1Qu’est-ce donc, pour le droit, que l’humain, l’Homme, l’Humanité, l’espèce humaine ? Le droit est fait par les hommes et pour les hommes, mais quelle conception s’en fait-il ? Dès lors que l’on écarte l’idée d’une essence, l’humain semble échapper à sa saisie par le droit, donc à son institutionnalisation, et à un statut en tant que tel, qui supposerait une définition apte à rendre compte de la diversité des êtres humains. Comme nous l’apprend Alain Supiot, le droit est une technique dont la fonction n’est pas technique, puisque « sa fonction lui confère une place singulière dans le monde des techniques : celle d’une technique d’humanisation de la technique » [1]. Si les juristes ne peuvent se désintéresser de cette fonction, au motif que celle-ci relèverait exclusivement du politique, encore faudrait-il savoir en quoi consiste l’humanisation, et comprendre pourquoi et comment les hommes sont les acteurs de leur propre déshumanisation [2]. Que peut alors dire le droit de l’Homme et de quelle part de nous-mêmes faut-il nous protéger ? Comment prendre la distance nécessaire pour poser des règles et des procédures par lesquelles l’humain pourra juger, juridiquement, de l’inhumain en l’homme ?
Définir juridiquement l’humain : une tentation impossible
2Définir l’être humain à partir de la réalité du phénomène humain dont les composantes (corporelles, biologiques, sexuées, psychiques, psychologiques, langagières, relationnelles, sociales, etc.) sont nombreuses et parfois désaccordées, est une entreprise impossible si l’on veut éviter le réductionnisme propre à toute définition. Cette entreprise est également dangereuse, car, en définissant, on choisit des caractères et on en exclut d’autres, si bien que toute définition de l’humain risque d’être discriminatoire et de laisser en chemin des êtres humains hors de la classification établie pour eux. Il n’est pas non plus concevable de distinguer différentes catégories d’êtres humains, comme on le fait pour les animaux, selon l’utilité ou les dangers qu’ils présentent pour nous (animaux de compagnie, animaux domestiques de production alimentaire, animaux nuisibles, espèces animales en danger de disparition, animaux de cirque ou de zoos, etc.), chaque catégorie appelant un régime juridique spécifique en raison de la finalité qu’on attribue aux espèces animales. Or on doit poser comme un postulat que si les humains ont des vocations, l’être humain n’a pas d’autre ultime finalité, socialement assignable, que lui-même. Pourtant le droit ne fonctionne pas sans représentation construite du réel à des fins normatives. Car catégoriser en droit signifie qualifier : la taxinomie juridique n’est ni neutre, ni scientifique, elle implique la détermination d’un régime juridique propre à la chose ainsi saisie dans la qualification juridique. Or le régime juridique dépend de considérations politiques, économiques ou sociales, voire, selon les cas, religieuses ou laïques, qui ont leur source dans des systèmes institutionnels auxquels les humains sont soumis par la volonté réelle ou fictive d’autres humains, non identifiables en vérité, formant autant de mythes fondateurs du corps social ou d’idéologies dominantes qui font loi pour tous (la royauté de droit divin, le contrat social, le libéralisme économique, les droits de l’homme, etc.). Par conséquent, les êtres humains n’entrent pas comme tels dans une catégorie juridique particulière. C’est une force mais aussi une faiblesse : par exemple, l’entrée dans le Code civil à la suite des lois de bioéthique, en 1994, puis dans le Code pénal en 2004, de « l’espèce humaine » [3] à l’intégrité de laquelle il est interdit de porter atteinte et qui se trouve protégée par des « crimes contre l’espèce humaine » (eugénisme, clonage reproductif), est si nouvelle qu’elle ne correspond à aucune catégorie préexistante ; elle est par suite fragile et peut disparaître de la législation aussi vite qu’elle y est arrivée. D’ailleurs ces crimes sont eux-mêmes bien difficiles à caractériser puisque l’on ne sait pas comment définir « l’organisation d’une pratique eugénique » en régime libéral, ni même en quoi le clonage reproductif serait si différent du clonage non reproductif.
3S’il n’y a pas de définition de l’humain, le droit connaît à l’évidence des rapports entre les hommes qu’il régit selon des représentations, constantes ou provisoires, de ce que veulent les hommes, de ce qu’ils font, de leur intention, de l’utilité de leurs actions et des intérêts qui les guident. Tantôt l’exaltation d’un type idéal a valeur de modèle : le bon père de famille, l’homme libre et rationnel calculant ses intérêts et étant le meilleur juge de ceux-ci, mais aussi l’homme vulnérable qu’il faut protéger de lui-même ou d’autrui, ainsi que l’atteste la variété des crimes et délits. Au contact de la réalité humaine à laquelle les tribunaux ont à faire, on aperçoit l’immense panoplie des êtres humains, des pervers aux naïfs, des rusés aux ignorants, des victimes et des fautifs ou présumés tels, etc. Mais à ce melting pot psychologique et moral, il faudrait ajouter différentes caractéristiques sociales, les nationaux et les étrangers, les hommes et les femmes, les époux et les célibataires, les ouvriers et les dirigeants. Il n’est pas possible de dégager une catégorie unique et uniforme d’êtres humains, quand bien même il existe une diversité du phénomène humain au sein de l’universalité du genre humain. L’objectif est toujours de discipliner la violence, négatrice de l’altérité, là où s’exercent des pouvoirs, donc des rapports de domination et de soumission correspondante. Le principe d’égalité civile n’empêche pas que les relations humaines soient souvent asymétriques, chaque individu ou groupe d’individus n’occupant pas la même place dans l’espace social. Or le droit peut être considéré d’abord comme l’art d’instituer et de régler des rapports entre les hommes ou entre les hommes et les choses. De ces rapports découlent des droits et des devoirs, subjectifs et objectifs, dont le respect et l’exécution campent le citoyen et dont la méconnaissance ou la transgression sont autant d’atteintes à autrui ou à la société dans son ensemble. Dans cette optique, l’humain est un « fait », une donnée, dont le droit, à l’évidence, tient compte dans l’établissement des catégories ou qualifications qui concernent ces rapports autant que les individus qui les vivent (le contrat, la propriété, les biens, la responsabilité, civile, pénale, administrative, l’Etat, etc., les sous-catégories étant fortement démultipliées). Ce sont ces catégories-là qui, en droit civil du moins, définissent, en raison de leur objet et de leur fonction, les limites des droits et des obligations, donc des pouvoirs que les uns exercent sur les autres, les critères de l’abus de droit comme de l’excès de pouvoir étant l’expression de la limite entre le licite et l’illicite, les garants tout à la fois des liens et de la liberté. Ces relations sont en partie commandées par le statut civil imposé (ce sont les mentions portées dans l’acte de naissance) qui fixe l’identité personnelle, mais aussi par les statuts professionnels qui définissent des fonctions sociales ; toutes ces données juridiques qui caractérisent les personnes, assurent leur différenciation dans l’espace social et préservent la société de la confusion des rôles et des pouvoirs. Pourtant, ce droit des personnes ne réussit pas à éliminer le questionnement sur l’humanité en soi.
L’humanité, un concept juridique nouveau, indéterminé ?
4L’époque contemporaine a relancé de façon à la fois tragique et inflationniste la nécessité de prendre en compte l’humanité des humains afin d’en faire respecter la nature quasi transcendante, après qu’ont été commis, puis reconnus, puis sanctionnés les « crimes contre l’humanité » auxquels le Code pénal a donné, en 1992 seulement, à la suite des définitions dégagées par les tribunaux, des définitions spécifiques justiciables de régimes juridiques et de sanctions également spécifiques. Ces crimes les plus graves ont été déclarés « imprescriptibles » avant même d’être définis de manière non circonstancielle. La première définition des « crimes contre l’humanité » est issue du jugement des criminels nazis par le Tribunal militaire international créé, dans ce but, à Nüremberg par les Alliés en 1945. L’humain en droit se définirait alors par opposition à l’inhumain, encore que l’inhumain soit le fait des hommes seulement. Des efforts sont accomplis en ce sens, mais c’est désormais l’affaire du droit pénal international. Les références à « l’humanitaire » et les organisations qui le prennent en charge se multiplient selon un droit qui reste vague, idéaliste et parfois en conflit avec les Etats ; mais le droit dit humanitaire est bien souvent un palliatif visant à combler les lacunes et les défaillances du droit commun international. Les références aux droits l’homme sont également monnaie courante sans que l’on sache pour autant qui est l’homme des droits de l’homme, lequel varie selon les différentes catégories de droits de l’homme, ni même comment donner une effectivité suffisante à ces droits au risque de créer une masse de frustrés.
5La notion d’humanité est en cours de construction dans des domaines particuliers, mais c’est une notion qui se détermine moins par une positivité de ce qui serait le propre de l’homme que par une qualification des atteintes particulières qui lui sont portées individuellement ou collectivement, donc par une détermination négative. Qu’est-ce qui de l’humain est détruit dans ces crimes ou dans les atteintes à la dignité humaine, qui n’est ni la vie, ni l’honneur, ni la liberté, ni ce que le droit pénal ordinaire protège ? On commence à peine à le découvrir au gré des cas soumis aux tribunaux qui ont à juger ce qu’ils qualifieront d’atteinte à la dignité humaine, notion non seulement controversée, mais polymorphe que seule l’interprétation casuistique permet de spécifier [4].
Les technologies, nouvelles incitations à penser l’humain
6L’étude de la question est actuellement relancée par le développement de technologies, précisément de technologies concernant le corps, ou de connaissances sur les espèces vivantes, qui alimentent des controverses relatives à l’indifférenciation des espèces humaine et animale ou la construction d’hybrides et de chimères. C’est ainsi que l’on voit apparaître dans le discours, sinon dans les faits (à l’exception des laboratoires de recherche), des objets nouveaux destinés à développer des capacités nouvelles artificielles plutôt que de pallier les déficiences des capacités naturelles, des « entités incertaines » [5] dont la qualification juridique nous échappe encore mais que le juriste doit imaginer pour pouvoir répondre, le jour venu, aux litiges ou aux demandes de droit que véhiculeront les courants de pensée du post- ou du trans-humanisme qui traversent l’Atlantique [6]. Il s’agirait de dépasser la nature humaine et de créer une nouvelle nature délivrée de la mort, de l’angoisse, de l’imperfection. Fantasme ou réalité plausible [7] ? Déjà et en voie de normalisation, les procréations artificielles, pudiquement nommées « médicalement assistées » pour mieux masquer l’interposition de la technique dans l’engendrement des enfants, placent le droit et les tribunaux devant des réalités totalement inédites – les embryons humains in vitro ou la congélation des gamètes – et devant la nécessité d’argumenter des choix entre le licite et l’illicite, et de décider du régime juridique applicable à puiser tantôt dans le droit des personnes, tantôt dans le droit des biens. Mais le droit commun dans lequel nécessairement il faut insérer des faits nouveaux dispose-t-il des concepts ou notions adéquats, aussi étirés fussent-ils par l’interprétation ? La perturbation que les faits technologiques provoquent dans le droit révèle la nécessaire et difficile invention de notions juridiques nouvelles, qui ne renoncent pas à l’humanisation des techniques pour les générations futures.
Des « outils juridiques » insuffisants ou dépassés : la personne et la chose
7Le droit qualifie les êtres humains au moyen de la notion de personne, la personne juridique ou sujet de droit, et la personne humaine, sujet doté de qualités personnelles qui méritent la protection du droit. Ces deux notions que d’aucuns considèrent comme distinctes [8], la seconde étant en quelque sorte l’objet de la première ; celle-ci peut se présenter alors comme un concept abstrait, vide de toute substance, un concept purement technique et fonctionnel destiné à assurer l’imputation des droits et des obligations, tandis que celle-là renverrait à la réalité plus concrète des individus. Cette dualité reflète la double perception de l’humain en droit et la grande difficulté de les faire sinon coïncider, du moins de les lier assez étroitement afin que la personne humaine en tant qu’individu singulier soit aussi et toujours une personne juridique. Depuis longtemps le débat divise les juristes sur de nombreuses questions (le statut du corps humain, les droits de la personnalité comme droits extrapatrimoniaux indisponibles, ou patrimoniaux, donc susceptibles de propriété et de marché, le consentement et l’ordre public dictant les limites de ce que l’on peut légalement vouloir, etc.). Sujet et objet de droit, la personne en droit navigue dans le remous des théories, des pratiques commerciales, du droit du travail, et des libertés antagonistes. La personne juridique, théorisée au xixe siècle par les juristes allemands, ne peut être confondue avec la personne humaine dans toutes les occurrences, car les canonistes d’abord, puis les nécessités du commerce ensuite, ont conduit à construire les personnes dites morales (en allemand juristische Person, opposée à natürliche Person), entités abstraites recouvrant des groupements de personnes physiques (les syndicats, les sociétés, les associations, etc.), ou de biens (les fondations) jusqu’à l’Etat lui-même. L’être humain et la personne en droit ne se recouvrent pas toujours. Mais surtout, de tout temps, il y eut des êtres humains vivants qui ne constituaient pas des personnes mais des biens, des objets de propriété pour les planteurs et les marchands des colonies. C’étaient les esclaves [9]. L’histoire du droit a d’ailleurs montré qu’au-delà du sort abominable – ou pour certains acceptable – fait aux esclaves, le droit civil et plus précisément le droit des biens et le droit de la famille révélaient l’impossibilité logique de l’esclavage : peut-on par exemple, hypothéquer les esclaves d’un domaine appartenant au débiteur ? Un bien, objet de propriété, peut-il se marier et avoir des enfants qui lui soient affiliés ? La réponse était négative.
8La question qui rebondit aujourd’hui, afin de comprendre comment des êtres humains peuvent dénier la qualité de personne à d’autres êtres humains et de quelles fictions ils sont capables pour servir leurs intérêts, présente des visages nouveaux. Notre monde utilitariste et financier, techniciste et individualiste, fabrique des « esclaves volontaires » c’est-à-dire des êtres humains qui, avec leur consentement, présumé libre et éclairé, acceptent de s’assujettir corps et âme au pouvoir d’autrui et d’être ainsi pris au piège de leur liberté dans le jeu des marchés. Il existe un précédent proche avec le statut des juifs dont la personnalité juridique n’était pas officiellement abrogée par les lois de Vichy mais vidée de tout contenu par la suppression des droits les plus élémentaires dans le but de les éliminer de la scène sociale et de les faire disparaître du genre humain. C’est la raison pour laquelle il est fort délicat de dissocier la personne humaine titulaire, en soi, de droits et d’obligations, et la personne juridique, car on peut vider de son contenu la seconde pour n’en faire qu’un concept vide, autorisant toutes les manipulations destructrices de l’humain. Il n’empêche, la notion de personne juridique et/ou humaine, corps et âme indissociables, être biologique, psychique et social qui a besoin de loi pour vivre, est une notion insuffisante car elle ne vaut que pour les individus humains nés vivants et viables.
9Par suite, la condition des êtres humains conçus et non encore nés est une crux juris : on dit souvent que les embryons et fœtus humains n’ont pas de statut. C’est faux, ils ont un statut incohérent, ce qui est différent. Cela tient au fait qu’il est difficile et peut-être inopportun de les qualifier de personne juridique, mais il est également impossible et même illogique de les traiter de chose ou de biens, appropriés, abandonnés, jetables, etc. Pour eux, il faudrait conceptualiser « l’humain » et, pour les embryons in vitro, conçus et stockés en masse, mettre en œuvre la notion d’espèce humaine avec les attributs qu’il convient de lui reconnaître objectivement. Les enjeux sont considérables sur le plan éthique et symbolique : lorsque l’humain est saisi par la science au moyen de ses cellules et non de son corps ou de sa vie, il est impossible de le penser autrement qu’en termes de chose, un bien spécial certes, mais un bien quand même, cédé, exporté, importé, pour les besoins de la recherche et des espérances dans les progrès de la science. Mais la destinée humaine, dès qu’existe un individu humain apte à se développer, indépendamment de la personnalisation, est-elle de finir en médicaments ou en ressources biologiques [10] ? Tout tient dans la représentation que nous avons ou devrions avoir de nous-même à un stade de l’existence irreprésentable tant concrètement qu’imaginairement. Il ne faut pas trop en vouloir aux législateurs ou aux tribunaux qui bafouillent à ce sujet et ne résistent pas à la dure loi de l’utilitarisme, sourd aux dimensions symboliques de la vie humaine et de la loi qui la protège. Pourtant nous avons su protéger les morts, les cadavres, les cimetières, l’image des morts, leur honneur et leur réputation même, contre des agissements qui sont autant de viols commis envers leur humanité ; or les morts restent des humains quand bien même ils ont cessé d’être des personnes. Le respect des morts et de la dignité qu’ils incarnent fait partie du droit positif ; la loi en 2008 a dû le rappeler (art. 16-1-1 du Code civil). Nous avons donc un exemple institué d’humains non sujets de droits. Il paraît donc nécessaire tout à la fois de conserver la distinction cardinale des personnes et des choses, mais de la dépasser pour penser la condition juridique de « choses humaines », le mot chose étant pris dans son sens ancien de cause autant que dans son sens commun d’objet, de manière à contenir les puissances de déshumanisation ; et cela, pour résister aux forces de l’économisme qui réduirait volontiers les humains à des valeurs financières, comme aux forces du scientisme technologique dont il faut discipliner l’action tant du côté des moyens de communication que des biotechnologies. Reste à décider ce qu’il faut protéger et ce qui est juridiquement protégeable.
Préserver la distinction de l’humain et du non humain
10L’humain se dégage de ce qui ne l’est pas, non pas l’inhumain qui est encore humain, mais le non humain. A cet égard, c’est à propos du statut juridique des animaux que le débat fait rage aujourd’hui, dans la tension de points de vue antagonistes visant à la négation de la différence, soit pour personnaliser l’animal, soit pour animaliser l’homme. Une première tendance réunit ceux qui estiment pouvoir et devoir conférer aux animaux la qualité de personne juridique, titulaire de droits dits de jouissance, dont l’exercice serait assuré par les associations de défense des animaux ou par toute personne ayant intérêt à en faire valoir les droits. Certes la protection des animaux en tant que tels, en tant qu’êtres sensibles en particulier, a beaucoup progressé depuis le xixe siècle et cela s’est fait par un arsenal de règles qui déploient des régimes juridiques analogues à ceux applicables aux êtres humains : règles relatives au bien-être des animaux d’élevage, pénalisation des mauvais traitements, règles sur la limitation de la souffrance animale dans l’expérimentation, etc. Tous ces dispositifs qui rapprochent en partie la condition animale de la condition humaine, n’aboutissent pas cependant à les qualifier de personne juridique et encore moins à leur appliquer les droits de l’homme. La réalité impose des limites aux fictions. Devant les tribunaux, les procès augmentent visant à traiter les animaux, spécialement les animaux de compagnie, comme des humains, d’en protéger les capacités affectives, la réciprocité des sentiments, de statuer sur leur garde dans les divorces et même de conclure des contrats « d’adoption » inventés pour les animaux abandonnés à la SPA, oubliant que l’adoption est une filiation humaine de substitution ; la dérive du langage, dont on a d’autres exemples, est symptomatique. Il demeure que les animaux en droit sont considérés comme des choses et même des biens, des biens protégés certes, ou, pour les espèces animales protégées parce qu’en voie de disparition, des choses hors du commerce. A vrai dire, ces protections visent la conduite des humains envers les animaux et les malfaisances qu’il faut interdire et punir. S’agit-il de droits des animaux, ou d’obligations des humains envers eux ? La querelle du langage n’est pas tout à fait vaine. Il n’est pas interdit de penser que dans certaines circonstances on ne refasse des procès aux animaux comme au Moyen Age. Inversement mais sans succès encore, l’homme pourrait être ravalé au statut de l’animal pour des raisons qui, à notre sens, ne valent pas grand-chose mais qui peuvent jouir d’un grand prestige dans l’opinion [11] comme l’analogie du patrimoine génétique de l’homme et des grands singes, du système nerveux ou du fonctionnement cérébral, etc. Sur fond de l’unité du vivant, la dualité d’espèces pourrait être remise en cause. Il semble que ces attitudes procèdent de l’imaginaire et qu’en retour il faille garantir, malgré certaines proximités, la distinction. Les hommes ne sont pas seulement des animaux. C’est la condition pour qu’une donnée essentielle de l’humain ne s’effondre pas : la responsabilité, plus importante peut-être que les droits subjectifs dont l’effectivité suppose justement que quelqu’un et non quelque chose réponde de leur méconnaissance. Le droit dans ses longues traditions paraît ici plutôt bien outillé pour nous préserver de l’indifférenciation tout en nous enjoignant de nous conduire humainement envers les animaux.
11Plus difficile sera d’apprécier juridiquement qui serait l’individu humain dont le corps serait, pour quelques raisons que ce soit, largement fait de matériaux, d’organes et tissus provenant d’autrui. Nous sommes habitués aux prothèses diverses qui suppléent la défaillance des membres ou des fonctions physiologiques. Et les tribunaux saisis de questions posées par la propriété des prothèses non encore incorporées mais destinées à l’être dans un corps singulier ont nettement statué en faveur de cette incorporation assurant au matériel le statut protecteur du corps humain. Nous ne sommes pas encore habitués aux implants corporels reliés à des ordinateurs, ni aux objets issus des nanotechnologies. Si le droit paraît prêt à intégrer ces choses-là dans le statut du corps, ce ne peut être qu’au stade ultime de leur implantation concrète. Au stade de leur fabrication et de leur distribution avant toute individualisation de leur destination, ce sont à l’évidence des biens appartenant aux entreprises qui devront répondre des risques qu’ils peuvent faire courir aux bénéficiaires. A vrai dire, la qualification dépendra de la destination, médicale, expérimentale, ou au contraire policière visant à surveiller telle ou telle catégorie de population. Le problème réside moins dans la question de la nature de ces choses matérielles que dans celle de leurs usages, licites ou illicites, selon qu’elles font perdre aux êtres humains leur capacité de répondre de leurs actes. L’altération de la dignité humaine dépend moins de l’artificialité d’un corps dirigé à son insu, que du pouvoir exercé sur des individus dont le système nerveux serait commandé par ordinateur (par exemple l’interdiction, prononcée par les tribunaux, d’imposer aux salariés un contrôle de leur temps de présence par des données biométriques). Le droit est, face aux multiples et complexes facettes des technologies, ramené à jouer un rôle archaïque ou primitif mais toujours nécessaire : interdire sans qualifier. Ainsi la valeur du langage juridique et des notions ou des métaphores par lesquelles il se représente le réel est en partie anéantie au bénéfice de l’exercice d’un pouvoir brut d’interdiction. Or la motivation des jugements est souvent plus instructive que la décision elle-même, par l’argumentaire qu’elle déploie.
Distinguer l’humain de l’inhumain
12Nous l’avons vu, l’inhumain est apparu par les « crimes contre l’humanité » dont la définition résulte désormais du droit international et la poursuite, sauf tribunal spécial, de la Cour pénale internationale. Mais ces crimes n’absorbent pas tout l’inhumain en droit. Désormais, il y a, dans le Code pénal, la sanction possible d’infractions contre la dignité humaine et le Code civil comme nombre de traités internationaux affirment cette valeur sans pour autant la définir de façon plus concrète. Mais il en va de même de la liberté, qui se décline en une série de libertés particulières. En dépit des contestations qu’elle suscite, la dignité est et doit rester un axiome [12] qui s’affirme et ne se démontre pas, et dont la réalité humaine se vérifie à travers les victimes qui ont à souffrir de sa violation. Il y a quelque chose en l’homme qui ne se définit pas, qui échappe en partie au langage, qui se décline au singulier et au pluriel, et qui constitue, selon la saisissante formule de Mireille Delmas-Marty, « la singularité de tout individu humain et l’égale appartenance de chacun au genre humain » [13]. Cet idéal n’est pas une utopie mais la condition concrète d’une existence humaine sensée. Quant à l’Homme, gardons-nous de le définir, il suffit qu’il soit là, une réalité du passé, du présent, du futur, indissociablement liés, une contingence et une exigence inséparables.
Notes
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[1]
« Travail, droit et technique », revue Droit social, 2002, n° 1, p. 13 sq. ; voir également, Homo juridicus, essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, [2005] 2e éd. 2009.
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[2]
Le xxe siècle est riche, malheureusement, d’exemples de destructions massives, quantitatives et qualitatives, et d’idéologies dont les utopies ont sombré dans le désastre. La littérature sur les divers aspects des abîmes du monde moderne est considérable, mais il ne semble pas qu’ils aient découragé l’Occident de sa foi dans ses techniques, sans cesse relancées par la passion de la conquête.
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[3]
Ce vocable « d’espèce » a déconcerté les juristes qui connaissent le genre humain mais pas l’espèce. Notons que le récit de la création dans la Genèse ne parle d’espèce que pour les animaux, créés « chacun selon leur espèce », mais que le même terme n’est pas repris pour la création de l’homme, « homme et femme, Il les créa ».
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[4]
Petit à petit des contours se dessinent au gré d’affaires plus ou moins médiatisées, affaire de la publicité Benetton, du lancer de nain, affaire de l’image du corps assassiné du préfet Erignac, de la liberté du commerce de jeux vidéo spécialement violents, de la brevetabilité de cellules embryonnaires humaines, du droit à un logement décent, etc.
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[5]
M.A. Hermitte, Conférence à l’EHESS dans le cadre du colloque à la mémoire de Y. Thomas, mars 2010 (à paraître).
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[6]
D. Lecourt, Humain, post-humain, PUF, 2003.
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[7]
On peut n’y voir que la répétition du mythe de Frankenstein, l’expression de la passion pour la création d’un homme nouveau ; mais les laboratoires américains notamment semblent avoir des candidats potentiels parmi les personnes handicapées, les sportifs, ou les adeptes de la congélation de leur corps en perspective d’une possible résurrection.
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[8]
F. Zenati, Th. Revet, Manuel de droit des personnes, PUF, 2006. Id., Droit des biens, 2e ed. PUF, 1997.
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[9]
J. Carbonnier, « Etre ou ne pas être. Sur les traces du non-sujet de droit », suivi de « Scolie sur le non-sujet de droit, l’esclavage sous le régime du Code civil », dans Flexible droit, L.G.D.J, 9e ed. 1998, p. 198 sq.
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[10]
Il ne faut pas confondre l’utilisation d’embryons humains à des fins collectives avec la question de l’interruption volontaire de grossesse qui ne concerne que des droits individuels en conflit.
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[11]
Voir les thèses développées par Peter Singer et d’autres.
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[12]
Muriel Fabre-Magnan, « La dignité humaine, un axiome », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2007.
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[13]
« L’humanité saisie par le droit », Revue d’éthique et de théologie morale, Le Supplément, n° 203, décembre 1997, p. 167.