Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, de Woody Allen, film britanno- américain (1 h 38), avec Josh Brolin, Naomi Watts, Anthony Hopkins, Gemma Jones…, sortie le 6 octobre, Festival de Cannes 2010, Hors Compétition
1Helena (Gemma Jones), que son mari Alfie (Anthony Hopkins) a quittée après quarante ans de mariage pour s’offrir une seconde jeunesse, fait une tentative de suicide avant de trouver réconfort auprès d’une voyante, qui lui prédit une histoire d’amour avec un « bel et sombre inconnu ». Leur fille Sally (Naomi Watts) s’éprend de son patron galeriste, tandis que son mari Roy (Josh Brolin), romancier en panne d’inspiration, s’entiche d’une jolie voisine aperçue à sa fenêtre.
2L’existence chaotique de ces personnages illustre la citation de Macbeth qui ouvre le film : la vie est un récit « plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » [1]. Chacun, de fait, avance en aveugle, s’efforce de contourner la réalité, s’entête à la nier, s’agite en vain. L’immortalité artistique pour Roy, la réincarnation pour Helena, le remariage avec une jeune « actrice » pour Alfie… chacun invente sa propre chimère pour se rassurer face à la mort, à la solitude ou à la vieillesse, donner à sa vie une direction et trouver le bonheur dans un monde gouverné par le hasard, où se jouent tour à tour le guignol et la tragédie. Tout ce qui marche (Whatever works est le titre du précédent opus du cinéaste) – voyance ou succès littéraire – est bon à prendre, tant pis s’il ne peut s’agir que d’un voile posé sur le néant.
3Le film présente une succession de variations sur des thèmes typiquement alléniens (l’insatisfaction, l’imposture, les aléas du cœur…), dont l’histoire de Roy offre un condensé : prostré par son impuissance à écrire, celui-ci jette son dévolu sur la voisine d’en face et, ayant déménagé chez elle, se met à désirer son ex-femme, qu’il voit se déshabiller par la fenêtre, de nouveau séduisante parce qu’inaccessible. Le cadre de la fenêtre désigne l’objet du désir, comme l’écran de cinéma le lieu de l’évasion. Ce dernier n’est-il pas, comme dans La Rose pourpre du Caire, l’illusion suprême, l’ultime diversion ?
4On retrouve dans le cru d’automne du cinéaste new-yorkais le savant dosage de tendresse et d’ironie qui fait sa singularité. La mise en scène de cette comédie faussement légère, où la fantaisie ne sert qu’à masquer l’angoisse, est fluide et discrète. La mélancolie y affleure par instant, car le temps passe et ne revient pas – Alfie en fait la douloureuse expérience.
5Les personnages du film ont une peur panique de voir la vie leur échapper. Mais plus ils veulent le maîtriser, plus le destin se joue d’eux. Le mieux finalement n’est-il pas de faire confiance aux étoiles ? Comme le dit la chanson du générique : « When you wish upon a star, your dreams come true » [2]. La folie douce a du bon. A la fin du film, tout le monde est dans une impasse noire, sauf la vieille dame (délicieuse Gemma Jones) qui a cru. Chez Woody Allen, les rêveurs sont de loin les plus heureux.
6Charlotte Renaud
Entre nos mains, de Mariana Otero, documentaire français (1 h 28), sortie le 6 octobre
7Il s’agit d’un film d’aventures. Pas au bout du monde : dans le Loiret. Pas spectaculaire : il s’intéresse au quotidien à la prise en charge de son existence par chacun au sein du lieu de travail. C’est l’histoire d’une tentative de sauvetage : celle de leur fabrique de sous-vêtements par des salariés. On leur explique comment constituer une Société Coopérative et Participative (SCOP), dans laquelle chaque employé a une voix. Il faut choisir, s’engager, mais aussi investir un mois de salaire. Une sorte de suspense commence. « Si on a des chances d’aller jusqu’au bout, je donne de l’argent, j’attends de voir » ; « Je dis pas ma position » ; « Je vis au jour le jour » ; telles sont, indifférentes, fatalistes ou inquiètes, les premières réactions.
8Starissima est une entreprise figée dans un système hiérarchique et paternaliste à l’ancienne qui pourtant, à l’image du monde salarial actuel, est moins syndiqué et politisé qu’il y a une trentaine d’années. Caméra au poing, la réalisatrice s’est immergée dans la fabrique où, trois mois durant, elle a vécu les interrogations et les déceptions des employés à propos de l’adhésion à la SCOP et de son fonctionnement. Les « stars » sont en majorité des femmes d’origine diverse, Europe, Afrique, Chine, Antilles. Jeanne-Rose, Sylvie, Valérie, Isabelle étaient habituées à travailler de manière individuelle. Le film nous montre leur métamorphose. En plan d’ensemble aux réunions ou isolées dans le cadre de leur atelier, chacune accède à la liberté d’expression et de mouvement. Plus les salariées arrivent à affirmer le choix de ce projet, plus elles sont amenées à changer de place au sein de leur entreprise et plus elles font preuve de souplesse face à la caméra. Leurs déplacements sont alors souvent en relation avec les autres dans le cadre, la dynamique devient plus communautaire. L’objectif surprend un geste de découragement ou un sourire complice. Il nous attache à ces femmes et aux sentiments qui les traversent. La sécurité de l’emploi est oubliée au profit d’un présent qui veut construire un autre monde et retrouve jeunesse et malice : « On va continuer dans la joie et la bonne humeur qui nous caractérisent ! ».
9Au milieu du stock de petites culottes et de soutien-gorge, le film fabrique peu à peu un tissu social. Si le collectif produit du cinéma, l’inverse est vrai aussi. La caméra-SCOP, son écoute, est l’agent d’un nouveau mode de parole et de lien. « Travailler avec le réel c’est un peu comme faire surgir une forme à partir d’un bloc de pierre pour un sculpteur. J’aime donner un sens, une beauté aux choses avec les gens », confie la cinéaste dans un entretien. Au terme de l’aventure, une transformation a eu lieu pour les salariés durant trois mois de réflexion et de tournage. Ceux-ci affirment que si l’économie dirige en partie les événements, elle n’aura pas le dernier mot. Dans Histoire d’un secret, son remarquable film autobiographique de 2003, Mariana Otero parvenait par l’écriture documentaire et le montage à faire vivre au spectateur l’expérience de la révélation d’un secret de famille. Ici, pour celle qui cherche à raconter une façon de changer le monde au quotidien, la vie devient un récit cinématographique et l’outil, « un catalyseur de vérité ». C’est son avènement, et la beauté d’un chœur qui chante l’espoir, qui font venir les larmes, non l’issue d’un mauvais scénario. La SCOP n’est pas une utopie puisqu’elle construit, comme le cinéma, un lieu d’émotions créatrices retrouvées ensemble.
10Michelle Humbert
La Vie au ranch, de Sophie Letourneur, film français (1 h 31), avec Sarah Jane Sauvegrain, Eulalie Juster, Mahaut Mollaret, Elsa Pierret…, sortie le 13 octobre
11La critique sert parfois à ceci : pointer, dans le brouhaha de ce qui s’écrit, se joue et se tourne, l’audace d’une œuvre qui pourrait passer pour le tout-venant. Ainsi La Vie au ranch avec ses jeunes filles de vingt ans qui se confient leurs émois amoureux encourt-il le risque d’être pris avant même d’être vu pour ce qu’il n’est pas : le énième épisode d’une sitcom paresseuse ou le specimen d’un cinéma d’auteur français réputé bavard. Il importe donc d’aller voir le premier long-métrage de Sophie Letourneur (mention au Prix Jean-Vigo 2010) avec en tête le souvenir du vent de liberté qu’un Jacques Rozier avait fait souffler sur la Nouvelle Vague finissante avec Adieu Philippine.
12On se souvient que Juliette et Lilianne, les deux « amandes inséparables » de ce film de 1963, partaient à l’assaut de la Corse, du tourisme de masse et des hommes avec une insouciance bientôt teintée d’inquiétude : leur amant recevait sa feuille de route pour partir combattre en Algérie. Ce road movie syncopé à la bande-son inoubliable (paroles et musique), soulignait dans la superficialité même de ses héroïnes la complexité d’une génération clivée. Comme Adieu Philippine, La Vie au ranch s’écoute encore plus qu’il ne se regarde. Le « ranch », l’appartement que partagent Pam et Lola, est la caisse de résonnance de leurs menues aventures et de leurs questionnements, si bien que le film est surtout le récit de ce qu’elles vivent ; il s’intéresse à ce qu’elles se racontent, et aux mots qu’elles emploient pour le raconter. Dans sa genèse même, il a été écrit comme une partition musicale : sur un canevas autobiographique, la jeune réalisatrice a fait improviser un groupe d’amis déjà constitué. Des cinq heures de répétitions enregistrées pour chaque séquence, elle a monté le son en conservant ce qui lui paraissait le plus juste, le plus drôle. Cette matrice sonore a été donnée sous forme de CD aux acteurs, qui ont chacun mémorisé leur dialogue à la lettre.
13Cette méthode a pour résultat un ton unique, ni naturaliste ni littéraire. Confidences ou plaisanteries, agressivité et tendresse se chevauchent dans le tissu dense d’un dialogue qui s’offre en concentré du parler contemporain. Pas n’importe lequel, certes : le ranch est un appartement parisien et les soucis qui occupent ses habitantes et leurs amis ne sont pas ceux d’adolescents de cités-dortoirs ou de fils de paysans. Parfaitement assumé dans son milieu, ce film d’une vitalité revigorante est d’abord l’histoire d’un sur-place : coups de téléphone à d’improbables amoureux, changements de vêtements, soirées arrosées ou sorties ratées. Dans une deuxième partie, les murs du ranch tombent à l’occasion d’un voyage du groupe à la campagne. Là, le bagout des demoiselles se disperse dans l’immensité verte, comme si elles pressentaient les limites de leurs préoccupations parfois futiles, et le destin éphémère de leur communauté si soudée. La boucle langagière que permettait Paris, les études et les cercles d’amis, se rompt enfin ; Pam peut partir dans une autre ville d’Europe, plus vaste celle-ci. Le vide identitaire qui présidait aux discussions infimes mais infinies cède la place à la construction de soi que Letourneur restitue avec une grande sensibilité.
14Charlotte Garson
Une Chinoise, de Xiaolu Guo, film sino-britannique (1 h 38), avec Huang Lu, Wei Yibo, dans les salles
Pékin fonçait vers l’avenir à la vitesse d’un train express, alors que ma vie n’allait nulle part.
16Le visage d’une jeune fille flotte sur un rivage maritime. A la fois immergée dans le paysage et absente au monde, cette présence opaque à l’horizon flou ouvre et clôt Une Chinoise. Xiaolu Guo, romancière et cinéaste de 36 ans [3], est née comme son personnage principal dans un petit village du sud de la Chine. Une identité à la fois banale et singulière. A l’origine, un hameau boueux, fermé sur lui-même, entouré de patates douces. Un univers gris-vert, immobile, où les jours s’écoulent, monotones, autour de billards de plein-air. Parfois, et c’est toujours un personnage masculin qui en est l’agent, arrive la possibilité d’un ailleurs : un camion dont le chauffeur brutal propose King-Kong au cinéma, la vespa rouge d’un jeune frimeur qui « se débrouille » à la ville. La chambre, la maison de Mei semblent ne pas exister dans l’espace de sa vie. La route est la seule issue pour quitter l’enlisement. L’ailleurs est donc représenté à la fois par la ville et par le sexe opposé. Toute la première partie du film, en Chine, captive par sa durée particulière, sa temporalité à la fois immobile et chargée d’événements. La jeune femme résiste à l’aliénation sans que son visage ne reflète ce qui la traverse, sans que l’on élucide ses sentiments. Dès qu’elle a quitté sa campagne, Mei est en pays étranger et le sera encore à Londres dans la deuxième partie du film. Mais pour nous, elle reste une énigme davantage qu’une étrangère. Dans le dortoir d’une communauté chinoise comme auprès d’un Indien musulman, elle n’a pas de mots pour se raconter, ne partage que la présence du corps. Ce personnage « est atteint de la mélancolie du futur, de la mélancolie du dépossédé » souligne la réalisatrice dans le dossier de presse. L’humour traverse pourtant ce film-portrait, car Mei questionne la langue étrangère et son regard interroge des habitudes, un conformisme. Finalement, son déplacement constitue pour elle le chemin préalable pour envisager d’être. Il renvoie chaque spectateur à ses fragilités identitaires.
17Une Chinoise devient en ce sens la métaphore d’une partie du monde d’aujourd’hui : « Qu’est-ce que la Chine, au milieu de ses contradictions spectaculaires ?, demande Xiaolu Guo. C’est un concept artificiel, un mystère pour nous-mêmes. » Malgré sa détermination, on ignore quelle est la quête de Li-Mei. La liberté du personnage est aussi celle d’un style de récit écrit de façon distanciée et rafraîchissante. Le road movie raccorde des fragments d’existence qui font de cette « Chinoise » une cousine lointaine de celle de Godard (La Chinoise, 1967) et un manifeste inquiet qui se souviendrait de Vivre sa vie (1962) à l’ère de la mondialisation. « La société chinoise n’a plus d’exemple à suivre […] elle est son propre hybride : son système économique est capitaliste, sa structure communiste, et sa chair confucéenne. »
18Michelle Humbert
Nostalgie de la lumière (Nostalgia de la luz) de Patricio Guzman, documentaire chilien-français-espagnol-allemand (1 h 30), sortie le 27 octobre
19Prisonnier politique en 1973 dans son pays avant de s’exiler à Cuba puis en Espagne et en France, Patricio Guzman, l’auteur de La Bataille du Chili (1973 et 1979), Le Cas Pinochet (2001) ou encore Salvador Allende (2004) est connu pour ses documentaires précis et personnels qui marquent son refus de laisser s’effacer la mémoire historique (l’un de ses films s’intitule La Mémoire obstinée) : celle de la dictature de Pinochet mais aussi celle, plus ancienne, des peuples précolombiens d’Amérique du sud. Il dévoile ici, dans une voix off à la première personne, une passion qu’il nourrit depuis l’enfance et partage avec des milliers de compatriotes : l’astronomie. En raison de la transparence du ciel et de l’absolue sécheresse qui y règne, le vaste désert de l’Atacama, au Chili, est un poste d’observation privilégié pour les astronomes, qui y ont installé les télescopes les plus puissants du monde. Si la majesté de l’appareil et du dôme qui l’abrite offre au film une ouverture à la Jules Verne, on comprend bientôt que ce n’est pas seulement la voie lactée que le cinéaste veut scruter mais aussi le sol et le sous-sol de ce lieu qui réunit plusieurs strates mémorielles : celles, d’abord, de la préhistoire, avec les fossiles de poissons visibles dans les anciens lits de rivières ; celle des bergers précolombiens qui ont laissé des gravures rupestres et subsistent à l’état de momies ; celle des mines du xixe siècle. Ces dernières ont partie liée avec une mémoire encore plus récente puisque les baraquements des mineurs ont servi de camps de concentration au régime de Pinochet dans les années 1970.
20En alternant une exploration du paysage et des archives et des entretiens avec un astronome, un archéologue, un ancien déporté et des veuves de la dictature, Guzman noue très fermement le lien entre les époques, entre la mémoire qui gît dans ce désert-tombeau et la recherche métaphysique qui, selon l’astronome, est tout autant l’affaire de la religion que de la science telle qu’il l’entend. Les propos de l’astronome expliquent le titre, Nostalgie de la lumière : tout ce qu’il peut observer est au passé, en raison de la vitesse de la lumière : les étoiles aperçues sont déjà mortes et la lumière du soleil nous parvient huit secondes après son émission. Fort de cette vérité scientifique, Guzman comprend l’astronomie comme une archéologie. Les femmes qui depuis des années, malgré leurs maigres chances, grattent la terre du désert avec de minuscules pelles à la recherche des corps déjà enterrés et déterrés de leurs proches assassinés sous Pinochet seraient donc, elles aussi, des archéologues. Se pose alors une question. Le film ne la formule pas directement mais il la laisse résonner dans la galaxie et dans les solitudes de l’Atacama : pourquoi le gouvernement actuel traite-t-il ces « archéologues » comme des folles, pourquoi n’alloue-t-il aucun moyen ou équipement à leur recherche alors que périodiquement, des restes humains sont en effet exhumés ? Il ne détourne pas le regard mais pour ainsi dire, il le lève, préférant investir dans l’observation astronomique que dans celle de l’histoire. A la fois métaphorique et émouvante, la démarche de Guzman embrasse peut-être trop pour étreindre pleinement tous les graves sujets qu’elle aborde, mais son ampleur visuelle et la qualité de ses témoignages, plus encore que de convaincre, émeuvent.
21Charlotte Garson
Un Homme qui crie, de Mahamat-Saleh Haroun, film franco-belge-tchadien (1 h 32), sortie le 29 septembre, Prix du Jury au Festival de Cannes 2010/Prix Robert Besson à la Mostra de Venise
22Adam, 55 ans, ancien champion de natation, est maître nageur dans un hôtel de luxe de N’Djamena, au Tchad. Lors du rachat de l’hôtel par des Chinois, il doit laisser le poste à son fils Abdel et devient portier – une situation qu’il vit comme une déchéance sociale. Dans le même temps, le gouvernement fait appel à la population pour soutenir le pays, menacé par des rebelles armés. Adam doit apporter sa contribution. Mais il n’a pas d’argent, il n’a que son fils…
23Le Tchad, en proie à une incessante guerre civile depuis son indépendance au début des années soixante, sert de toile de fond à un drame intime et universel : la rivalité entre un père et son fils.
24A la guerre s’ajoute la violence de la mondialisation, qui contribue à brouiller les repères. Le plan central – un lent travelling avant sur le regard éteint d’Adam, déclassé et écrasé de chaleur – est peut-être le plus beau de ce film atypique, frontal et dépouillé, parfois naïf et maladroit, mais qui ménage de jolis instants de tendresse et d’humour.
25Eveilleur de conscience sans être donneur de leçons, unique représentant de l’Afrique noire à Cannes cette année, Haroun reprend à raison les paroles du poète : « Gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse [4]… »
26Charlotte Renaud
Chantrapas, d’Otar Iosseliani, film franco-georgien (2 h 02), sortie le 22 septembre
27Un « chantrapas », dans la Russie de la fin du xixe siècle, était un bon à rien, exclu par la bonne société francophile de Saint-Petersbourg, qui décrétait de tel ou tel qu’il ne « chantera pas ». Le chantrapas du film d’Otar Iosseliani est Nicolas, jeune cinéaste dont les autorités russes censurent l’œuvre qu’ils considèrent non-conforme idéologiquement. Nicolas s’exile en France, où il espère trouver une plus grande liberté de ton, mais il se heurte encore à d’autres formes de censure, le pouvoir discrétionnaire de ses producteurs étant largement aussi puissant que celui des idéologues du régime russe.
28La fable n’est pas nouvelle, et on pourrait s’agacer de la dénonciation systématique de toutes les formes de censure, qui mettrait sur un même plan l’obligatoire conformité à des dogmes idéologiques arbitraires, et la prétendue rationalité économique, certes parfois aveugle ou même erronée, imposée par des producteurs. On retrouve pourtant dans Chantrapas ce qui fait le sel des précédents films de Iosseliani, et notamment des Favoris de la Lune et de La chasse aux papillons : un univers mélancolique et amusé, un sens de l’absurde et de la truculence, une joie de vivre gourmande que vient teinter d’angoisse fataliste la conscience de la vanité des destins. Possible cousin de l’Est d’un Jacques Tati, Iosseliani fait sourdre de ses films une poésie grave qui dit l’amour de la vie, et son absurdité. Cette poésie-là est à l’œuvre dans Chantrapas, sur un mode certes mineur.
29Antoine Bing
Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch, d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann, film allemand (1 h 29), sortie le 13 octobre
30Pour son dernier spectacle, en 2008, Pina Bausch avait décidé de reprendre Kontakthof, une pièce créée trente ans auparavant, de jeunes adolescents amateurs se substituant aux danseurs professionnels de la version originale. Le parti pris produit immédiatement des effets étonnants : ces jeunes gens qui n’ont pas forcément le physique, ni la ligne, de danseurs étoiles, encore moins leur sens de la discipline, apportent avec eux une ingénuité touchante, qui permet au film de rendre compte de ce moment mystérieux où quelque chose se crée, où un intérêt, un goût pour le spectacle (qui n’allaient a priori pas de soi) se font jour et débouchent sur des formes d’expression extrêmement naturelles et spontanées. Et talentueuses : l’amateurisme s’accompagne d’un sens très sûr de l’art et de la modernité. Les scènes de coulisses décrivent par ailleurs très joliment les hésitations des apprentis-danseurs, le mélange de vantardise et de timidité de ces jeunes gens encore en gestation. Il est peu étonnant dès lors que les chorégraphies sensuelles, osées, retiennent le plus l’attention dans la mesure où elles révèlent à merveille la sexualité encore hésitante de ces corps débutants. On peut seulement regretter le caractère inutilement explicatif et redondant de certains discours, et il faut bien reconnaître que les entretiens avec les élèves et les enseignants, qui s’intercalent entre deux répétitions, sont nettement moins passionnants. A cette réserve près, on a rarement vu un film qui parvienne à capter aussi bien la création artistique, en même temps que l’adolescence et l’éveil propre à cet âge.
31Nicolas Truffinet
Moi, la finance et le développement durable, de Jocelyne Lemaire Darnaud, documentaire français (1 h 34), sortie le 29 septembre
32Que fait l’argent quand il ne « dort » pas ? C’est ce qu’essaie de découvrir l’auteur de ce documentaire astucieux, qui s’intéresse à la circulation de l’argent et à la façon dont l’épargne prospère. On y découvre que la plupart des banques, des assurances et des grands investisseurs utilisent les ressources mises à leur disposition par les actionnaires et épargnants pour financer des projets dont ces derniers ignorent tout et qu’ils condamneraient sans doute s’ils en avaient connaissance, comme ces mines anti-personnelles cofinancées par la banque Axa. Le film nous fait aussi rencontrer ceux qui, au sein même de la grande nébuleuse financière, tentent de suivre une autre logique que celle de la stricte rentabilité afin de promouvoir une croissance socialement équitable et écologiquement tolérable. L’investissement responsable, mouvement amorcé par Sœur Nicole Reille en 1983 avec la création du premier fonds éthique français, a longtemps été considéré comme une folie ; il est aujourd’hui en plein essor. Certains intervenants soulignent cependant ses travers, en particulier le rôle ambigu des agences de notation. La réalisatrice fait alterner ces entretiens avec des scènes de la vie quotidienne d’une ménagère (elle-même). Ce dispositif, qui permet de mettre en valeur l’enquête aussi bien que ses résultats, a une vertu pédagogique évidente. La démonstration, parfois trop appuyée, reste ludique. Militant sans être simpliste, le film pointe du doigt la réalité qui se cache derrière les tours de passe-passe de la grande finance, figurés par les interventions régulières d’un magicien, pour que les spectateurs deviennent ce qu’ils devraient être : des acteurs à part entière.
33Charlotte Renaud
Le monde perdu, Les documentaires de Vittorio De Seta, Carlotta (1 DVD)
34Entre 1954 et 1959, un jeune cinéaste indépendant tourna des courts métrages documentaires consacrés à la vie traditionnelle en Italie du Sud. Son nom : Vittorio De Seta. Très restaurée par la cinémathèque de Bologne, baptisée rétrospectivement Le Monde perdu (balayée par ce qu’on a nommé hâtivement le progrès, la société décrite n’existe plus), cette série de dix films est désormais accessible. On y découvre un cinéma en liberté, un art du documentaire qui n’oppose pas prose et poésie mais les unit en une pensée rappelant l’art d’un Robert Flaherty, ce bâtisseur lyrique : délaissant les facilités du documentaire conventionnel (avec commentateur et prétention didactique), De Seta conçoit ses essais comme des pièces tour à tour musicales et picturales ; des formes rythmées, cadrées. Il pense par contraste, bâtit ses séquences en fonction d’une scansion, sculptant sons et lumières. Pour ces évocations des travaux des paysans de la terre et de la mer, le choix de la couleur renforce l’engagement plastique : un goût de la beauté sous-tend ces plans heureux même lorsqu’ils décrivent la rudesse de la vie antique. Caractéristique de son style est Iles de feu (9 minutes, 1954), qui fait rimer le flot tempétueux de la mer avec celui, plus lent mais aussi menaçant, de la lave en fusion coulant sur les pentes du volcan. Poème de l’eau et du feu, mariage impossible des éléments que la caméra observe avec passion. Si De Seta n’a pas l’acidité du Buñuel de Terre sans pain lorsqu’il filme les déshérités, il partage avec Flaherty la croyance dans la force du lien collectif, clef des sociétés prémodernes.
35Philippe Roger
L’éventail de Lady Windermere, Ernst Lubitsch (1925), Les éditions Montparnasse (1 DVD)
36Le cinéma toucha à l’absolu en sa période muette. Comme ce Lubitsch américain de 1925, adaptation d’Oscar Wilde qui se révèle pur chef-d’œuvre. L’éventail de Lady Windermere n’est pas un drame mondain de plus, dans l’Hollywood bouillonnant des années vingt, mais le constat éblouissant que la perfection peut être parfois de ce monde. Lubitsch prend un mélodrame qui entend fustiger la société victorienne (une mère ne peut révéler son existence à sa fille, qui la croit sa rivale) et il en fait sa chose, sa création ; il métamorphose l’or de Wilde en diamant. Intelligence du regard, qui oscille entre vu et non vu (et mène à des cadrages surprenants), sensualité de gestes à peine esquissés, jamais soulignés ; finesse d’une mise en scène qui atteint l’évidence par les biais les plus inattendus ; esprit ludique au service d’une pensée de la profondeur des sentiments et de la vérité des êtres. Le plus admirable est la façon dont le cinéaste s’empare d’un genre codé entre tous : le mélodrame, pour le réinventer jusqu’au paradoxe ; à l’égal d’un McCarey, Lubitsch colore de comédie les situations les plus tendues, et parvient même à renverser le dénouement en respectant sa logique : si la cruauté wildienne est respectée, Lubitsch réussit, en une réplique et une portière refermée, à changer le sens de l’épilogue, où les forces de vie retrouvent leur place de façon inespérée (la mère bannie happe son bonheur). Car l’inventivité lubitschienne n’a qu’un but ; son style, cet esprit du retournement qui est trouvaille d’une résolution, n’a qu’un sens : célébrer, envers et contre tout, le bonheur fugace d’être sur terre.
37Philippe Roger
Notes
-
[1]
« Life’s […] a tale/ […], full of sound and fury,/ Signifying nothing. »
-
[2]
« Quand tu fais un vœu sur une étoile, tes rêves deviennent réalité. »
-
[3]
On peut citer Le Livre de pierre (2004), largement autobiographique, et Petit dictionnaire chinois-anglais pour amants (2008), traduit en 20 langues. « Je finance mes films avec mes droits d’auteur » confie-t-elle.
-
[4]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.