Chien-Chi Chang/Magnum, 1998, Taiwan, Temple de Lung-Fa Tang, Malades mentaux.

Chien-Chi Chang/Magnum, 1998, Taiwan, Temple de Lung-Fa Tang, Malades mentaux.

1L’un tenant l’autre ou l’autre tenant l’un… Il s’agit non de forçats enchaînés photographiés au début du siècle dernier, mais de ce que la légende officielle présente comme des « malades mentaux ». Des fous, quoi, pour reprendre le langage populaire qui ne tourne pas autour du pot ni des mots. De plus, ils sont nos contemporains : ils ont été photographiés en 1998 à Taiwan, la Chine démocratique. Il doit exister, de l’autre côté, le même genre de personnages mais la Chine « populaire » n’aurait pas l’idée de les laisser poser ainsi. Comme un maître et son chien, car il y a bien un dominant, debout, un vague sourire aux lèvres. L’autre, semi-accroupi, se fait tout petit, soumis. Va-t-il aboyer ? Mais au fait, qui garde l’autre ? Qui est le plus fou des deux ? Ce sont là deux humains, saisis au vol, perdus dans notre univers. Deux parmi des milliards, nos semblables, nos frères. Le vague sourire s’explique : l’homme debout nous regarde le regarder et, intérieurement, il semble près de s’esclaffer. Il nous juge plus malades que lui, plus délirants, l’esprit plus « fêlé ». Vu ainsi, ce regard obsédant est une leçon terrible. Il nous toise, il nous domine, il nous enchaîne dans son discours intérieur. « C’est vous les fous, mes pauvres voyeurs et il faut bien l’être aussi pour nous photographier en train de nous moquer de vous. » Il veut dire : qui est maître de la raison ? Qui est détenteur de la sagesse ? Qui trace la frontière entre le délire et la réalité ? Qui tient le bon bout de la laisse ? Ainsi nous prenons-nous peut-être pour des non-malades en train de contempler des « malades mentaux ». Lui, sait que ce n’est ni vrai ni faux. Il sourit du tour qu’il nous joue. D’où le malaise, qui contraste avec son apparente aisance. Quant à l’autre, est-il accablé ou plié en quatre ? Rien d’autre sur ces deux hommes n’est connu. Ni âge, ni ce qu’ils sont devenus depuis douze ans. Ces dérangés nous dérangent.