1L’assassinat de Michel Germaneau par Al-Qaida au Maghreb Islamique, en juillet 2010, a dramatisé la menace que continue de représenter pour la France et ses ressortissants l’organisation d’Oussama Ben Laden. Les partisans d’Al-Qaida en Afrique du nord avaient déjà tué quatre touristes français en Mauritanie en décembre 2007 et ce meurtre avait provoqué le transfert en Amérique latine du rallye Paris-Dakar. En août 2009, le numéro deux d’Al-Qaida a accusé notre pays d’être « l’ennemi éternel » de l’islam, entraînant quelques jours plus tard un attentat-suicide contre l’ambassade de France à Nouakchott, dans lequel seul le kamikaze a trouvé la mort. Cette agressivité terroriste à l’encontre de la France ne saurait faire oublier que le Maghreb et le Sahel ne constituent qu’un front secondaire pour Al-Qaida, engagée également en Irak comme au Yémen, mais dont la survie se joue plus que jamais sur le théâtre pakistanais.
2Al-Qaida a désormais vingt-deux ans d’histoire derrière elle, ce qui représente en soi une performance remarquable pour une organisation pourchassée par la communauté des nations et dépourvue du moindre soutien étatique. Oussama Ben Laden a en effet établi « la Base » (traduction littérale d’Al-Qaida) en août 1988, non loin de la ville pakistanaise de Peshawar. Les membres fondateurs lui ont prêté serment d’allégeance personnelle et absolue, au service du dessein inédit d’un jihad global?: alors que la tradition et la pratique de l’islam avaient durant quatorze siècles lié le jihad à une population et un territoire, à défendre ou à conquérir, Al-Qaida rompt ce lien pour promouvoir un jihad sans frontière ni limite.
3Le monde entier devient le champ de cette bataille planétaire, où « les juifs et les Croisés », désignés à la vindicte des partisans de Ben Laden, ne sont pas pour autant ses adversaires prioritaires. Al-Qaida nourrit en effet un projet totalitaire à l’encontre de « l’ennemi proche », les régimes et les sociétés du monde musulman, accusés d’avoir trahi l’islam et menacés de liquidation pour cette « apostasie ». Mais Ben Laden sait que la force de son avant-garde auto-proclamée est insuffisante pour atteindre même partiellement un objectif aussi ambitieux, d’où les provocations terroristes en direction de « l’ennemi lointain », l’Amérique et ses alliés, afin de les pousser à intervenir sur le territoire de « l’ennemi proche », générant l’instabilité, voire le chaos, dont se grandit Al-Qaida.
4L’organisation de Ben Laden a atteint l’apogée de sa puissance lorsque sa « Base » activiste pouvait animer ses réseaux sur les cinq continents à partir d’une « base » physique, le sud et l’est de l’Afghanistan, sous contrôle du régime taliban de 1996 à 2001. C’est à partir de cet incomparable sanctuaire, transformé en un redoutable Jihadistan, qu’Al-Qaida a développé et projeté sa terreur de masse?: attentats simultanés contre les ambassades des Etats-Unis au Kenya et en Tanzanie en août 1998, attaque contre le destroyer américain Cole en rade d’Aden, en octobre 2000, avant le choc inégalé des attentats à New York et Washington, le 11 septembre 2001. Outre les deux avions qui frappent le World Trade Center et celui qui s’abat sur le Pentagone, un quatrième avion s’écrase alors en Pennsylvanie, du fait de la résistance opposée par les passagers au commando terroriste. On ne saura jamais avec certitude si ce quatrième avion visait la Maison blanche ou le Capitole, dans une spectaculaire escalade de la violence.
5La catastrophe du 11 septembre a suscité une mobilisation sans précédent contre Al-Qaida et ses protecteurs talibans, qui ont persisté dans leur refus de livrer Ben Laden et ses complices, et ont ainsi entraîné la chute de leur régime face à leurs rivaux de l’Alliance du nord. Le calcul stratégique d’Al-Qaida s’est retourné contre cette organisation, l’intervention de « l’ennemi lointain » amenant en Afgha-nistan la victoire de « l’ennemi proche » et la déroute de l’allié taliban. Mais l’administration Bush a alors lancé sa « guerre globale contre la terreur », élargissant sa cible bien au-delà d’Al-Qaida, avec très vite une focalisation de sa planification militaire à l’encontre de l’Irak. Cette nouvelle configuration a permis à Al-Qaida d’échapper à l’anéantissement, qui était pourtant envisageable lors du siège du massif montagneux de Tora Bora en décembre 2001. Ben Laden, totalement désespéré, rédige alors son testament, mais le refus du Pentagone d’engager ses troupes au sol dans ces confins afghans permet au chef d’Al-Qaida d’échapper à la nasse et de se réfugier au Pakistan. C’est depuis les zones tribales pakistanaises, et tout spécialement le Nord-Waziristan, qu’il anime aujourd’hui un réseau, certes affaibli, mais actif à des degrés divers sur quatre fronts.
Al-Qaida Central
6C’est sous l’expression « Al-Qaida Central » que les services américains désignent la direction d’Al-Qaida, soit Ben Laden, son adjoint égyptien Ayman Zawahiri, et les deux à trois cents fidèles d’entre les fidèles qui constituent le noyau dur de l’organisation. Ils sont réfugiés dans les secteurs les moins accessibles des zones tribales, où l’armée pakistanaise s’était historiquement bien gardée de pénétrer. Un certain nombre de cadres et de responsables étaient également implantés dans les métropoles pakistanaises, entre autres à Karachi, mais l’arrestation, en mars 2003 à Rawalpindi, de Khaled Cheikh Mohammed, le maître d’œuvre du 11 septembre, a entraîné le repli des membres les plus importants d’« Al-Qaida Central » vers le « Far-West » pakistanais.
7A défaut de parler la langue pachtoune, les jihadistes arabes profitent sur place de relations nouées avec les commandants locaux, parfois depuis l’époque de la lutte antisoviétique. Tel est surtout le cas de Jalaluddine Haqqani, seigneur de la guerre actif des deux côtés de la frontière, dans le Nord-Waziristan pakistanais comme dans la province afghane de Khost. Ses relations avec Ben Laden remontent à 1984, lorsque le futur fondateur d’Al-Qaida assistait matériellement et financièrement Haqqani, alors commandant du Hezb Islami de Yunus Khales pour la zone. Haqqani n’a jamais coupé les ponts avec Ben Laden et, rallié aux talibans en 1995, il a été chargé par le mollah Omar de gérer le dossier très sensible des frontières. Al-Qaida n’a pu que se féliciter de sa protection, devenue encore plus précieuse après l’effondrement du régime taliban.
8Jalaluddine Haqqani, cité dans les proclamations d’Al-Qaida comme une autorité religieuse, délègue aujourd’hui le plus clair de la conduite des affaires militaires à son fils Sirajuddine, devenu le véritable homme fort de la zone Waziristan/Khost. Le réseau Haqqani occupe ainsi une place intermédiaire entre, d’une part, les talibans afghans du mollah Omar, engagés dans l’insurrection contre le régime de Kaboul et les forces de l’OTAN, et, d’autre part, les talibans pakistanais. Ceux-ci, désignés sous le sigle de TTP (Tehrik e-Taliban Pakistan), représentent une nouvelle génération jihadiste, qui a émergé après le 11 septembre et à l’ombre d’« Al-Qaida Central ». Le TTP fédère en décembre 2007 une série de groupes pachtounes des zones tribales dans un objectif révolutionnaire de renversement du régime d’Islamabad, accusé d’être « vendu » aux Etats-Unis. Le réseau Haqqani continue en revanche de bénéficier de complicités certaines chez les puissants renseignements pakistanais de l’ISI (Inter Services Intelligence), qui l’utilisent entre autres pour combattre l’influence indienne en Afghanistan.
9« Al-Qaida Central » a ainsi largement tourné le dos à l’Afghanistan, où sa présence est devenue très limitée, d’autant que les insurgés les plus nationalistes reprochent à ces jihadistes « étrangers » d’avoir causé la chute du régime taliban en 2001 et excluent de répéter une expérience aussi catastrophique. Ben Laden et ses affidés peuvent certes s’appuyer sur la protection statique du réseau Haqqani, leur protecteur « historique », ainsi que sur toutes les facilités qui en découlent. Mais c’est la dynamique révolutionnaire du TTP qui est désormais au cœur de la stratégie d’Al-Qaida, aux fins de retrouver un espace de manœuvre contre la République islamique du Pakistan. Ben Laden, fort de son charisme, et surtout de sa réputation d’invincibilité, confère sa cohérence jusqu’au-boutiste à une fédération hétéroclite où le TTP pachtoune collabore avec les groupes jihadistes implantés dans le Penjab ou le Sind. C’est cette alliance inspirée par « Al-Qaida Central » qui est responsable de la vague d’attentats sanglants qui secouent le Pakistan depuis bientôt trois ans.
10L’armée pakistanaise a compris la menace mortelle d’une telle coalition jihadiste et elle s’emploie à reprendre progressivement le contrôle des zones tribales à partir de l’automne 2009. Mais ces offensives meurtrières s’accompagnent d’une aggravation de la terreur de masse à Lahore ou Karachi, tandis que les tribus frontalières, ralliées au régime contre le TTP, sont victimes de véritables carnages. Le Nord-Waziristan, bastion d’« Al-Qaida Central » demeure encore hors d’atteinte de l’infanterie d’Islamabad. Il n’en est que plus la cible des bombardements de la CIA, menés par des drones de type Reaper ou Predator, et intensifiés par l’administration Obama, avec des résultats incontestables?: Mustapha Abou al-Yazid, le grand argentier égyptien d’Al-Qaida, parfois présenté comme son « numéro trois », a ainsi été tué en mai 2010 et le directeur de cabinet de la Maison blanche est allé jusqu’à affirmer peu après que la moitié d’Al-Qaida avait été éliminée depuis l’élection de Barack Obama.
11Au-delà de ces bilans militaires, le sort d’« Al-Qaida Central » apparaît essentiel pour le devenir d’une organisation où l’allégeance personnelle à Ben Laden demeure déterminante. Le scénario-catastrophe verrait la coalition jihadiste inspirée par Al-Qaida renverser le rapport de forces à son profit et projeter un nouveau cycle de terreur mondialisée, dont l’attentat raté de Manhattan, le 1er mai 2010, ne serait qu’un des prémices. Washington mesure les risques d’une telle « pakistanisation » d’Al-Qaida, mais s’en remet à l’armée pakistanaise, au nationalisme ombrageux, pour contrôler son propre territoire. Les raids aériens de la CIA interviennent ainsi en soutien de la progression terrestre des forces gouvernementales, que les Etats-Unis souhaiteraient encore plus déterminées et combatives. Car c’est bien au Pakistan, et non en Afghanistan, que se joue l’essentiel de l’avenir d’« Al-Qaida Central », et donc de l’organisation de Ben Laden en tant que telle. Les trois autres fronts, pour être actifs, n’en sont pas moins secondaires à cet égard.
Al-Qaida pour la péninsule arabique
12Ben Laden escomptait que les attentats du 11 septembre 2001 soulèveraient une vague de solidarité jihadiste en Arabie saoudite. La condamnation des carnages de New York et de Washington par la hiérarchie cléricale comme par l’opposition islamiste a brisé le pari d’Al-Qaida qui, privée de relais politique, s’est lancée dans la planification méthodique d’une campagne terroriste en Arabie. Cette « Al-Qaida pour la Péninsule arabique » (AQPA) émane donc de la direction centrale d’Al-Qaida et Ben Laden a mandaté ses partisans saoudiens et yéménites les plus aguerris pour ce grand dessein. L’invasion américaine de l’Irak en mars 2003 et la chute du régime baassiste à Bagdad, le mois suivant, bouleversent le Moyen-Orient et favorisent la programmation subversive d’Al-Qaida, dont les premiers attentats ensanglantent Riyad en mai 2003. Cette terreur révolutionnaire est combattue par une répression aussi efficace qu’impitoyable, avec une décrue de la violence jihadiste au bout d’un an et une neutralisation de fait d’AQPA sur le territoire saoudien à compter du printemps 2005.
13Les survivants de la branche saoudienne d’Al-Qaida se replient progressivement au Yémen, où un noyau soudé de partisans de Ben Laden, ayant parfois combattu à ses côtés en Afghanistan, demeure actif. En janvier 2009, les deux réseaux fusionnent dans une AQPA rénovée, sous direction bicéphale yéménite et saoudienne. La composante saoudienne fait cependant de la figuration dans un dispositif profondément yéménite, dont le coup d’éclat est la revendication de l’attentat manqué, le 25 décembre 2009, sur un avion de ligne à destination de Detroit. Cette revendication, endossée par Ben Laden lui-même, vise à attirer « l’ennemi lointain » et américain sur le territoire de « l’ennemi proche », ce régime yéménite qu’Al-Qaida rêve d’abattre dans l’espoir de relancer sa campagne terroriste en Arabie même. Mais Barack Obama a le sang-froid de ne pas tomber dans ce piège et AQPA, frustrée d’une telle escalade, semble contrainte de maintenir un profil relativement bas par les tribus mêmes qui lui accordent leur protection, dans les provinces de Marib et de Shabwa.
Al-Qaida en Irak
14A la différence d’AQPA, les deux autres branches d’Al-Qaida sont l’émanation de groupes jihadistes précédemment constitués, qui ont choisi de prêter allégeance à Ben Laden. En Irak, il s’agit d’Al-Tawhid wal-Jihad (L’Unification et le jihad), la formation du Jordanien Abou Moussab Zarqaoui, compagnon de route d’Al-Qaida en Afghanistan, mais revenu de manière indépendante en 2002 au Kurdistan, qui échappe alors à l’autorité du gouvernement de Bagdad. Zarqaoui étend ses réseaux dans le reste de l’Irak dans la foulée de l’invasion américaine, puis impose la visibilité de son terrorisme publicitaire au cœur de la guérilla sunnite. Il se constitue ainsi un fief dans la province occidentale d’Anbar, avant d’être adoubé chef d’Al-Qaida en Irak (littéralement en Mésopotamie) à l’automne 2004. Mais la volonté de Zarqaoui d’exporter sa terreur vers les pays voisins, par exemple en Jordanie en novembre 2005, ruine ses relations avec l’insurrection nationaliste, au point d’entraîner son expulsion hors de son bastion d’Anbar, puis sa mort dans un bombardement américain, en juin 2006.
15« Al-Qaida Central » mandate un commissaire politique égyptien, Abou Hamza al-Mouhajer, pour reprendre en main sa branche irakienne, ce qui aggrave les tensions avec la guérilla nationaliste. Afin de calmer le jeu, elle promeut formellement un « calife » irakien, Abou Omar al-Baghdadi, en fait un ancien officier baassiste, à la tête d’un « Etat islamique en Irak ». La violence indiscriminée d’Al-Qaida, contre les « hérétiques » chiites, mais aussi contre les « traîtres » sunnites, ouvre cependant un cycle de vendettas, dont Al-Qaida sort perdante dans la province d’Anbar. Privée d’assise géographique à partir de 2008, Al-Qaida conserve une terrible capacité de destruction terroriste, qui n’empêche pas le démantèlement progressif de ses réseaux, jusqu’à l’élimination d’Abou Hamza al-Mouhajer et d’Abou Omar al-Baghdadi en avril 2010. Al-Qaida en Irak, ainsi décapitée, perd l’essentiel de ses liens avec « Al-Qaida Central » et elle devient une signature commode pour les groupes irakiens qui refusent la nouvelle donne politique à Bagdad, dans une logique de chantage terroriste. La boucle est cependant bouclée?: Al-Qaida, totalement absente d’Irak lors de l’invasion américaine, ne nourrit plus l’espoir d’y contrôler une base territoriale, un an avant le retrait définitif du contingent des Etats-Unis.
Al-Qaida au Maghreb Islamique
16Le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) est une dissidence, constituée en 1998, du Groupe Islamique Armé (GIA), la formation jihadiste la plus meurtrière de la guerre civile algérienne des années 90. Il est dirigé depuis 2004 par Abdelmalek Droukdal, surnommé Abou Moussab Abdel Wadoud, qui noue une collaboration de plus en plus étroite avec Al-Qaida en Irak. Droukdal choisit de célébrer le cinquième anniversaire du 11 septembre en prêtant publiquement allégeance à Ben Laden, et le GSPC devient en janvier 2007 Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI). Cette transformation s’accompagne d’une série d’attentats-suicides, notamment à Alger. Mais l’ambition « maghrébine » de Droukdal se heurte à la permanence des logiques nationales, y compris dans la sphère jihadiste, et AQMI demeure une organisation fondamentalement algérienne, qui échoue à intégrer les réseaux marocains ou tunisiens. La crise d’Al-Qaida en Irak affecte aussi les capacités d’AQMI à recruter au nord de la Méditerranée, car les volontaires qu’aurait pu attirer le jihad anti-américain n’ont que peu d’intérêt pour la guérilla jihadiste en Algérie même.
17Ainsi enlisée dans ses perspectives de rayonnement en Afrique du nord comme vers l’Europe, AQMI donne la priorité à sa branche saharienne, dont les éléments nomadisent dans toute la bande sahélienne, avec une division opérationnelle entre les « brigades » (katiba) de deux commandants expérimentés?: Mokhtar Belmokhtar, à l’ouest, concentre sa violence sur la Mauritanie, avec l’assassinat de quatre touristes français en décembre 2007, ou l’attentat raté contre l’ambassade de France à Nouakchott en août 2009?; Abou Zeid, à l’est, sévit du nord du Mali jusqu’au sud de la Tunisie et il est responsable, en mai 2009, de la mort d’un otage britannique, puis de celle de Michel Germaneau, un humanitaire français, en juillet 2010. Les dépouilles des deux otages n’ont pas été récupérées et les circonstances de leur décès ne sont pas connues avec précision. S’il est avéré que « Al-Qaida Central » a fait pression pour l’exécution du touriste anglais, il paraît vraisemblable, bien que cela n’ait été démontré, qu’elle a poussé dans le même sens d’une issue fatale à la détention de Michel Germaneau. Il n’est pas non plus exclu que l’otage septuagénaire ait succombé à l’absence de suivi médical et à l’extrême dureté de ses conditions de détention, aucune preuve de vie n’ayant été fournie par AQMI deux mois avant l’annonce de son « exécution ».
18Les deux « brigades » d’AQMI au Sahara préféraient jusque là négocier la libération de leurs captifs occidentaux, de même qu’elles échangent services et faveurs avec les différents réseaux délinquants de la zone, engagés dans les trafics de cigarettes, d’armes, de drogues ou de migrants illégaux. Ces activités hautement lucratives accentuent la dépendance de Droukdal et de la direction d’AQMI, isolés dans leur maquis jihadiste de Kabylie, envers les commandos du Sahara qui leur sont théoriquement subordonnés. Ces perturbations de la chaîne de commandement n’ont pu que compliquer les relations entre AQMI et « Al-Qaida Central ». Abou Zeid joue ouvertement la carte de l’agressivité jihadiste, avec l’exécution de deux de ses otages occidentaux, alors que Belmokhtar a toujours fini par libérer ses captifs européens (dernièrement, deux humanitaires espagnols, détenus de novembre 2009 à août 2010). Droukdal ne peut désavouer Abou Zeid sans se placer en porte-à-faux avec Ben Laden, d’où sa surenchère rhétorique pour rejeter sur la Grande-Bretagne, puis sur la France, la responsabilité de la mort de leurs ressortissants.
19Le plus lourd grief de « Al-Qaida Central » à l’encontre d’AQMI reste cependant son incapacité à monter une campagne terroriste en Europe à partir de l’Afrique du nord. Droukdal et ses partisans en Algérie se sont repliés sur leurs bastions montagneux, à l’est de la capitale, suspendant même les attentats-suicides en milieu urbain dans le reste du pays. Quant aux deux « brigades » du Sahara, elles jouissent d’une très large autonomie d’action et elles sont en concurrence ouverte, notamment dans le nord du Mali, ce qui n’a pas peu contribué à l’aggravation de leurs provocations anti-gouvernementales et antioccidentales. Des nouvelles recrues originaires du Sahel, voire du Nigéria, ont pu rejoindre AQMI, mais par le canal des réseaux mafieux plus que par vocation jihadiste. La famine qui frappe le nord du Niger et l’extrême pauvreté de la bande sahélienne font le lit de ces bandes armées, dont l’effectif total ne dépasse pas quelques centaines de personnes et demeure sous encadrement algérien. Défi de sécurité majeur pour les Etats de la région, dont ils compromettent, entre autres, le potentiel touristique, AQMI ne représente cependant pas une menace politique dans une zone où l’islam reste profondément imprégné de soufisme.
20*
21Quelles que soient les rodomontades de sa propagande, Al-Qaida ressent le besoin cruel d’une « base » physique et territoriale pour animer le réseau dispersé de ses partisans et sympathisants. La situation la plus favorable pour l’organisation de Ben Laden fut celle de l’Afghanistan taliban, transformé de 1998 à 2001 en un authentique Jihadistan dédié à la diffusion de la terreur globale. Le Nord-Waziristan ne constitue aujourd’hui qu’une réplique miniature et dégradée d’un tel sanctuaire et sa capacité indéniable de nuisance, maximale dans l’environnement pakistanais, n’a pas suffi à la commission d’attentats d’envergure dans les pays occidentaux. Le Jihadistan irakien qui prenait forme sous la férule de Zarqaoui ne lui a pas survécu et Al-Qaida s’est effondré en Irak, avant de s’y fondre dans des problématiques largement locales. La « péninsule arabique » des séides de Ben Laden se réduit aujourd’hui aux marges du Yémen, d’où la provocation anti-américaine de Noël 2?009 a émané, avant de tourner court. Quant au « Maghreb islamique », il s’avère être la plus récente des chimères jihadistes et c’est vers le sud saharien, et sur fond de divers trafics, que la filière originellement algérienne d’Al-Qaida joue son avenir.
22Les impasses très concrètes que l’organisation de Ben Laden rencontre sur ces quatre fronts ne sont qu’en partie compensées par son surinvestissement de l’Internet. Ce « front » virtuel laisse en effet toute liberté de manœuvre et de manipulation à Al-Qaida, qui en use et en abuse. « Al-Qaida central » s’est ainsi dotée d’une véritable société de production audiovisuelle, « Al-Sahab » (« Les nuages »), qui diffuse un document original tous les deux ou trois jours, alternant les harangues politiques, les commémorations militantes et les testaments posthumes des kamikazes de l’organisation. Al-Qaida entretient aussi sur Internet les ressources symboliques qui lui permettent de nouer des collaborations plus matérielles avec des partenaires émergents, comme la milice somalienne des Chebab. Et c’est sur la Toile que Ben Laden lance en janvier 2010 son algarade « d’Oussama à Obama », afin de restaurer son statut d’icône médiatique faisant trembler l’Occident. Mais les temps ont changé et la concentration de l’essentiel de la terreur d’Al-Qaida contre des musulmans tués dans des pays musulmans creuse le fossé entre la rhétorique de l’organisation de Ben Laden et sa pratique.
23L’Internet apparaît déterminant pour assurer une cohérence minimale entre les quatre implantations d’Al-Qaida, dont chacune est de plus en plus absorbée dans une logique de crise spécifique. La « pakistanisation » de l’organisation de Ben Laden lui semble sans doute la seule voie pour échapper à son déclin actuel, mais elle sanctionnerait un processus d’aliénation envers le monde arabe dont Al-Qaida paierait le prix fort au Yémen, au Maghreb ou en Irak, sauf à y épouser encore plus qu’aujourd’hui les dynamiques locales. Entre la dissolution et l’éclatement, l’alternative est sévère pour Al-Qaida, dont la survie est devenue la préoccupation prioritaire. Mais il suffirait peut-être d’un attentat réussi, surtout aux Etats-Unis, pour relancer un cycle de représailles et une dynamique terroriste favorables à Al-Qaida. La bonne nouvelle est que les partisans de Ben Laden accumulent les fiascos dans les pays occidentaux, la mauvaise est que ces échecs renouvelés ne les dissuadent pas de renouveler leurs provocations. Il faut remonter à l’hiver 2001-2002 pour trouver le précédent d’une telle vulnérabilité pour Al-Qaida. C’est l’invasion américaine de l’Irak qui avait permis aux réseaux de Ben Laden de sortir alors de cette impasse. Gageons que la sagesse des nations saura éviter la répétition d’une aussi calamiteuse erreur.