CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’intermédiation peut être définie comme l’activité qui « participe directement ou indirectement à rapprocher "l’offre" et la "demande" de travail, que ce soit en faisant de la mise en relation, du placement, du conseil en recrutement, de l’accompagnement, de l’orientation, de la formation, etc. » (Fondeur et al., 2016). Cette définition témoigne de la diversité des formes que peut prendre l’intermédiation : GIEQ (Groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification), IAE (Insertion par l’activité économique), portage salarial, coopératives d’activité et d’emploi, etc. Autant de dispositifs créés afin de favoriser l’insertion professionnelle des bénéficiaires de ces actions.

2 La part grandissante de jeunes ayant des difficultés scolaires et/ou d’insertion professionnelle met la question de l’emploi au cœur du système éducatif (Tanguy, 2013 ; Dif-Pradalier & Zarka, 2019). Dans ce contexte, les politiques publiques misent sur un mouvement de rapprochement entre école et entreprise, qui s’opère au bénéfice de cette dernière. L’alternance et plus particulièrement les formations par apprentissage sont considérées comme un levier de l’insertion professionnelle (Arrighi & Ilardi, 2013). À ce titre, en agissant comme trait d’union entre le système éducatif et la sphère du travail, elles apparaissent comme de véritables dispositifs d’intermédiation par l’apprentissage.

3 Se former à un métier de l’éducation spécialisée (Beynier et al., 2005) par apprentissage est possible depuis 2007. Ces formations sont significatives du mouvement d’aspiration par le haut de l’apprentissage (Arrighi & Brochier, 2005) et elles constituent à la fois un exemple du développement des diplômes pour des formations post-bac et de leur ouverture à une pluralité de secteurs d’activité, notamment celui du tertiaire. La recherche menée s’intéresse aux formations par apprentissage de deux métiers de l’éducation spécialisée : éducateur spécialisé (ES) et moniteur éducateur (ME). Le dispositif étudié est un CFA (Centre de formation d’apprentis) « hors les murs » [1] dans lequel l’apprenti évolue principalement sur deux espaces de formation : les unités de formation par apprentissage (UFA), ici l’Institut régional du travail social (IRTS), et La Rouatière, [2] qui sont regroupés dans un même établissement et ont la responsabilité d’organiser la formation et le processus de qualification. Quant à la structure employeuse, les apprentis y signent leur contrat d’apprentissage et y passent une grande partie de leur formation [3].

4 L’hypothèse d’une intermédiation qui opère dans la construction de la professionnalité des apprentis, définie selon Jorro (2013) par « la capacité d’un individu à entrer dans le genre professionnel[4], à mobiliser de façon encore tâtonnante les compétences et les gestes professionnels spécifiques du métier », est ici retenue. Ainsi, pour saisir ce processus et le contexte dans lesquel il se déploie, une enquête par entretiens et observations a été menée.

Encadré 1. Méthodologie

Les observations ont permis de saisir des moments de la formation par apprentissage en train de se faire. Au cours de l’année de formation 2015-2016, 22 séances d’observation (correspondant à un total de 96 h) ont été réalisées sur différentes scènes du dispositif de formation : réunions d’apprentissage, comités de liaison, conseils de perfectionnement, visites d’installation et visites de stage, séances de formation des maîtres d’apprentissage et d’élaboration de l’expérience professionnelle pour les apprentis (EEP).
Les entretiens semi-directifs (n = 46) ont été menés auprès des différents acteurs du dispositif : directrices de structures de formation, coordinateurs pédagogiques et formateurs (n = 12), directeurs d’établissements, chefs de service, maîtres d’apprentissage (n = 14) et apprentis (n = 20). Les entretiens enregistrés ont été intégralement transcrits et ont fait l’objet d’une analyse transversale.
Quant aux entretiens menés auprès des apprentis (mobilisés principalement pour cet article) cinq thèmes ont été abordés : le parcours antérieur (de formation et professionnel), l’entrée dans la formation par apprentissage, le choix d’un métier de l’éducation spécialisée, l’expérience de la formation par apprentissage et les perspectives professionnelles.

Encadré 2. Présentation du corpus

Les 20 apprentis* :
Sexe : 12 femmes et 8 hommes.
Niveau de diplôme des apprentis : deux ont un niveau CAP (Certificat d’aptitude professionnelle)/BEP (Brevet d’études professionnelles), douze un niveau baccalauréat, trois un niveau bac + 2, et trois un niveau bac + 3 ou 4.
Filières de formation : six sont passés par la filière générale, sept par la filière technologique, sept par la filière professionnelle.
Les structures employeuses :
Localisation : Pyrénées-Orientales, Aude, Hérault et Gard.
Secteurs d’activité : éducation spécialisée, handicap, aide sociale à l’enfance
Population d’usagers : enfants, adolescents, jeunes, adultes et des personnes âgées, qui peuvent être en situation de handicap et/ou de précarité économique et sociale, en prise avec la justice, etc Statuts des structures employeuses : ESAT (Établissement et service d'aide par le travail), MECS (Maison d’enfants à caractère social), ITEP (Institut thérapeutique éducatif & pédagogique), FAM (Foyer d’accueil médicalisé), SAJ (Service d’accueil de jour), IME (Institut médico-éducatif), MAS (Maison d’accueil spécialisé), foyers de vie, associations.
Taille : certaines emploient quelques salariés alors que d’autres en embauchent plusieurs dizaines. Certaines ont quelques dizaines d’usagers, quand d’autres en ont plusieurs centaines.
 
* s’agissant de promotions à petits effectifs, tous les apprentis ME et ES (respectivement moniteur éducateur et éducateur spécialisé) de 2ème année ont été enquêtés au cours de l’année 2015-2016.

5 L’analyse des formations par apprentissage a permis de cerner un dispositif complexe d’intermédiation. D'une part, celle-ci agit comme un objectif à atteindre et un moyen : l’intermédiation par l’apprentissage, qui devrait opérer en aval de la formation en facilitant l’intégration du marché du travail, et l’intermédiation dans l’apprentissage, où formation et emploi sont rapprochés afin de former des professionnels (Wittorski, 2008). D'autre part, l’intermédiation est à la fois travaillée par une logique productive d’insertion professionnelle et par une logique formative qui suppose l’acquisition de compétences professionnelles (Frétigné, 2001, p. 67). Cette dernière logique met en évidence une intermédiation ici qualifiée de formative, dans le sens où elle est considérée comme le moyen pour les apprentis de construire leur professionnalité.

6 Les logiques productive et formative sont mises en tension dans le double statut de salarié/étudiant des apprentis : la dimension salariée du statut implique l’obtention d’un contrat de travail, condition sine qua non pour accéder à une formation par apprentissage (et au statut d’étudiant). La reconnaissance du double statut de salarié/étudiant dans les structures employeuses occupe une place significative dans l’expérience des apprentis. Quels parcours permettent aux jeunes d’obtenir un contrat d’apprentissage ? Et comment construisent-ils leur professionnalité dans ce dispositif particulier de formation ? S’intéresser à la façon dont se construit l’entrée dans le dispositif de formation et à l’expérience qu’en font les apprentis permet d’analyser l’intermédiation formative, tout en la replaçant dans une perspective productive plus large.

7 Pour ce faire, les parcours des apprentis avant l’entrée dans le dispositif d’apprentissage sont analysés (partie 1) afin de mettre au jour les éléments qui conduisent les enquêtés à se former par l’apprentissage aux métiers de l’éducation spécialisée. Les connaissances acquises sur ces métiers et sur le monde professionnel sont étudiées sous l’angle de la socialisation familiale (Moreau, 2003 ; Peugny, 2013), des formations suivies et des expériences professionnelles vécues. Ces trois dimensions témoignent d’un rapprochement entre formation et emploi qui se construit majoritairement en amont de l’entrée en apprentissage et en constitue la voie d’accès privilégiée.

8 Puis, la construction de la professionnalité des apprentis est étudiée à partir de leur expérience dans la structure employeuse. L’approche en termes de socialisation professionnelle dans le travail, entendue comme « l’appropriation d’activités spécifiques à un métier et l’incorporation de rôles pratiques inscrits dans la division du travail » (Demazière, Morrissette & Zune, 2019, p. 9) est mobilisée pour analyser l’intermédiation formative « en train de se faire ».

9 Le statut d’apprenti articule le statut de salarié à celui de l’étudiant, faisant de la dimension apprenante une composante essentielle du statut. Dans cette optique, la reconnaissance du double statut d’apprenti implique des transactions relationnelles (Dubar, 2000) en situation de travail qui se traduisent, dans les entretiens, par l’expression « trouver sa place ». Une catégorie ordinaire (Demazière & Dubar, 1997) qui, pour les structures employeuses, se décline en « laisser la place » à l’apprenti. Il s’agit ici de lui confier progressivement des responsabilités tout en lui réservant des moments propices à la mise en œuvre d’une réflexivité (Chartier & Avarguez, à paraître). Quant à l’apprenti, il cherche à « se faire une place », c’est-à-dire à s’impliquer dans les activités de la structure employeuse, tout en continuant à être considéré comme étudiant en formation par les équipes éducatives, les usagers et les partenaires. Dans la temporalité de l’expérience des apprentis, deux configurations sont identifiées. Dans la première, l’intermédiation formative est facilitée dans la mesure où la montée en compétence et en responsabilité se fait progressivement afin que l’apprenti parvienne à « trouver sa place » au sein de la structure. Dans la seconde, la reconnaissance du double statut étant mise à mal (l’apprenti étant considéré d’abord comme un salarié et non comme un salarié apprenant), le « trouver sa place » est entravé, rendant l’intermédiation formative problématique.

1 Avant d’entrer en apprentissage : une socialisation professionnelle déjà amorcée

10 Les formations par apprentissage sont souvent présentées comme un moyen d’insertion professionnelle pour des publics éloignés de l’emploi ou en déficit d’expériences professionnelles ; pourtant, pour les enquêtés, ce n’est pas l’entrée en apprentissage qui leur a permis de découvrir le milieu du travail ou encore le champ du travail social (Beynier & al., op. cit.). Les apprentis ES et ME sont déjà socialisés à ce champ d’activité, et ce par trois canaux interreliés : le milieu familial, les parcours professionnels et de formation. Les apprentis se sont donc constitué une somme d’expériences mise à profit pour intégrer leur formation par apprentissage [5].

11 La socialisation familiale aux métiers du social concerne douze des enquêtés : dix ont au moins un père ou une mère exerçant un métier dans ce secteur d’activité et deux font référence à une belle-mère ou à une sœur aînée qui s’est elle-même formée quelques années auparavant au métier d’assistante sociale. Côtoyer au quotidien un travailleur social favorise la construction du goût pour ces métiers et l’idée de s’y projeter professionnellement (Peugny, op. cit.), comme le souligne Moreau (op. cit., p. 162) d’une manière plus générale au sujet des apprentis : « Une fréquence significative d’apprentis apprend le même métier qu’un membre de la parenté proche ».

12 Le parcours de formation précédant l’entrée en apprentissage de onze des enquêtés montre une empreinte de l’éducatif et du social précoce. Elle se traduit par l’obtention de diplômes dont les intitulés apparaissent comme des marqueurs forts (baccalauréat sciences médico-sociales, sciences et technologie de santé et du social, BEP sanitaire et social, etc.) ou la validation des brevets d’animation socioculturelle ou sportive, tels que le BAFA (Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) et le BPJEPS (Brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport). L’obtention de ces diplômes et/ou brevets apparaît comme un levier permettant à ces jeunes de s’inscrire professionnellement dans le champ du travail social par le biais de stages et/ou l’exercice de « petits boulots » (remplacements, emplois saisonniers, etc.) dans le champ de l’animation, l’éducatif et/ou du social. Ainsi, tous les enquêtés ont une expérience professionnelle (Kergoat, 2015) et à l’exception d’un d’entre eux, tous ont déjà exercé dans le champ du travail social.

13 Une autre tendance se dégage au sujet de leur expérience professionnelle : treize des enquêtés étaient déjà salariés dans la structure qui les emploie en tant qu’apprentis, dans le cadre de contrats aidés (n = 5), d’emplois saisonniers ou de remplacements (n = 4) ou encore de stages (n = 4). « Être déjà là » apparaît comme le mode d’entrée principal dans le dispositif de formation par apprentissage et induit l’existence de relations professionnelles constituées préalablement, mais sous un autre statut que celui d’apprenti. « Être déjà là » instaure donc un niveau de connaissances partagé entre les personnels, les usagers de la structure et l’apprenti. Un directeur de structure en témoigne :

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« C’est un jeune homme que j’avais embauché au niveau des renforts des blanchisseries en été. Il était sérieux, il s’est bien intégré et les usagers l’aimaient beaucoup. Il a découvert le handicap et il a paru intéressé et donc, il a tenté le concours et donc, on l’a pris en contrat d’apprentissage » Patrick (directeur d’un ESAT [6], de deux foyers d’hébergement et d’un Service d’accompagnement à la vie sociale). 

15 Ces expériences plus ou moins longues, sous statut de salarié ou de stagiaire, font office de période d’essai. C’est bel et bien le fait d’avoir été présent et de s’être montré « fiable et compétent » (selon les termes d’un directeur de structure), sous statut de salarié ou de stagiaire, qui a permis l’entrée dans le dispositif.

16 En revanche, sept enquêtés n’étaient pas déjà en poste dans la structure employeuse. Ils ont obtenu leur contrat d’apprentissage par le biais de candidatures spontanées. Ces enquêtés ont la particularité d’être surdiplômés au regard des conditions et des exigences d’entrée dans la filière [7] (notamment en ayant un diplôme de niveau II et III [8]) et sont dotés d’une solide expérience professionnelle dans le champ de l’éducatif/social.

17 Ainsi, l’analyse des parcours antérieurs des apprentis permet de nuancer le discours qui considère l’apprentissage comme un outil d’intermédiation dans sa logique productive. Ainsi, la socialisation familiale, les formations suivies et les expériences professionnelles vécues par les apprentis révèlent que le rapprochement formation/emploi a été opéré bien avant l’entrée dans le dispositif. Cette socialisation professionnelle en amont est déterminante pour « se faire une place » dans la structure [9]. Pour autant, la seule analyse du parcours biographique (Dubar, op. cit.) de l’apprenti ne suffit pas à saisir comment sa professionnalité se construit au sein du dispositif d’apprentissage. En retour, à un niveau collectif, la structure employeuse « laisser la place » à l’apprenti et « être déjà là » a des incidences spécifiques sur ce processus. Aussi, prendre pour angle d’approche l’analyse des relations qui se tissent dans les situations de travail (relations à l’équipe éducative, aux usagers et aux partenaires) contribue à mettre en évidence les mécanismes qui régissent l’intermédiation formative saisie dans deux configurations où le « se faire une place » et le « laisser la place » s’articulent ou entrent en tension.

2 « Trouver sa place » progressivement : une intermédiation formative facilitée

18 L’enquête par entretien et par observation a permis de mettre en évidence une configuration d’intermédiation formative qui se rapproche du schéma prescrit par le CFA [10]. Dans cette configuration (n = 11), les relations tissées dans les situations de travail prennent en compte les deux volets du statut d’apprenti (étudiant/salarié). Ici, le processus du « trouver sa place » s'opère de manière progressive et la professionnalité se construit par étapes.

2.1 Observer les professionnalités à l’œuvre

19 Pour ceux qui n’étaient pas antérieurement salariés dans la structure qui les emploie, la première étape est considérée comme une phase d’accueil. Elle consiste en une présentation générale du fonctionnement de la structure (de son activité, du public, des équipes, des locaux, etc.). La présentation est faite par le responsable de la structure, le maître d’apprentissage ou encore par une personne désignée au sein des équipes éducatives.

20 Très rapidement, la familiarisation et l’appropriation du milieu de travail sont enclenchées. Elles consistent non plus à découvrir le fonctionnement de la structure employeuse, mais à le faire sien. L’apprenti observe les professionnels agir et privilégie le retrait relatif, dans la mesure où l’observation prime sur l’action et /ou sur la prise de décision :

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« Une phase d’observation, pour tout comprendre, pour comprendre qui faisait quoi, comment ça fonctionnait, il m’a bien fallu quatre mois pour comprendre l’organisation de l’Aide sociale à l’enfance » (Nina [11], apprentie ES, 23 ans, diplôme niveau IV).

22 « Être déjà là » va interférer sur ces deux premières phases. En effet, avoir été présent en tant que salarié et/ou stagiaire rend ces phases superflues. Les responsables de structures rencontrés considèrent que maintenir ces salariés en leur accordant un contrat d’apprentissage permet de faire l’économie de la phase de familiarisation et d’adaptation au milieu de travail. « Être déjà là » présente donc, pour les employeurs, l’avantage de disposer de salariés rapidement opérationnels, en capacité de faire face aux tâches qui leur sont confiées.

2.2 Agir : faire avec quelqu’un et faire seul

23 L’étape suivante est donc celle qui fait véritablement entrer l’apprenti dans une mise en situation de travail et qui place l’action au centre de l’apprentissage. Après avoir observé son binôme agir, l’apprenti va entrer dans une forme de coopération : il va faire avec son binôme. Il entre dans l’exercice du métier tout en soumettant son activité au regard d’une personne plus expérimentée et bénéficie ainsi de son expérience lors de retours sur les actions, les gestes professionnels effectués, etc. L’entrée dans l’action s’accompagne donc d’échanges de pratiques et de savoirs avec le binôme, qui conduisent à se nourrir de la pratique de l’autre (Mayen, 2002). Nina évoque l’aspect formateur du faire avec le binôme :

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« J’étais en doublure. On allait à une réunion, en entretien avec les parents. Elle (maître d’apprentissage) m’expliquait à chaque fois, du coup, derrière... J’ai vu comment elle faisait elle et je refaisais la même chose. Après, du coup, je lui montrais quand même, pour pas envoyer n’importe quoi et elle me disait ‘oui’ », ‘non’, ‘là tu pourras arranger ça...’ et en fait, elle m’a formée ».

25 Puis, dans un second temps, il réalise seul des tâches. Elles sont ponctuellement effectuées par l’apprenti à sa demande ou à celle d’un salarié de l’équipe éducative (parfois pour le remplacer en cas d’absence) ou encore d’un usager. Ce caractère ponctuel se double du fait que la tâche est effectuée sans que cela ait été prévu et décidé en amont : « Ça se fait naturellement » revient dans les propos des apprentis et des maîtres d’apprentissage. Le caractère spontané et ponctuel de la tâche réalisée fait qu’elle n’est pas ancrée dans un scénario pédagogique (Mezzena, 2007). La multiplication des tâches effectuées permet néanmoins à l’apprenti d’entrer dans un processus d’autonomisation professionnelle (Piot, 2015).

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Nina : « Petit à petit, j’étais capable d’envoyer un mail de moi-même à une cheffe, à recevoir un parent si elle n’était pas là, à prendre des appels téléphoniques, à aller à un rendez-vous toute seule. En fait, petit à petit, certaines tâches, j’ai pu les faire toute seule, jusqu’à arriver à une autonomie pratiquement totale. C’était très spontané. Souvent, c’est elle qui me disait : ‘ben écoute, t’as qu’à envoyer un mail’, ou alors ‘t’as qu’à appeler tel parent’, ou des fois c’est moi qui disais : ‘est-ce que tu veux que je fasse ça ?’ quand je me sentais capable de le faire toute seule ».

2.3 Être responsable du suivi d’un usager et/ou d’une activité

27 Pour les apprentis ES et ME, être désigné comme référent atteste de la reconnaissance par l’équipe éducative de leur professionnalité (Jorro & Wittorski, 2013). Être référent consiste à endosser la responsabilité du suivi personnalisé d’un usager ou d’une activité.

28 Dans le premier cas, la référence est une fonction éducative définie par le Code de l’action sociale et des familles (article D312-59-10) comme suit : « La fonction de référent est assurée au sein de l’équipe éducative. Elle favorise, pour chaque enfant, adolescent ou jeune adulte accueilli et sa famille, la continuité et la cohérence de l’accompagnement ». L’éducateur-référent a en charge l’élaboration du projet éducatif de l'usager et sa mise en œuvre : avec l'usager, il va penser les actions, les activités, les relations, les partenariats à investir afin d’atteindre l’objectif du projet. Il devient alors son interlocuteur privilégié, une personne ressource, et joue le rôle d’intermédiaire entre l’usager, l’équipe éducative et les partenaires extérieurs.

29 Dans son parcours, l’apprenti se voit d’abord attribuer une co-référence avec un éducateur de l’équipe et une référence en autonomie par la suite. C’est une décision prise de manière concertée au sein de l’équipe éducative. Si devenir éducateur-référent permet aux apprentis d’effectuer les mêmes tâches que les professionnels, cela ne suffit pas pour être considéré comme « un professionnel à part entière ». Pour cela, ils doivent multiplier les références, comme le précise Anabel (apprentie ES, 25 ans, diplôme niveau V) :

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« Pour vraiment avoir toutes les mêmes tâches que tous les collègues, c’est quand en fin de première année, j’ai pris un résident en référence. Donc maintenant, c’est moi qui m’en occupe. Bon, après, c’est vrai que les autres éduc’, ils en ont quatre ou cinq. Donc, c’est en commençant par un et puis petit à petit on verra... voilà, c’est responsabilisant ».

31 Dans le second cas, l’apprenti devient référent d’une activité (sportive, culturelle, etc.) inscrite dans le projet d’établissement. Quand l’apprenti prend en charge une activité existante et a fortiori quand il en crée une de toutes pièces et la met en place, il doit veiller à ce que celle-ci réponde à des exigences éducatives et au bon fonctionnement de l’activité au sein du groupe d’usagers. Anabel poursuit son propos à ce sujet :

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« Au début, je naviguais d’un atelier à un autre et j’ai fini par avoir un planning stable, avec des activités que je menais à l’année. Et c’est ça qui m’a donné vraiment ma place, c’est moi qui en étais référente parce que c’est moi qui les animais. Ce qui se passait pour les personnes au sein de cette activité-là, j’étais en capacité de faire part de leur évolution, de leur implication, de ce qui se jouait pour elles. J’étais là sur du long terme et c’est ce qui m’a permis d’avoir ma place au sein de l’équipe, enfin, d’avoir une place d’égal à égal ».

33 C’est donc l’articulation entre montée en compétences et montée en responsabilités [12], dans une dimension temporelle élargie, qui favorise l’intermédiation formative et en même temps la construction de la professionnalité.

2.4 « Laisser la place » à l’apprenti pour être une structure employeuse formatrice

34 Un ensemble de transactions relationnelles entre l’apprenti, les équipes éducatives et les usagers prend place, au cours duquel le mouvement de montée en compétences et montée en responsabilités est négocié (Strauss, 1992). En déclarant « mais c’est toujours pareil : c’est quelle place te laisse l’équipe, et quelle place toi tu as envie d’occuper… », Anabel traduit bien la tension à l’œuvre lorsque « se faire une place » et « laisser la place » s’imbriquent, tout en se différenciant : c’est à la fois se sentir, à un moment donné, capable et légitime à « se lancer », à « prendre des initiatives », et percevoir que l’équipe éducative et les usagers, en retour, leur font confiance et permettent ainsi (voire autorisent de manière tacite) cette prise de responsabilité. Le collectif de travail, en laissant l’apprenti réaliser des tâches en autonomie, lui confère en même temps une légitimité sociale (Jonnaert, 2002).

35 L’analyse de l’intermédiation formative à l’œuvre met en évidence le rôle primordial du collectif de travail dans l’accompagnement de l’apprenti. D'une part, avec des équipes éducatives et des usagers qui sont mis au courant (par le directeur de structure ou le maître d’apprentissage) de la présence de l’apprenti dans la structure, ce qui permet de le considérer dans son double statut. D’autre part, avec un maître d’apprentissage qui suit l’apprenti dans son parcours de formation en veillant à ce que celui-ci soit cohérent. Une des priorités, mise en mots par les maîtres d’apprentissage lors des séances de formation observées, est de « les encourager à agir » et « ne pas les mettre en difficulté » : pour ce faire, ils sont force de proposition, mais la décision d’endosser ou pas une nouvelle tâche ou responsabilité revient à l’apprenti.

36 Dans certains cas, les maîtres d'apprentissage peuvent aussi attribuer une référence à l’apprenti tout en lui laissant le choix de l’usager à accompagner ou l’activité à construire. Claire, maître d’apprentissage d’un apprenti ES, précise :

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« Il obtient une référence. Alors, nous, on en a six ou sept, lui il n'en a qu'une. Nous, on ne les choisit pas et lui, on essaye de lui laisser choisir quelqu’un, entre guillemets… Parce que s’il me dit ‘celui-là’ et que je sais qu’avec la famille, ça va être trop sac de nœuds, je vais quand même lui dire, car cela risque d’être compliqué pour lui, mais je le laisse choisir. Là, il n'a quand même pas pris le cas le plus simple (…) Le projet éducatif, il va l’écrire, on va le revoir ensemble, mais c’est lui qui gère ».

38 Cette marge de manœuvre rend l’apprenti acteur de son parcours de formation tout en y étant sécurisé. Cette sécurisation du parcours passe par un accompagnement où l’échange et le retour réflexif sur les situations vécues et la rédaction des projets éducatifs sont privilégiés.

39 Ici, la fonction formatrice de la structure (Aghulon, 2000) se traduit par une véritable prise en compte du double statut d’apprenti. Si l’accent est mis, en début de parcours, sur le volet étudiant, ce n’est que progressivement, avec la montée en compétences et en responsabilités, que l’équipe éducative va être amenée à considérer l’apprenti comme un salarié : le volet étudiant du double statut demeure, mais en mode mineur. Dans cette configuration où « se faire une place » et « laisser la place » agissent de concert, l’intermédiation formative est donc facilitée.

3 Ne pas « laisser de place » à l’apprenti : une intermédiation formative problématique

40 Le deuxième type de configuration (n = 9) s’oppose à celle énoncée précédemment : l’acquisition des compétences n'est pas prise en compte s'agissant des responsabilités confiées aux apprentis. Lorsque la reconnaissance du double statut d’apprenti (salarié-étudiant) n’est pas effective, l’intermédiation formative devient alors problématique. Quand l’un ou l’autre de ces volets prime, le processus de construction de la professionnalité des apprentis se cristallise alors dans une absence de « laisser la place » où les objectifs pédagogiques sont flous, voire inexistants. Cet écueil, qui conduit à mettre à mal l’intermédiation formative, a été observé lorsque l’apprenti est identifié uniquement comme un salarié [13].

3.1 Lorsque le statut de salarié prévaut

41 Cela se traduit concrètement par un parcours de formation qui ne suit pas le scénario pédagogique caractéristique de la première configuration. Ici, l’apprenti alterne des périodes avec des niveaux de responsabilité très différents, où la progression se fait de manière abrupte, sans prendre l’avis de l’apprenti et surtout sans construire une quelconque cohérence dans le parcours de formation. Margot (apprentie ME, 26 ans, diplôme niveau IV) en témoigne :

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« C’est une nouvelle étape encore, on s’arrête pas. C’est les montagnes russes ! J’ai intégré une nouvelle équipe, qui est plus fragile que l’année dernière et j’ai beaucoup plus de responsabilités. Et je me sens pas en formation pour le coup, non ! Parce que souvent, j’ai des personnes qui sont diplômées qui sont avec moi, c’est des remplaçants, et j’ai l’impression d’être limite un noyau. En vrai, j’ai l’impression que ça repose plus sur mes épaules que sur eux ».

43 On leur confie donc des tâches qu’ils n’ont encore jamais effectuées, des publics qu’ils ne connaissent pas, des situations dont ils ne maîtrisent pas tous les enjeux. En d’autres termes, ils doivent mener des activités pour lesquelles ils ne disposent pas de toutes les compétences et les ressources nécessaires, comme le verbalise Thomas (apprenti ES, 23 ans, diplôme niveau IV) :

44

« J’ai mis mes projets en place et j’ai fait comme je pouvais. C’est vrai que c’était dur quand je faisais les levers à 7h, tout seul jusqu’à midi, à l’internat, douze jeunes, seul à lever... j’avais jamais fait sur un groupe de petits avec orientation foyer de vie. C’était vraiment pas évident ».

45 De plus, l’apprenti travaille dans l’urgence et n’a pas de temps pour dégager le sens de son activité. Il n’est pas mis dans des situations de travail propices à la construction progressive de sa professionnalité. Sans réflexivité, l’apprenti peine à faire émerger la dimension éducative de son action, comme en témoignent les propos de Margot :

46

« Quand je dis que ça a pas de sens, c’est que j'ai pas le temps de réfléchir à pourquoi tu veux faire ça. J'ai l'impression que quand on te donne un enfant à 13 heures et qu'on te dit que t’as un groupe de quatre enfants que tu ne connais pas, ou que tu les as juste croisés, tu peux que leur proposer une activité occupationnelle finalement… pour boucher les trous, quoi ! ».

47 Ce mode d’accueil de l’apprenti témoigne d’une forme de déni de la légitimité de ce dernier. L’absence de considération à l’égard des deux volets du statut d’apprenti engendre un manque de reconnaissance de l’apprenti au sein des structures (Dubar, op. cit.). La non-prise en compte du volet d’étudiant se donne aussi à voir lorsque l’apprenti est sollicité pour remplacer un salarié dont le métier ne correspond pas à celui objet de l'apprentissage, comme le souligne Margot :

48

« À la rentrée de septembre, on m’a mise sur une nouvelle unité de vie, avec une nouvelle équipe. Où là, par contre, j’ai une place d’éduc spé., même pas de ME ! ».

49 En raison de l’absence de logique pédagogique dans la régulation de l’expérience de l’apprenti, celui-ci est sollicité à n’importe quel moment de sa formation (parfois même dès son arrivée) pour pallier des problèmes de postes laissés vacants (arrêt maladie par exemple) ou pour permettre de réguler la suractivité au sein des équipes. Amandine, une responsable de formation de l’UFA, témoigne de cette situation :

50

« Ils sont souvent utilisés quand même un peu comme, je ne vais pas dire comme bouche-trous, mais comme salariés pas chers, et que du coup, on les largue souvent, aussi... C’est vrai qu’ils ont un statut de salarié, mais c’est un salarié particulier ».

51 Ici, les logiques du recrutement, de gestion de la main-d’œuvre et d’organisation technique du travail (Aghulon, op. cit.) sont priorisées et témoignent de la difficile « conciliation entre production et transmission » (Thébault, 2018, p. 77). Les apprentis ne sont pas recrutés en tant que salariés surnuméraires et ne sont donc pas reconnus dans leur double statut. Ils sont mobilisés au même titre que les autres salariés, qui plus est à moindre coût

3.2 Des structures employeuses où le « laisser la place » à l’apprenti est problématique

52 Quelle que soit la taille de la structure, certaines équipes éducatives font face à des difficultés dans l’accueil et l’accompagnement des apprentis.

53 Pour n’avoir jamais reçu d’apprentis [14], elles ne savent pas comment les accueillir : la temporalité dans laquelle s’est fait le recrutement n’a pas permis aux équipes d’être informées, de se familiariser avec ce statut, de mettre en œuvre un dispositif d’accueil :

54

« Ça a été le temps qu’ils comprennent comment marche l'apprentissage, que moi aussi, je comprenne que ma place, c’était pas celle d'éducateur, mais d'apprenti. Et que ce soit reconnu » (Thomas).

55 Dans d’autres équipes éducatives, l’absence de temps mis à disposition pour le suivi des apprentis témoigne, de la part des directions d’établissement, d’une faible volonté à assurer sa fonction de structure employeuse formatrice. La problématique des heures dédiées est au centre des préoccupations : ce sont des moments libérés par les directeurs de structures pour que l’apprenti rencontre son maître d’apprentissage ou un membre de l’équipe éducative pour opérer un retour réflexif sur son activité de travail (cf. Code du travail-Article L6223-7). Or ces « heures dédiées », pourtant nécessaires à l’intermédiation formative, ne sont pas toujours prévues dans le cadre du planning d’activité de l’apprenti et/ou du maître d’apprentissage. Cela fait l’objet de revendications, notamment lors de réunions des maîtres d’apprentissage

56

« François (maître d’apprentissage de Marie, apprentie ME) souhaite faire remonter les incohérences relatives aux heures dédiées : elles sont obligatoires pour valider la formation. Elles doivent être effectuées dans l’entreprise, mais les employeurs n’appliquent pas cette obligation. Un échange s’instaure entre François et Marjolaine (maître d’apprentissage de Barbara, apprentie ME) sur le fait que cette dernière intègre ces heures dans son planning de travail puisqu’elle est en charge de faire les plannings des salariés (rires). Par contre, Frédéric ajoute que d’autres doivent faire l’accompagnement sur leur propre temps libre » (Note d’observation de la réunion des maîtres d’apprentissage du 22/09/2015).

57 Cet écueil se double bien souvent d’un déficit de formation des maîtres d’apprentissage. En effet, nombreuses sont les directions de structures qui ne les autorisent pas à suivre une formation, alors même que le Code du travail les y oblige pour permettre aux maîtres d’apprentissage « d’exercer correctement leur [sa] mission et de suivre l’évolution du contenu des formations dispensées à l’apprenti et des diplômes qui les valident » (cf. Article L6223-8). Ce constat est fait parmi les acteurs du CFA : « La directrice du CFA souligne que la formation organisée par la branche (BAAS) est peu suivie. Elle analyse ce phénomène par les frais que cela induit pour l’employeur (remplacement du salarié) et par la lourde charge horaire que cela occasionne » (Note d’observation du conseil de perfectionnement [15] du 20/01/2016).

58 Ainsi, ne pas endosser le rôle de structure employeuse formatrice transparaît principalement au travers de la problématique de la formation des maîtres d’apprentissage et des « heures dédiées » au suivi des apprentis. En effet, certaines directions privilégient l’optimisation économique du temps de travail. Cette chasse aux temps improductifs (Thébault, 2018) s’étend également à l’ensemble du dispositif d’apprentissage. Les directions de structures déplorent les absences répétées des apprentis, que ce soit pour effectuer des « stages » hors entreprise (pourtant obligatoires pour la certification) ou se rendre en UFA. Ces revendications sur l’absence des apprentis dans les structures sont courantes 

59

« Le représentant employeur dit que la formation doit prendre en compte la réalité du terrain et qu’il est difficile pour certaines structures de laisser partir l’apprenti la moitié des trois ans en UFA. Le représentant syndical précise qu’il s’agit d’un problème uniquement si l’apprenti n’est pas considéré comme un salarié en plus. Le Président du Conseil de Perfectionnement poursuit en disant que ce débat a déjà eu lieu et que l’on ne va pas le recommencer et il précise que l’UFA est le "sous-traitant" de l’employeur » (Note d’observation du conseil de perfectionnement du 20/01/2016).

60 Le déni du volet étudiant du statut d’apprenti produit un déficit d’accompagnement au sein de la structure, qui complexifie l’intermédiation formative. La construction de la professionnalité de l’apprenti n’est alors plus un enjeu pour les équipes éducatives.

61 Ces contextes, sources de tensions, produisent bien souvent une mise en difficulté des apprentis dans la construction de leur professionnalité. L’alternance des niveaux de responsabilité et l’absence de retour sur le travail effectué (marqueurs d’un parcours de formation sans progression explicite) déstabilisent les apprentis, qui peinent à « trouver leur place ». « Être déjà là » amplifie ce phénomène et donne à le voir de manière plus aigüe : avoir déjà travaillé au sein des équipes sous le statut de stagiaire ou de salarié signifie que l’apprenti avait déjà une place dans le collectif de travail. L’enjeu n’est pas tant de se faire accepter par les équipes, mais de faire en sorte qu’elles fassent table rase du statut et de la fonction antérieurs pour accepter ce nouveau statut d’apprenti, de faire reconnaître son volet étudiant et l’accompagnement que cela implique. Dans l’extrait ci-après, Margot rend compte du caractère aléatoire de l’attribution des responsabilités qui lui sont confiées et comment cela génère mal-être et perte de confiance :

62

« J’ai eu du mal, c’est par rapport à ma personne, je pense … tenir un groupe et réaliser des plannings, l’année d’avant c’est moi qui faisais ça. Et puis là, d’un coup, fallait que je demande si je pouvais proposer telle activité dans le planning ! Ça, ça a été compliqué, c’est moi qui me suis sentie frustrée, et du coup, je me suis mise un peu en retrait. J’étais mal à l’aise de poser certaines questions, j’avais l’impression de pas être à ma place, je m’effaçais, je m’effaçais clairement ».

63 Ne pas « trouver sa place » engendre des conflits entre l’apprenti et le collectif de travail. L’isolement de l’apprenti peut alors s’installer progressivement, générant des situations de souffrance au travail pouvant aboutir, pour certains, à une rupture de contrat [16]. Malgré cela, certains considèrent ces expériences, bien que douloureuses, comme étant finalement formatrices. Lorsque le dispositif d’apprentissage est peu propice à l’intermédiation formative, l’individualisation du parcours est renforcée. C’est bien souvent seul que l’apprenti doit parvenir à prendre du recul, mobiliser la formation théorique comme moyen de légitimer les actions éducatives mises en œuvre, adopter une posture réflexive (Schön, 1994) et/ou identifier et solliciter des personnes ressources au-delà de celles qui sont pensées par le dispositif de formation (Filliettaz, 2009).

Conclusion

64 L’intermédiation dans l’apprentissage est considérée comme étant le moyen de construire la professionnalité des apprentis par le rapprochement entre formation et emploi et ce, dans l’objectif de favoriser leur insertion professionnelle (via l’intermédiation par l’apprentissage).

65 Analyser les situations de travail pour rendre compte de l’intermédiation formative en train de se faire permet d’identifier deux configurations de la construction de la professionnalité : l’une dans laquelle le « trouver sa place » est facilité, l’autre empêché. C’est la reconnaissance du statut d’apprenti (être considéré ou non – par sa hiérarchie, par le collectif de travail – comme un salarié en formation) qui agit comme facteur déterminant dans le processus d’intermédiation formative.

66 Lorsque la logique formative du dispositif est mise à mal, le jeu des transactions relationnelles pour « trouver sa place » dans la structure met en exergue la réciprocité à l’œuvre dans l’intermédiation formative : d’une part, la professionnalité des apprentis se construit sur l’individualisation de leur parcours. Pour arriver à se « faire une place », ils doivent s’adapter à un environnement, à un collectif de travail, à une organisation et y négocier leur présence et leur participation. D’autre part, le rôle du collectif de travail dans l’intermédiation formative est central : il est une ressource (en termes de connaissance des publics, du fonctionnement de la structure, des gestes professionnels), un appui, l’origine de questionnements pour l’apprenti, etc. Mais c’est aussi par le biais des professionnels en poste dans la structure employeuse que la professionnalité des apprentis va être validée, légitimée. L’équipe va progressivement reconnaître l’apprenti comme professionnel en formation et lui « laisser la place ». Lorsque cette fonction de transmission (et de reconnaissance du volet étudiant du statut d’apprenti) n’agit pas, l’expérience de la formation par apprentissage est problématique, car source de doutes (quant au caractère professionnel de ses gestes, mais aussi, au sujet de sa future qualification) et de souffrances.

67 Ainsi, les deux configurations étudiées se distinguent à la fois sur la question du bien-être en formation-travail et sur le processus de construction de la professionnalité. Néanmoins, en s’inscrivant dans la longue temporalité des formations par apprentissage (trois ans), la socialisation à un métier et aux conditions de travail (Kergoat, 2007) opère et chaque configuration donne à voir des parcours de formation dans lesquels la professionnalité se construit quand même, bon an, mal an.

68 Mettre en évidence le rôle des apprentis « déjà là » permet également de nuancer les effets de l’intermédiation par l’apprentissage. En effet, avoir été présent dans la structure employeuse sous statut de salarié ou de stagiaire est le mode d’entrée principal dans le dispositif de formation par apprentissage. Dans cette optique, le contrat d’apprentissage apparaît comme une suite logique dans le parcours, et ce pour différentes raisons : il permet à l’apprenti de pérenniser sa présence au sein de la structure tout en visant une qualification et avoir été « déjà là » offre à l’employeur une garantie dans le recrutement.

69 Les intermédiations par et dans l’apprentissage s’inscrivent donc dans un processus d’intermédiation plus large, qui se déroule avant, pendant et après la formation par apprentissage. Au cours de ce processus, les logiques formatives et productives s’alimentent l’une l’autre. L’intermédiation formative agit alors non pas comme facilitateur d’accès à l’emploi (Arrighi, op. cit.), mais plutôt comme une fonction de consolidation, par étapes, du contrat de travail : une contractualisation qui permet l’accès à la formation (des emplois précaires qui peuvent faire office de période d’essai au contrat d’apprentissage), une contractualisation pour former (la signature du contrat d’apprentissage qui permet d’accéder à une formation professionnalisante) et enfin, la formation pour contractualiser (une fois la formation dans la structure terminée, l’accès à un emploi stable peut être favorisé).

Notes

  • [1]
    Un CFA « hors les murs » ne dispense pas de formation aux apprentis. Cette tâche est remplie par des centres de formation ayant signé une convention avec le CFA. Ils sont alors qualifiés d’UFA. Au sujet de l’organisation d’un CFA « hors les murs », se reporter à Brochier D. & Romani C. (2015).
  • [2]
    La Rouatière est un centre polyvalent de formation professionnelle aux métiers du social, localisé dans l’Aude et les Pyrénées Orientales.
  • [3]
    Par exemple, la formation d’éducateur spécialisé en formation initiale se fait en trois ans et comporte 1 450 heures d’enseignement théorique et 2 100 heures de formation pratique (arrêté du 20 juin 2007). La formation par apprentissage proposée par le CFA Languedoc Roussillon se compose de 1 450 heures théoriques, 3 450 heures en entreprise et 560 heures de stages : https://www.cfa-sanitaire-social.com/sites/default/files/2019-06/PLANNING %20TYPE %20ES.pdf
  • [4]
    Le genre professionnel agit comme principe organisateur tacite de l’activité, il est une mémoire impersonnelle et collective qui donne tout son contenu à l’activité personnelle en situation. Aussi, il cristallise à la fois la dimension collective de l’activité dans ses composantes impersonnelles et marque en ce sens l’appartenance à un groupe et l’expérience subjective de chaque sujet (Clot & Faïta, 2000).
  • [5]
    Plus précisément, sept des enquêtés cumulent socialisation familiale et socialisation via le parcours de formation, cinq ne disposent que de la socialisation familiale et enfin, quatre ne sont socialisés que via le diplôme. Notons qu’ils sont quatre à n’avoir bénéficié d’aucun de ces deux canaux.
  • [6]
    Établissement et service d'aide par le travail.
  • [7]
    Pour intégrer la filière ME, le diplôme du baccalauréat n’est pas requis : https://www.cidj.com/metiers/moniteur-educateur-monitrice-educatrice. En revanche, pour ES, il faut avoir à minima le bac ou équivalent : https//www.maformation.fr/actualites/comment-devenir-educateur-specialise-41499. Huit ME et deux ES peuvent être considérés comme surdiplômés au regard des conditions et des exigences d’entrée dans la filière.
  • [8]
    Le niveau de diplôme pour occuper un poste dans le milieu professionnel est défini officiellement : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F199
  • [9]
    L’analyse des parcours antérieurs des apprentis ne vise pas tant à expliquer les deux configurations d’intermédiation formative (parties 2 et 3) dans la mesure où une multitude de variables concernant les apprentis (caractéristiques socio-démographiques des apprentis, expériences préalables de formation et professionnelles, etc.), les structures employeuses (taille de l’entreprise, domaine d’activité, disponibilité des maîtres d’apprentissage, etc.) et les centres de formation (cours suivis, encadrement par les tuteurs, etc.) agissent de concert et entrent en ligne de compte. Aussi, seule l’expérience préalable dans la structure employeuse (« être déjà là ») joue véritablement un rôle dans l’intermédiation formative.
  • [10]
    La participation aux formations des maîtres d’apprentissage en tant qu’animatrice des séances nous permet de souligner l’importance accordée par le CFA à l’accueil des apprentis dans les structures employeuses et au caractère progressif de l’implication de ces derniers dans les activités, comme le stipule le programme de formation à la fonction de maître d’apprentissage : un des objectifs est d’ « appréhender les différentes phases de l’accompagnement de l’apprenti en relation avec les référentiels des diplômes ».
  • [11]
    Pour rendre compte de cette première configuration, nous nous appuierons essentiellement sur les entretiens réalisés auprès de Nina et Anabel (tous les prénoms ont été modifiés), deux cas exemplaires d’une professionnalité qui se construit de manière progressive.
  • [12]
    Les trois composantes sémantiques de la responsabilité mises en évidence par Lallement & Zimmermann (2019), à savoir « rendre compte, prendre en charge et être en capacité de », ont été repérées dans l’articulation entre montée en compétences et montée en responsabilités.
  • [13]
    La directrice du CFA a repéré des cas où l’apprenti est uniquement considéré comme un étudiant. Dans les structures employeuses, il est assimilé à un stagiaire à qui peu de responsabilités sont confiées, ce qui constitue un obstacle majeur dans le processus de construction de la professionnalité. En conséquence, elle a travaillé auprès des acteurs des centres de formation et des structures à la distinction et la clarification des statuts de stagiaire et apprenti. La promotion d’apprentis enquêtée ne fait pas état de cette confusion des statuts.
  • [14]
    La première promotion de moniteur éducateur du CFA sanitaire et social du Languedoc-Roussillon date de 2007. L’entrée des formations par apprentissage dans les métiers du social est donc récente et bon nombre de structures ne sont pas familiarisées avec ce dispositif.
  • [15]
    Au sujet de l’organisation et de la composition des Conseils de perfectionnement, se reporter au Code du travail, article R6233-33 (jusqu’en novembre 2019), puis article R6231-5.
  • [16]
    Quand de telles situations sont repérées au sein des structures et en UFA, la directrice du CFA intervient afin de jouer un rôle de médiation (cela a été le cas pour un apprenti de la promotion étudiée). Si aucune issue n’est trouvée, cela peut aboutir à une rupture de contrat d’apprentissage. Cela a été mentionné par des formateurs au sujet d’un apprenti d’une promotion précédente.
Français

Cet article étudie le dispositif de formation par apprentissage de deux métiers de l’éducation spécialisée (éducateur spécialisé et moniteur éducateur) en tant que dispositif d’intermédiation. Sont distinguées dans l’analyse l’intermédiation par l’apprentissage et l’intermédiation dans l’apprentissage : les logiques productive (d’insertion professionnelle) et formative (d’acquisition de compétences professionnelles) entrent en tension. L’enquête par entretien semi-directif et par observation d’une diversité de scènes du dispositif de formation a permis de saisir comment se construit l’entrée dans le dispositif et d’analyser une intermédiation formative en train de se faire. Dans la temporalité de l’expérience des apprentis, deux configurations sont identifiées, dans lesquelles le « trouver sa place » est facilité ou empêché.

  • apprentissage
  • relation école-entreprise
  • éducateur spécialisé
  • socialisation professionnelle
  • accompagnement en formation
Deutsch

Bildungsvermittlung : Als Azubi den eigenen Platz in der Sonderpädagogik finden

In diesem Artikel wird die Lehrlingsausbildung für zwei Berufe im Bereich der Sonderpädagogik (Sonderpädagoge und Erzieher) als Vermittlungsinstanz untersucht. In der Analyse wird zwischen der Vermittlung durch die Lehre und der Vermittlung in der Lehre unterschieden : Die produktive Logik (der beruflichen Integration) und die Ausbildungslogik (der Erwerb von beruflichen Kompetenzen) stehen in einem Spannungsfeld. Die Untersuchung anhand von leitfadengestützten Interviews und die Beobachtung einer Vielzahl von Ausbildungsszenarien ermöglicht es, den Einstieg in das Ausbildungsprogramm und die Rolle der Bildungsvermittlung zu analysieren. In der zeitlichen Erfahrung der Auszubildenden kristallisieren sich zwei Konfigurationen heraus, nach denen es entweder leicht oder sehr schwer ist, den „eigenen Platz zu finden“.

  • Lehrausbildung
  • Beziehung Schule-Unternehmen
  • Sonderschulerzieher
  • Berufliche Sozialisation
  • Coaching in der Ausbildung
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Marie Chartier
MCF au département de sociologie de l’Université de Perpignan via Domitia, Centre de recherches sur les sociétés et environnements en méditerranée-CRESEM
Sophie Avarguez
MCF au département de sociologie de l’Université de Perpignan via Domitia, Centre de recherches sur les sociétés et environnements en méditerranée-CRESEM
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/04/2022
https://doi.org/10.4000/formationemploi.10463
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