Le mal, un défi pour l’action, la représentation et la figuration, Dominique Baqué, L’effroi du présent, Figurer la violence, Flammarion, 2009, 286 pages, 22 €. Philippe Breton, Les refusants, Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ?, La découverte, 2009, 250 pages, 17 €. Michel Erman, La Cruauté, Essai sur la passion du mal, PUF, 2009, 178 pages, 13 €
1Explorer l’humanité en ses confins ; discuter ce qu’il en est de l’homme dans ces contrées, terriblement et douloureusement inventives, du mal que l’homme fait à l’homme. Qu’il s’agisse du mal des faits divers, du mal de la guerre et des génocides, voire même de cette nouvelle figure du mal qu’est devenue aujourd’hui la catastrophe naturelle d’origine technologique, une même question lancinante demeure quant à ce qui fait l’humanité, puisque l’humain insiste en son inhumanité, seul animal capable d’être bestial.
2Ces trois auteurs se battent avec l’effroyable déferlement du mal, qui tout à la fois inquiète comme sacrilège et fascine comme transgression ; la fréquentation de l’horreur jouant sur l’équivoque jouissance du voir et de la répulsion à l’égard de l’horrible. Dans des styles très différents, ils reviennent de façon lancinante sur la fracture génocidaire où s’est brisée notre figure de l’homme, tentant de trouver quelques failles dans ces décombres : la force modeste du refus, la lucidité sur la cruauté et la justesse de la figuration. Philippe Breton s’appuie sur l’anthropologie et les données historiques pour penser un principe de vengeance et tenter de comprendre, sinon comment on y résiste, du moins comment l’on n’y cède pas. Michel Erman, nourrit de littérature et de psychanalyse, conceptualise la cruauté comme manière de déferlement de l’effroi en situation. Dominique Baqué, enfin, aborde la question du mal à partir des problèmes que pose sa représentation plastique (de la photographie aux arts plastiques), cherchant à se déprendre de la sidération hypnotique du monstrueux au profit de considérations – l’enjeu est trop grave – esthétiques jamais esthétisantes.
3Les refusants laisse sur sa faim, quant au traitement, un peu trop illustratif. En ces temps propices à saluer l’heureuse issue de la reliance à l’égard du mal, porter son attention sur les figures du refus, sur « la refusance », est une entreprise toutefois nécessaire. Le refusant est une figure modeste : il n’est pas militant, résistant ou juste. Rien d’héroïque dans le refus si ce n’est le mystérieux retrait face au déferlement de la rivalité mimétique œuvrant dans la violence des exécutions. La documentation historique accumulée fait ressortir quelques figures du refus, dans le passage en revue de la Seconde Guerre mondiale et des exactions SS, de la guerre du Viêt Nam, de la guerre d’Algérie, du génocide rwandais ou du kamikaze islamiste. Devant le mystère du refus, le principe de vengeance apparaît comme le ressort de ces violences génocidaires. Les refusants, quant à eux, tiendraient leur refus de l’absence de raisons de se venger. « Plus agis qu’ils n’agissent […] les refusants sont par leur refus auteurs d’une parole d’innocence silencieuse, loin de la vengeance archaïque qui pousse l’homme au crime contre ses semblables. » En face de l’inhumain se tiendrait donc la frêle position d’un homme précaire.
4Michel Erman s’attaque à la cruauté et propose un autre coup de sonde, non plus aux frontières extérieures établissant une ligne de partage entre inhumanité de l’exécutant et humanité du refus, mais à l’intérieur de l’humain, en traquant une tension irrésolue. Celle de la démesure de la pulsion, et de la mesure de la régulation éthique. Les Romains distinguaient entre cruor, le sang répandu violemment, et sanguis, le sang circulant comme vivant dans le corps. Michel Herman trouve là l’expression dialectique de la vie humaine, prise entre le sang qui coule et le sang qui circule. Il déconstruit alors patiemment la proposition socratique du « nul n’est méchant volontairement » pour capter, aussi bien dans la littérature (Richard III, Caligula, Dracula ou Masoch) que dans la représentation plastique (de la peinture sulpicienne au cinéma « gore »), ce qui dans le mal est pernicieux, et qui sourd comme pulsion en l’homme. Il s’agit d’insister pour ouvrir des yeux lucides, sans naïveté ni morbidité, sur une condition humaine pensée comme une condition cruelle. Et c’est dans l’inattendue et surprenante lecture de Proust du côté de chez Sade, – Proust, dont il est un spécialiste –, que l’auteur fait apparaître les dialectiques de la cruauté à l’œuvre dans ce grand roman de l’existence.
L’ouvrage de Dominique Baqué, théoricienne des arts plastiques, relie ce qui est engagé dans les deux ouvrages précédents. Il permet de comprendre l’urgence ajustée du refusant et la force intelligente des images littéraires, en vue de l’action politique contre le mal. Passant des images poétiques aux images plastiques, la question est de savoir comment réveiller le regard devant un effroyable qui n’effraie plus, endormis que nous sommes par des visions d’horreur qui, à force de répétition, au lieu d’augmenter notre pouvoir d’indignation, semblent l’avoir anesthésié dans une lassitude compassionnelle. Que peut l’image face à la catastrophe extraordinaire (World Trade Center) ou ordinaire (happy slapping) ? Peut-elle mobiliser sans manipuler ? Y a-t-il une force de la figuration esthétique capable de porter témoignage et de préparer une relève éthique face au mal ? D. Baqué s’affronte à ces questions avec vivacité et grande sensibilité, faisant se rencontrer pour s’affronter images de masse et images artistiques. Le projet est d’inventer un regard ajusté sur l’effroi, d’« inventer un regard qui ne soit ni trop proche, ni trop lointain. Ni obscène, ni détaché. » N’est-ce pas là la métaphore du juste positionnement éthique et politique devant le mal, auquel ces ouvrages nous rendent sensibles ? N’est-ce pas alors la force de la contre-image que de mettre du jeu dans le lissé de nos imageries et de nos compréhensions du monde, lasses et stéréotypées ?