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121 millions en 1980, 46 en 1990, de 80 à 90 en 2000 : les évangéliques en Amérique latine représentent aujourd’hui près de 40 % de la population au Guatemala, 25 % au Chili, 22 % au Salvador et sans doute plus de 23 % au Brésil. Cette expansion ne pouvait manquer d’avoir des effets sur le terrain politique. Le premier tour de l’élection présidentielle au Brésil en 2010 a ainsi mis en évidence le poids de la référence religieuse dans l’espace public. Pour maints observateurs [1], l’appartenance de la candidate verte, Marina Silva, aux Assembleia de Deus, contribue à expliquer le résultat, aussi brillant qu’inattendu pour elle, du scrutin. Oscillant en permanence durant sa campagne entre écologie et religion, et n’hésitant pas à attaquer la candidate de Lula, taxée de n’être qu’une « chrétienne d’occasion », sur ce dernier terrain, à travers par exemple la question de l’avortement, elle l’a mis en ballotage. Et de nombreux pasteurs lui ont emboîté le pas : « Alerte au peuple de Dieu. Unissez-vous. Ne votez pas pour Dilma Rousseff ! »

Le passage au politique

2La fin des années 70, avec l’émergence d’un néo-pentecôtisme s’appliquant à fournir à sa base sociale (classe moyenne, bourgeoisie, oligarchie, officiers), les éléments susceptibles de justifier le statut qui est le sien ou auquel elle aspire, apparaît de ce point de vue comme un tournant, entraînant tant un bouleversement du rapport au politique que la recherche de nouvelles stratégies.

3La vision pentecôtiste du monde, comme lieu de transit, s’est vue réinterprétée par les néo-pentecôtistes, le caractère post-millénariste de leur eschatologie les conduisant à le concevoir comme un espace de reconquête. Le Royaume étant déjà ici bas, le monde est lieu de compétition et d’exercice du pouvoir. Ce qui pose la question de la participation des chrétiens à la vie publique. Ce passage au politique a été informé par des théoriciens nord-américains (Paul D. Henry, John H. Yoder, Gary North), provenant notamment de l’Institut Théologique du Texas où ont été formés de nombreux dirigeants latino-américains. Mais c’est surtout aux télévangélistes, dont Pat Robertson ou Jimmy Swaggart, que reviendra de propager les fondements conceptuels de cette « nouvelle vision », exigeant du croyant qu’il s’implique dans la construction du Royaume. Il est de fait impossible de permettre à « Satan et au Royaume des ténèbres de se considérer comme les maîtres absolus du pouvoir politique […] Le règne du Christ englobe toute la réalité de l’existence historique des êtres humains, y compris dans ses dimensions économique, sociale et politique. [2] »

4Les essais de création de partis propres, dans l’idée de transformer le « peuple évangélique » en une force politique, n’ayant pas encore atteint les résultats escomptés, la stratégie adoptée un peu partout, au-delà de la pluralité des Eglises et de la diversité des situations nationales, a consisté à faire élire des députés au sein de différents partis, tant d’opposition que de gouvernement, afin de peser sur le travail législatif. En attestent les efforts de l’Asociación Nacional de Evangélicos bolivienne pour promouvoir la participation de ses membres à l’Assemblée nationale constituante.

5C’est au cours des années 90 que les évangéliques ont entamé leur passage au politique, de l’apparition d’un « groupe parlementaire évangélique » au Parlement brésilien à l’action politique des « renacidos » (« born again ») en Argentine, en passant par la constitution d’un parti pour soutenir Fujimori au Pérou en 1990 ou par la fondation en Colombie, en 1989, du Partido Nacional Cristiano prétendant, comme le Movimiento Político Compromiso Cívico y Cristiano con la Comunidad, travailler à un renouveau du politique par le religieux, sur la base des enseignements de la Bible.

6Dès 1982, au Guatemala, l’arrivée au pouvoir d’Efrain Rios Montt avait suscité une véritable euphorie chez les évangéliques, l’un des leurs accédant au pouvoir suprême, fut-ce à l’issue d’un coup d’Etat et sur fond de guerre civile. Rios Montt, parvenant à survivre politiquement aux accusations de génocide portées contre lui, avait fondé le Frente Republicano Guatemalteco (FRG) qui, s’il n’a jamais été considéré comme confessionnel, compte un fort noyau d’évangéliques. A l’épreuve du pouvoir, la corruption du FRG fit que la qualité d’évangélique apparut comme n’étant en rien une garantie d’honnêteté et de compétence.
Depuis 1990, la présence politique des évangéliques au Guatemala apparaît quoi qu’il en soit comme une constante du paysage, attestée par des candidatures à toutes les élections présidentielles. En 2007, Harold Caballeros, ancien pasteur de l’Eglise El Shaddai [3], sollicité par différentes formations pour en défendre les couleurs, préféra fonder son propre parti, Visión y Valores. Divers obstacles administratifs furent soulevés afin de l’empêcher de se présenter. Il prépare depuis les présidentielles de 2011.
Pour James Granfell [4], le courant évangélique n’était, il y a une quinzaine d’années, pas encore parvenu au Guatemala à transformer son capital social en une base politique. Samuel Escobar notait quant à lui, à propos du Pérou, que ceux qui avaient été élus députés n’avaient pas présenté de projets de loi qui auraient résulté d’une vision chrétienne du monde [5]. Paul Freston, spécialiste du Brésil, soulignait enfin, en 1991, que « les nouveaux acteurs politiques évangéliques n’avaient pas de projet », ajoutant que « le sentiment que l’avenir était à eux » leur en tenait toutefois lieu [6].

Les négociations avec les partis politiques

7Depuis, la situation a évolué. Au Brésil comme ailleurs, les Eglises ont appris à négocier avec les politiques, en tant qu’acteurs institutionnels à part entière, et non plus comme simples soutiens à des candidatures, faisant valoir tant leur conception du monde et les intérêts qui en découlent que le potentiel électoral qu’ils sont supposés représenter.

8L’apparition des « políticos de Cristo », selon la terminologie de Campos [7], dans le cas de l’Assembleia de Deus [8] ou de l’Igreja Universal do Reino de Deus [9], met en évidence une nouvelle stratégie. Il ne s’agit plus de candidats qui sollicitent le soutien des Eglises mais de candidats nommés par ces Eglises, lesquelles demandent à leurs fidèles de voter pour eux.

9L’Assembleia de Deus exige de ses candidats un engagement écrit. Ils doivent être membres de l’Eglise depuis plus de trois ans, avoir une réputation sans tache. Et bien sûr défendre en permanence les intérêts de l’Eglise, lutter contre la corruption, combattre l’avortement, le mariage homosexuel et la peine de mort.

10En 2003, la direction de l’Igreja Universal do Reino de Deus, forte de ses effectifs, de la concentration territoriale de ceux-ci et des médias dont elle dispose (Rede Record, Rede Aleluia), s’était engagée dans la constitution d’un parti politique propre, au service de son leader, l’évêque Edir Macedo. Après l’échec électoral de 2004, le Partido Municipalista Renovador (PMR) s’est transformé en Partido Republicano Brasileño (PRB), que son président, l’évêque Paulo Araújo dos Santos, présente comme un parti laïc et indépendant, manifestant ainsi un revirement de l’Eglise sur le projet de se doter d’un parti confessionnel.

11Au Chili où, comme l’observe Omar Núñez : « pour les évangéliques, entrer en politique était hier encore rien moins qu’un péché [10] », un rapprochement entre le gouvernement de Pinochet et un secteur majoritaire du mouvement évangélique était intervenu, le pouvoir ayant perdu le soutien traditionnel de l’Eglise catholique. Mais il faut attendre la dernière décennie pour que les évangéliques soient identifiés comme acteurs en tant que tels de la scène politique. L’organisation Mesa Ampliada de Iglesias Evangélicas, qui réunit 2 000 églises, constitue l’instance centrale de défense des intérêts de la mouvance. En raison peut-être de la saturation de l’espace politique national, les revendications des évangéliques s’expriment plutôt à travers les partis existants que par le biais d’un parti propre. C’est donc dans le cadre de ces partis que des candidats évangéliques se présentent aux élections (environ 200 à des fonctions municipales lors de la consultation du 13 décembre 2009).

12Les évangéliques chiliens ont acquis une réelle expérience en matière de négociation avec les partis et les gouvernements, comme le montre la loi 19.638 sur la liberté de culte, présentée par Patricio Aylwin, signée par Eduardo Frey et dont les décrets d’application ont été publiés pendant le mandat de Ricardo Lagos. La présidente Michelle Bachelet a créé des aumôneries au palais présidentiel de la Moneda et au sein des forces armées.
Au Pérou, les évangéliques, particulièrement les baptistes du sud, s’étaient engagés en faveur de Fujimori. Ils se félicitèrent donc de sa victoire, en 1990, face à Mario Vargas Llosa. Mais très vite Fujimori dénonça cette alliance, et les évangéliques se virent écartés après l’auto-coup d’Etat du 5 avril 1992. L’épisode eut toutefois des effets très négatifs pour le monde évangélique, dont l’image fut associée à la corruption et à l’exercice antidémocratique du pouvoir.
Les élections de 2006, où le pasteur Humberto Lay s’est présenté à la présidence avec le parti Renovación Nacional, obtenant plus de 4 % des voix, constituent une nouvelle étape. A cette occasion, les néo-pentecôtistes péruviens s’affirmèrent porteurs d’un projet de nation chrétienne, revendiquant la liberté de culte, l’égalité de condition avec l’Eglise catholique et l’accès à la définition et à l’exécution de politiques publiques. Humberto Lay soulignait toutefois sa volonté de « collaborer avec toutes les forces politiques pour refonder la République, en construisant une nouvelle culture politique qui restaure les valeurs d’une véritable démocratie dans une société pluriculturelle, multiethnique et pluri-religieuse, en plus de participer à un gouvernement respectueux des valeurs et des principes émanant des lois divines et capables de les promouvoir. [11] »

La « nation chrétienne »

13Les évangéliques s’assignent pour objectif de peser sur l’activité législative afin que soient adoptées, partout, des lois « justes », conformes à une « vision chrétienne du monde ». C’est dans cette perspective qu’est formé le projet de « nation chrétienne ».

14Ainsi, pour l’Igreja Universal do Reino de Deus, si la politique est affaire de citoyens, ceux-ci sont également membres de l’Eglise et la neutralité politique s’avère dès lors injustifiable. C’est par une lecture politique de l’Ancien Testament qu’Edir Macedo justifie l’engagement politique des chrétiens [12], La Bible apparaissant comme un manuel d’action politique et Dieu comme un homme d’Etat, spécialiste en planification, ayant élaboré un projet de nation qu’il appartient aux évangéliques de concrétiser par leur vote.

15Ce projet divin d’une « grande nation pour le peuple de Dieu » se réfère à la promesse faite à Abraham de devenir « le père de nombreuses nations », promesse reprise par tous les responsables évangéliques. Alors qu’Humberto Lay considère que le temps est venu pour les évangéliques de s’engager dans de grands projets puisqu’ils ont reçu « les nations en héritage » (Psaumes, 2, 8), Harold Caballeros affirme quant à lui que « le but et la motivation de nos vies, c’est une nation chrétienne, une nation sainte ». Il ajoute : « nous sommes une génération de transition […] Nous venons d’un lieu et nous allons vers un autre. Nous venons d’une religion et nous allons vers le Royaume de Dieu. [13] » Cette idée d’une transition renvoie sans doute à la certitude que l’avenir appartiendrait aux évangéliques. Mais elle implique aussi de « commencer à formuler une théologie chrétienne de la nation [14] ».

16L’édification de la nation chrétienne passe par : la critique de « l’humanisme constitutionnel », accusé de faire obstacle à la vision biblique de la loi ; la volonté d’un transfert du système éducatif et de santé sous la responsabilité des néo-pentecôtistes ; enfin, la révision et le renforcement des lois relatives à la « morale sociale » (divorce, avortement…). L’objectif visé ne saurait être atteint que par la mobilisation de l’ensemble du mouvement. D’où l’appel, les Lois du Royaume prévalant sur toutes les autres, à une obéissance inconditionnelle, au principe du « service » auquel s’astreignent les membres de l’Eglise. Selon le pasteur Jorge Erdmenger, « quand vous servez vous faites la guerre à Satan [15] ».

17Dans cette obéissance s’origine la « théorie de la double citoyenneté » : « tous les croyants ont une double citoyenneté. Nous sommes guatémaltèques, mais par l’intermédiaire du Christ, “notre Cité se trouve dans les cieux” (Epître aux Philippiens, 3, 20). Comme citoyens du Royaume, nous avons des droits et des devoirs. Nous sommes soumis aux lois éternelles du Royaume de Dieu, et par ailleurs, nous participons de son autorité. [16] »

18L’un des atouts majeurs des évangéliques en termes d’affirmation de leur présence dans le paysage politique réside dans la croyance en l’effectivité de cette obéissance. Commentant ainsi les sollicitations dont il a fait l’objet durant la campagne présidentielle de 2007, Harold Caballeros a pu dire : « je crois qu’ils viennent à moi parce qu’ils pensent que le vote évangélique est discipliné, comme une armée [17] ».

19Pour un prédicateur comme Jorge López, l’important est de « proclamer Jésus pour transformer la nation. Nous allons renforcer la famille, nous allons la construire […] Comment voyez-vous votre famille ? Toujours misérable, toujours pauvre, toujours malade, toujours ignorante ? Comment voyez-vous vos enfants ? De pauvres petits, de pauvres petits futurs désastres […] de pauvres petits futurs chômeurs ? Il faut que vous commenciez à les voir comme le Seigneur veut que vous les voyiez. [18] »

20Il y a là articulation significative entre différents registres : stigmatisation de la pauvreté, théologie de la prospérité, rôle pivot de la famille, obéissance à Dieu, transformation de la nation. Cette transformation projetée de la nation, visant à la soumettre à une conception chrétienne, dans l’interprétation qu’en ont les évangéliques, pose tout naturellement la question du pouvoir. Dans un prêche prononcé au Guatemala le 20 février 2004, le pasteur nord-américain David Ireland considérait qu’il était impossible de « limiter notre influence au seul secteur religieux ». Sa conclusion était que « les prêches doivent produire un changement dans le gouvernement du Guatemala [19] ».

21Le niveau local constitue la scène privilégiée de la prolifération d’Eglises autonomes, au plan institutionnel et financier, libres dès lors tant de choisir avec qui et quoi négocier que de nouer des alliances. Le local devient de ce fait un espace pertinent de mesure du rôle économique et politique du religieux, et des redistributions de ce rôle. Ce qui prime là est la capacité des Eglises, institutions polyvalentes, à générer des activités, du fait de l’accumulation réalisée grâce à la dîme et aux offrandes. Ce qui leur confère une importance croissante, du fait des emplois créés par la construction ou la transformation des lieux de culte ou de ceux qui procèdent de l’intervention grandissante des Eglises dans des secteurs d’activité tels que l’enseignement et la santé, quand il ne s’agit pas directement de création d’entreprises. L’Eglise Bethania de Quetzaltenango (Guatemala) a ainsi créé une entreprise de construction de logements et finance elle-même les emprunts nécessaires à ses fidèles pour accéder à la propriété.
L’influence institutionnelle qui résulte du poids économique des Eglises, pour cette raison vecteurs d’ascension sociale, se traduit aussi par la capacité reconnue à celles-ci de produire du leadership. Une capacité de formation d’acteurs locaux bien identifiée par les politiques, qui discernent l’intérêt qui peut être le leur à recruter des acteurs religieux influents pour siéger dans les conseils municipaux, voire assumer le rôle d’alcalde. Au Chili, et même s’il n’existe pas de chiffres officiels, les dernières élections municipales ont été marquées par la candidature de quelque 200 évangéliques, tout particulièrement dans les régions du Biobío et de l’Araucanía [20]. Ce qui conduit les partis existants à entrer en transaction, lors de chaque consultation électorale, avec ces acteurs religieux.
Le religieux évangélique apparaît ainsi comme un lieu privilégié d’articulation entre local, national et transnational, ce qui fonde sa prétention à investir l’espace public.

Les évangéliques dans l’arène politique

22Le projet de nation néo-pentecôtiste, s’adossant à des effectifs évangéliques partout croissants, et à la conviction partagée par tous que ces effectifs pèsent et pèseront lors des consultations électorales, entre inévitablement en concurrence et en conflit avec les vues et les stratégies d’autres groupes, que soit là mise en avant l’ethnie, l’idée républicaine, l’identité de gauche ou encore une conception enracinée dans, et informée par, le local.

23Ces groupes, quoi qu’ils défendent ou s’appliquent à promouvoir, se retrouvent dans la critique du projet de « nation chrétienne », vu comme négation de l’autonomie du politique et volonté de le coloniser. Cette critique procède ensuite des modalités complexes de confrontation, dans l’espace latino-américain, entre deux logiques, la première mettant l’accent sur l’homogénéité et la seconde sur les différences.

24Les tenants de l’idée républicaine (libéraux, forces armées, secteurs de l’oligarchie et des classes moyennes) ou de la gauche, combattront le projet intégrateur défendu par les néo-pentecôtistes principe contre principe, à la nation soumise à Dieu étant opposée la nation citoyenne ; les différences surgissant entre Républicains et gauche dès lors qu’il s’agira de préciser le contenu de la notion de « citoyenneté ». En revanche, pour les groupes ethniques et les partisans d’une redéfinition à partir du local de l’espace national, c’est la volonté même d’intégrer qui alimentera la critique, intégrer par la référence divine étant mis sur le même plan qu’intégrer par la citoyenneté.

25Les positions défendues par les Républicains et la gauche partent donc de la conviction que ni l’ethnique ni le religieux n’ont à participer à la définition de la communauté politique, que la seule référence à la citoyenneté suffit à récapituler. Elles divergent ensuite du fait de l’articulation par la gauche d’une critique de la nation libérale du xixe siècle. Elles doivent néanmoins l’une et l’autre se redéfinir, du fait d’une évolution où l’émergence de la revendication ethnique et le projet de « nation chrétienne », conjugués à l’effondrement du communisme et à la globalisation, rendent cette redéfinition indispensable.

26Les groupes ethniques revendiquent quant à eux, partout en Amérique latine, la « nation plurielle, pluriculturelle et multiethnique » qui vaudrait reconnaissance de leurs systèmes de valeurs, de leur histoire et de leur culture (ce qui les conduit à développer eux aussi une théorie de la double citoyenneté). Cette revendication, qui n’a pas le même impact d’un pays à l’autre, trouve avec la Constitution approuvée par référendum en 2009 en Bolivie sa formulation la plus élaborée, en situation aujourd’hui de devenir la référence.

27Dans la même logique de contestation de l’homogène, des acteurs locaux, notamment métis, réclament eux aussi une prise en compte de la différence, dans un contexte marqué par la poussée des régionalismes, du fait de la globalisation, de l’affaiblissement du pouvoir central et de la privatisation de l’espace public. L’enracinement dans le local apparaît à des groupes porteurs d’intérêts autonomes très diversifiés comme une garantie même de la gouvernabilité et de la satisfaction de leurs attentes.

28Enfin, une autre critique de l’objectif de nation chrétienne procède de différenciations intervenant au sein même de l’univers évangélique. La question avait été posée, à partir de l’expérience du Salvador, par Mardoqueo Carranza Monterrosa dès 1991 : « A quoi sert la participation en politique des chrétiens évangéliques si elle contribue à faire que notre peuple s’enfonce dans la misère et la pauvreté ? [21] » Il n’est guère surprenant que cette question resurgisse, conduisant certains à s’élever, au nom de l’évangélisme, contre l’attitude des responsables de la mouvance, surtout lorsqu’ils s’avèrent aussi corrompus que les politiques traditionnels. Ou encore à choisir de soutenir, toujours au nom de l’évangélisme, des formations politiques non évangéliques. Ainsi, en Bolivie, un pasteur de l’Iglesia Cuadrangular de El Alto, expliquait avoir voté pour Evo Morales « parce que son programme politique vise à faire avancer la justice sociale et la dignité des Boliviens, ce qui est dans la droite ligne de la volonté divine et de la venue des temps nouveaux [22] ». L’entrée en politique, par ce qu’elle induit de mise en concurrence, expose donc les évangéliques non seulement à la critique mais aussi à la mise en évidence des rivalités intervenant au sein du mouvement lui-même entre des acteurs prétendant chacun au monopole de l’énonciation, à partir du religieux, d’une « vérité » politique. Elle pourrait dès lors se révéler redoutable pour l’avenir de l’ensemble du mouvement.

29Un tout dernier point concerne l’Eglise catholique, concurrente des évangéliques et menacée dans ses positions traditionnelles par leur développement. L’archevêque de Salvador de Bahia n’hésite ainsi pas à qualifier le départ des catholiques vers d’autres confessions d’« impressionnant et [de] massif ». L’archevêque de São Paulo, Odilio Scherer, parle quant à lui d’une « fuite silencieuse » [23].

30La question évangélique pose en fait un triple problème à l’Eglise catholique. A la forte diminution de ses effectifs s’ajoute le risque politique étroitement corrélé d’une perte d’influence sur les sociétés. Surtout, l’Eglise se retrouve en situation d’avoir à gérer les conséquences de la liquidation d’un monopole, la confrontation apparaissant ouverte non tant surtout avec les évangéliques qu’avec ce qu’ils incarnent, volens nolens, à savoir le pluralisme. Il n’est ici pas anodin que Benoît XVI, à l’occasion de la Ve conférence générale des évêques latino-américains (CELAM), en mai 2007, ait réitéré, en parfaite continuité avec son prédécesseur, sa pleine adhésion à la démocratie, à la condition que celle-ci soit informée par les valeurs chrétiennes dont l’Eglise serait naturellement la garante et l’interprète légitime. Dans la même perspective, la dénonciation du relativisme porte en fait très précisément sur un pluralisme qui ne bénéficierait pas de cette information.
La perte d’effectifs ne constitue peut-être pas le risque principal. Elle peut s’avérer de fait en partie réversible, dans une situation où, ici ou là, une sorte de seuil de saturation apparaît opposable à la croissance évangélique. D’autre part, les efforts de l’Eglise catholique pour proposer de nouvelles modalités d’appartenance, par exemple avec la réactivation des Confréries traditionnelles, peuvent porter leurs fruits.
Le risque le plus grand pour l’avenir des Eglises, qu’elles soient catholiques ou évangéliques, pourrait en fait venir de l’évolution globale des sociétés latino-américaines. Evoquant la légalisation des unions homosexuelles à Mexico-City et en Argentine ainsi que l’inquiétude que de telles mesures suscitent dans les hiérarchies religieuses, Marco Vicenzino avance ainsi l’idée selon laquelle « catholiques et pentecôtistes pourraient en fait finir par voir dans la lente montée en Amérique latine du sécularisme et de l’athéisme une menace commune et majeure pour les uns comme pour les autres, au-delà des conflits qui les opposent […] On pourrait en somme enregistrer une large convergence d’intérêts dans la sphère politique sur la base d’une opposition commune à un sécularisme en progrès. [24] »

Notes

  • [1]
    Ainsi Arturo Cano, « Rousseff devuelve golpe tras golpe a sus contendientes en nuevo debate en Brasil », La Jornada, Mexico, 27 septembre 2010, p. 32
  • [2]
    Voir J. Scott, Involvement : Being Responsible Christian in a Non-Christian Society, Old Tappan, N. J., Fleming H. Revell Company, 1985, p. 99-100.
  • [3]
    La Constitution du Guatemala (art. 186 f) interdit à un candidat qui serait investi de fonctions religieuses de se présenter à l’élection présidentielle.
  • [4]
    James Granfell, The Participation of Protestants in Politics in Guatemala, Oxford University, 1995.
  • [5]
    Samuel Escobar, « Política y sociedad », dans Iglesia y misión 65, juillet-septembre 1999, p. 33.
  • [6]
    Paul Freston, « Brasil : En busca de un proyecto evangélico corporativo », dans De la marginación al compromiso : Los evangélicos y la política en América Latina, [René Padilla ed.], Fraternidad Teológica Latino-americana, Buenos Aires, 1991, p. 30.
  • [7]
    Leonildo Silveira Campos, « De “políticos evangélicos” a “políticos de Cristo”: la trayectoria de las acciones y mentalidad política de los evangélicos brasileños en el paso del siglo xx al siglo xxi », dans Ciencias Sociales y Religión/Ciências Sociais e Religião, Porto Alegre, n° 7, 2005, p. 157-186.
  • [8]
    Entre 8,4 et 14 millions de membres selon les sources.
  • [9]
    Entre 2,1 et 6 millions de membres selon les sources.
  • [10]
    Cité par Francis Parra Morales, « Creciente presencia de los evangélicos en la política», dans El Sur, Concepción, Chili, 18 décembre 2006.
  • [11]
    « Humberto Lay candidato evangélico a la presidencia del Perú », Agencia Orbita, Lima, 28 mars 2005.
  • [12]
    Edir Macedo (en collaboration avec Carlos Oliveira), Plano de Poder. Deus, os crist?os e a política, Ed. Thomas Nelson Brasil, Rio de Janeiro, 2008.
  • [13]
    Harold Caballeros, «Transformando las naciones », prêche du 8 septembre 1999 à Guatemala.
  • [14]
    Harold Caballeros, Hacia una visión de nación Cristiana, prêche du 16 mai 2004 à Guatemala.
  • [15]
    Jorge Erdmenger, « Formas de hacer guerra espiritual », Iglesia Cristiana para la Familia, prêche du 12 novembre 2003 à Guatemala.
  • [16]
    Harold Caballeros, Ministerios El Shaddai, El Poder Transformador del Espíritu Santo, prêche du 17 juillet 2002 à Guatemala.
  • [17]
    « Harold Caballeros : ahora presidente », entretien avec Enrique Juárez, El Periódico, Guatemala, 19 novembre 2006.
  • [18]
    Jorge H. López, « El líder es un siervo visionario », Iglesia Cristiana para la familia, 18 février 2004.
  • [19]
    Prêche de David Ireland, « La iglesia en la sociedad », Iglesia Cristiana para la familia, Guatemala, 20 février 2004.
  • [20]
    Javiera Olivares y Carolina Rojas, « La pelea por el sufragio de los evangélicos. Un pastor, un voto », dans La Nación, Santiago, 14 septembre 2008.
  • [21]
    Mardoqueo Carranza Monterrosa, « El Salvador : Ingreso a un mundo desconocido », dans De la marginación al compromiso : los evangélicos y la politica en America latina [René Padilla ed.], Fraternidad teológica latinoamericana, Buenos Aires, 1991, p. 57.
  • [22]
    Entretien réalisé à La Paz le 13 juillet 2005.
  • [23]
    Voir à ce sujet Jesus Garcia-Ruiz et Patrick Michel, « Brésil : une Eglise catholique suicidaire », Le Monde, 24 mai 2007.
  • [24]
    Marco Vicenzino, « America latina : la sfida dell’evangelismo », dans « Religione e politica », Aspenia, Rome, n° 42, 2008, p. 152.
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Résumé

La vision pentecôtiste du monde, comme lieu de transit, s’est vue réinterprétée par les néo-pentecôtistes, le caractère post-millénariste de leur eschatologie les conduisant à le concevoir comme un espace de reconquête. Le Royaume étant déjà ici bas, le monde est lieu de compétition et d’exercice du pouvoir.

Jesús García-Ruiz
Directeur de recherche émérite au CNRS.
Patrick Michel
Directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2011
https://doi.org/10.3917/etu.4145.0583
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