1Les rapports entre l’art culinaire et l’art des sons sont nombreux, anciens et remarquables. La Bible n’associait-elle pas déjà le goût et l’écoute ? « Un sceau d’émeraude sur une monture d’or, tel est un air de musique sur un vin délicieux » (Sir 32, 6). Jusqu’au xxe siècle cependant, l’atelier du compositeur et les fourneaux du cuisinier ne s’affichaient guère ensemble. Il a fallu La Bonne Cuisine de Bernstein pour oser chanter des recettes de cuisine – française, évidemment –, et le ballet La revue de cuisine de Martinu pour faire danser Monsieur Casserole avec Madame Couvercle.
2S’il n’y a pas ici de musique de table pour son souper, le lecteur trouvera de quoi boire et manger : une bonne viande italienne, du vin germanique, du chocolat ou du café fort internationaux. Et de quoi méditer avec le dernier repas de Don Juan. Beaucoup de musique vocale et d’opéras dans cette dégustation : le texte assaisonne la musique à moins que celle-ci ne soit le condiment révélateur de celle-là. Question d’oralité et de mise en bouche sans doute. La gorge déployée façonne-t-elle le gosier en pente ?
3Les adeptes de la gastronomie moléculaire et de frites d’ananas lyophilisé sont renvoyés au tout récent Livre des illusions (Hommage à Ferran Adrià) de Mantovani (2009), dédié au chef catalan du restaurant El Bulli.
4Vincent Decleire
Tournedos Rossini
5Vincent Decleire
6Pauvre Meyerbeer ! Qui connaît ses discrets œufs sur le plat garnis de rognons de mouton grillés, nappés d’une sauce Périgueux ? Alors que le nom de son maître Rossini est associé à maints plats fastueux variant inlassablement le thème des truffes et du foie gras : œufs pochés, poulet, filets de sole… et le fameux tournedos.
7Cuits successivement dans la même poêle, une tranche de pain dorée au beurre sur laquelle trône un épais filet de bœuf surmonté d’une escalope de foie gras, le tout couronné de trois rondelles de truffes et servi avec les sucs de cuisson déglacés au madère : voilà ce mélange de textures et de saveurs alliant le craquant, le tendre, le fondant, le puissant et l’onctueux, – le tournedos Rossini, emblématique d’un certain art musical de l’association, du mélange et du contraste. Casimir Moisson, chef de la Maison Dorée, en aurait proposé la recette au maestro et, gêné pour l’essayer en salle, aurait tourné le dos aux invités. Mais la musique de Rossini n’est-elle pas aussi pleine de pirouettes et de volte-face ?
8En musique ou en cuisine, la qualité des ingrédients est toujours primordiale. Rossini aimait la mélodie. A quinze ans, il apprit la musique en recopiant la ligne vocale des opéras de Mozart et il eut toujours le souci de tirer le meilleur profit de la voix de ses chanteurs. Wagner était pour lui sans mélodie, comme un turbot à l’allemande sans poisson : « bonne sauce, mais pas de turbot ». Rossini affectionnait la couleur pure des instruments, la flûte ou le cor anglais dans l’ouverture de Guillaume Tell par exemple, la trompette que jouait son père ou le cor que lui-même pratiquait… Mais ce gourmet appréciait surtout les saveurs des produits du terroir, de l’huile de Buti, de la truffe d’Ascoli, des chapons de Bologne, de la moutarde de Crémone, de la charcuterie de Modène, sans oublier les sardines du Golfe de Gascogne et beaucoup d’autres. Aussi ses pièces de salon pour piano évoqueront délicatement, dans Quatre mendiants et quatre hors d’œuvre, radis, anchois, cornichons et beurre, puis figues séchées, amandes, raisins et noisettes. Ou, plus prosaïquement, Ouf ! Les petits pois. A la réflexion, si les ouvertures et les finales des opéras de Rossini sont si soignés partant si célèbres, c’est sans doute en leurs qualités d’entrées et de desserts…
9L’admirateur fidèle d’Antonin Carême était aussi soucieux de bien gérer le temps et l’intérêt musical pour éviter l’ennui que de trouver le juste temps de cuisson pour gratiner ses gros macaronis farcis au foie gras. L’air célèbre « Di tanti palpiti » dans Tancredi est surnommé l’Aria del risi car il fut écrit, selon la légende, durant les quelques minutes que dure la cuisson al dente du riz en Lombardie.
10L’ami de James de Rothschild recevait parfois quelques barriques de Château Lafite, Premier Grand Cru depuis 1855. Il excellait à marier les mets et les vins, à une époque où un madère pouvait accompagner les charcuteries, un bordeaux les fritures et un champagne les rôtis. Alors que les fausses pèlerines du Comte Ory vident joyeusement la réserve du château de la belle Adèle, on ne vit jamais Rossini ivre ni même éméché. Quel sentiment d’ivresse cependant dans le grand, l’étourdissant crescendo rossinien, où un même motif revient sans cesse, s’amplifie, enflamme les sens, exacerbe les nerfs et finit par submerger de plaisir avant de laisser dans une frustration proche de la débandade ! Ah, il faut réécouter l’air de la calomnie de Basile ou la cavatine de Figaro Largo al factotum dans Il Barbiere di Siviglia.
11Il Signor Crescendo était ainsi fait, pour son bonheur et son malheur : « Je cherche des motifs mais ne viennent à l’esprit que pâtés, truffes et autres choses semblables » ! Il n’est donc pas étonnant que la fin de sa vie fut consacrée à la gastronomie et vouée à la digestion : « Manger et aimer, chanter et digérer sont les 4 grands actes de l’opéra bouffe qui a pour titre la vie. » Il était devenu lui-même le Calife Papatacci (= « Bouffe et tais-toi ») de L’Italiana in Algeria. Une Petite valse à l’huile de ricin témoigne que le système digestif fut mis à rude épreuve. Le voyage à Reims écrit pour le couronnement de Charles X s’arrêtait déjà symboliquement dans une auberge à la station thermale de Plombières…
12Sa dernière grande œuvre est la Petite Messe solennelle, de 1864, créée en deux parties avec dîner à l’entracte, pour laquelle il demande douze chanteurs comme les apôtres à la Dernière Cène : « Seigneur, rassure-toi, j’affirme qu’il n’y aura pas de Judas à mon Déjeuner et que les miens chanteront juste […] cette petite composition qui est, hélas !, le dernier péché mortel de ma vieillesse. » Déjà en 1832, le Stabat Mater devait sans doute autant au Lacryma Christi du très compréhensif archidiacre de Madrid, don Varela, qu’à un sincère souhait de pénitence…
L’ivresse
13Brice Leboucq
14« Tant que par le vin elles ont la tête échauffée, fais préparer une grande fête » exige Don Giovanni de Leporello, son valet. Mozart et son librettiste Da Ponte n’ont guère à pousser loin l’imagination pour associer le vin et la musique dans l’échauffement des têtes… On pourrait même dire que cette association paraît naturelle tant l’un et l’autre semblent parfois se confondre en un seul effet puissant et désirable, l’ivresse. Et l’on pourrait ici tirer les parallèles synesthésiques qui relient le vin et la musique en écoutant les effets de l’ivresse.
15Une chaleur qui monte, apaisante, réconfortante. Un mouvement imperceptible et profond débloque un à un des verrous intérieurs, ces minuscules tours d’écrou douloureux ou ignorés, nerveux et musculaires, qui assujettissaient notre corps dans sa quotidienne incarcération. Relâchés, libérés, une souplesse nouvelle réchauffe nos articulations et réveille nos fibres. Notre corps nous appartient alors davantage, « maître de soi jusqu’au bout des doigts » dans l’espace somatique, et jouissant de l’éveil juste dans la perception des séquences temporelles, pour un Présent habité sans relâche. Etre enfin rendu à soi-même, pour le mouvement ou pour la méditation.
16Le vin psychotrope déjoue notre perception du temps comme le fait la musique primitive, celle de toutes les origines humaines, fusion des individus dans un tournoiement collectif, dont les inlassables répétitions, mélopées psalmodiées, scandées, domptent un temps réitéré, comme bouclé sur lui-même. Et là enfin la musique nous libère du temps rectiligne, chronométrique, cet inexorable curseur tiré vers notre fin. L’ivresse impulse ce mouvement circulaire aux corps, qui s’accordent dans le jeu des complémentaires au sein de la communauté tribale.
17Les hommes ont toujours renouvelé les joies de cette ivresse, çà et là dotée d’attributs locaux – instruments ethniques ou électroniques, modalités sociales, règles du jeu – mais la recette du cocktail reste la même : un rythme régulier, bien marqué par ses temps forts et faibles pour faciliter l’insertion des corps dans la répétition, et une structure mélodico-harmonique sans surprise, facilement prévisible par l’auditeur pour ne pas perturber l’illusion de l’identique. Si les nightclubs pulsent des danses techno efficaces à cet égard pour nos jeunes contemporains, le xixe siècle avait trouvé avec Johann Strauss fils le parfait maître de cérémonie : son opus Wein, Weib, Gesang (Aimer, boire et chanter) a fait valser d’innombrables couples dans une parfaite simulation d’éternité.
Heureux celui qui, chaque jour,Se grise de vin et d’amour,Et, par une chanson,De sa joie emplit la maison !
19Mais c’est sur l’autre versant de l’ivresse, celui de la méditation, que le vin peut rejoindre la musique en poésie, transport et volupté, pour y tracer les ascensions – ou les immersions – les plus vertigineuses.
20Alban Berg (1885-1935) [1] pourrait en être le guide avec son aria de concert Le Vin, pour mezzo-soprano et orchestre, célébrant trois poèmes [2] de Baudelaire tirés des Fleurs du Mal. Les sonorités de cabaret de ce dernier, très lent, nous enivrent de douceur amère.
[…] Les sons d’une musique énervante et câline,Semblable au cri lointain de l’humaine douleur,Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,Les baumes pénétrants que ta panse fécondeGarde au cœur altéré du poète pieux […]
22Mais l’ivresse la plus philosophique – la plus universelle aussi – est sans doute celle que Gustav Mahler (1860-1911) mit en musique dans Le Chant de la Terre [3], d’après des poèmes chinois de Li Po et alii, qui résonne comme un extatique et ironique chant d’adieu au monde. Suspensions du mouvement, béances dans le discours musical, apesanteurs rythmiques, les Lieder s’enchaînent en célébrant le vin et la nostalgie d’un temps sans retour. « Jouer du luth et boire du vin sont deux choses qui vont bien ensemble » chante le premier lied, La chanson du chagrin, auquel le cinquième intitulé Der Trunkene im Frühling (Un jour de printemps, les sentiments du poète au sortir de l’ivresse) pourrait répondre, laissant entendre comme un goût du néant, déguster une étrange jubilation sans entrain ni illusion, contempler un linceul de gravité jeté sur le printemps :
[…] Et quand je ne puis plus chanter,Je dors encore un peu,Ah ! que m’importe le printemps ?Le vin me charme mieux !
24Vin et musique flattent trois sens – le goût, l’odorat et l’ouïe – également impropres ou rebelles à l’expression verbale des sensations, comme si l’enracinement profond des affects qui y sont liés provenait des régions cérébrales de la reconnaissance et du plaisir, bien antérieures à la supérieure faculté humaine de la parole. Si le talent des poètes nous restitue le cadre, les circonstances de l’ivresse et la profondeur des sentiments qu’elle révèle, les mots peinent pourtant à décrire l’impétuosité de l’expérience sensorielle.
25D’où la nécessaire poésie dont font preuve les relations verbales de dégustation. Les arômes peuvent ainsi être évalués selon leur intensité et l’harmonie du nez, être identifiés par analogies – garrigue, camphre, pierre à fusil, fumée, foin coupé, goudron, bois brûlé, cuir, venaison… L’analyse gustative distingue l’attaque, le milieu, la finale, et parle de la longueur du vin en bouche, très longue, voire même infinie pour des crus exceptionnels. Les qualificatifs œnologiques retenus pour décrire la brillance du vin – chatoyant, étincelant, éclatant, lumineux, terne, mat – ne résonnent-ils pas des éclats familiers d’un orchestre ? Et d’où peut-être, réciproquement, la merveilleuse fusion synesthésique des joies du vin avec l’ivresse de la musique.
Café, chocolat
26Elizabeth Giuliani
27Madame de Sévigné se méfiait de ces nouveaux breuvages. Avec le chocolat, « n’avons-nous pas peur de nous brûler le sang ? Tous ces effets miraculeux ne vous cacheront-ils point quelque embrasement ? » ; du café, « La force que vous croyez qu’[il] vous donne n’est qu’un faux bien », écrivait-elle à sa fille.
28Café et chocolat tiennent longtemps de leurs origines exotiques les traits de l’extraordinaire. Presque des drogues qui excitent les sens et, comme en témoigne l’infatigable Casanova, accompagnent les rites de la séduction.
29Les maisons de cafés ouvrent dans tous les centres urbains de l’Europe. A Paris ils s’installent dans le quartier du Palais Royal, celui où siège l’Opéra. La dégustation s’accompagne de discussions politiques ou philosophiques, de parties de cartes ou d’échecs et de musique. Un siècle plus tard, sur les grands boulevards parmi les théâtres, se multiplieront les cafés-concerts.
30Des musiciens, comme bien des « intellectuels », assurent la réputation de ces liqueurs. Haendel se faisait chaque matin servir le chocolat au lit par son domestique qui le trouvait ému de son travail de la nuit. Un moment de plaisir pour Mozart, c’est d’avoir « demandé à Joseph d’appeler Primus [Joseph Deiner, Primus par opposition à Joseph II, tenait une auberge Kärtnerstrasse] pour qu’il aille me chercher du café que j’ai bu en fumant une merveilleuse pipe de tabac ; puis j’ai instrumenté tout le Rondo pour Stadler [rien moins que le 3e mouvement du concerto pour clarinette]… » (à sa femme Constance, 7 et 8 octobre 1791). Beethoven commençait sa journée en écrasant lui-même 60 grains de café. Schubert inaugurait lui aussi dès six heures du matin sa séance quotidienne de travail par un café. Le gourmand Rossini était reconnu comme un frère en cafémanie par Honoré de Balzac en personne. Liszt, après les avoir subjuguées de sa virtuosité, était vampirisé par ses admiratrices qui se disputaient le marc du café laissé au fond de sa tasse. Le surnom de Daniel, le fils qu’il eut de Marie d’Agout, était Choca tant il appréciait le mélange alors en vogue de ces deux substances.
31Le café, le chocolat contribuent à marquer un statut social « en progrès » ; ils aident aussi à soutenir une intense activité. Dans leurs œuvres les compositeurs en appellent à ces boissons. L’un des artisans majeurs de la cantate française, forme développée sous la Régence pour régaler les salons aristocratiques, Nicolas Bernier en consacre une au café. Son beau-père, Marin Marais, compose La saillie du café, sonate en trio faite pour accompagner le dîner du Roi à Versailles, qui prodigue à l’oreille l’agitation de la caféine par l’allant de son tempo et la répétitivité de son rythme.
32Une flûte volage accommode l’éloge du café que Bach confie à une lumineuse voix de soprano. « Ah ! j’aime le café si doux/Beaucoup plus que mille baisers » exulte sa Cantate BWV 211, écrite pour quelque séance musicale au Café Zimmermann, temple de l’art et de la civilité à Leipzig. Une jeune fille y manifeste son indépendance face à la rigueur paternelle en revendiquant à part égale pour combler ses désirs, du café et un homme. Cinquante-cinq ans plus tard, Mozart dans Cosi fan tutte, autre ouvrage sur le genre féminin, fait saliver la soubrette Despina à l’odeur du chocolat qu’elle va servir à ses deux maîtresses et exprimer son autonomie par un doigt profanateur de la « collation » patronale.
33Ce café que propose Don Giovanni, ce chocolat que vante Leporello, sont donc les apéritifs du désir.
34Le prétexte d’un chocolat pour s’affirmer face à des maîtres ou à des soupirants devient ainsi une figure obligée de l’opera buffa : depuis le livret de Métastase, L’Impresario delle Canarie, mis en musique par plusieurs compositeurs napolitains comme Domenico Sarro ou Leonardo Leo, jusqu’à La Servante maîtresse de Pergolèse.
35L’addiction se poursuit. Vers 1820, Carl Gottlieb Hering construit un canon sur un thème constitué des six notes de C-A-F-F-E-E (do, la, fa, fa, mi, mi) aux parfums d’Arabie. Tchaïkovsky dans le ballet Casse Noisette, associe la figure du chocolat à la fougue d’une danse espagnole au Royaume des douceurs, tandis que les langueurs orientales d’une danse arabe y célèbrent le café. Nous sommes en 1891 et ces boissons, quoiqu’ici associées au monde sucré de l’enfance, escortent toujours les charmes de l’ivresse.
36Au xxe siècle, on retrouve le chocolat en emblème de l’Ancien-Régime, et Richard Strauss le convoque dans le boudoir de ses héroïnes d’antan : la Maréchale du Chevalier à la Rose ou la Comtesse de Capriccio. Le café a perdu, lui, sa réputation fastueuse pour apparaître dans l’estaminet d’Armentières que fréquentent Les Soldats (Zimmermann) qui de leurs tasses et cuillères marquent comme d’une batterie des inflexions jazz à leur danse.
37Arnold Schönberg (Von heute auf morgen, créé à Francfort en 1930) fait se réconcilier le mari, la femme, l’amie et le ténor, qui ont passé la nuit à mener ou subir une querelle conjugale bourgeoise [4], devant le café allongé d’un breakfast. Et si Maurice Ravel a choisi le thé et ses accents extrême-orientaux pour relever les sortilèges de l’Enfant, son pot et sa tasse à café sont encore rutilants dans sa maison de Montfort-L’Amaury. Sa collaboratrice sur l’ouvrage, Colette, plaçait le chocolat dans une conception gourmande du monde. « Je laissai ma mère tirer de l’oubli les morts qu’elle aimait, et je restai rêveusement suspendue à un parfum, à une image suscités : l’odeur du chocolat en briques molles, la fleur creuse éclose sous les pattes du chat errant. [5] »
Don Giovanni, un appétit barbare
38Emmanuelle Giuliani
39De la première scène à la formidable confrontation entre le libertin et la statue du Commandeur, l’opéra de Mozart est traversé d’allusions au boire et au manger, écho de l’addiction sexuelle de Don Giovanni. Ecoutons-les… par le menu.
« Manger mal et mal dormir »
41L’action s’ouvre sur le valet bougon en faction. Tandis que son maître s’attaque à une nouvelle proie féminine, Leporello, dans la tonalité de fa souvent attachée aux personnages « bouffes », maugrée. Parmi ses revendications, un meilleur gîte et un meilleur couvert… métaphores évidentes de son propre désir : jouir comme son employeur de bonnes fortunes galantes.
« Il me semble sentir une odeur de femme
Quel odorat parfait ! »
43Comme il le ferait d’un mets appétissant avant de passer à table, Don Giovanni « sent » la femme avant de la dévorer. Hélas pour lui, il tombera sur celle qu’il cherchait justement à éviter : Elvire, l’épouse abandonnée.
« Ordonne qu’ils aient du chocolat, du café, des vins et des jambons »
45A plusieurs reprises, Don Giovanni cherche à apprivoiser ses victimes par des libéralités alimentaires, notamment les gens du peuple (Zerline et Masetto) que des nectars encore rares peuvent appâter. Toutes ses tentatives de séduction passent par des invitations à boire et à manger. On retrouve le même motif dans les scènes XVII (« Et à tous en abondance, faites donner de grands rafraîchissements ») et XX de ce même acte (« Eh ! du café, du chocolat, des sorbets, des dragées. »)…
« Tant que par le vin elles ont la tête échauffée »
47Dans l’air dit « du Champagne », Da Ponte le librettiste associe le sexe au vin tandis que Mozart le musicien, par des chromatismes annonciateurs de la scène de damnation et déjà entendus dans l’ouverture, marie, lui, le sexe à la mort. La fuite en avant de cet air quasi-mécanique n’est autre qu’une course à l’abîme.
48A la fin de l’acte I, la grande scène de réjouissances sucrées et bien arrosées a tourné à la confusion. Don Giovanni et Leporello acculés réussissent à échapper à leurs hôtes devenus justiciers. L’acte II reprendra le dispositif dramatique et symbolique du repas, avec, maintenant, une dimension métaphysique.
« Laisser les femmes ! Sais-tu que pour moi, elles sont plus nécessaires que le pain que je mange… »
50Le séducteur impénitent repart derechef à la poursuite d’une nouvelle conquête. Dans une sérénade suave, accompagnée par la délicieuse mandoline et les cordes en pizzicato, il lui déclarera son amour en une formule stéréotypée mais pourtant irrésistible : « Toi dont la bouche est plus douce que le miel » (Don Giovanni, Acte II, scène III).
« Dis-lui que ce soir, je l’attends pour souper avec moi »
52Devant la statue du Commandeur qu’il a tué au début de l’opéra, le libertin franchit un nouveau degré dans la provocation. Il convie sa victime à dîner, dans un geste de bravoure pourtant minée par une frayeur cachée que seule la musique laisse deviner. Mozart dramatise le texte (plusieurs fois réitéré) par un jeu inquiétant de ruptures de tonalités, propres à déstabiliser l’auditeur à l’instar des protagonistes.
« Déjà la table est prête… »
54Le final de l’opéra est entièrement voué à l’ultime souper de Don Giovanni, avant que « le diable ne l’avale d’un seul trait », comme l’expliquera Leporello à la toute fin de l’œuvre. Comme un divertissant prélude au drame que déclenchera l’apparition grandiose du Commandeur, Mozart offre à son public un festin de plaisantes allusions à l’équipe qui, à Prague en 1787, est en train de créer son chef-d’œuvre. « L’éloge de “l’excellent cuisinier” était un clin d’œil au claveciniste Kucharz (cuisinier en langue tchèque) présent dans l’orchestre, de même que l’adjectif “saporito” (savoureux) jouait sur le nom de madame Saporiti, la Donna Anna du théâtre de Prague », explique notamment Michel Noiray, le commentateur remarquable de l’Avant-Scène Opéra [6]. La nourriture envahit jusqu’à la musique elle-même, Leporello s’évertuant à chanter, la bouche pleine du faisan qu’il a dérobé au plat de son maître !
55Sadique, Don Giovanni accueille les suprêmes exhortations à la repentance formulées par Elvire par une invitation quasiment obscène à partager son repas. Avec le « change (ta vie) » de sa miséricordieuse épouse, il fait outrageusement rimer un « mange » proprement écœurant.
56A tant de bassesse, le Commandeur vient mettre un terme.
« Don Giovanni, tu m’as invité à souper avec toi et je suis venu »
58Sidéré, mais refusant de s’avouer vaincu, Don Giovanni exige aussitôt de son valet qu’il ajoute un couvert pour cet hôte d’outre-tombe. Ce dernier récuse un repas d’une si vile matérialité : « Il ne goûte pas aux nourritures terrestres celui qui goûte aux nourritures célestes. » A son tour le Commandeur convie Don Giovanni à un souper, d’une tout autre nature. Celui qui n’a cessé de dévorer se trouve lui-même déchiqueté par des mâchoires infernales « qui lacèrent l’âme et agitent les viscères ». La fin de Don Giovanni est un engloutissement que la musique prodigieuse, maintes fois entendue et toujours surprenante, exalte avec un génie inégalé. Sans doute inégalable.
Notes
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[1]
Qui avait d’ailleurs réalisé en 1921 la transcription pour quatuor à cordes et piano du succès de J. Strauss, Wein, Weib, Gesang.
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[2]
Respectivement L’âme du vin, Le vin des amants, Le vin du solitaire.
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[3]
Das Lied von der Erde (1908-1909), suite de six Lieder pour ténor et orchestre symphonique d’après des poèmes de Li Po, Meng Haoran, Wang Wei et Qian Qi, traduits et adaptés par Hans Bethge.
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[4]
Le texte du livret est de sa femme.
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[5]
La Maison de Claudine.
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[6]
N° 172, juillet-août 1996.