CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Aux yeux de la foi chrétienne, le judaïsme ne sera jamais une religion comme les autres. « Scrutant le mystère de l’Eglise, le concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham. L’Eglise du Christ, en effet, reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moïse et les prophètes » (Nostra ætate 4). On sait qu’en s’exprimant de la sorte, le concile Vatican II a voulu encourager, après des siècles d’incompréhension et de mépris, la connaissance mutuelle entre juifs et chrétiens, par les études bibliques et théologiques, ainsi que par le dialogue fraternel.

2Où en est-on aujourd’hui ? Certes il y a eu en ce domaine d’indéniables et irréversibles avancées. La lutte contre l’antisémitisme et la critique de l’enseignement ecclésial du mépris à l’égard du peuple juif ont été déterminantes en amont du concile, de Jules Isaac à Jean XXIII, en passant par Léon Bloy, Charles Journet, Jacques Maritain et la conférence de Seeligsberg. Paradoxalement, le xxe siècle a été celui des plus grandes atrocités et des plus significatives avancées, celui de la Shoah et de Vatican II. Mais on ne saurait cacher que de nouveaux nuages obscurcissent aujourd’hui l’horizon et que le devoir de Résistance chrétienne à l’antisémitisme que prônait Henri de Lubac est encore d’actualité [1], tant il est vrai que, tel le bacille de la peste à la fin de l’ouvrage de Camus, l’antisémitisme peut demeurer très longtemps caché dans les plis d’un tissu, dans le calme d’une armoire, avant de se réveiller un jour ou l’autre [2] !

3La visite de Benoît XVI à la synagogue de Rome le 17 janvier 2010 a voulu confirmer le dialogue entre juifs et chrétiens, « rendre plus solides les liens qui nous unissent et continuer à parcourir ensemble le chemin de la réconciliation et de la fraternité ». Mais cette visite, pour importante et significative qu’elle fût, ne se situait plus dans le contexte exaltant de celle effectuée par Jean Paul II le 13 avril 1986, quelques mois avant la journée d’Assise. Aujourd’hui, l’atmosphère est quelque peu tendue et incertaine, marquée notamment par l’affaire du négationnisme de Mgr Williamson, par les questions concernant le présumé « silence » de Pie XII et par les craintes que suscitent quelques interrogations récentes sur l’interprétation de Vatican II [3]. Par ailleurs, le monde juif se trouve lui aussi aux prises avec de délicats et douloureux questionnements portant sur le devenir de l’Etat d’Israël, sur sa relation parfois tendue avec la diaspora et sur le dramatique enlisement du conflit israélo-palestinien. De façons différentes mais toutes deux suggestives, Shlomo Sand et Esther Benbassa s’en sont fait récemment l’écho [4].

4Devant l’ampleur des questions à traiter, les quelques réflexions qui suivent ne s’assignent qu’un but très modeste, à partir du constat suivant : alors que la nécessité d’une prise de position chrétienne sur le judaïsme après le drame de la Shoah a entraîné l’assemblée conciliaire de Vatican II au-delà de son projet initial, jusque vers une ouverture au dialogue avec les religions du monde, il se pourrait que le mouvement inverse puisse être aujourd’hui porteur de promesses. En effet, la réalité des relations interreligieuses, avec leurs avancées et leurs difficultés, rend possible un nouveau regard sur la teneur et la portée théologiques de la relation spécifique entre juifs et chrétiens.

Le chemin parcouru

5Notre situation actuelle est le fruit d’un sursaut. Pendant des siècles, une apologétique chrétienne avait apporté sa caution aux mouvements récurrents, fussent-ils d’origine païenne, de haine et de persécution à l’égard du peuple juif. Les soubresauts de l’histoire ont parfois ébranlé cette conscience trop tranquille, sans jamais toutefois la remettre fondamentalement en cause. Aucun document du magistère catholique n’a exprimé de jugement doctrinal sur la relation de l’Eglise avec le peuple juif, alors que, comme le notait Bernard Dupuy, « tant d’occasions eussent été propices, que ce soit à Nicée lors de la fixation de la date de Pâques indépendamment des computs juifs ou, en plein Moyen Age, lors des sanctions disciplinaires contre les juifs prises pendant le deuxième concile du Latran » [5]. La seule intervention significative reste la condamnation de Marcion par l’Eglise de Rome en l’an 144 !

6On connaît les propos durs et violents de saint Jean Chrysostome et les théories plus ou moins scabreuses de saint Ambroise et de saint Augustin à l’égard de la communauté juive. Et ce sera pire encore sous la plume de Luther et dans maintes mesures prises par la papauté à l’époque de la Contre-Réforme [6] ! A la fin du xixe siècle, une partie non négligeable de l’opinion catholique a partagé, voire encouragé, l’antisémitisme ambiant au moment de l’affaire Dreyfus. C’est alors que le sursaut a commencé, lentement, difficilement, mais résolument. Charles Péguy en fut l’un des premiers acteurs, et l’on sait que son influence a été grande sur Jules Isaac et sur Jacques Maritain, lui-même d’abord tenté par le patriotisme et la critique du libéralisme théologique prônés par l’Action Française. A partir de là, deux étapes jalonnent le chemin parcouru au cours du xxe siècle : d’abord, la lutte contre l’antisémitisme, ensuite, l’approfondissement des liens qui unissent spirituellement les juifs et les chrétiens.

7La lutte contre l’antisémitisme – A l’égard du judaïsme, l’Eglise semble avoir été habitée par deux sentiments contradictoires : le triomphalisme d’une part, au sens où l’abaissement, la servitude et l’humiliation du peuple juif étaient considérés comme une preuve de sa victoire ; l’inquiétude d’autre part, vis-à-vis d’une différence perçue comme tenace, irréductible et finalement dangereuse. Bien des écrits des Pères de l’Eglise trahissent cette ambivalence. Il n’est pas étonnant que le crypto-marcionisme, avec son refus de l’Ancien Testament, son rejet du Dieu des juifs et son souci d’épurer la foi chrétienne de toutes les « contaminations » provenant du judaïsme, ait rongé de l’intérieur et pour longtemps la relation judéo-chrétienne. Le regain d’intérêt pour Marcion soulevé par les travaux d’Adolf von Harnack à l’aube du xxe siècle en Allemagne fut l’un des signes avant-coureurs de ce qui devait bientôt se déployer sous la forme du « christianisme allemand », dont Emmanuel Hirsch et Ludwig Müller furent les principaux artisans [7].

8Très vite, des voix s’élevèrent pour dénoncer cette nouvelle dérive et organiser une résistance spirituelle, théologique et politique dont Otto Dibelius, Karl Barth, Martin Niemöller et bien sûr Dietrich Bonhoeffer furent parmi les principales figures du côté protestant, avec notamment le synode confessant de Barmen en mai 1934. En France, c’est le relatif mais pesant silence de la hiérarchie catholique, surtout après la promulgation en octobre 1940 des « Statuts des Juifs » par le gouvernement de Vichy, qui entraîna l’organisation d’une résistance intellectuelle avec la fondation à Lyon en 1941, des Cahiers du témoignage chrétien. On sait avec quelle détermination Henri de Lubac, qui avait écrit le 25 avril 1941 une remarquable Lettre à mes Supérieurs mettant en garde contre le péril de l’antisémitisme nazi, a coopéré à cette initiative, avec entre autres Pierre Chaillet et Yves de Montcheuil [8]. C’est notamment par l’intermédiaire de Jules Monchanin, celui-là même qui devait ensuite partir en Inde, que de Lubac était entré en contact avec le Foyer judéo-catholique créé à Paris en 1936 et aux activités duquel Monchanin participait [9]. Cette proximité avec les milieux travaillant à l’approfondissement des relations entre juifs et chrétiens a très tôt donné à de Lubac une perception aiguë du niveau théologique et spirituel auquel il convenait de situer la réaction à l’idéologie nazie.

9De son côté, le magistère de l’Eglise catholique s’était exprimé contre l’antisémitisme dès le 25 mars 1928 par un décret du Saint Office. Il y eut ensuite (le 14 mars 1937) l’encyclique de Pie XI, Mit brennender Sorge, et l’on connaît les fameuses paroles adressées par ce pape à des visiteurs belges le 6 septembre 1938 : « l’antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des sémites ». On connaît aussi l’engagement en faveur des juifs de Pie XII, fin connaisseur de la situation en Allemagne, et les questions redoutables auxquelles dut faire face la diplomatie vaticane qu’il dirigeait [10].

10On remarquera toutefois, par contraste avec le type de réflexion mené par de Lubac ou par Charles Journet, que ni Pie XI (pourtant très vite alerté par une lettre d’Edith Stein en avril 1933) ni Pie XII (même pendant les treize années de son pontificat après 1945), bien qu’ils aient tous deux pris nettement position, et à plusieurs reprises, contre le nazisme et l’antisémitisme, ne se sont clairement exprimés sur le lien fondamental qui « relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham ». Ce n’est qu’avec Jean XXIII et le concile Vatican II que le magistère de l’Eglise catholique, prenant officiellement la mesure des conséquences d’un antisémitisme poussé à l’extrême par l’idéologie nazie, en viendra à reconnaître et à tenter de corriger l’enseignement du mépris qu’il avait trop longtemps contribué à diffuser.

11Les liens qui nous unissent – Avant même le concile, la « Conférence internationale extraordinaire pour combattre l’antisémitisme » qui s’est tenue du 30 juillet au 5 août 1947 à Seeligsberg, avait fait un pas décisif dans cette direction. Convoquée à l’initiative de Pierre Visseur, elle doit beaucoup aux travaux de Jules Isaac [11]. A partir des propositions qu’il formulait à la fin de son ouvrage Jésus et Israël, Isaac apporta une contribution déterminante aux fameux Dix points de Seeligsberg qui devaient servir de charte à l’Amitié judéo-chrétienne. Dès 1949, Isaac fut reçu par Pie XII puis, le dimanche 19 juin 1960, par Jean XXIII. Cette dernière entrevue constitue une balise importante sur le chemin qui va de la conférence de Seeligsberg à la future déclaration du concile Vatican II sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes.

12Il serait certes trop long de retracer ici les méandres que suivit l’élaboration difficile de la déclaration conciliaire Nostra ætate, promulguée le 28 octobre 1965, qui donna aux relations judéo-chrétiennes une impulsion inédite et décisive [12]. Certes, de nombreuses difficultés n’ont pas manqué de s’élever, que ce soit pendant les travaux du Concile ou au cours des années qui suivirent. Le plus important pour notre propos est de relever que c’est à cause de ce travail sur le judaïsme, en quelque sorte « imposé » par Jean XXIII à l’assemblée conciliaire, que celle-ci s’est peu à peu décidée à tenter de formuler, élargissant son propos, les fondements d’une attitude dialogale et coopérative de l’Eglise avec les religions non chrétiennes. Présentant cette déclaration dans l’aula conciliaire le 18 novembre 1964, le cardinal Bea pouvait affirmer :

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A cette Déclaration on peut appliquer l’image biblique du grain de sénevé. Au début, en effet, il ne s’agissait que d’une courte déclaration sur l’attitude des chrétiens à l’égard du peuple juif. Avec le temps, et surtout grâce aux interventions conciliaires, ce grain est presque devenu un arbre, dans lequel désormais beaucoup d’oiseaux trouvent leur nid, je veux dire dans lequel toutes les religions non chrétiennes ont maintenant leur place, au moins d’une certaine manière.

14Toutefois, concernant les relations judéo-chrétiennes, le concile n’avait fait qu’indiquer la route à suivre. Il fallut des années de patient travail, des gestes symboliques forts et des textes de plus en plus affinés, pour que les deux communautés puissent aborder les sujets les plus délicats [13]. Le 30 décembre 1993, un « Accord fondamental » fut signé entre le Saint Siège et l’Etat d’Israël [14]. Le 30 septembre 1997 fut prononcée à Drancy une déclaration de repentance des Evêques de France, reconnaissant que « devant l’ampleur du drame et le caractère inouï du crime, trop de pasteurs de l’Eglise ont, par leur silence, offensé l’Eglise elle-même et sa mission ». Néanmoins, malgré ces actes audacieux, le chemin sera sans doute encore long, tant il est vrai qu’entre les deux communautés se sont installés, au cours des siècles, autant d’ignorance que de fascination, autant de peur que de mépris, qui gênent encore aujourd’hui l’établissement d’un dialogue serein. La déclaration juive « Dabru Emet » sur les chrétiens et le christianisme, signée par 173 personnalités juives et publiée aux Etats-Unis le 10 septembre 2000, pourra servir de point de référence pour les années à venir, ainsi que, plus récemment, les « Douze points de Berlin », rédigés par le Conseil international des chrétiens et juifs en juillet 2009, en écho aux « Dix points de Seeligsberg ».

15Ainsi, malgré les lourdeurs du passé, le xxe siècle a ouvert des chemins inédits, même s’il est vrai que semble demeurer une asymétrie : l’Eglise a besoin de penser théologiquement son lien avec le judaïsme pour se comprendre elle-même, ce qui n’est pas le cas du judaïsme. Toutefois, on observe aujourd’hui une certaine évolution du regard juif sur Jésus et sur le christianisme [15] comme le laissent entrevoir les travaux remarquables de Dan Jaffé [16]. Cette évolution tend à montrer que le véritable enjeu, qui concerne tout autant les juifs que les chrétiens, n’est pas seulement celui d’une meilleure connaissance mutuelle : il s’agit de la perception par chaque communauté de la vocation qui est la sienne et dont chacune découvre peu à peu qu’elle ne peut la comprendre qu’en acceptant de ne l’avoir reçue qu’en partage avec l’autre et non de manière exclusive. L’œuvre de Colette Kessler témoigne, du côté du judaïsme, de la fécondité d’une telle approche [17]. Du côté chrétien, la réflexion sur la vocation et l’identité de l’Eglise s’est trouvée stimulée par l’expérience de la rencontre interreligieuse qui s’est considérablement développée à partir des dernières décennies du xxe siècle, dans l’élan de Nostra ætate. Cette expérience pourrait-elle servir de base à un renouvellement des relations entre juifs et chrétiens ? C’est l’hypothèse que je voudrais brièvement explorer.

Perspectives de recherche

16Le célèbre discours de Jean Paul II à Mayence en 1980 distingue deux dimensions dans le dialogue entre juifs et chrétiens :

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La première dimension de ce dialogue, à savoir la rencontre entre le peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance, qui n’a jamais été dénoncée (cf. Rm 11, 29), et celui de la Nouvelle Alliance, est en même temps un dialogue interne à notre Eglise, pour ainsi dire entre la première et la deuxième partie de sa Bible. Une seconde dimension de notre dialogue est la rencontre entre les Eglises chrétiennes d’aujourd’hui et le peuple actuel de l’alliance conclue avec Moïse. Il importe que les chrétiens […] apprennent quelles lignes fondamentales sont essentielles pour la réalité religieuse vécue par les juifs, selon leur propre compréhension[18].

18Du point de vue de la théologie catholique, ce double travail est en cours [19]. Intégrer dans une herméneutique chrétienne du Nouveau Testament les avancées récentes de la recherche historique et archéologique sur le contexte du judaïsme de l’époque reste une tâche nécessaire, mais qui n’est plus suffisante : ce qui est requis, c’est une réflexion théologique sur la relation entre le christianisme et le judaïsme tel que celui-ci existe aujourd’hui, porteur d’une longue réflexion mystique et théologique, élaborée depuis deux millénaires sur la base de l’œuvre talmudique. Tout en développant la particularité irréductible de la relation judéo-chrétienne, cette nouvelle étape théologique gagnera sans doute à être élaborée en interaction avec la recherche contemporaine, plus générale, en théologie des relations interreligieuses, et cela dans les deux sens.

19D’un côté, le dialogue judéo-chrétien, parce qu’il invite à penser le sens théologique de la différence, peut permettre de démasquer certaines ambiguïtés d’un dialogue interreligieux qui céderait trop facilement aux sirènes d’une tolérance uniformisante. D’un autre côté, l’expérience de la rencontre interreligieuse peut permettre à une théologie de la relation judéo-chrétienne d’approfondir le mystère de l’unité différenciée de l’œuvre de Dieu, sous la forme d’un appel à mettre en partage les dons que chacun (juif, chrétien et « autre ») a reçus en propre au service de la Promesse faite en Abraham à toute la famille humaine.

20La différence en partage – Tout au long de son histoire, le peuple juif a dû développer un sens aigu de sa différence, source de bien des tribulations, mais aussi une force de vie et une capacité de résistance étonnantes. Non seulement il fut l’un des seuls peuples dont le Dieu ne pouvait être assimilé dans le panthéon romain, mais il demeura ensuite, dans une chrétienté régulièrement tentée de l’éliminer radicalement, le seul témoin intérieur d’une altérité religieuse. Et lorsque disparut cette chrétienté au profit d’une modernité naissante, le peuple juif qui vivait en Europe, sortant peu à peu du ghetto qui l’avait à la fois exclu et protégé, devint le promoteur des idées nouvelles d’émancipation qui suscitèrent l’Aufklärung, puis le veilleur inquiet face à cette autre forme de domination qu’est l’assimilation lorsque celle-ci, sous couvert de tolérance, s’efforce d’effacer les différences au profit de la pensée dominante. Hannah Arendt, en perspicace historienne de l’antisémitisme, raconte comment, dans le Paris de la fin du xixe siècle, on accueillait courtoisement certains juifs cultivés au sein des cercles intellectuels, en leur faisant cet étonnant compliment qu’on ne remarquait plus du tout leur origine !

21Aujourd’hui, alors que la pluralité religieuse impose à chaque religion d’avoir à repenser la pertinence de sa prétention à l’universalité et que se fait jour une certaine idéologie de la tolérance qui risque de confondre consensus et uniformité, l’expérience juive de la dialectique entre émancipation et assimilation reste d’une grande actualité. Il n’est sans doute pas inutile de méditer ces lignes prophétiques écrites en 1783 par Moses Mendelssohn à l’adresse des chrétiens :

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On vous dit que la réunion des confessions est la voie la plus rapide pour l’amour et la tolérance (Duldung) fraternels que charitablement vous désirez passionnément. […] Gardez-vous, amis des hommes, d’écouter de telles opinions sans l’examen le plus exact. Elles sont peut-être des pièges que le fanatisme devenu impuissant pose à la liberté de conscience. […] Partout où cette illusion générale devrait atteindre son but, je crains que l’on ne veuille avant tout enfermer de nouveau l’esprit affranchi de l’homme. […] Alors ne créons pas d’harmonie là où la diversité est manifestement le plan et le but ultime de la providence. […] Pourquoi nous rendre méconnaissables par des mascarades dans les affaires les plus importantes de la vie, puisque Dieu n’a pas marqué en vain chacun de ses propres traits du visage ?[20]

23Etonnant avertissement qui, avant Rosenzweig et Lévinas, mettait en valeur l’éminente dignité de la différence et situait la vérité théologique au niveau de la relation éthique, à hauteur de visage ! La relation judéo-chrétienne, parce qu’elle empêche l’une et l’autre tradition de décliner son identité sans inclure dans cette définition une altérité, soit en tant que racine plus ou moins assumée, soit en tant que fruit plus ou moins reconnu, constitue un fondement indispensable pour toute recherche théologique sur « le sens divin de ce qui humainement nous sépare ».

24Méditant à partir de sa fréquentation de l’islam en Algérie, Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, s’interrogeait : « Et si la différence prenait son sens dans la révélation que Dieu nous fait de ce qu’il est ? Rien ne saurait empêcher de la concevoir comme la foi elle-même, c’est-à-dire comme un don de Dieu. » [21] Prolongeant l’intuition lubacienne de « l’extension du dogme de la communion des saints » [22], de Chergé attirait l’attention sur l’étrange relation d’interdépendance qui se fait jour dans l’unité différenciée de l’histoire du salut. Sur l’horizon eschatologique de la Promesse, tous les peuples ont part à la mission que le Père a confiée au Fils et à l’Esprit. Dans l’expérience de la rencontre interreligieuse, malgré ses difficultés et parfois ses ambiguïtés, l’Eglise trouve aujourd’hui une occasion inédite et exigeante d’éprouver que l’exode vers l’autre, loin de la détourner du Royaume, lui fait découvrir à la fois la place indispensable de ces « autres » dans l’histoire du salut et l’importance de sa propre vocation, comme expression sacramentelle d’une Promesse qui tout à la fois la dépasse et la requiert. Dès lors, cette expérience peut aider les chrétiens à regarder le judaïsme autrement, en essayant d’abord de le recevoir tel qu’il se comprend lui-même aujourd’hui, à travers la relecture qu’il fait de son histoire et de sa vocation. Elle peut aussi les inviter à chercher, à partir de cette meilleure connaissance de ce que le judaïsme est à leurs propres yeux, quels sont les liens spirituels qui les unissent à lui.

25Est-ce à dire que le Premier Testament ne conduit pas nécessairement à la reconnaissance de Jésus comme le Christ et que l’on peut être fidèle à l’Alliance sans devenir disciple du Christ ? [23] « La foi chrétienne, si on lui laisse son exigence intérieure et sa dignité, est-elle apte, non seulement à tolérer le judaïsme mais, bien plus, à l’accepter dans sa mission historique ? » [24] Redoutables questions, que se doit cependant d’affronter une théologie qui renonce à considérer la permanence d’Israël comme une anomalie dérangeante de l’histoire et qui ne cherche plus dans les catégories de « substitution » ou d’« accomplissement » les seules façons d’exprimer le rapport entre l’Eglise et la Synagogue. Si la foi chrétienne confesse que le Christ est l’accomplissement des Ecritures, elle ne saurait en déduire que le christianisme est l’accomplissement du judaïsme ! Car ce qui nous unit, juifs et chrétiens, ce que nous vivons dans le secret des cœurs ou dans l’expression de nos liturgies, est radicalement plus important que ce qui nous sépare. Le dialogue patient et exigeant que nous sommes appelés à édifier à partir de nos fidélités respectives à des normes de foi différentes fait lui-même partie de ce que nous confessons comme « histoire du salut ». Il nous rend en quelque sorte responsables de la qualité de la réponse de l’autre à l’appel de Dieu qu’il a reçu en propre. Les différences demeurent, mais elles sont mises en partage, dans une interpellation réciproque qui est une émulation au sens où l’entrevoyait déjà saint Paul entre les juifs et les païens dans l’Epître aux Romains.

26Sur cette base, de nouvelles pistes peuvent s’ouvrir pour la recherche théologique. Je n’en indique que trois, sur lesquelles des travaux ont déjà été entrepris. Une première concerne le rapport entre les Pères de l’Eglise et les Sages d’Israël, c’est-à-dire entre, d’une part, le travail considérable d’herméneutique biblique entrepris par la littérature patristique des premiers siècles chrétiens et, d’autre part, l’incroyable vitalité spirituelle avec laquelle le peuple juif sut transformer les catastrophes du ier siècle (avec ses deux dates fatidiques de 70 et 135) en socle d’une nouvelle construction herméneutique, le Talmud, capable de maintenir l’identité juive et de lui faire porter du fruit, fût-ce dans les pires situations d’exil, de dispersion et de persécution.

27Une deuxième piste concerne le travail des deux traditions sur le lien entre foi et raison, que ce soit dans l’environnement mésopotamien de l’époque des califes abassides, lorsque des liens se nouèrent entre le judaïsme, le christianisme et l’islam, en quête de nouvelles formulations de leurs fois à la faveur de la philosophie aristotélicienne, ou que ce soit un peu plus tard dans l’environnement andalou d’où émergea l’immense travail de Maïmonide, remarquable synthèse entre aristotélisme et judaïsme, qui influença si profondément la pensée chrétienne du Moyen Age [25].

28Une troisième perspective de recherche concerne enfin la relation entre les deux traditions religieuses et la modernité européenne, qu’elles ont grandement contribué à façonner. Bien sûr il y a la haskala ou Aufklärung juive, dont Mendelssohn fut l’initiateur, mais il faudrait aussi tenir compte des mouvements messianiques qui marquèrent le judaïsme et l’Europe, en particulier celui de Sabbataï Zevi au xviie siècle. Il faudrait également prendre en compte l’importance de la mystique juive dans la pensée européenne, de la kabbale du Zohar (1300) aux travaux de l’école de Safed, mystique qui eut un grand retentissement dans la pensée chrétienne, de la Renaissance jusqu’à l’idéalisme allemand, en particulier Schelling [26], et jusqu’au renouveau spirituel du hassidisme, dont Martin Buber s’est fait le relais au début du xxe siècle.

29Que ce soit sur la question herméneutique de l’interprétation des Ecritures, sur celle épistémologique du lien entre foi et raison, ou encore sur la question philosophique du rapport entre la modernité et les religions, on pressent que l’élan actuel d’une théologie cherchant à penser la foi dans un contexte marqué tout autant par la sécularisation des sociétés que par la rencontre des religions, peut entraîner de sérieuses avancées dans l’étude des relations spécifiques entre judaïsme et christianisme.

30« L’essence de la vérité est d’être en partage », aimait à dire Franz Rosenzweig ! Ainsi, depuis que l’Eglise s’est résolument engagée dans le dialogue interreligieux, ses relations avec le judaïsme ne sont plus tout à fait comme avant : c’est ce qu’ont cherché à exprimer les quelques perspectives de recherche esquissées dans la seconde partie de notre propos. Penser dans un même mouvement l’indéniable unité de la famille humaine et l’étonnante expérience d’une différence donnée en partage, c’est-à-dire à la fois en signe d’incomplétude et en appel au dialogue : telle est l’une des tâches les plus passionnantes de la théologie aujourd’hui !

31« Entre le buisson ardent du Sinaï et le silence du Calvaire, la vive flamme de la foi trace le sillon d’étincelles où les théologies indéfiniment passeront », écrivait jadis Stanislas Breton [27]. A la faveur de l’expérience du dialogue interreligieux, il semble qu’une nouvelle étape de ce sillon d’étincelles s’ouvre aujourd’hui devant nous, juifs et chrétiens, pour peu que, scrutant ensemble « le sens divin de ce qui humainement nous sépare » nous acceptions de partager notre espérance sous « l’éclair de la rencontre ».

Notes

  • [1]
    L’ouvrage de 1988 a été republié avec d’autres textes dans le volume XXXIV des Œuvres complètes sous le titre Résistance chrétienne au nazisme, Cerf, 2006.
  • [2]
    En témoigne de façon inquiétante le petit livre de Michel Wieviorka, L’antisémitisme est-il de retour ?, Larousse, 2008.
  • [3]
    Voir les contributions d’Armand Abécassis, « Une béatification controversée » et de Liliane Apotheker, « C’est par le silence que nous nous sentons mis à l’écart » dans la revue Sens n° 347 (avril 2010), p. 288-290 et 291-292.
  • [4]
    Cf. Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, Flammarion, 2010 ; Esther Benbassa, Etre juif après Gaza, CNRS Editions, 2009. Voir également le texte présenté au Parlement européen en mai 2010 par le groupe « JCall » (« European Jewish Call For Reason »), n’hésitant pas à adopter une position critique par rapport à la politique de l’Etat d’Israël dans le conflit israélo-palesti- nien.
  • [5]
    Bernard Dupuy, « La reconnaissance chrétienne du judaïsme. Horizons nouveaux », Recherches de science religieuse 66/4 (1978), p. 623-636 ; ici p. 625-626.
  • [6]
    Cf. Paul Demann, « Juifs et chrétiens à travers les siècles », Lumière et vie 37 (1958), p. 91-110.
  • [7]
    Cf. l’étude très éclairante de Bernard Reymond, Une Eglise à croix gammée ? Le protestantisme allemand au début du régime nazi (1932-1935), Lausanne, Editions L’Age d’Homme, 1980.
  • [8]
    Cf. Henri de Lubac, Résistance chrétienne au nazisme, op. cit., p. 109-122.
  • [9]
    Deux conférences de Monchanin avaient marqué les esprits : celle donnée dans le cadre de la Semaine de l’unité, en janvier 1936, sous le titre « Quand Israël aime Dieu » (titre repris du volume éponyme de Jean de Menasce sur le hassidisme), puis celle donnée au printemps de la même année au stand des Missions de la Foire de Lyon, intitulée « Le Problème juif et le drame qui menace l’Europe ». Cf. Françoise Jacquin, « L’Abbé Monchanin, précurseur du dialogue judéo-chrétien », Revue d’histoire de l’Eglise de France, n° 204, 1994, p. 85-101.
  • [10]
    En témoigne cette lettre secrète envoyée par Pie XII le 30 août 1943 à Mgr von Preysing, alors archevêque de Berlin, qu’il avait bien connu à Munich et avec lequel il entretenait une fréquente correspondance : « Nous laissons aux pasteurs en fonction sur place le soin d’apprécier si, et en quelle mesure, le danger de représailles et de pressions, ainsi que peut-être d’autres circonstances dues à la longueur et à la psychologie de la guerre, conseillent la réserve – malgré les raisons qu’il y aurait d’intervenir – afin d’éviter des maux plus grands. C’est l’un des motifs pour lesquels nous-mêmes, nous nous imposons des limites dans nos déclarations. L’expérience que nous avons faite en 1942, en laissant reproduire librement, à l’usage des fidèles, des documents pontificaux, justifie notre attitude, dans la mesure où Nous pouvons le voir. » d’éviter des maux plus grands. C’est l’un des motifs pour lesquels nous-mêmes, nous nous imposons des limites dans nos déclarations. L’expérience que nous avons faite en 1942, en laissant reproduire librement, à l’usage des fidèles, des documents pontificaux, justifie notre attitude, dans la mesure où Nous pouvons le voir. »
  • [11]
    Cf. Jules Isaac. Actes du colloque de Rennes 1977, Hachette, 1979.
  • [12]
    On pourra se reporter à la présentation qu’en fait Georges Cottier, « L’historique de la Déclaration », dans Vatican II. Les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes, Le Cerf, « Unam Sanctam » 61, 1966, p. 37-78. Voir également, du même auteur et dans le même ouvrage, le commentaire du paragraphe 4 de la Déclaration, sous le titre : « La religion juive », p. 237-273.
  • [13]
    On trouvera l’ensemble de ces textes dans l’ouvrage de Jean Dujardin, L’Eglise catholique et le peuple juif. Un autre regard, Calmann-Lévy, 2003.
  • [14]
    Vingt ans plus tôt, un document préparé par le Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme et publié le 16 avril 1973 sous l’autorité de la Conférence des évêques de France, avait eu le courage d’aborder ce thème difficile avec clarté.
  • [15]
    Cf. le texte de synthèse élaboré par la Commission doctrinale du rabbinat français en 1973 sous le titre : « Le christianisme dans la théologie juive ». Voir également : Armand Abecassis, « Un regard juif sur le christianisme aujourd’hui », Théo-logiques 11/1-2 (2003), p. 261-270.
  • [16]
    Voir, entre autres ouvrages : Jésus sous la plume des historiens juifs au xxe siècle, Cerf, 2010.
  • [17]
    Cf. Colette Kessler, L’éclair de la rencontre. Juifs et chrétiens : ensemble, témoins de Dieu, Parole et Silence, 2004.
  • [18]
    La Documentation catholique, n° 1798, 21 décembre 1980.
  • [19]
    On pourra utilement consulter, à titre programmatique, les articles de Geneviève Comeau, « Le dialogue théologique entre juifs et chrétiens : questions d’avenir », Théologiques 11/1-2 (2003), p. 321-343 ; Clemens Thoma, Théologie chrétienne du judaïsme. Pour une histoire réconciliée des juifs et des chrétiens, Parole et Silence, 2005 ; Jean Dujardin, « Dialogue avec le judaïsme et dialogue interreligieux selon Nostra ætate », dans Etienne Michelin et Antoine Guggenheim (dir.), Vatican II. La sacramentalité de l’Eglise et le Royaume, Parole et Silence, 2008, p. 175-189.
  • [20]
    Moses Mendelssohn, Jérusalem, Les Presses d’aujourd’hui, 1982, p. 184-188.
  • [21]
    Christian de Chergé, L’invincible espérance, Bayard Editions, 1997, p. 112.
  • [22]
    Cf. Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Cerf, « Unam Sanctam » 3, 1941 (deuxième édition), p. 173.
  • [23]
    Cf. Geneviève Comeau, Juifs et chrétiens. Le nouveau dialogue, Editions de l’Atelier, 2001, p. 131.
  • [24]
    Cf. Joseph Ratzinger, « Israël, l’Eglise et le monde. Leurs relations et leurs missions », dans L’unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions, Saint Maur, Parole et Silence, 1999, p. 13-39.
  • [25]
    Cf. Gilbert Dahan, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen-Age, Cerf, 1990. Voir Egalement : Julius Guttmann, Histoire des philosophies juives. De l’époque biblique à Franz Rosenzweig, NRF Gallimard, 1994 [1964].
  • [26]
    Cf. Jürgen Habermas, « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs » [1961], Profils philosophiques et politiques, Gallimard, 1974, p. 51-86.
  • [27]
    Stanislas Breton, Ecriture et Révélation, Cerf, Cogitatio Fidei 97, 1979, p. 170.
Français

Résumé

Le concile Vatican II a encouragé, après des siècles d’incompréhension et de mépris, la connaissance mutuelle entre juifs et chrétiens. Aujourd’hui, l’atmosphère est quelque peu tendue, marquée par l’affaire du négationnisme de Mgr Williamson, les interrogations concernant le « silence » présumé de Pie XII et le douloureux questionnement portant sur le devenir de l’Etat d’Israël.

Jean-Marc Aveline
Directeur de L’Institut catholique de la Méditerranée.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2010
https://doi.org/10.3917/etu.4134.0355
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