1 Alain Degenne entend montrer dans cet ouvrage que les structures sociales doivent être analysées dans une perspective dynamique et non seulement transversale. Le livre comprend six chapitres dont le premier expose les « éléments de vocabulaire » nécessaires à l’appui de l’argumentation théorique développée dans les quatre chapitres suivants. Le dernier chapitre exemplifie l’approche de l’auteur en montrant comment elle s’applique à l’étude des rapports de genre, du rapport salarial et du recours aux experts.
2 Situons d’abord comment cet ouvrage s’inscrit dans le champ de la sociologie. La majorité des sociologues appréhendent spontanément des états et des environnements donnés, analysent des institutions, portent leur attention sur des héritages et sur les contextes dans lesquels se situe l’action des individus, soit autant de traces de l’expression de processus sociaux. Ainsi, les variables socioéconomiques classiques qui décrivent des héritages et les encastrements des individus « expriment les traces des processus sociaux plus complexes » (p. 90), en sorte qu’il faut aussi se pencher sur les aspects dynamiques de la vie en société, plaide Degenne. Les structures sociales qui nous sont familières sont en perpétuelle redéfinition sous l’effet du chaos des interactions. Autrement dit, l’auteur ne considère pas d’abord les états institués et cristallisés dans la longue durée mais plutôt ce qu’il appelle des scènes sociales en perpétuelle évolution. « Les scènes sociales sont des moments d’interaction entre des personnes dans un contexte donné, moments auxquels on attribue un sens » (p. 165). Dans sa définition, Degenne s’inspire de la façon dont Harrison White conçoit la sociologie dans son livre Identity and Control (Princeton UP, 1992). Son propos n’est cependant pas de l’ordre de la sémantique et il prend les scènes telles qu’elles émergent des interactions entre les individus, dont il distingue deux types.
3 Le premier type de scène caractérise les différents collectifs dont les individus sont membres, qui vont du plus large au plus restreint (la nation, le milieu de vie urbain/rural, le groupement religieux, la famille, le couple, la bande de copains). Les membres donnent un sens à leur appartenance à ces collectifs et sur cette base, ils conviennent d’adopter des règles de conduite et ils établissent des frontières entre eux et les autres. La seconde scène implique des ensembles de personnes engagées dans des rôles complémentaires visant la réalisation d’un objectif, par exemple des élèves et des enseignants, des ouvriers et des patrons, des fidèles et des clercs, etc. Les liens sociaux et les interactions entre les individus relèvent donc de deux logiques : logique communautaire, d’un côté, et logique de rôles complémentaires, de l’autre. En d’autres termes, l’on naît dans une famille donnée et dans un milieu national qui s’imposent à nous, mais l’on s’engage ensuite dans diverses relations de rôles qui impliquent l’entrée dans un régime de contrôle. Chacun fait partie d’une multitude de cercles sociaux, au sens donné à ce concept par Célestin Bouglé en 1897.
4 L’approche de Degenne s’inscrit dans le large paradigme de l’individualisme méthodologique. Dans le chapitre 3, « Acteur rationnel, acteur pluriel », Degenne critique les adeptes de la théorie de l’action rationnelle dont « les axiomes de départ ne laissent aucune place à l’évolution des préférences individuelles des acteurs » (p. 68-69). Il pose plutôt que les acteurs sociaux donnent un sens à leurs comportements dans le contexte changeant de leurs interactions avec les autres. Le sens de l’action sociale – plutôt que les raisons d’agir – est au cœur de son approche sociologique.
5 Comment expliquer la construction du sens de l’action et, par la suite, la naissance et la transformation des formes sociales issues des interactions sociales ? Afin de fonder son approche, Degenne se tourne vers le terrain des neurosciences et de la sociologie cognitive. La constitution de groupes résulte d’un mécanisme cognitif et ne repose pas d’abord sur les « raisons fortes » de privilégier l’en-groupe et d’exclure l’hors-groupe. Pour montrer le fondement du mécanisme cognitif à l’origine de la création de groupes exclusifs, Degenne fait appel aux observations de Claude Lévi-Strauss sur les tribus anciennes pour qui l’humanité cesse au-delà de leurs frontières et du groupe immédiat (voir Race et Histoire, Unesco, chap. 3).
6 L’affiliation à des groupes crée des frontières de sens qui poussent à se valoriser et à dévaloriser ceux qui n’en font pas partie. Degenne précise : « de telles oppositions s’observent dans toutes les cultures et à toutes les époques. Comment l’expliquer ? Elles sont une conséquence de l’opérateur de classement. Elles résultent d’un mécanisme cognitif. Les collectifs se constituent par différenciation dans une stratégie de contrôle et ils renforcent leur identité interne » (p. 109). Degenne souligne que ce mécanisme cognitif opère dans la longue durée. « On parle aujourd’hui de co-évolution du cerveau et de l’environnement naturel et social de l’homme. La sociologie compatible avec cette position de principe est nécessairement dynamique, centrée sur les processus et sur les transformations induites en rétroaction par les faits sociaux sur les représentations et in fine sur le cerveau » (p. 106).
7 Les formes sociales instituées au fil des ans à partir de liens sociaux privilégiés (familiaux, tribaux, ethniques, nationaux, etc.) basés sur le sens partagé peuvent entraîner des effets pervers d’exclusion, de rejet d’autrui. « Plus la relation d’affiliation est forte, plus les efforts de contrôle de l’identité sont exigeants, plus les autres sont rejetés » (p. 139). C’est la face noire du communautarisme. « La tendance universelle à créer et à perpétuer des collectifs identitaires, par définition incompatibles entre eux, manifeste que les opérateurs cognitifs hérités ne sont pas des dispositions qui facilitent la prise de conscience d’une commune humanité » (p. 146). Pour l’auteur, le concept de commune humanité est contre-intuitif et, au mieux, abstrait. « L’autre dérange parce qu’il remet en question le sens qui fonde le groupe identitaire. La seule chose qui peut éviter la cristallisation des oppositions entre les groupes identitaires est le brassage social, l’interconnexion, les recouvrements entre communautés et l’émergence d’intérêts partagés, faute de quoi cela alimente des conflits, des guerres et même des génocides » (p. 172). Cela ne se fait pas spontanément, admettons-le, comme le donnent à penser les conflits de notre époque. Si « l’autre dérange », est-ce dû à la pression des opérateurs cognitifs ? Les groupes qui se constituent dans la longue durée sont-ils nécessairement amenés à entrer en conflits ? L’auteur n’aborde pas cette question pourtant d’importance majeure.
8 Degenne insiste sur la nécessité de considérer les scènes et les cercles sociaux « comme des identités et des collectifs émergents qui développent des efforts pour se maintenir au sein d’un ensemble d’autres identités et d’autres collectifs » (p. 38). Des formes sociales apparaissent en effet en société, comme l’eau émerge en tant que réalité nouvelle en physique à partir de la combinaison de deux gaz, l’oxygène et l’hydrogène. Un changement d’échelle se produit avec l’émergence d’une forme sociale plus complexe, par exemple sous un effet de coordination, comme on le voit dans un mouvement social qui débouche sur une forme organisée d’action collective (création d’un parti, d’un syndicat, etc.). « Mais la coordination est un phénomène émergent, un niveau supérieur de complexité car elle fait passer notre image de la foule à une forme sociale identifiée qui agit en tant que telle et qui met en place des efforts de contrôle » (p. 43). Degenne ajoute un aspect important : le changement d’échelle n’est pas que spatial, il est aussi un changement d’échelle temporelle. Les faits sociaux appréhendés selon une échelle temporelle longue confèrent aux scènes sociales et aux structures une apparence de stabilité donnée par ce qui existait à notre naissance : État, religion, institutions, système économique, etc., bien que ces derniers aient évolué dans un processus de résilience considéré comme la capacité de s’adapter aux perturbations internes ou externes.
9 L’hypothèse d’un attracteur cognitif est intéressante et elle mériterait d’être explorée plus avant dans le contexte contemporain marqué de polarisation des débats sur le web et dans la sphère publique. Nombre de recherches ont en effet montré que les usagers des réseaux sociaux avaient tendance à fréquenter leurs semblables et à centrer leur attention sur des médias et sur les informations qui ne font que renforcer leurs propres représentations sociales et croyances. L’attracteur cognitif est-il à l’origine de ces comportements ? Cela mériterait examen.
10 Dans le second type de scènes, la structure de l’action intentionnelle repose sur la délégation (chacun délègue l’instruction de ses enfants à des enseignants, la réparation de sa maison à un ouvrier, etc.) et elle implique des dépendances corrélatives qui créent des classes et des collectifs ou, autrement dit, des ensembles structurés d’interactions. Les « situations de dépendances corrélatives » traduisent une séparation dissymétrique des rôles. Si elle peut être fondée sur la domination d’une situation sur l’autre comme dans le cas des classes sociales théorisées par Karl Marx ou dans le cas des rapports entre hommes et femmes théorisés par Françoise Héritier, la dépendance corrélative n’induit pas automatiquement une domination mais elle s’appuie sur une relation d’équivalence au sens où l’entend l’analyse structurale des réseaux à laquelle l’auteur consacre un chapitre. « Sont équivalents des acteurs qui sont dans le même type de relation vis-à-vis des autres » (p. 57), comme les élèves et les enseignants, les employés et les patrons, etc. L’équivalence induit un double registre d’attitudes, soit la solidarité et la compétition qui sont par ailleurs en tension. Ainsi, les enseignants sont-ils solidaires entre eux devant l’employeur, mais en compétition pour les postes, les concours, etc.
11 Les formes sociales se maintiennent, par-delà l’intérêt personnel, en se basant sur la résilience et « sur la valeur attachée à l’échange lui-même, au fait qu’il se produise, au-delà de la valeur des biens échangés » (p. 60), une idée empruntée à Georg Simmel. En prenant en compte le temps ou la durée dans laquelle prennent place les interactions, Degenne montre que la coopération peut s’imposer comme modèle d’action alors que la théorie de la rationalité stricte rend ce modèle peu probable, à l’instar du dilemme du prisonnier en théorie des jeux. La coopération apparaît profitable aux membres d’un groupe qui la pratiquent par l’augmentation des avantages associés à des gestes coopératifs répétés dans le temps. S’ensuivent l’émergence de règles et de rôles sociaux et même l’apparition d’une nouvelle éthique. « Dès lors, contrairement à ce que laisse supposer le terme d’acteur rationnel tel que défini en général, il est rationnel pour un acteur de prendre en considération aussi bien son intérêt égoïste que la nécessité pour lui de collaborer avec les autres car son intérêt passe par cette coopération mais aussi parce que la coopération est devenue un attracteur cognitif » (p. 81). Le temps favorise l’émergence d’une structure basée sur le modèle du donnant-donnant. L’obligation acquière ainsi un caractère social qui devient nécessaire à la cohésion du groupe. Cette idée n’est pas nouvelle en sociologie, et Degenne cite encore Bouglé avec pertinence : « De l’association des hommes se dégage une force douée d’un pouvoir de pression aussi bien que d’attraction » (Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs, 1922, Armand Colin, p. 29-30). L’auteur évoque par ailleurs la pensée de Gabriel Tarde, pour qui l’identité se définit non seulement par des caractéristiques personnelles (âge, sexe, nationalité, etc.) mais aussi par les liens que l’on a avec les autres, une dimension qui évoque l’aspect dynamique de la vie sociale.
12 Les acteurs sociaux étant impliqués dans une multitude de cercles sociaux, cela engendre une certaine incertitude sur leur situation. Ils vont donc constituer des niches, privilégier certaines relations, pérenniser des arrangements qui leur conviennent et par conséquent chercher à contrôler la situation (p. 138). Cela engendre des confrontations dans une relation de dépendance corrélative. « Les dépendances corrélatives ne sont jamais équilibrées, c’est-à-dire que les deux partenaires n’ont jamais exactement la même capacité de définir les modalités de la délégation de responsabilité. Plus l’un des partenaires peut définir seul les modalités de la délégation de responsabilités, plus l’on parle de domination » (p. 157). La domination du patron sur l’ouvrier, de l’homme sur la femme ou de l’expert sur le client sont autant d’exemples brièvement analysés par l’auteur dans le dernier chapitre.
13 Cet ouvrage pose une question importante au cœur de plusieurs débats contemporains sur l’appartenance et la rationalité : l’acteur est-il « agi » par ses appartenances ou, au contraire, est-il guidé par des raisons fortes d’agir comme l’avance l’individualisme méthodologique ? L’intérêt de l’approche développée par Degenne est plutôt de soutenir que le sens pour l’acteur fonde le rôle joué par l’appartenance dans l’action humaine. Les notions d’attracteur cognitif et de dépendances corrélatives développées dans Dynamiques des structures sociales sont des pièces pertinentes pour la sociologie cognitive et elles invitent à voir sous un jour nouveau la dualité individu / société.