menée depuis 1992. Elle prévoit de réduire encore le nombre de caisses, notamment en rendant possibles des fusions entre caisses de type différent, et vise à renforcer les caisses par rapport aux autres acteurs du système de soins dans le cadre de la négociation collective. Surtout, avec la dernière loi, l’objectif est clairement de passer d’une concurrence qui, pour l’instant, porte sur les taux de cotisation (c’est le seul élément qui distingue les caisses) à une concurrence intégrant progressivement l’offre des soins. Cela se traduit avant tout par la possibilité nouvelle donnée aux caisses de proposer des formes de prise en charge intégrées dans le cadre de centres de soins médicaux (Medizinische Versorgungszentren) regroupant médecins et autres professions de santé. Les caisses pourront également verser des primes aux assurés participant à des actions de prévention et/ou à des formes de prise en charge spécifiques, en particulier le passage systématique par le généraliste. Par-là, la réforme de 2003 opère un pont entre la réorganisation du système d’assurance maladie et celle du système de soins. Le médecin généraliste est, comme en France mais de manière plus incitative, promu « pilote » du système de soins puisque les patients sont également exemptés du ticket modérateur de 10 euros s’ils sont adressés à un spécialiste par leur généraliste. Toutes les caisses doivent désormais proposer ce « système du médecin de famille » (Hausarztsystem), qui repose sur un contrat individuel entre la caisse et le médecin (choisi par les caisses en fonction de ses qualifications).

12On voit donc, à travers ces éléments, la responsabilisation croissante des caisses tant au niveau de la régulation économique de l’assurance maladie que de la réorganisation du système de soins. La politique de réforme de l’assurance maladie en Allemagne a porté, sur le plan institutionnel, principalement sur l’organisation et le rôle des caisses dans une logique de renforcement d’une régulation auto-administrée par des acteurs non étatiques (organisations syndicales et patronales qui gèrent de manière paritaire les caisses) qui contraste singulièrement avec la logique de réforme institutionnelle en France. Ces différences s’expliquent notamment par celles qui existent, dans ces deux pays, quant au rôle et à la portée des négociations collectives entre acteurs étatiques et non-étatiques.

LES LIMITES DE LA GOUVERNANCE NÉGOCIÉE

13Comme nous l’avons souligné en introduction, la gouvernance se fonde sur la négociation collective qui, dans l’assurance maladie, ne concerne pas seulement l’État et les acteurs paritaires représentés au sein des caisses mais aussi d’autres acteurs, en particulier la profession médicale, l’industrie pharmaceutique, les autres professions de santé, les collectivités locales, les usagers, etc. Comme nous allons le mettre en évidence ici, le domaine de la négociation collective est moins étendu en France qu’en Allemagne, puisque de ce côté-ci du Rhin, elle ne concerne que le secteur ambulatoire, avant tout à travers les conventions médicales négociées avec les syndicats de médecins, mais aussi, de manière plus ponctuelle, par des accords passés au début des années quatre-vingt-dix [16] avec d’autres professions de santé (infirmières libérales, masseurs kinésithérapeutes, biologistes de ville [17], etc.) et les cliniques privées ou plus récemment avec l’industrie pharmaceutique [18]. L’autre élément comparatif à souligner est le caractère aléatoire et la portée le plus souvent limitée de cette négociation collective dans le cas de la France, alors qu’en Allemagne elle a joué un rôle majeur dans la maîtrise des dépenses de santé depuis le milieu des années quatre-vingt. Nous allons prendre le cas emblématique de la négociation conventionnelle pour mettre au jour les difficultés, voire les impasses, de la gouvernance négociée en France.

Les aléas et les limites de la négociation conventionnelle en France

14À notre sens, un des problèmes majeurs de la négociation conventionnelle est la difficulté pour les organisations syndicales de médecins de jouer le rôle de partenaire de l’État et des caisses, du fait de l’intensité de la concurrence inter-syndicale et de la fragilité interne des syndicats de médecins [19]. Ces deux éléments ont pour effet d’affaiblir l’organisation engagée dans un échange politique avec les caisses et l’État. La priorité que donnent les organisations à la défense des principes de la médecine libérale [20] et, par conséquent à la sauvegarde des intérêts matériels du groupe professionnel, rend difficile l’acceptation de mécanismes de maîtrise contraignants, qui ont des répercussions, à court terme tout au moins, sur l’évolution des revenus, en échange de la satisfaction d’autres revendications aux bénéfices plus diffus et plus éloignés dans le temps. Comme le souligne Bruno Jobert : « Il est extrêmement difficile à des dirigeants d’imposer un compromis désagréable à leurs troupes en situation de division syndicale. Comment ne pas craindre alors que les mécontents viennent faire défection au profit du syndicat le plus radical dans son refus ? » [21]. L’échange politique devient alors problématique, ce qui conduit progressivement le syndicat à réorienter sa stratégie vers une attitude plus conflictuelle. Ce dilemme structurel entre partenariat et contestation rend très difficile l’implication des médecins dans la régulation de l’assurance maladie, comme l’illustrent les six épisodes marquants des relations entre les syndicats médicaux, les caisses d’assurance maladie et l’État, depuis la fin des années quatre-vingt.

1°) Premier épisode : la convention de 1990

15La signature de cette convention est le fruit d’un processus complexe dans un contexte de mobilisation conflictuelle. Un premier accord-cadre, signé en juillet 1989, prévoyant la mise en place de « références nationales d’évolution » et de « contrats locaux d’objectifs d’évolution des dépenses de santé », est approuvé par la FMF (Fédération des médecins de France) et la CSMF (Confédération des syndicats médicaux français). Il est à l’origine d’une mobilisation conflictuelle sous la forme de coordinations, souvent impulsées par le SML (Syndicat des médecins libéraux), qui dénoncent un premier pas vers le « rationnement des soins ». Cette pression contestataire, qui se répercute au sein de la FMF et de la CSMF, conduit ces deux organisations à dénoncer l’accord. La CNAMTS (Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés) cherche alors un accord avec MG-France (Fédération française des médecins généralistes) sur la base du gel du secteur 2 et de la mise en place de « contrats de santé » [22] qui sont la revendication centrale de ce syndicat, puisqu’ils permettent la revalorisation du rôle du généraliste dans le système de soins. Cette double perspective provoque, au début de l’année 1990, une nouvelle mobilisation : des internes dans un premier temps, puis des autres syndicats, ce qui marginalise MG-France. La convention de mars 1990 n’est en fin de compte signée que par la FMF (soutenue par le SML qui, à l’époque, n’était pas encore reconnu comme représentatif et ne participait donc pas officiellement à la négociation) car le texte pérennise le secteur 2 (dont l’accès reste ouvert aux anciens chefs de clinique), prévoit des revalorisations d’honoraires et surtout limite le caractère contraignant des dispositifs de maîtrise des dépenses. La convention est rejetée par la CSMF (dont l’assemblée générale désavoue son président favorable à la signature pour que le syndicat ne soit pas marginalisé) et par MG-France (puisque ne figure aucune mesure de revalorisation de la place du généraliste). La convention n’est donc signée que par un seul syndicat, très minoritaire dans la profession [23], ce qui ne manque pas d’entraîner des problèmes de fonctionnement des instances, dans un contexte économique dégradé du fait de la guerre du Golfe. La fragilité de la convention, dont le contenu a été largement édulcoré par rapport à l’accord-cadre, s’explique en grande partie par l’importance de la mobilisation contestataire largement axée sur la défense des principes de la médecine libérale portée par les coordinations.

2°) Deuxième épisode : l’avenant sur les contrats de santé (1991)

16Cette fragilité entraîne la présidence de la CNAMTS, fortement poussée par le gouvernement, à chercher un nouvel accord avec MG-France. Un avenant prévoyant la mise en place des contrats de santé est intégré à la convention en mars 1991. Il est refusé par tous les autres syndicats car il remet en cause des éléments clefs de la médecine libérale (il prévoit notamment le paiement au forfait et la restriction de l’accès au spécialiste). Cette opposition vient se greffer au développement des coordinations parmi d’autres professions de santé (sous la bannière d’« Action Santé ») rejetant les enveloppes globales. L’importance de cette mobilisation (deux manifestations en juin et en novembre 1991 réunissent entre 50 000 et 100 000 personnes) conduit au gel de l’avenant. À nouveau, la stratégie de partenariat privilégié avec une organisation syndicale échoue face à la mobilisation conflictuelle des autres organisations.

3°) Troisième épisode : la maîtrise médicalisée des dépenses de santé (1992-1993)

17À partir de 1992, une nouvelle négociation, conduite conjointement par la CNAMTS et le ministère des affaires sociales (dirigé par Jean-Louis Bianco en 1991-1992, par René Teulade en 1992-1993 puis par Simone Veil), est engagée en privilégiant le partenariat avec la CSMF. Elle débouche sur un accord négocié en octobre 1992 qui est consacré par voie législative en décembre 1992. L’élément central en est la mise en place des références médicales opposables fondées sur des normes thérapeutiques et de prescription, ainsi que la fixation d’objectifs prévisionnels en matière de maîtrise des dépenses. C’est également dans ce cadre que sont créées les Unions professionnelles régionales de médecins libéraux. Cet accord entraîne des tensions fortes au sein des deux organisations signataires : la FMF (dont le vote de l’assemblée générale conduit au rejet du texte) et la CSMF (dont le bureau contraint le président à la démission). Le décalage entre les leaders syndicaux et leur base apparaît avec évidence : les premiers acceptent de s’engager dans une prise en charge négociée de la maîtrise des dépenses afin de préserver l’influence du syndicat, les seconds la rejettent au nom du principe de défense de l’identité libérale. Cette contradiction interne entre partenariat négocié et contestation libérale a pour corollaire la faiblesse des leaders syndicaux [24] qui rend problématique tout accord collectif avec les caisses et/ou le gouvernement. La convention d’octobre 1993 met en œuvre les principes de la loi dite Teulade de 1992 : fixation d’un taux prévisionnel d’évolution des dépenses, mise en place de références opposables, création du dossier médical et d’un secteur optionnel, revalorisation des honoraires. La convention est signée par la CSMF et par le SML [25], mais elle est vivement contestée par MG-France qui estime que les sanctions prévues par le texte pèsent principalement sur les généralistes. Ce positionnement contestataire est en quelque sorte récompensé par un net succès aux premières élections pour les unions régionales en 1994 (55 % des suffrages dans le collège généralistes). À nouveau la contestation l’emporte sur le partenariat.

4°) Quatrième épisode : le plan Juppé (1996)

18On comprend pourquoi, à partir de 1994, la politique de maîtrise des dépenses d’assurance maladie n’a plus été négociée avec les syndicats médicaux comme le traduit l’adoption du « plan Juppé » en avril 1996. Les représentants de la profession médicale ont été totalement tenus à l’écart d’un processus décisionnel très fermé [26], alors même que le contenu de ces textes les concerne au plus haut point puisque, non seulement, ils instaurent un encadrement budgétaire très contraignant, mais aussi, ils modifient fortement les règles du jeu conventionnel (en particulier la possibilité donnée au ministre d’adopter par arrêté un règlement conventionnel en cas d’absence d’accord et la négociation de conventions séparées pour les généralistes et les spécialistes). Toutefois, la mise en place des ordonnances supposait une négociation conventionnelle alors seulement acceptée, pour les généralistes, par MG-France et, pour les spécialistes, par l’UCCSF (Union collégiale des chirurgiens et spécialistes français). La convention pour les généralistes, signée en mars 1997, met en place des filières de soins reposant sur la possibilité pour le médecin généraliste de devenir « médecin référent », dans le cadre d’un fonctionnement proche des contrats de santé, ce qui répond à une revendication de longue date de MG-France. Mais, l’option référent est adoptée par une part minoritaire des médecins généralistes (moins de 15 % d’entre eux) et MG-France se voit fortement contesté pour sa stratégie de partenariat avec le gouvernement et la CNAMTS, qui équivaut à une acception des ordonnances Juppé largement rejetées par les médecins. Cette contestation se traduit par un échec électoral cinglant lors des élections pour les URML en 2000 : dans le collège généraliste MG-France perd près de la moitié de ses électeurs (son score passe de 55 % en 1994 à 31 %). À nouveau, une stratégie d’implication dans une maîtrise négociée se traduit par un affaiblissement syndical dont profite à son tour la CSMF (qui devient sur le plan électoral le premier syndicat de généralistes avec 41 % des suffrages en 2000 contre 26 % en 1994). Du côté des spécialistes, la signature de la convention par la seule UCCSF (qui est semble-t-il la contrepartie de sa reconnaissance comme partenaire conventionnel) pose le problème de la faible représentativité de cette organisation [27], qui sape toute légitimité à l’accord signé, d’ailleurs annulé par le Conseil d’État en juin 1998 pour cette raison. La négociation avec les syndicats de médecins est alors dans une impasse, d’autant plus que l’on assiste à une mobilisation renforcée à partir de l’automne 2001.

5°) Cinquième épisode : le C à 20 euros (2002)

19Dans le cadre du conflit pour l’augmentation des honoraires des médecins généralistes (qui se traduit notamment par l’émergence des coordinations et par la multiplication des jours de fermeture des cabinets de généralistes et de grève des gardes), MG-France cherche à maintenir son statut de partenaire privilégié de la CNAMTS, comme le montre l’accord que ce syndicat signe fin janvier 2002. Il prévoit notamment une augmentation du tarif de base de la consultation à 18,50 euros, ainsi que celle des gardes et des visites de nuit. Cet accord entraîne une forte contestation interne qui va conduire MG-France à se rallier à la poursuite de la mobilisation, qui s’est terminée en juin 2002 par l’acceptation d’une augmentation du C à 20 euros (et du tarif de la visite à 30 euros) par le nouveau gouvernement et la CNAMTS. Cet accord de juin 2002 est accepté par tous les syndicats, tant il satisfait leurs revendications financières sans contrepartie contraignante. Le secteur de la médecine ambulatoire n’est alors plus du tout contrôlé, ce que traduit la dérive des dépenses constatée en 2002 et 2003 et qui entraîne la mise sur agenda d’une nouvelle réforme à l’automne 2003 (avec la mise en place du Haut comité pour l’avenir de l’assurance maladie).

6°) Sixième épisode : la convention de décembre 2004

20Cette négociation, qui résulte de la loi d’août 2004, est menée, conformément à celle-ci, par le premier directeur général de l’UNCAM (Union nationale des caisses d’assurance-maladie), Frédéric Van Roekeghem. La nouvelle législation place les syndicats de médecins, et en particulier la CSMF, dans une position favorable : en effet, d’une part, deux syndicats, ayant obtenu à eux deux la majorité des suffrages exprimés lors des élections pour les unions, ont désormais la possibilité de s’opposer à la mise en œuvre d’un accord; d’autre part, en cas d’échec, un règlement est établi par un arbitre et non plus par le ministre qui, par ailleurs, ne peut plus s’opposer à un accord du fait de l’incompatibilité avec l’objectif national d’évolution des dépenses d’assurance maladie (mais seulement pour des motifs de santé publique ou de remise en cause de l’égal accès aux soins). Ainsi, « l’ensemble de ce dispositif augmente le pouvoir de négociation dont disposent les professionnels et devrait rendre plus complexe — ou du moins plus coûteuse — leur signature » [28]. Au nouveau cadre institutionnel il faut ajouter un contexte politique favorable aux médecins : le gouvernement, non seulement, avait besoin d’un accord signé par le plus grand nombre possible de syndicats pour légitimer sa réforme, mais aussi cherchait à satisfaire un groupe, considéré comme électoralement important pour la droite, qui avait largement fait défection en 1997 à cause de son refus du plan Juppé. On comprend alors pourquoi la nouvelle convention, qui vaut pour l’ensemble des médecins de ville, prévoit d’importantes revalorisations d’honoraires, pour les spécialistes en particulier, pour lesquels le tarif de la consultation passe de 23 à 27 euros (dans le cadre du parcours de soins, c’est-à-dire pour un patient adressé par son médecin traitant ce qui est désormais obligatoire), soit une augmentation de 17,5 %; de plus, les spécialistes en secteur 1 ont désormais droit à des dépassements d’honoraires (plafonnés) pour les patients qui s’adressent directement à eux. Les généralistes, quant à eux, bénéficient d’une augmentation des tarifs des consultations pour les enfants âgés de moins de six ans et d’une rémunération forfaitaire de 40 euros pour les patients en affection de longue durée (ALD). Les contreparties sont relativement faibles puisqu’il est demandé aux médecins des économies d’environ 400 millions d’euros (soit un montant inférieur aux augmentations d’honoraires) par une diminution des prescriptions d’arrêt de travail et de certains médicaments (antibiotiques, anxiolytiques et hypnotiques) ainsi que par une augmentation de la prescription de génériques et le développement des accords de bon usage de soins.

21Nous avons vu, à travers l’exemple de la (non) mise en œuvre du plan Juppé, qu’il n’est pas possible de s’assurer juridiquement que les médecins respectent leurs engagements ; en revanche, les hausses d’honoraires seront effectives. Plutôt que de s’assurer de la viabilité financière à long terme de la Sécurité sociale, ou d’améliorer l’efficacité du système de soins, ou bien encore de réduire les disparités régionales ou bien de revenus entre médecins, le gouvernement a donc préféré s’assurer d’une réconciliation politique avec les médecins spécialistes (après avoir augmenté les généralistes dès 2002), brouillés avec la droite depuis le plan Juppé. De plus, cet accord n’a été signé que par trois syndicats de médecins sur cinq (dont toutefois le plus important, à savoir la CSMF). Il est refusé par MG-France (du fait de l’abandon du système du médecin référent, de l’absence de rémunération de la fonction du médecin traitant et de l’accroissement de l’écart entre le tarif de base de la consultation du spécialiste et celle du généraliste) et par la FMF. Ces organisations appellent au boycott du médecin traitant et ont entamé des recours juridiques. Comme lors des épisodes précédents, une partie des organisations syndicales de médecins s’oppose à l’accord signé par certains d’entre eux, ce qui ne rend que plus aléatoire sa mise en œuvre. On comprend donc pourquoi, à la différence de l’Allemagne, la négociation collective ne joue pas un rôle pivot dans la régulation du système d’assurance maladie français.

Le renforcement continu de la négociation collective en Allemagne

22En Allemagne, les politiques de maîtrise des dépenses de santé menées depuis la fin des années soixante-dix se sont fortement appuyées sur la négociation collective entre acteurs non-étatiques, et un rééquilibrage de leurs ressources et pouvoirs respectifs. Ces tendances sont perceptibles à partir de loi de 1977 et se retrouvent dans les mesures qui ont suivi [29]. Elles concernent d’abord les caisses d’assurance maladie. On peut notamment mentionner le transfert croissant de leurs compétences en matière de négociation collective du niveau local au niveau du Land et au niveau fédéral, ce qui s’est traduit par un renforcement des organisations regroupant les caisses et l’unification progressive du droit de la négociation collective entre les différents types de caisses afin qu’elles négocient conjointement. La réforme « Seehofer » de 1992 poursuit cette logique avec l’intégration des caisses complémentaires aux accords régionaux, ce qui réduit encore plus la possibilité pour un type de caisse de faire cavalier seul dans la négociation, et la concentration des caisses locales, qui se sont progressivement transformées en caisses régionales comme on l’a vu.

23Le but de ces différentes mesures était d’aboutir à un équilibre des pouvoirs entre caisses et médecins dans le cadre de la négociation collective, dans la mesure où le déséquilibre entre des caisses fragmentées et affaiblies par leur concurrence interne et les médecins représentés par des unions centralisées et monopolistiques était perçu comme un facteur important de l’explosion des dépenses. Cette stratégie de renforcement de l’auto-administration a permis, à la fin des années quatre-vingt, la négociation d’enveloppes globales encadrant le volume de dépenses de médecine de ville, puis, dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, la mise en place d’outils plus fins, sous la forme de budgets régionalisés, par spécialités, puis par cabinets médicaux (Praxisbudgets). À partir de 1997, chaque médecin exerçant dans le cadre de l’assurance maladie s’est vu attribuer un budget annuel tenant compte du profil moyen d’activité des médecins de sa spécialité, des caractéristiques sanitaires de sa région, de sa qualification et des spécificités de ses patients. Des reversements étaient prévus en cas de dépassement du budget, des versements dans le cas contraire. Cette maîtrise négociée a permis un ralentissement des dépenses dans le domaine de la médecine ambulatoire [30].

24De plus, le domaine de la négociation collective entre acteurs non étatiques a été progressivement étendu aux secteurs hospitaliers et du médicament. Afin de renforcer le poids des caisses dans la négociation collective, les instruments et les procédures de régulation du secteur ambulatoire ont été reproduits. Cette stratégie de mimétisme institutionnel est liée, d’une part, au fait que le secteur ambulatoire est au cœur du système d’assurance maladie pour des raisons historiques ; d’autre part, c’est là où l’évolution des dépenses était la moins rapide du fait notamment de la négociation d’enveloppes globales comme on l’a vu. Ainsi les associations hospitalières des Länder (Landeskrankenhausge-sellschaften) se sont vues attribuer des compétences normatives et en matière de négociation collective, ce qui les rapproche fonctionnellement des unions de médecins. Le financement des hôpitaux s’inspire de façon croissante de la tarification des médecins. Par-là, l’influence des Länder sur le secteur hospitalier a été imperceptiblement réduite, la réforme adoptée en 2000 prévoyant à moyen terme le passage à un financement (qualifié de moniste) de soins hospitaliers entièrement assuré par les caisses.

25Dans le secteur du médicament, la mise en place des classes d’équivalence thérapeutiques et des montants forfaitaires de remboursement, basés sur le prix des médicaments génériques, s’est faite par la négociation collective dans le cadre d’une commission paritaire caisses/médecins. La réforme de 1992 met en place le budget global pour les médicaments, ce qui donne un instrument d’intervention supplémentaire aux caisses, tandis que la création de l’Institut du médicament (Arzneimittelinstitut) étend à nouveau le domaine de l’auto-administration. Sur le même modèle a été créé, dans le cadre de la réforme votée en 2003, un Centre allemand pour la qualité de la médecine (Deustches Zentrum für Qualität in der Medizin), indépendant de l’État et composé de représentants des caisses, des hôpitaux, des médecins et des patients. L’une de ses fonctions est d’élaborer des normes thérapeutiques et des outils d’évaluation de l’efficacité des soins et des médicaments (en termes de calcul coûts/avantages). De plus, a été créée, dans le cadre de cette loi dite de modernisation de l’assurance maladie, une commission fédérale commune (Gemeinsamer Bundesauschuss), comprenant des représentants des médecins, des caisses et des patients (mais pas de l’État), chargée d’établir le catalogue de l’ensemble des prestations prises en charge par l’assurance maladie. Elle absorbe plusieurs commissions paritaires sectorielles, qui avaient été mises en place précédemment, et devient donc la principale institution de l’auto-administration du système d’assurance maladie.

26Enfin, cette réforme récente donne aussi des possibilités de contractualisation individuelle (et non plus seulement collective avec les unions de médecins) pour les caisses afin de permettre une meilleure coordination des soins (rôle pivot du médecin généraliste, prise en charge intégrée, mise en place de centres de soins médicaux) [31] ainsi que la prise en charge des malades chroniques dans le cadre de Disease-Management-Programs. Il faut toutefois noter quelques signes d’évolution différents en Allemagne, en particulier la fiscalisation croissante du financement de l’assurance maladie, l’introduction de tickets modérateurs par l’État et le rôle des commissions d’experts dans l’élaboration des projets de réforme. De ce fait, même en Allemagne il n’est peut être plus aussi justifié aujourd’hui de parler de gouvernance de l’assurance maladie.

27Il est cependant encore moins pertinent de parler de gouvernance de l’assurance maladie dans le cas de la France puisque, comme nous l’avons souligné, les réformes adoptées depuis les années quatre-vingt-dix se font dans une logique de « technocratisation » et conduisent à rapprocher le système français des systèmes nationaux de santé, du fait d’un financement croissant par l’impôt (à travers différentes taxes et la CSG), de l’encadrement budgétaire des dépenses (avec l’ONDAM) et de la définition de droits universels (avec la CMU) [32]. Mais, dans le cadre du nouveau dispositif institutionnel qui se met en place, personne n’est véritablement responsable de l’équilibre financier du système [33]. Tous les ans, depuis 1996, le gouvernement fait voter un objectif de dépenses qui n’est jamais respecté du fait de l’absence de responsabilisation véritable des différents acteurs. Il est donc difficile d’imaginer que, dans ces conditions, les objectifs fixés seront mieux respectés dans les années à venir. Tant que les moyens de faire respecter le budget voté au Parlement ne seront pas trouvés, la question de l’augmentation incontrôlée des dépenses d’assurance maladie et de la régulation impossible du système de santé français se posera toujours. Et l’on continuera sans doute à ne pas trouver d’autres solutions que de transférer de plus en plus la prise en charge au secteur de l’assurance complémentaire et vers les patients eux-mêmes ainsi que d’augmenter les recettes, comme l’illustrent clairement la loi d’août 2004 (mise en place d’un forfait par acte et par consultation, augmentation du forfait hospitalier journalier, augmentation de la CSG) ainsi que la convention médicale de décembre 2004 (extension des possibilités de dépassement d’honoraires pour les spécialistes, diminution de la prise en charge des prestations dans le cadre des affections de longue durée...).

28Il faudrait en effet changer d’autres paramètres pour que le système d’assurance maladie puisse être véritablement régulé, tout en respectant les objectifs d’égalité d’accès aux soins, d’égalité d’état de santé et de viabilité financière : développement des paiements forfaitaires, régulation de l’installation des médecins, réorientation des pratiques médicales vers la prévention, amélioration de l’articulation entre médecine de ville et hôpital, impulsion forte donnée aux réseaux de soins et aux modes de prise en charge intégrés, etc. Mais, la mise en œuvre de ces mesures suppose une remise en cause partielle de deux éléments essentiels de l’identité de notre système de santé : les libertés du patient et celles des médecins libéraux. Il n’est pas sûr que les Français soient prêts à renoncer à une partie de leur liberté pour suivre un parcours de soins fortement encadré; il l’est tout aussi peu que les médecins soient prêts à écorner certains principes de la médecine libérale comme le paiement à l’acte, la liberté d’installation ou le paiement direct pour mieux utiliser l’argent public qui leur est confié.

29Les réformes des systèmes de santé sont comme écartelées entre quatre objectifs souvent contradictoires : assurer la viabilité financière des systèmes de protection maladie, mais aussi l’égal accès aux soins, la qualité de ceux-ci et enfin la liberté et le confort des patients et des professionnels. Chaque réforme opère un arbitrage entre ces objectifs sociaux (garantir la même santé pour tous), sanitaires (obtenir de meilleurs résultats de santé), économiques (assurer la viabilité financière et la compétitivité des systèmes) et politiques (obtenir la satisfaction des usagers et des prestataires, leur liberté de choix et d’action, l’absence de files d’attente, etc.). S’il n’est sans doute pas possible d’élaborer une réforme qui puisse améliorer toutes ces dimensions à la fois, il importe cependant de poser explicitement ces enjeux afin que les conséquences des choix effectués soient claires pour tous les citoyens, notamment le choix de la liberté et du confort au détriment de l’égalité.

Notes

  • [1]
    Nous mentionnerons en particulier l’ouvrage de Rosenau (R.) et Czempiel (A.), Governance without Government, Cambridge University Press, 1991, pour les relations internationales et celui de J. Koiman (dir.), Modern Governance, Sage, 1993 pour l’analyse des politiques publiques.
  • [2]
    Gaudin (J.-P.), Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
  • [3]
    L’un de ses trois chapitres est intitulé « la gouvernance », il porte sur les différentes fonctions du système d’assurance maladie (cadrage, organisation du système de soins, gestion du risque et allocation de ressources).
  • [4]
    Le Galès (P.), « Gouvernance », in Boussaguet (L.), Jacquot (S.), Ravinet (P.) (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 243.
  • [5]
    Rappelons aussi qu’historiquement le système allemand (bismarckien) a fortement influencé la mise en place des assurances sociales en France dans l’entre-deux-guerres. On pourra se reporter sur ce point à Hassenteufel (P.), Les médecins face à l’État, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, chapitre 2.
  • [6]
    Cf. Palier (B.), Gouverner la Sécurité sociale, Paris, PUF, 2002, p. 361 et s.
  • [7]
    Bras (P.-L.), « Notre système de soins sera-t-il mieux gouverné ? », Droit social, 11/2004, p. 977.
  • [8]
    « Ce sera la clef de voûte de la réforme. Ce sera l’acte fondateur qui donnera, 50 ans après, une nouvelle légitimité à notre protection sociale », Alain Juppé, discours du 15 novembre 1995, Droit social, 3, 1996, p. 222.
  • [9]
    Hassenteufel (P.), « Le premier septennat du plan Juppé », in de Kervasdoué (J.) (dir.), Carnet de santé de la France 2003, Paris, Dunod, 2003, p. 127 et s.
  • [10]
    Dubois (V.), Dulong (D.) (dir.), La question technocratique. De l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999.
  • [11]
    Hassenteufel (P.), Genieys (W.), Bachir (M.), Bussat (V.), Martin (C.), Serré (M.), L’émergence d’une élite du Welfare ? Sociologie des sommets de l’État en interaction. Le cas des politiques de protection maladie et en matière de prestations familiales (1981-1997), rapport de recherche pour la MIRE, 1999; Genieys (W.), Hassenteufel (P.), « Entre les politiques publiques et la politique : l’émergence d’une élite du Welfare », Revue française des affaires sociales, 4,2001, p. 41-50. En ligne
  • [12]
    Mais uniquement à la majorité des deux tiers, ce qui rend incontournable l’accord des représentants des employeurs. Voir Bras (P.-L.), art. cit., p. 969.
  • [13]
    Maquart (B.), « La réforme de l’hospitalisation publique et privée », Droit social, 9/10,1996, p. 869.
  • [14]
    Kauffmann (O.), « La concurrence dans l’assurance maladie légale allemande », in Hassenteufel (P.), Hennion-Moreau (S.) (dir.), Concurrence et protection sociale en Europe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 245-264.
  • [15]
    Pour une présentation d’ensemble de cette réforme et de ses premiers effets : Hassenteufel (P.), « Allemagne : les réorientations de la politique d’assurance maladie », Chronique internationale de l’IRES, n° 90,2004, p. 55-64.
  • [16]
    Tabuteau (D.), « Les nouveaux mécanismes de maîtrise des dépenses de santé », Droit social, n° 6, 1991, p. 815-822.
  • [17]
    Polton (D.), Brocas (A.-M.), « La régulation contractuelle : l’exemple de la biologie de ville », RFAP, n° 76,1995, p. 629-640.
  • [18]
    Cristol (D.), Peigné (J.), « Le nouveau régime de la maîtrise des dépenses pharmaceutiques », Droit social, n° 5/2000, p. 533-546.
  • [19]
    Sur ce point on pourra se reporter à Hassenteufel (P.), Pierru (F.), « De la crise de la représentation à la crise de la régulation de l’assurance maladie », in de Kervasdoué (J.) (dir.), La crise des professions de santé, Paris, Dunod, 2003, p. 77-120.
  • [20]
    Ils sont définis à la fin des années 1920, Hassenteufel (P.), op. cit, p. 94 et s.
  • [21]
    « Mobilisation politique et système de santé en France », in Jobert (B.) et Steffen (M.) (dir.), Les politiques de santé en France et en Allemagne, Paris, Observatoire européen de la protection sociale, 1994, p. 79-80.
  • [22]
    Il s’agit d’un système d’abonnement au généraliste transformé en pivot du système par son rôle en termes de coordination du système de soins et de filtre pour l’accès au spécialiste.
  • [23]
    Aux élections pour les URML (Unions régionales des médecins libéraux), en 1994, il recueille 6 % des voix chez les généralistes (5 % en 2000) et 11 % chez les spécialistes (6 % en 2000).
  • [24]
    Comme nous l’a déclaré Jacques Beaupère, président de la CSMF de 1981 à 1992, en 1993 : « Quand on cherche un compromis sur un sujet qui est difficile et dont on sait qu’il va forcément amener des réactions négatives de vos adhérents, on perd sa capacité d’influence [...]. Tout syndicaliste qui est dans cette situation s’use vite. »
  • [25]
    Ce syndicat est reconnu comme représentatif par le ministère après l’alternance politique de 1993, ce qui peut laisser à penser que sa signature est une forme de contrepartie à l’obtention du précieux label.
  • [26]
    Fortement contrôlé par le Premier ministre et son cabinet, il a impliqué un nombre restreint d’acteurs politiques et de hauts fonctionnaires. Hassenteufel (P.) et al., L’émergence d’une « élite du Welfare » ?, op. cit., p. 198 et s.
  • [27]
    Elle a obtenu 10,5 % des voix dans le collège spécialistes en 1994,7 % en 2000.
  • [28]
    Bras (P.-L.), art. cit., p. 970.
  • [29]
    Döhler (M.), Hassenteufel (P.), « Les politiques de régulation de l’assurance maladie en France et en Allemagne », RFAP, n° 76,1995, p. 549-560.
  • [30]
    La réforme de 2003 prévoit que, d’ici 2007, les budgets seront remplacés par des volumes de prestations à prix fixes (Regelleistungsvolumina) dont le montant dépendra de la morbidité au niveau régional et du type d’activité médicale. La rémunération des actes médicaux ne sera donc plus fluctuante (selon le volume d’activité) mais dépendra de montants fixés préalablement. On en espère une meilleure adéquation entre besoins sanitaires et activité médicale. Voir Hassenteufel (P.), art. cit., 2004, p. 57.
  • [31]
    Déjà dans la « réforme 2000 » la possibilité avait été donnée aux caisses de passer des contrats avec des médecins à titre individuel ou des groupes de médecins pour mettre en place, de manière expérimentale, de nouveaux modes de prise en charge.
  • [32]
    Palier (B.), La réforme des systèmes de santé, Paris, PUF, 2005 (2e édition).
  • [33]
    Bras (P.-L.), art. cit., p. 976.
Patrick Hassenteufel
Professeur à l’Université de Rennes 1, Directeur du Centre de recherche sur l’action publique en Europe (CRAPE), CNRS
Bruno Palier
Chargé de recherche au CNRS, CEVIPOF-Sciences Po
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2006
https://doi.org/10.3917/rfap.113.0013
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