CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En tant que responsable de l’un des six Centres d’évaluation et de diagnostic de l’autisme et des troubles envahissant du développement (CEDAT) qui fonctionnent actuellement en lien avec le Centre ressource autisme Île-de-France (CRAIF), nous persistons à penser que l’origine des troubles envahissants du développement répond fondamentalement à un modèle polyfactoriel qui, en tant que tel, implique, tout naturellement, la nécessité de recourir à une approche multidimensionnelle telle que l’a théorisée un auteur comme R. Misès (1990), c’est-à-dire à une approche associant de manière adaptée à chaque enfant, diverses mesures d’aide appartenant aux trois registres du soin, de l’éducation et de la rééducation, et ceci sur le fond d’une intégration scolaire digne de ce nom (ce qui n’est pas encore le cas, tant s’en faut, en dépit de la loi de 2005).

2 Un dialogue entre neurosciences, psychopathologie et psychanalyse s’avère, aujourd’hui, davantage possible qu’il ne l’a jamais été, dans la mesure où les neuroscientifiques en passant d’une approche du cerveau isolé à une véritable biologie de la relation (attachement, accordage affectif, empathie, imitation, interactions précoces, système des neurones-miroir) effectuent le même mouvement conceptuel que celui auquel les psychanalystes ont procédé en passant, quant à eux, de la théorie des pulsions à la théorie des relations d’objet.

3 Dans les deux cas, il y a, en quelque sorte, un décalage du regard vers l’objet et vers le lien, d’où une attention particulière accordée, en ce moment, au concept d’intersubjectivité et à ses corrélats.

4 Ajoutons enfin que l’autisme infantile est un sujet douloureux, difficile et fréquemment polémique car du fait de sa force d’attaque sur les liens (Bion, 1959) et de son pouvoir anti-pensée, l’autisme « autistise » en quelque sorte tous ceux qui le côtoient de près, les parents parfois, les professionnels souvent.

5 L’autisme infantile (Kanner, 1943) ne peut être réduit à un simple trouble développemental et la question centrale est au fond de pouvoir disposer de modèles permettant d’articuler casualité physique et causalité psychique ou plutôt interactive.

6 L’autisme peut être défini comme l’échec le plus grave des processus d’accès à l’intersubjectivité, soit à la différenciation qui permet à l’enfant de reconnaître l’existence de l’autre (Golse, 2013).

7 Cette définition a le mérite d’être acceptable par tous les professionnels, quel que soit leur horizon théorique de référence (neurobiologique, psychiatrique, psychopathologique, cognitif ou psychanalytique).

8 Actuellement, l’une des hypothèses les plus fortes est de considérer que l’enfant autiste ne parvient pas à établir une polysensorialité synchrone (Lelord, 1990 ; Mottron, 2004), qu’il ne réussit pas à articuler ou à comodaliser les différents flux sensoriels en provenance de l’objet, et que, de ce fait, il échoue à le ressentir comme extérieur à lui-même, ce qui est la définition même de l’intersubjectivité.

9 D’où l’intérêt des anomalies du lobe temporal supérieur qui ont été découvertes, car c’est dans cette zone cérébrale que sont reçues, décodées et reliées les informations sensorielles sur les expressions faciales d’autrui, les mouvements de son corps et la musicalité de sa voix (Boddaert et coll., 2004 ; Gervais et coll., 2004).

10 Ces anomalies du lobe temporal supérieur peuvent donc être tout à la fois, et selon les cas, cause ou conséquence du fonctionnement autistique.

Autisme infantile, intersubjectivité et subjectivation

11 Nous évoquerons tout d’abord le concept d’intersubjectivité, concept qui nous vient de la psychologie du développement, pour tenter, ensuite, de voir ses articulations possibles avec la question de la subjectivation.

Le concept d’intersubjectivité

12 Sous le terme d’intersubjectivité, on désigne – tout simplement ! – le vécu profond qui nous fait ressentir que soi et l’autre, cela fait deux.

13 La chose est simple à énoncer et à se représenter, même si les mécanismes intimes qui sous-tendent ce phénomène sont probablement très complexes, et encore incomplètement connus.

14 Cette question de l’intersubjectivité est actuellement centrale et elle articule, nous semble-t-il, l’éternel débat entre les tenants de l’interpersonnel et ceux de l’intrapsychique.

L’écart intersubjectif, la mise en place des liens préverbaux et la métaphore de l’araignée

15 Nous devons les réflexions qui suivent aux acquis de la psychologie du développement précoce et à la psychiatrie du bébé en plein essor depuis trente à quarante ans.

La notion d’écart intersubjectif

16 Il importe tout d’abord, dans le cadre du double mouvement de différenciation inter- et intrasubjective qui permet la croissance et la maturation psychiques de l’enfant ainsi que son accès progressif à l’intersubjectivité, de bien distinguer la mise en place des enveloppes, des liens primitifs et des relations proprement dites.

17 En tout état de cause, c’est l’instauration d’un écart intersubjectif qui conférera peu à peu à l’enfant, le sentiment d’être un individu à part entière, non inclus dans l’autre, non fusionné à lui, préalable évidemment indispensable à la possibilité de pouvoir penser à l’autre et de s’adresser à lui, et prérequis qui fait, on le sait, si gravement défaut aux enfants autistes ou symbiotiques.

L’établissement des liens préverbaux

18 En même temps que se creuse l’écart intersubjectif, l’enfant et les adultes qui en prennent soin se doivent, absolument, de tisser des liens préverbaux qui permettent à l’enfant de rester en lien avec le (les) objet(s) dont il se différencie.

19 Certains enfants autistes échouent à creuser l’écart intersubjectif et, pour eux, l’objet demeure, en quelque sorte, une question sans objet (autisme typique), tandis que d’autres, ou les mêmes après un certain temps d’évolution, sont capables de prendre en compte cet écart intersubjectif, mais ne tissent aucun lien préverbal, ce qui les confine dans une grande solitude, de l’autre côté de la rive de l’écart intersubjectif, en quelque sorte.

20 Les premiers suscitent chez l’autre un contre-transfert extrêmement douloureux fondé sur un sentiment de déni d’existence et sur un vécu d’évacuation, tandis que les seconds suscitent un contre-transfert paradoxal dans la mesure où leur retrait a malgré tout valeur d’appel, un peu dans la même perspective que ce que l’on observe chez les enfants gravement carencés ou dépressifs.

21 La mise en jeu de ces liens préverbaux ne s’éteindra pas avec l’avènement du langage verbal qu’ils doubleront, telle une ombre portée, tout au long de la vie.

22 On sait bien en effet qu’on ne communique pas qu’avec des mots mais avec tout le corps, et, dès lors, la communication préverbale n’est pas un précurseur, au sens linéaire du terme, de la communication verbale, mais bien plutôt une condition préalable de celle-ci.

La métaphore de l’araignée

23 Quand l’araignée souhaite quitter le plafond pour descendre par terre, elle ne se jette pas du plafond, elle tisse des liens grâce auxquels, tout doucement, elle descend du plafond vers le sol.

24 De la sorte, une fois par terre, elle est séparée du plafond qu’elle vient de quitter, tout en restant reliée à celui-ci tant et si bien que, si elle souhaite remonter jusqu’à lui, elle pourra le faire en utilisant les fils qu’elle vient elle-même de secréter.

25 Il me semble que cette métaphore illustre assez efficacement les processus que nous tentons de décrire, ici, quant au cheminement de l’enfant vers le langage verbal.

26 La psychologie du développement précoce, la psychopathologie et la psychiatrie du bébé nous ont appris que, parmi les liens précoces qui se mettent en place parallèlement à l’établissement de l’intersubjectivité, on peut aujourd’hui ranger les liens d’attachement (Bowlby, 1978, 1984), l’accordage affectif (Stern, 1989), l’empathie, l’imitation, les identifications projectives normales (Bion, 1962, 1963, 1965), tous les phénomènes transitionnels (Winnicott, 1969) et même l’ancien dialogue tonico-émotionnel décrit par H. Wallon (1975) puis par J. de Ajuria-guerra (1970), tous mécanismes qui mettent en jeu, peu ou prou, le fonctionnement des désormais fameux neurones-miroir.

27 Tous ces liens préverbaux fonctionnent à l’image des fils de l’araignée, en permettant à l’enfant de se différencier sans se perdre, c’est-à-dire de se distancier de l’autre tout en demeurant en relation avec lui, c’est-à-dire encore à se détacher sans s’arracher (comme disent, plus tard, les adolescents !).

28 C’est, en fait, à cette condition express que l’infans pourra s’avancer vers la parole en reconnaissant l’existence de l’autre et la sienne comme séparées mais comme non radicalement clivées.

La dynamique de l’accès à l’intersubjectivité

29 Le débat également actuel concerne l’émergence progressive ou, au contraire, le « donné-d’emblée » de cette intersubjectivité.

30 Pour dire les choses un peu schématiquement, on peut avancer l’idée que les auteurs européens seraient davantage partisans d’une instauration graduelle et nécessairement lente de l’intersubjectivité, alors que les auteurs anglo-saxons le sont surtout d’une intersubjectivité primaire, en quelque sorte génétiquement programmée selon C. Trevarthen et K.J. Aitken (2003) ou D.N. Stern par exemple.

31 D.N. Stern insiste notamment sur le fait que le bébé nouveau-né est immédiatement apte à percevoir, à représenter, à mémoriser et à se ressentir comme l’agent de ses propres actions (processus d’agentivité des cognitivistes) et que, de ce fait, point n’est besoin de recourir au dogme d’une indifférenciation psychique initiale, si chère aux psychanalystes (quelles que soient leurs références théoriques, ou presque), dogme qui, notons-le au passage, fait immanquablement appel à un certain point de vue phénoménologique.

32 Les psychanalystes au contraire, et pas seulement en Europe, insistent sur la dynamique progressive du double gradient de différenciation (extra- et intrapsychique), éloge de la lenteur qui s’ancre notamment dans l’observation clinique des enfants qui s’enlisent dans les premiers temps de cette ontogenèse, et qui s’inscrivent alors dans le champ des pathologies dites archaïques (autismes et psychoses précoces), même si cette conception des choses n’implique certes pas une vision strictement développementale de ces diverses pathologies.

33 Comme toujours dans ce genre de polémique, une troisième voie existe, plus dialectique, et que nous défendrions volontiers.

34 Elle consiste à penser que l’accès à l’intersubjectivité ne se joue pas en tout ou rien, mais qu’il se joue au contraire de manière dynamique entre des moments d’intersubjectivité primaire effectivement possibles d’emblée, mais fugitifs, et de probables moments d’indifférenciation, tout le problème du bébé et de ses interactions avec son entourage étant, alors, de stabiliser progressivement ces tout premiers moments d’intersubjectivité en leur faisant prendre le pas, de manière plus stable et plus continue, sur les temps d’indifférenciation primitive.

35 Il nous semble par exemple que la description des tétées par D. Meltzer (1980) comme un temps « d’attraction consensuelle maximum » évoque bien ce processus.

36 Selon cet auteur en effet, lors de la tétée, le bébé aurait transitoirement le ressenti que les différentes perceptions sensitivo-sensorielles issues de sa mère (son odeur, son image visuelle, le goût de son lait, sa chaleur, sa qualité tactile, son portage…) ne sont pas indépendantes les unes des autres, c’est-à-dire ne sont pas clivées ou « démantelées » selon les différentes lignes de sa sensorialité personnelle (celle du bébé), mais au contraire qu’elles sont « mantelées » temporairement, le temps de la tétée.

37 Dans ces conditions, le bébé aurait alors accès au vécu fugitif qu’il y a, bel et bien, une ébauche d’un autre à l’extérieur de lui, véritable pré-objet qui signe déjà l’existence d’un temps d’intersubjectivité primaire puisque c’est précisément la perception polysensorielle d’un objet qui nous permet de le vivre en extériorité, comme l’ont bien montré les travaux des cognitivistes (Streri, 1991, 2000).

38 Après la tétée, ce vécu de sensations mantelées s’estompe à nouveau, le démantèlement redevient prédominant, et de tétée en tétée, le bébé va ensuite travailler et retravailler cette oscillation entre mantèlement et démantèlement pour, finalement, réussir à faire prévaloir le mantèlement et, donc, la possibilité d’accès à une intersubjectivité désormais stabilisée.

39 Ainsi donc, si l’on définit l’intersubjectivité comme l’ensemble des processus permettant à l’enfant, plus ou moins progressivement selon les différentes théories, de ressentir, d’éprouver et d’intégrer profondément que lui et l’autre cela fait deux, alors il n’y a pas d’intersubjectivité possible sans rassemblement des différentes perceptions émanant de l’objet, ce qui suppose une comodalisation de ces perceptions qui renvoie, en réalité, au concept meltzerien de mantèlement des sensations.

40 Le concept de démantèlement, décrit par D. Meltzer à partir de son activité de thérapeute auprès d’enfants autistes et de la reconstruction de leur monde initial qu’il a pu en déduire, désigne un mécanisme qui permet, en effet, à l’enfant de cliver le mode de ses sensations selon l’axe des différentes sensorialités, afin d’échapper au vécu submergeant d’un stimulus sollicitant sinon, d’emblée et de manière permanente, ses cinq sens simultanément (ceci étant vraisemblable pour les enfants autistes, mais plausible également pour les bébés normaux dont le fonctionnement passe, on le sait maintenant, par un certain nombre de mécanismes autistiques transitoires).

41 Il s’agit donc d’un processus de type inter-sensoriel dont l’inverse, le mantèlement, permet, au contraire, à l’enfant de commencer à percevoir qu’il existe une source commune de ses différentes sensations qui lui est extérieure (noyau d’intersubjectivité primaire) et c’est, bien évidemment, la mise en jeu du couple mantèlement/démantèlement qui s’avère ici essentielle.

42 Si ce travail de comodalisation s’effectue, comme on le pense aujourd’hui, au niveau du sillon temporal supérieur, alors s’ouvre une piste de travail passionnante, dans la mesure où cette zone cérébrale se trouve également être la zone de la reconnaissance du visage de l’autre (et des émotions qui l’animent), de l’analyse des mouvements de l’autre et de perception de la qualité humaine de la voix.

43 La voix de la mère, le visage de la mère, le holding de la mère apparaissent désormais comme des facteurs fondamentaux de la facilitation de, ou au contraire de l’entrave à, la co-modalité perceptive du bébé, et donc de son accès à l’intersubjectivité, et ceci nous montre que les processus de subjectivation se jouent fondamentalement, au niveau des interactions précoces, comme une co-production de la mère et du bébé, co-production qui doit tenir compte à la fois de l’équipement cérébral de l’enfant et de la vie fantasmatique inconsciente de l’adulte qui rend performants, ou non, ces divers facilitateurs de la co-modalité perceptive.

44 La segmentation permet de ressentir chaque stimulus sensoriel comme un phénomène dynamique et non pas statique, seul ce qui est en mouvement, nous l’avons rappelé, pouvant être perçu.

45 Il s’agit donc d’un phénomène intra-sensoriel, et non pas inter-sensoriel comme l’est le couple mantèlement/démantèlement.

46 Mais nous pouvons supposer ici deux types de segmentation : une segmentation centrale, et une segmentation périphérique. La segmentation centrale serait celle décrite par S. Freud (1911) dans sa description de la dimension « périodique » des processus d’attention et dont la substance réticulée du tronc cérébral pourrait être en partie le support. La segmentation périphérique serait, pour une part, une compétence propre au bébé par le biais de ses différents « sphincters » sensoriels, et, pour une part, le fruit d’une co-construction interactive entre l’adulte et le bébé.

47 – Le bébé est, en effet, capable de segmenter lui-même ses différents flux sensoriels au niveau de la périphérie de son corps.

48 L’exemple le plus clair est, sans doute, celui du clignement palpébral qui permet une segmentation, aussi rapide soit-elle, de son flux visuel, et l’on sait que certains témoignages d’adultes anciens autistes ont insisté sur la difficulté qui leur était apparue, au moment de l’émergence de leur coquille autistique, pour, en quelque sorte, apprendre à cligner des yeux, chose si naturelle pour les individus sains mais si peu naturelle pour eux.

49 On peut utilement se demander si le cognement des yeux ou le bouchage des oreilles chez certains enfants autistes ou chez certains enfants gravement carencés (dépression anaclitique et hospitalisme de R. Spitz [1946]) ne revêtent pas également cette fonction de segmentation périphérique quant à la vision et à l’ouïe.

50 En ce qui concerne les autres modalités sensorielles dépourvues de « sphincter » sensoriel, à savoir le goût, l’odorat et le tact, les choses demeurent plus délicates à conceptualiser, mais les stéréotypies de tapotage, de léchage ou de flairage, rangées par D. Meltzer dans le cadre des processus de démantèlement, peuvent peut-être être conceptualisées dans cette perspective.

51 – Mais par ailleurs, la segmentation périphérique des différents flux sensoriels peut aussi être le fait de la dynamique des interactions précoces.

52 Nous ne citerons ici que le très intéressant et récent travail d’E. Friemel et N. Tranh-Huong (2004) qui montre bien l’impact de la qualité des interactions précoces sur les modalités de l’exploration par le bébé de son monde environnant.

53 Quand les interactions sont harmonieuses, il existe une sorte de maturation repérable de ces modalités d’exploration : le premier mois de la vie serait consacré à la fixation du regard du bébé sur des cibles dites, par ces auteurs, « indéterminées » mais qu’on pourrait en fait définir comme rapidement changeantes (soit que le bébé ne fixe pas son regard, soit que le portage de la mère l’incite à changer sans cesse de lieu de focalisation visuelle), le deuxième mois de la vie permettrait la fixation visuelle du bébé sur le visage de la mère, et le troisième mois de la vie serait dévolu à la découverte attentive des différents objets extérieurs grâce à une dynamique conjointe des regards du bébé et de la mère, et en appui sur le repérage précédent du visage maternel.

54 Si les interactions sont inadéquates, ou même simplement neutres, cette maturation ne s’observe pas, et dans l’optique de ce travail, on peut sans doute dire que la segmentation visuelle demeure alors chaotique ou anarchique.

55 En ajoutant, bien entendu, que ce qui vaut pour le flux visuel vaut aussi, probablement, pour les autres flux sensoriels.

56 Dès lors, on peut faire l’hypothèse d’un équilibre nécessaire entre, d’une part, le couple dialectique mantèlement-démantèlement (mécanisme inter-sensoriel) et le phénomène de segmentation des sensations (mécanisme intra-sensoriel) puisque seule une segmentation des différents flux sensoriels selon des rythmes compatibles permet le mantèlement des sensations, et donc l’accès à l’intersubjectivité.

57 En se centrant sur les précurseurs corporels et interactifs de l’accès au langage verbal de l’enfant, notre programme de recherche « PILE » (Programme international pour le langage de l’enfant) – développé de manière collaborative à Necker par nous-même et Valérie Desjardins avant Lisa Ouss – nous sert désormais de paradigme expérimental susceptible d’explorer ces différentes pistes de travail (Golse, Desjardins, 2004).

De l’intersubjectivité à la subjectivation

58 C’est, bien évidemment, toute la question du passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique qui se trouve ici posée.

59 Nous avons pris l’habitude de penser, ou de proclamer, que ce passage ne pourrait jamais être approché que de manière asymptotique, et qu’il nous resterait à jamais énigmatique quant à sa nature et à ses mécanismes intimes, au prix d’un hiatus qui serait donc incomblable par essence, et qui ferait notamment le lit de toutes les polémiques entre attachementistes (spécialistes de l’interpersonnel) et les psychanalystes (spécialistes de l’intrapsychique).

60 Personnellement, il nous semble que nous avons maintenant un certain nombre de données cliniques, expérimentales et théoriques, qui nous permettent de penser plus précisément, et plus efficacement, le passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique, soit, en ce qui nous concerne ici, le passage de l’intersubjectivité à la subjectivation :

61

  • la problématique des « Modèles internes opérants » (Working internal models) de la théorie de l’attachement ;
  • le concept de « Représentations d’interactions généralisées » de D.N. Stern ;
  • les travaux de R. Roussillon (1997), enfin, sur le premier autre qui se doit d’être, et qui ne pourrait être que, un objet spéculaire essentiellement « pareil » mais un petit peu « pas-pareil » (Haag, 1985), afin que l’altérité puisse s’inscrire sans aliénation, mais aussi sans arrachement ou violence traumatiques.

62 La subjectivation apparaît dès lors comme une intériorisation des représentations intersubjectives, soit, chez le bébé, comme une intériorisation progressive des représentations d’interactions (dans le domaine de l’attachement ou de l’accordage affectif), mais avec une injection graduelle dans le système de la dynamique parentale inconsciente, de toute l’histoire infantile des parents, de leur conflictualité œdipienne, de leur histoire psycho-sexuelle, de leur problématique inter- et trans-générationnelle et de tous les effets d’après-coup qui s’y attachent, bien évidemment.

63 Par rapport à l’intersubjectivité, la subjectivation implique, en outre, une dynamique de spécularisation (l’objet est aussi un autre-sujet), et il apparaît désormais que la subjectivation ne se joue sans doute pas en tout ou rien, dans la mesure où certains sujets comme ceux présentant un syndrome d’Asperger semblent bien accéder à la subjectivation grammaticale sans, pour autant, parvenir à mettre en place une subjectivation plus globale, au sens phénoménologique du terme.

Convergences neuro-psychanalytiques : intérêt et limites

64 Nos propositions peuvent alors être condensées de la manière suivante (Golse, Robel, 2009) :

65

  • il n’y a pas d’accès possible à l’intersubjectivité sans comodalisation perceptive, d’où l’importance de la tétée comme « situation d’attraction consensuelle maximum » selon D. Meltzer ;
  • il n’y a pas de comodalisation perceptive possible sans mise en rythmes compatibles des différents flux sensoriels en provenance de l’objet, d’où la voix de la mère, le visage de la mère et le holding de la mère comme organisateurs de cette comodalisation perceptive, et l’impact délétère des dépressions maternelles ou de l’expérience du still-face (Tronick et coll., 1978) sur les processus de comodalisation du fait d’une segmentation inadéquate ou anarchique des flux sensoriels ;
  • le sillon temporal supérieur semble être l’un des lieux importants de l’agencement cérébral de la co-modalité perceptive, d’où son importance centrale soit comme lieu de dysfonctionnement primaire, soit comme maillon intermédiaire du fonctionnement autistique ;
  • ces études de neuro-imagerie plaident en faveur d’une validation expérimentale du « processus autistisant » conceptualisé par J. Hochmann (1990) ;
  • on sait l’efficacité des anti-dépresseurs même en cas de dépression exogène réactionnelle, car à fonctionner trop longtemps en régime de deuil, se créent les conditions biochimiques de la dépression. De la même manière, à fonctionner trop longtemps hors co-modalité perceptive, peuvent peut-être se créer les conditions cérébrales de l’organisation autistique et, peut-être, les modifications du sillon temporal supérieur qui sont aujourd’hui décrites en IRM fonctionnelle.

Mais ce type de démarche unificatrice reconnaît aussi des limites

66 La pathologie autistique, de l’avis de tous, psychopathologues comme neuroscientifiques, apparaît aujourd’hui comme fondamentalement hétérogène et composite.

67 Isoler le sillon temporal supérieur pour en faire le lieu d’un mécanisme intermédiaire important du déterminisme de l’autisme (via un dysfonctionnement de type neuro-développemental), ou même le lieu de l’inscription cérébrale d’éventuels désordres interactifs interdisant au sillon temporal supérieur de se structurer de manière convenable, comporte, à l’évidence, une certaine dimension réductrice.

68 La pathologie autistique nous confronte massivement aux racines de l’humanitude et, de ce fait, elle est certes handicapante, mais elle est loin de n’être qu’un simple handicap dont le soubassement neurologique et cérébral serait aussi simplement localisable.

69 Méfions-nous, donc, des simplifications abusives qui risqueraient de nous empêcher d’entrer dans la description sémiologique, psychopathologique, métapsychologique et phénoménologique fine des troubles autistiques.

70 Personne n’y gagnerait quoi que ce soit : ni les chercheurs ni les cliniciens, mais ni les enfants ni leurs familles non plus.

Conclusions

71 L’autisme est un objet épistémique à part entière. À ce titre, il peut être appréhendé selon différents vertex, et, d’un point de vue méthodologique, ceci pose donc la question de la transdisciplinarité.

72 Dans le cadre d’un modèle polyfactoriel, ces concepts sont importants à bien différencier. La pluri- ou multidisciplinarité ne correspond qu’à une addition des savoirs, l’interdisciplinarité renvoie à une mise en synergie des connaissances, et seule la transdisciplinarité a valeur de travail aux interfaces des divers champs d’expérience à la recherche de zones ou de processus de dialectisation féconde.

73 C’est donc, bien évidemment, la transdisciplinarité qui représente l’objectif épistémologique le plus délicat mais le plus intéressant.

74 Ceci étant, l’espoir d’une collaboration entre psychopathologues, psychanalystes et neuroscientifiques passe aujourd’hui par la nécessité d’un approfondissement nosologique, car le concept bien trop vague de troubles envahissants du développement (TED) et de troubles du spectre autistique (TSA) gêne à la fois la clinique et la recherche en valant, finalement, comme une véritable régression nosologique.

Français

Après avoir rappelé la manière dont l’autisme infantile se situe par rapport aux concepts d’intersubjectivité et de subjectivation, l’auteur tente de montrer comment le concept de « mantèlement » de D. Meltzer fait écho au concept de comodalisation sensorielle des cognitivistes.
Le mantèlement (mécanisme inter-sensoriel) suppose une mise en rythmes compatibles des flux sensoriels en provenance de l’objet, mise en rythme rendue possible par les processus de segmentation de ces mêmes flux (mécanisme intra-sensoriel) qui peuvent se jouer au niveau central, au niveau périphérique ou au niveau interactif.
Cette vision s’intègre dans le cadre d’un modèle polyfactoriel qui jette aujourd’hui les bases d’une authentique transdisciplinarité.

  • Autisme
  • comodalisation sensorielle
  • mantèlement
  • neurosciences
  • psychanalyse
  • transdisciplinarité

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Bernard Golse
pédopsychiatre-psychanalyste, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-enfants malades, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Université René Descartes (Paris 5)
bernard.golse@aphp.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/04/2016
https://doi.org/10.3917/fp.031.0121
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