1 Depuis deux décennies, les recherches en sciences sociales sur les inégalités ne cessent de se multiplier à tel point que ce thème est aujourd’hui devenu hégémonique. Il est vrai que les tous les grands domaines des sciences sociales sont concernés : le travail, les revenus, la consommation, l’éducation, la culture, les loisirs, le milieu urbain, le milieu rural, les liens sociaux, l’intégration, aucun en réalité n’échappe aujourd’hui à une lecture en termes d’inégalités. Parmi toutes ces recherches, celles qui ont retenu le plus l’attention portent sur les inégalités de revenus. Le succès mondial du livre de Thomas Piketty, Le Capital au xxie siècle (2013), en est l’exemple le plus emblématique. Leur évolution sur longue période avec la démonstration d’une spectaculaire augmentation dans les dernières décennies a suscité et continue de susciter une vive interrogation sur les effets du capitalisme à l’échelle mondiale. Pourtant ce livre ne saurait à lui seul exprimer l’extraordinaire effervescence des recherches actuelles sur les inégalités aussi bien sur le plan théorique que méthodologique.
2 Le mouvement a été amorcé dès les années 1980 alors que sévissait dans de nombreux pays une crise profonde de la société salariale. Les chercheurs en sciences sociales se sont penchés sur le chômage de longue durée et la précarité professionnelle. Pour analyser leurs effets sur les trajectoires individuelles et collectives, ils ont mobilisé des techniques d’analyse longitudinale et réalisé de plus en plus d’enquêtes de panel. Les inégalités ont ainsi pu être analysées de façon plus approfondie en prenant en compte la spécificité des parcours de vie et des ruptures biographiques. Une attention plus grande a été également accordée aux inégalités entre générations. Les progrès en analyses multi-niveaux ont suscité des recherches nouvelles sur les effets de telle ou telle échelle – de la nation au territoire local – ce qui a permis d’enrichir la connaissance des mécanismes de la production spatiale des inégalités. Soulignons enfin que des chercheurs ont également étudié la perception des inégalités et des injustices sociales en insistant sur les différences selon les groupes sociaux, les générations, les pays ou les régions, mais aussi les transformations de cette perception dans le temps. Et n’oublions pas, évidemment, toutes les recherches qui portent sur les mécanismes de régulation de ces inégalités, notamment les politiques publiques de redistribution des richesses ou de mise en place de services publics visant à lutter contre les formes de pauvreté, d’exclusion ou de discrimination. Ce foisonnement se traduit par de nombreuses publications qui rendent visible ce domaine de recherche sur les inégalités. Un volumineux dictionnaire des inégalités et de la justice sociale a même vu le jour dernièrement (Savidan, 2018).
3 Le dossier publié dans ce numéro de la RESS n’a pas la prétention de couvrir toutes les dimensions, les orientations thématiques et les approches, tant méthodologiques que théoriques, que suscitent aujourd’hui ces multiples recherches. Il n’a pas non plus l’ambition de couvrir cet objet d’étude à l’échelle mondiale comme l’envisagent certains travaux récents (Milanovic, 2019 [2016]). Il ne concerne en effet que les pays européens, non pas par volonté d’écarter des recherches menées dans d’autres pays, mais tout simplement parce qu’il a semblé utile de faire connaître dans ce dossier des travaux comparatifs qui ont pu être réalisés à partir de sources statistiques issues d’enquêtes menées en Europe.
4 Dans le premier article du dossier, Serge Paugam et Marie Plessz partent du constat que la sociologie des classes sociales était hégémonique dans les années 1960 et 1970 et qu’elle semble aujourd’hui écrasée par la sociologie des inégalités. L’objectif de cette contribution n’est pas de revenir sur la thèse en vogue dans les années 1990 sur la mort ou la progressive disparition des classes sociales, mais plutôt d’essayer de comprendre les causes de cette transformation intervenue au cours des cinquante dernières années. À partir d’une lecture globale et synthétique des travaux récents qui croisent des domaines de la sociologie qui étaient restés assez cloisonnés – le travail et la culture, les inégalités de classe et d’intégration, la classe, le genre et la question raciale – ils aboutissent au constat que si la sociologie des inégalités est devenue prééminente, c’est aussi parce que les travaux sur les classes sociales se sont renouvelés.
5 Deux articles de ce dossier portent sur les inégalités de patrimoine. Constatant que la valeur du portefeuille financier est soumise à de constantes fluctuations, Michel Forsé et Mathieu Lizotte tentent de cerner les effets de cette volatilité financière sur les inégalités de patrimoine et le bien-être matériel des ménages en Europe. Ils se réfèrent pour cela à une typologie de scénarios des inégalités de patrimoine afin de pouvoir prendre en compte tout autant des dimensions relative et absolue du phénomène. En reprenant la métaphore du gâteau, cela revient à analyser non seulement comment ce dernier a été réparti dans le temps, mais aussi comment sa taille a évolué. En exploitant les données du Luxembourg Wealth Study, ils comparent quatre pays : la Grèce, l’Italie, la Finlande et la Norvège entre 2009 et 2014. La Grèce correspond au scénario du « crash injuste » : non seulement le gâteau est distribué de façon moins égale, mais il a également diminué. L’Italie illustre le scénario du « juste crash » : le gâteau est distribué de manière plus égale, mais il a globalement diminué. La Finlande se rapproche, quant à elle, du scénario qualifié de « principe rawlsien » : le gâteau est certes distribué de façon moins égale, mais sa taille est plus large. Enfin, la Norvège vérifie le scénario qui traduit fidèlement le « principe égalitaire » : la taille du gâteau a augmenté et sa répartition est également moins inégale. L’intérêt de cet article est donc à la fois méthodologique en ce qu’il préconise de ne pas se limiter à une mesure relative des inégalités de patrimoine et théorique puisqu’il ouvre, sur la base de données empiriques inédites, le débat sur les principes de justice.
6 Gaël Brulé, Laura Ravazzini et Christian Suter s’intéressent également aux inégalités de patrimoine, mais dans une perspective différente. Ils entendent en effet analyser les effets de ces inégalités sur le bien-être subjectif et exploitent pour cela les données issues de l’enquête SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe). Cette enquête, longitudinale, a été réalisée dans 17 pays européens auprès des personnes de plus de 50 ans. Les auteurs se réfèrent à quatre vagues (2006, 2011, 2013, 2015). Ils mesurent le bien-être subjectif à partir d’une question sur la satisfaction à l’égard de sa propre vie (échelle de 1 à 10) et distinguent le patrimoine mobile (comptes en banque, actions, produits financiers, etc.) et le patrimoine immobile (maison, voiture, etc.). Ils parviennent à des conclusions importantes. Premièrement, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, ce ne sont pas les inégalités de patrimoine immobile qui sont significativement liées au niveau moyen de bien-être subjectif des seniors, mais les inégalités de patrimoine mobile. Autrement dit, le bien‑être subjectif des seniors dépendrait moins de l’argent dépensé que de l’argent disponible. Deuxièmement, en observant les changements de bien-être subjectif sur les quatre vagues, ils observent une forte interaction entre les inégalités de patrimoine mobile et le niveau de santé. La mesure objective (nombre d’années en bonne santé à 65 ans) semble plus importante dans les pays d’Europe de l’Est et la mesure subjective (santé perçue) paraît plus influente dans le reste de l’Europe. Quand le niveau moyen de santé augmente, les inégalités en patrimoine mobile sont moins liées au bien-être subjectif. Lorsque le niveau général de santé s’accroît, la différence de bien-être subjectif entre ceux qui ont suffisamment de patrimoine mobile et ceux qui en manquent est moins importante. Il est alors possible de conclure que lorsque l’accès aux soins, l’alimentation, le train de vie sont meilleurs de façon globale, le fait d’avoir plus ou moins d’argent disponible et d’actifs a moins d’effet sur le bien-être subjectif des seniors. En d’autres termes, si l’accès aux soins et à la santé est plus facile, les individus ont moins besoin d’avoir de l’argent pour couvrir leurs besoins. Ainsi, l’amélioration de la santé au niveau national semble conduire à une moins forte insatisfaction des individus en ce qui concerne les effets des inégalités patrimoniales.
7 La sociologie de l’éducation est l’un des domaines de la sociologie où la question des inégalités est la plus débattue. Les sociologues ne cessent en effet d’analyser les facteurs des inégalités scolaires. François Dubet présente dans sa contribution les enjeux et les orientations de ces recherches en commençant par rappeler que l’école républicaine fondée sur un projet universel de droit à l’éducation de tous par la scolarité obligatoire était en réalité fortement divisée en fonction des sexes et des classes sociales. Depuis un demi-siècle, les travaux se sont multipliés pour analyser les transformations notamment dans les pays qui ont fait l’expérience de l’ouverture scolaire et de la massification. Dans les années 1960 et 1970, ils ont permis de constater qu’en dépit de cette « démocratisation absolue » (augmentation du taux de scolarisation secondaire et supérieure) les inégalités scolaires restaient déterminées par l’origine sociale et culturelle des élèves. Au cours de cette période, les interprétations proposées ont pu varier selon les écoles sociologiques (Dubet rappelle les débats qui ont opposé Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron d’un côté et Raymond Boudon de l’autre), mais elles partaient du même constat et s’accordaient sur l’essentiel : si les inégalités scolaires se maintiennent, c’est avant tout parce qu’elles sont le reflet des inégalités sociales. On retrouve sur ce point d’ailleurs le constat fait par Serge Paugam et Marie Plessz dans leur article sur la prééminence dans ces deux décennies des travaux portant sur l’effet des classes sociales. Dubet présente également les travaux qui ont accordé par la suite une plus grande attention au fonctionnement proprement dit des établissements scolaires, à l’attitude sélective des enseignants, au choix de l’école par les parents, autant de « petits » effets non négligeables pour expliquer la reproduction des inégalités. Il insiste également sur l’importance des comparaisons internationales et des processus de discrimination à l’œuvre au sein du système scolaire. Il aboutit à la conclusion que le modèle de l’égalité des chances qui a organisé les débats scolaires français mérite aujourd’hui d’être repensé en fonction de ce qu’il appelle l’égalité de résultats.
8 Enfin, le dossier comprend deux autres contributions qui portent sur le monde du travail. Duncan Gallie s’intéresse aux nouvelles formes d’organisation du travail qui encouragent l’initiative, l’apprentissage et l’engagement des employés. Son article étudie comment les emplois qui en dépendent se répartissent au sein de la population active. Ont-ils réellement augmenté dans le temps ? Concernent-ils essentiellement une élite hautement qualifiée ou sont-ils plus répartis entre les différentes composantes de la main-d’œuvre ? L’auteur se réfère à la période allant de 2005 à 2015 en utilisant des données transnationales issues des enquêtes européennes sur les conditions de travail. Il montre que les tendances de l’évolution de l’inégalité ont considérablement varié selon quatre dimensions clés de la différenciation de la main-d’œuvre : la région, la classe professionnelle, le sexe et la durée du contrat. Cela revient à considérer les inégalités dans le monde du travail de façon plurielle en croisant plusieurs facteurs.
9 Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire se penchent quant à eux sur les conditions de travail comme l’une des formes importantes des inégalités qui se manifestent à l’échelle européenne. Structurent-elles l’appartenance à un même groupe socio-professionnel ou à un même espace national ? Cette perspective analytique renoue avec la problématique des classes sociales comme mode prééminent de la structuration des inégalités. L’article se fonde sur l’exploitation de l’European Working Condition Survey 2015 et prend en compte l’analyse de deux dimensions des conditions de travail : les pénibilités et les risques physiques déclarés et l’organisation du temps de travail. Les résultats auxquels les auteurs parviennent sont importants. Premièrement, il ressort des comparaisons que la pénibilité au travail est une expérience partagée et déclarée par l’ensemble des membres des professions subalternes en Europe, quel que soit le pays. On peut voir ainsi se dessiner un rapport de classes par-delà les frontières nationales. Deuxièmement, ce qui caractérise l’expérience au travail des catégories supérieures est la capacité à pouvoir aménager elles-mêmes de façon autonome l’organisation du travail au quotidien. Mais l’analyse permet d’opposer la très forte autonomie des cadres des pays du Nord et de l’Ouest et les contraintes qui pèsent sur les travailleurs subalternes mais également sur les cadres des pays de l’Est.
10 Ces six contributions n’épuisent évidemment pas la question des inégalités telle qu’elle se pose à l’échelon européen. Elles permettent néanmoins d’éclairer certains processus contemporains qui contribuent à faire de ce domaine un objet d’étude des sciences sociales, à la fois prédominant et aux facettes multiples. Elles s’appuient également sur des enquêtes européennes qui offrent à la communauté scientifique des moyens de réaliser des comparaisons internationales stimulantes.