Barceló, l’envers du décor. Miquel Barceló, Terra-Mare. Renseignement : www.avignon- barcelo.com. Jusqu’au 7 novembre, Palais des Papes, 04 90 27 50 00 et www.palais-des-papes.com. Ouvert tous les jours de 9 à 19 h (en nov. de 9 h 30 à 17 h 45). Collection Lambert, 5 rue Violette, Avignon, 04 90 16 56 20 et www.collectionlambert.com. Tous les jours de 11 à 18 h, Musée du Petit Palais, Place du Palais des Papes, 04 90 86 44 58 et www.petit-palais.org. Tous les jours sauf le mardi de 10 à 13 h et de 14 à 18 h
1Miquel Barceló, 53 ans, est un homme trapu qui dégage une énergie impressionnante. De l’énergie, il en fallait pour réaliser l’immense décor en terre cuite et les vitraux qui ont été inaugurés en 2007 dans la cathédrale de Palma de Majorque après plus de cinq ans de travail, ou le phénoménal plafond peint de la salle du Conseil des droits de l’homme et de l’alliance des civilisations au Palais des Nations de Genève où il a utilisé des pompes industrielles et projeté des tonnes de peinture qui créent l’impression d’une grotte multicolore au-dessus de la tête des délégués – un plafond de quarante mètres de diamètre dont l’audace a provoqué des polémiques dès sa livraison en 2008. Il en a aussi fallu pour réussir les trois expositions qui lui sont consacrées à Avignon, ses peintures et ses bronzes dans le beau bâtiment de la Collection Lambert, ses sculptures dans la chapelle du Palais des Papes et, avec une présentation de l’art gothique de Majorque, ses interventions au musée du Petit Palais.
2Barceló a grandi entre mer et montagne sur son île des Baléares. Il a très vite été projeté sur l’avant-scène internationale grâce au retour de la peinture dans les années 1980 et il ne l’a jamais quittée. Peintre, sculpteur, céramiste, il possède la grâce de la main qui fait naître les couleurs et les formes. « Tous les sujets sont déjà interprétés, dit-il. C’est ça qui est beau dans la peinture. Vous peignez un crâne de mort ou une pomme ; chaque sujet vous remet dans l’histoire de l’art, tout est peint. C’est bête de croire qu’on est les premiers à faire quelque chose. Seule la pensée est moderne. »
3Ses expositions ont été accueillies avec réserve par beaucoup de critiques qui ne se sont souvenus que du spectacle-performance créé sur une scène de terre glaise dans l’église des Célestins avec le chorégraphe Josef Nadj pendant le festival d’Avignon 2006, l’enfantement d’une œuvre sous des cataractes de matériaux, une confrontation fabuleuse entre les corps et la terre. Le Barceló de 2010 serait-il devenu trop sage, trop prévisible ? Il fait pourtant une démonstration convaincante, quoiqu’un peu dispersée dans ces trois musées, des pouvoirs de la peinture et de la sculpture ainsi que de leurs origines.
4Dans la chapelle du Palais des Papes, la teinte de ses sculptures en terre cuite et en plâtre se confond presque avec celle des murs de pierre. Pas d’explosions de couleurs comme celles que l’on peut voir à la Collection Lambert, de ces explosions qu’il aime et qu’il pratique avec jouissance dans ses très grandes toiles ; une discrétion qui est à la limite du retrait et de l’ascèse. Barceló a renoncé à la confrontation, à la lutte avec l’énormité de l’espace. Il s’y est glissé discrètement, à petits pas, comme un chat qui reste immobile pour attendre le moment de sauter sur sa proie, comme s’il lui fallait aller contre son inclination au débordement.
5Cette chapelle a une histoire qui se confond avec la sienne. Pas seulement l’histoire de la chrétienté et des fresques aujourd’hui effacées qui ont été peintes au xive siècle. C’est là qu’ont eu lieu les deux dernières grandes expositions de Picasso, la première en 1970, la seconde quelques mois après sa mort en 1972. « Picasso a toujours été important pour moi, dit Miquel Barceló. Quand j’ai pensé à l’accrochage des sculptures dans la chapelle du Palais des Papes, j’avais en mémoire les photos des expositions de Picasso au même endroit – j’ai vu les catalogues et le Paris Match de l’époque. Je me rappelle qu’en Espagne les gens se moquaient de cette peinture. Je vivais ça comme une insulte personnelle. Dans mon village, j’étais le seul à tenir Picasso en haute considération. Je trouvais ignoble qu’on le traite comme un vieux gâteux. Cela m’a marqué. »
6Au début des années 1970, en effet, les centaines de toiles peintes par un vieillard, les mousquetaires impuissants face à la jeunesse perdue, les corps de femmes jetés à grands traits rapides et dégoulinants, les figures mélancoliques d’enfants à peine esquissés et les autoportraits cadavériques avaient fait pousser des hauts-cris aux admirateurs de l’autre Picasso, l’ancien, le vrai, le virtuose. Aujourd’hui, l’erreur est en partie réparée. Ce Picasso ne choque plus, sinon ceux que toute son œuvre d’après les périodes bleue et rose choque. Mais pour Barceló, la blessure est encore brûlante. Car, explique-t-il, « ma génération a revendiqué le dernier Picasso comme du grand art dès les années 1980. Il reprenait l’histoire de la peinture. Il a ouvert la voie. » De nombreux artistes se sont engouffrés, ils ont repris les pinceaux. Souvent avec succès.
7Ce succès précoce pèse sur la réputation de Miquel Barceló, trop vite arrivé, trop libre des foucades du contemporain, trop peintre peut-être, trop ancré dans la tradition, trop près de Picasso, justement, qui ne serait plus une référence pour les jeunes artistes de l’installation et du numérique. Picasso, un monstre admirable, mais un monstre préhistorique ? Pour Barceló, il n’en est rien, car c’est aussi un peintre de la vue et du corps, de l’aisance devant la surface blanche. Mais Picasso peignait de face, à hauteur d’œil. Barceló renverse l’horizon.
8« Je fais partie d’une génération qui connaît la vue aérienne parce qu’elle prend souvent l’avion, dit-il. Picasso n’a presque jamais pris l’avion. Il a très peu vu le monde depuis l’air. Il voyageait beaucoup en voiture. Il aimait regarder le paysage qui défile ; il aimait la vitesse, le déplacement, mais à la même hauteur. J’ai fait beaucoup de plongée sous-marine. Quand je suis chez moi, j’en fais tous les jours. Il n’y a ni haut ni bas. A Avignon, j’expose un tableau qui est un fond marin infini. Il y a des oursins, il y a le mouvement des algues. Ces fonds-là sont comme le désert. Seul l’œil averti sait en reconnaître les signes. Peindre un tableau par terre, c’est le rapport du plongeur avec le fond de la mer. Parfois, je peins en apnée. J’ai travaillé au sol, au plafond ainsi qu’au mur, comme tout le monde. »
9Quand Barceló est venu voir la chapelle du Palais des Papes pour préparer son exposition, il savait qu’il ne pourrait plus planter de clous dans les murs – depuis les années 1970, l’idée que l’on se fait de la protection du patrimoine est devenue sourcilleuse. « Avec les photos des expositions de 1970 et 1972, explique-t-il, j’ai repéré les trous des expositions Picasso et je me suis dit : on a le début d’un accrochage. J’y ai planté mes propres clous : j’y ai mis des têtes, qui sont des œuvres très récentes et qui sortent des murs comme des gargouilles. Ce sont des briques ; je les ai travaillées dans un atelier de tuilerie de Majorque que j’ai acheté après qu’il avait fait faillite. A Majorque, ils ne savaient faire que des briques. Je me suis dit : faisons des briques, personne ne les fera mieux que nous. Compliquer, c’est facile, il faut savoir se débrouiller avec presque rien. »
10Barceló vit près de l’eau profonde de la Méditerranée dans sa ferme à Majorque. « J’ai grandi à la campagne, dit-il. Je vis avec des animaux. Je sais m’en occuper. J’ai des moutons, des chèvres, des cochons, des pigeons, des dindons, des oies, deux ou trois chiens, quelques centaines de bêtes que je reconnais toutes. Mes parents étaient paysans. J’avais un oncle républicain très pauvre qui vivait caché et qui élevait quelques chèvres pour vendre leur lait. Il était presque muet. Dans le village, il y avait des crottes de chèvres. Je les suivais pour aller chez lui. J’adorais boire le lait chaud. J’aime peindre et sculpter les animaux. Dans mon œuvre, l’homme n’a pas la place qu’il avait à la Renaissance. En art, les animaux sont souvent des figures sacrificielles, tout en bas de l’échelle. Dans les tableaux de Véronèse, il y a les nobles qui mangent, les grandes dames, les servantes qui sont bien habillées, les invités, les poètes et les musiciens, ensuite les nains, les Noirs et, bien après, les animaux. Je les ai montés en grade. »
11Il vit aussi dans un univers sec, chez les Dogons au Mali où il retrouve le presque rien, le regard qui sait nommer les formes. « J’ai besoin de contrastes, dit-il. Le Sahara est un choc énorme, c’est vital. Le paysage et les gens, la relation avec la vie, une autre vision. J’y vais depuis vingt ans. Je n’en reviens pas avec des œuvres exotiques, africanistes ou orientalistes, je déteste la relation coloniale au monde. Depuis le temps, les Maliens ont l’habitude de mes œuvres. Au début, ils les voyaient comme des taches. Mais ils sont très forts pour lire dans les taches. Ils savent repérer des images qui sont abstraites à nos yeux. Ils regardent beaucoup et ils nomment beaucoup. Certaines pierres sont des monuments, des pierres sacrées qui ont un nom. Près de chez moi, il y en a une qui s’appelle Amataba et qui protège ma maison. »
12Barceló a son atelier principal à Paris, dans une cour du quartier du Marais dont il conquiert les locaux l’un après l’autre depuis une vingtaine d’années. L’entrée se trouve au premier étage. Elle donne sur une salle avec bureaux et ordinateurs qui pourraient appartenir à une petite entreprise s’il n’y avait au mur et sur les tables des objets d’art et du mobilier qui portent la patte de l’artiste, un Giuseppe Penone, une petite copie ancienne d’un tableau de Ribera, un magnifique lustre en fil de fer… La suite, au-delà d’une vieille porte en bois, est un dédale, au moins huit pièces dans chacune desquelles il crée sans relâche, peignant, grattant, modelant, au milieu d’un désordre ordonné où l’on aimerait deviner des secrets.
13Dans la partie la plus récente, une cave où l’on tournait des films porno au cours des années 1970, il travaille à sa dernière sculpture, un ours énorme dressé sur ses pattes arrière qui déchire un tableau avec ses griffes. Le châssis est un vrai châssis. « Ce sera assez drôle en bronze parce qu’on verra une toile de peintre complètement en lambeaux », dit-il. Quand il peint, il laisse faire, il aime découvrir les formes qui surgissent de manière aléatoire, il se donne la possibilité de rater. « Soit je détruis, soit j’efface et je recommence, soit je plie, soit je brûle. Récemment, j’ai fumé des tableaux dans un four à céramique, comme des saumons. Il y a des choses cachées dans la peinture. Elles sont là, il suffit de les découvrir. Michel-Ange disait que la forme était à l’intérieur de ses blocs de marbre et qu’il suffisait de la faire apparaître à coups de ciseau. Dans la peinture, dans la matière, il y a toutes les formes. J’aime qu’elles soient là avant d’être nommées. Que des tomates apparaissent avant d’être nommées tomates. »
14Pour ses tableaux, il ne fait pas de dessins préparatoires. « Mais pour la sculpture, c’est indispensable, dit-il. Je réalise même des gravures avant de sculpter. La gravure a une existence plus forte que le dessin. C’est comme aller chez le notaire pour enregistrer le fait que cela va exister. Je ne fais jamais agrandir mes modèles en plâtre par des praticiens. J’ai essayé, tout était mort. J’aime garder la maîtrise, faire moi-même ; c’est un peu un travail de maçon. Pour cet ours, j’ai pensé aux sculptures naturalistes du xixe siècle, aux bêtes qui dévorent un agneau, ou aux sculptures de démonstration des musées d’histoire naturelle. J’aime bien ces arêtes, puis la toile, puis les griffes qui détruisent tout. Il y aura des trucs qui tombent par terre, des pinceaux. C’est une sculpture animalière, mais c’est aussi l’assassinat de la peinture. Venant de moi, c’est comique. »