1Les pratiques salariales dans la pornographie hétérosexuelle française ont un caractère singulier. Contrairement à d’autres formes de travail sexuel, le travail pornographique n’est pas pénalisé. Si le travail au noir y tient une place importante, les prestations des actrices et des acteurs sont encadrées par des contrats et définies par la vente de leur image. Il y a un salariat pornographique, proche de celui des comédiens en ce que les travailleurs sont indépendants et gèrent eux-mêmes leur carrière [Menger, 1997 : 134]. Contrairement aux autres formes d’échanges économico-sexuels explicites, dans lesquelles c’est la sexualité féminine qui est l’objet de l’échange [Tabet, 2004], la pornographie est l’un des rares exemples de travail sexuel où la sexualité masculine est également commercialisée. Du point de vue du marché du travail, le monde de la pornographie fait enfin figure d’exception. Alors que de manière générale il n’y a pas d’égalité salariale entre les hommes et femmes, non seulement parce qu’elles ne font pas le même travail (elles n’ont pas les mêmes qualifications, n’exercent pas dans les mêmes secteurs d’activité), mais aussi parce qu’à travail égal elles sont moins payées [Maruani, 2006 : 49], les actrices pornographiques gagnent toujours plus que les acteurs. Comment l’expliquer ?
2Ce sont les logiques sexuées et sexuelles des pratiques économiques qui sont en question. Transaction hétérosexuelle dans laquelle actrices et acteurs sont employés pour mettre en scène les fantasmes des consommateurs, le travail pornographique permet d’interroger l’économie du travail sexuel, c’est-à-dire les modalités d’échanges et les profits propres au monde de la pornographie, qui ne recoupent que partiellement les logiques marchandes [Bourdieu, 1977 [1]]. Ces échanges ne sont pas propres au travail sexuel, mais s’insèrent dans une économie du sexe dans laquelle la sexualité féminine est une marchandise prisée [Rubin, 2010 : chap. 1]. Ce n’est pas seulement le prix du travail pornographique, mais bien la valeur de la sexualité qui est en jeu ici. Au-delà de leur dimension quantitative, les écarts de salaire mettent en évidence les deux significations du travail pornographique : un sens féminin où le salaire rémunère une marchandise prisée sur le marché de la sexualité ; un sens masculin où le salaire est une compensation supplémentaire à une activité satisfaisante en elle-même.
3À partir d’une enquête dans la pornographie française [Trachman, 2013] [2], cet article a pour objectif de rendre explicite l’économie sexuelle qui sous-tend les singularités du salariat pornographique, mais aussi les transactions intimes que cette économie produit [Zelizer, 2005]. Pris dans des dynamiques de valorisation qu’ils ne maîtrisent pas, acteurs et actrices doivent définir la forme légitime de la transaction, mettant en avant ou laissant dans l’ombre certains aspects de leurs activités. Les différences de rémunérations n’enregistrent pas seulement des différences de statut, elles contribuent à les maintenir.
Apprentissage et maintien de la valeur des actrices
4Alors que les salaires des acteurs se situent entre 100 et 300 euros pour une scène, ceux des actrices varient entre 150 et 600 euros, voire plus. Cela s’explique surtout de la façon suivante : alors que les variations de salaires masculins sont largement déterminées par les budgets de la production, celles des salaires féminins dépendent pour une part des différences de valeur des actrices elles-mêmes.
« Savoir ce que tu vaux »
5Il faut d’abord souligner la situation d’ignorance des actrices débutantes vis-à-vis des conventions du travail pornographique. Les salaires ne sont pas nécessairement définis à l’avance, mais au moment du tournage, avant que la scène ne soit jouée. Lors de leur premier pas dans ce monde, n’ayant aucune idée des hiérarchies salariales, les débutantes acceptent souvent ce qui leur est proposé. Emma, une actrice d’une vingtaine d’années qui travaille depuis moins d’un an dans la pornographie, parallèlement à des études de droit, le souligne : lors de ses premières scènes, elle tournait dans des conditions de travail difficiles, « avec des vieux croûtons ». Son salaire était alors de 150 euros pour trois scènes : une scène en couple, une scène lesbienne et une scène de groupe avec des acteurs relativement âgés. Elle n’a pas négocié : « C’était ça ou rien, soit tu étais ok, soit tu rentrais chez toi ». Elle a ensuite travaillé sur une autre production, où elle a été payée 250 euros par scène. Là encore, elle n’a pas discuté ce tarif.
Le cachet est dans un premier temps davantage lié à une évolution de la perception des salaires et à la connaissance du monde de la pornographie, plus qu’à une tâche précise ou un temps de travail. Ce qui est présenté comme une difficulté d’ordre personnel est plutôt une caractéristique du travail des actrices, qui doivent évaluer si elles ont « une place sur le marché », selon le mot de l’une d’entre elles, mais aussi ce qu’elles « valent » sur un marché du travail opaque et problématique, sans que des structures collectives, associatives ou syndicales, n’aient fixé le prix du travail [3].Emma : Moi j’étais ok, je trouvais ça énorme quoi. Enfin, énorme, oui et non. Avant de rentrer dans le milieu, je pensais que tu gagnais vraiment plus que ça. Et dès que j’ai vu que tu commençais à 150 euros, tu te dis 250 euros c’est bien payé. En fait au final tu te dis que c’est rien par rapport à maintenant.
Mathieu : Tu as appris au fur et à mesure qu’il y avait une échelle de tarifs ?
Emma : Ouais, en rencontrant les gens du milieu. Après j’ai pris 300 euros la scène avec Stéphane [un amateur], et là où j’ai commencé à prendre plus c’est avec Johnny [un professionnel], là j’ai commencé à négocier. Là c’était 450. En fait j’ai du mal à parler d’argent, c’est difficile de s’évaluer, de savoir ce que tu vaux.
Jouer et occulter le plaisir
6Les tarifs de la majeure partie des actrices rencontrées se situent entre 300 et 600 euros lorsqu’elles connaissent les ressorts du marché du travail, parfois plus lorsque les productions sont importantes. Cette échelle trace des frontières entre les actes sexuels tarifés et d’autres qui ne le sont pas : la fellation, le cunnilingus ne sont pas gratuits mais font partie d’une scène « vaginale ». Le répertoire pornographique, qui implique, outre la pénétration vaginale, la pénétration anale, voire la double pénétration [4] et le fist-fucking [5], nécessite l’apprentissage de techniques du corps [Mauss, 1999] qui rompent avec ses usages sexuels ordinaires [Bozon, 2008]. Cependant l’échelle salariale reconnaît moins des compétences que la difficulté et les réticences des actrices vis-à-vis de certaines pratiques parfois douloureuses, en premier lieu la sodomie. Plus payée, celle-ci n’en est pas moins un impératif : l’échelle n’implique pas une possibilité de choix des actrices elles-mêmes. L’une d’entre elles âgée d’une trentaine d’années le souligne : « On sait après, par le temps, que si tu fais pas ça, tu vas pas bien loin… Tu fais pas que des choses agréables, et c’est pas pour rien qu’on les fait ».
7Les salaires ne sont pas toujours déterminés par les pratiques effectuées lors d’une scène. Les actrices (mais aussi les acteurs) qui participent à l’intégralité d’un tournage, où elles réalisent plusieurs scènes et quelques shootings photos, sont rémunérées selon un forfait qui englobe toutes ces prestations, de manière plus ou moins explicite. C’est le cas d’Emma. Je l’ai rencontrée lors d’un tournage en Espagne, qui a eu lieu dans une villa louée pour l’occasion, où l’équipe partageait une vie commune. Payée 1000 euros pour une semaine, nourrie et logée, Emma a réalisé deux scènes à cette occasion deux. Elle a été moins bien payée que sur d’autres productions, mais pour elle, « c’est plus une semaine de vacances ».
8Cette organisation du travail n’est cependant pas toujours jugée favorablement. La dimension tacite des contrats, signés après la réalisation de la scène, peu précis sur les tâches à effectuer, permet en particulier aux réalisateurs de demander gratuitement un travail supplémentaire. Cynthia, une actrice de 25 ans rencontrée après qu’elle ait quitté le monde de la pornographie après une carrière de 2 ans, aujourd’hui vendeuse dans une boulangerie, raconte que lorsqu’elle arrivait sur le tournage, alors qu’une scène de couple était prévue, le réalisateur lui demandait de tourner avec trois acteurs :
Comme quoi ils essaient d’arnaquer les nanas quand même. Je lui ai dit « Il est hors de question que tu me fasses tourner avec trois mecs pour le prix d’un, tu m’as pris pour quoi là ? » Et donc il a fallu que je marchande quand même, que je débatte, pour qu’il finisse par me payer, et j’ai fait ma scène, et je me suis super bien éclatée.
10Les conditions d’emploi du monde de la pornographie permettent aux réalisateurs de profiter d’une position de pouvoir, par exemple en sous-payant les actrices, parfois en leur proposant de jouer eux aussi dans la scène. Dans cet extrait d’entretien, ce n’est pas seulement le rapport de subordination inscrit dans la relation salariale [Supiot, 2007] qui fait problème pour Cynthia, mais la nécessité de maintenir un statut sexuel (« Tu m’as pris pour quoi ? »). Être payée pour un acteur et jouer pour trois, c’est se faire avoir, mais c’est aussi prendre le risque d’être considérée comme une fille facile, à arnaquer et à « se faire ». C’est après coup, lors de l’entretien, et alors qu’elle était sortie du monde de la pornographie, que Cynthia a pu dire qu’elle s’etait « bien éclatée ». La négociation des salaires par les actrices est aussi celle d’un statut, dont la situation d’entretien se fait l’écho : en soulignant qu’elle avait débattu son salaire et pris du plaisir, cette actrice n’a voulu être prise ni pour une fille facile, ni pour une fille contrainte d’accepter les conditions de travail qui lui étaient imposées. Ce qui est en jeu ici, c’est le statut d’une sexualité féminine qui doit moins se donner que céder aux propositions masculines, avec ou sans contrepartie monétaire [Mathieu, 1985 ; Tabet, 2004 : 147].
11Souvent écarté d’une rhétorique qui a pour objectif de souligner le professionnalisme d’un métier non reconnu, le plaisir n’est pas absent du travail pornographique. Emma souligne ainsi que pour elle, « le pro c’est plus facile, tu t’éclates plus, ils savent y faire », tandis que les amateurs « te font bosser avec des mecs qui sont pas pros, ils savent pas y faire, ils pensent qu’à leur plaisir ». Le plaisir est alors une norme professionnelle permettant de distinguer des acteurs qui sont des professionnels non seulement de la mise en images des fantasmes des spectateurs, mais aussi de la sexualité.
12La différence entre travail et plaisir tend également à s’effacer dans l’acquisition d’un ensemble d’habitudes professionnelles qui ne s’opposent pas au plaisir, et qui peuvent en favoriser l’apparition. Une actrice d’une vingtaine d’années souligne qu’elle « essaie de prendre du plaisir ». De la même manière Emma note qu’après quelques mois de travail, elle « arrive à prendre du plaisir sur des tournages ». Comme dans le travail émotionnel [Hochschild, 1983], dans lequel les sentiments qu’exigent le poste sont non seulement joués mais ressentis par les employées, il ne s’agit pas de simuler la jouissance (même si cela n’est bien sûr pas exclu), mais de prendre du plaisir en s’appropriant le répertoire pornographique. Emma évoque par exemple une prise en compte de la caméra qui devient de plus en plus spontanée :
Emma : La caméra ça me fait kiffer. Je suis exhib, donc la caméra, j’adore. Être filmée, être regardée, être désirée, c’est mon kiff.
Mathieu : À aucun moment tu abandonnes cette idée qu’il y a une caméra ?
Emma : Si. Dès que tu prends vraiment du plaisir, tu l’abandonnes, mais tu sais qu’elle est là, donc inconsciemment tu te places de façon à. En même temps elle te suit.
Le corps et le nom
14Si les prestations sexuelles font varier les salaires, d’autres éléments influent sur la valeur des actrices elles-mêmes. « Savoir ce que tu vaux », ce n’est pas seulement savoir ce que vaut une pratique sexuelle, c’est également savoir ce qu’une actrice vaut par rapport aux autres. Comme dans d’autres métiers [6], le corps est un capital. L’entretenir, se faire refaire la poitrine, suivre un régime permet aux actrices d’incarner des figures valorisées et de se singulariser. Ce capital ne se réduit pas à un ensemble de propriétés corporelles, mais relève également d’une image qui évolue par rapport au nombre de films réalisés, à la médiatisation des actrices, à leur savoir-faire dans la constitution d’une figure fantasmatique. Dans un marché du travail opaque, le nom, en l’occurrence un pseudonyme, est un principe d’identification et de valorisation qui est le produit d’un travail que les actrices peuvent revendiquer dans la négociation de leur salaire.
15Ainsi en Espagne, l’équipe de tournage comprenait-elle sept actrices, parmi lesquelles Debby et Julia se distinguaient. Contrairement aux autres actrices, elles étaient payées entre 2 500 et 3 000 euros pour la semaine. Le réalisateur soulignait qu’avec leur nom sur la jaquette du DVD, le distributeur pourrait facilement « mettre 1 000 ou 2 000 en plus » [7]. Ce capital corporel fait l’objet d’une construction collective : l’actrice elle-même et son entourage travaillent à faire valoir des compétences et des différences avec d’autres actrices, contribuant par-là à asseoir la réalité et la solidité de propriétés physiques et sexuelles difficilement objectivables. Ainsi Debby est une actrice d’une trentaine d’années, blonde et à la poitrine refaite, assez connue sans avoir un statut de star : une « bombe », selon les critères du monde de la pornographie. Elle arriva sur le tournage le lendemain de mon arrivée, accompagnée de Marcelo, son compagnon avec qui elle tourne régulièrement, et de Tony, l’intermédiaire entre elle et Alexandre, réalisateur et producteur du film [8]. Dès son arrivée elle engagea une négociation avec ce dernier.
Debby arrive le dimanche après-midi, accompagnée de Marcelo et de Tony. L’arrivée est presque mise en scène : Debby porte des lunettes de soleil qui masquent son visage, elle est froide, réservée. Même si Tony est son interprète car elle ne parle pas très bien anglais, c’est elle qui mène les négociations. Comme Marcelo, Tony est soumis à ce qu’elle veut faire ou pas. Ils négocient sur le lieu de tournage, un peu à l’écart, pendant deux bonnes heures. Alexandre s’interrompt de temps à autre et commente devant nous, en français, les avancées des négociations : « Elle ne lâche rien », répète-t-il souvent. Pourtant si elle est « dure en affaires », elle est « une bombe » : Alexandre considère qu’elle a les moyens de ne pas faire de compromis. De fait, Debby qui se sait la tête d’affiche du film sait aussi qu’Alexandre pense que la carrière du film dépend d’elle.
Elle refuse le forfait qu’on lui propose, tenant à être payée par scène. Si elle tient tête à Alexandre, sa position de départ n’est pourtant pas facile : elle ne parle pas anglais, elle a pris l’avion pour venir en Espagne et a donc intérêt à y travailler, sous peine de perdre du temps et de l’argent. Son arrivée est autant une démonstration de sa valeur qu’un renversement du rapport de force en sa faveur. Les négociations ne s’arrêtent cependant pas à cette première scène, mais se prolongent tout au long du tournage, notamment parce qu’Alexandre propose à Debby de faire de nouvelles scènes, qu’elle accepte parfois, même si elle refuse tout shooting photo gratuit. Alexandre profite ainsi de la présence d’une actrice renommée pour accumuler le maximum de scènes avec elle.
17La valeur des actrices qui parviennent à se faire un nom n’est plus seulement déterminée au regard d’un ensemble de caractéristiques corporelles, mais par rapport à une réputation qui garantit pour une bonne part le succès de la scène. Plus encore, le nom contribue à faire percevoir l’actrice comme exceptionnelle sur le marché des fantasmes. Les rémunérations des actrices sont donc déterminées par un capital corporel qui engage une construction de soi comme figure fantasmatique. Elles relèvent également d’une définition du travail des actrices dans laquelle le plaisir pris sur les scènes est relégué au second plan. L’analyse des rémunérations des acteurs permet de préciser ce point.
Le salaire des acteurs entre performance et rétribution sexuelle
« Ma bite, c’est un objet en or »
18Le salaire des acteurs varie entre 100 et 300 euros pour une scène. Ces variations ne dépendent pas d’abord des acteurs eux-mêmes, mais des budgets de la production. Les acteurs ne les perçoivent pourtant pas comme injustes. Pour ceux qui font du travail pornographique un revenu complémentaire, gagner quelques centaines d’euros, souvent au noir, est plus important que de faire valoir leur prix. Ceux qui essaient de faire de la pornographie leur activité principale n’ont donc pas d’autre choix que de s’adapter aux propositions de leurs employeurs : refuser un salaire parce qu’il est trop bas n’exclue pas qu’un autre l’acceptera.
19Beaucoup plus que les actrices, les acteurs sont en effet souvent considérés comme plus ou moins interchangeables. Si les critères physiques et esthétiques ne sont pas prédominants, les réalisateurs n’engagent cependant pas n’importe quel acteur, et évoquent fréquemment les « pannes » des débutants. Les acteurs valorisés sont ceux sur lesquels « on peut compter », c’est-à-dire ceux qui sont capables d’être en érection au moment voulu, et de le rester. Alors que la réputation des actrices est liée à leur capital corporel, celle des acteurs est déterminée par la maîtrise de l’érection, ce dont témoigne une anecdote racontée par un acteur d’une soixantaine d’années qui travaillait entre les années 1970 et 1980.
En 1975, sous le couvert des deux versions soft et hard, les acteurs ne se déshabillaient pas et montraient pas leur queue. Donc y avait la doublure costume et la doublure bite. Et un jour je tombe sur une gonzesse, directrice de production, qui me dit que j’ai le rôle de la doublure. Je lui ai dit que je pouvais faire le rôle normal aussi. Elle me dit « Non, vous ferez la doublure sexe. » Elle me dit que c’est payé 1 500 balles, je sais plus […] Je lui ai dis, « Je vais vous expliquer : je pourrais accepter ce tarif si je faisais le rôle. Mais en tant que doublure, c’est 5 000. Maintenant, si je suis au-dessus de vos moyens, je me retire. » La dame me dit « Vous êtes un peu prétentieux ». Je lui dis « Non madame, je suis pas prétentieux : moi je vaux 2 000 en tant qu’acteur. Mais ma bite, c’est un objet en or. Elle, elle est très exigeante » [il rit].
21Cet acteur prend donc la directrice de production au pied de la lettre et radicalise la conception qu’elle a de son travail : il ne refuse pas qu’elle le réduise à un sexe (c’est le cas, puisqu’en tant que doublure, seul son sexe apparaît à l’image), mais conteste l’évaluation monétaire qu’elle en fait. Cette revendication professionnelle est aussi une revendication virile face à une femme qui a le statut d’employeur, une sexualisation du rapport salarial (« Je me retire », « je ne vous ferai pas le plaisir… »). La professionnalisation de la sexualité masculine tend à isoler le pénis comme outil de travail autonome, qui a ses exigences et sa valeur propre. Ce mode d’évaluation est réducteur au regard du travail effectué par les acteurs. Un réalisateur souligne par exemple à propos de Rocco Siffredi [9] sa « baise charnelle », son « jeu de regards », son « jeu de baiser », son « jeu de salive » : un ensemble d’usages du corps dont les réalisateurs tiennent compte dans la hiérarchisation des actrices et de leurs salaires. Ces compétences peuvent être identifiées chez d’autres acteurs. Si un réalisateur souligne que pour lui, les acteurs sont « des instruments », un autre note qu’il embauche de préférence tel acteur parce que son « style » lui plaît, parce qu’il a une « belle voix ». John, un acteur d’une cinquantaine d’années qui a tourné de nombreux films depuis les années 1970, explicite les savoir-faire acquis lors de son travail :
Je suis parvenu à avoir un dialogue avec le corps de quelqu’un. Mais un dialogue physique […] Le corps parle. Chaque corps parle. Et si tu es à l’écoute de ce corps et que tu peux lui répondre […] Je pense que le porno ça m’a donné ça. Tout d’un coup, je touche quelqu’un : là c’est bon, là c’est pas bon, et 5 minutes après ça peut-être complètement différent. Je touche quelqu’un, je sais ce qu’il veut maintenant.
23Cette capacité d’être à l’écoute de sa partenaire favorise la réussite du rapport sexuel, mais aussi, dans une représentation où le plaisir féminin est central, de la scène. Le caractère disproportionné que tient la capacité à rester en érection dans l’évaluation des acteurs tend finalement à rendre invisible d’autres usages du corps requis par la mise en scène des fantasmes.
Le spectre du travail gratuit
24En mettant au premier plan l’excitation des acteurs, la valorisation de l’érection relève également d’une naturalisation de leur travail. Les réalisateurs estiment qu’une scène constitue pour une part une rétribution sexuelle. Lors du tournage en Espagne, Alexandre me dit à propos d’un acteur : « il fait la gueule parce qu’il ne tourne pas ce soir ». Cet acteur, qui est son collaborateur récurrent, était cependant payé au forfait. La scène n’était pas ici conçue comme une tâche à rémunérer, ni comme une possibilité de gain supplémentaire, mais comme une faveur que l’employeur avait fait à son employé. Le salaire n’était alors pas le prix du travail, mais le complément monétaire d’une activité plaisante en elle-même.
25Certains aspects du discours des acteurs contribuent à donner cette image de leur activité. Professeur de cours particuliers de mathématiques, acteur depuis trois ans, Greg, un acteur d’une trentaine d’années, souligne que ce qu’il gagne dans la pornographie est un salaire d’appoint, parfois négligeable au regard de la satisfaction sexuelle qu’il en retire.
Ce qui m’intéresse plus c’est de bosser avec des filles qui me plaisent. Si tu me dis demain, tu vas bosser avec des Américaines, je fais ça gratuit. Je sais que c’est pas bien vu, mais je fais avant tout ça pour le cul. » Le travail pornographique peut apparaître comme une opportunité, non seulement d’avoir des rapports sexuels, mais surtout de « se taper des bombes », pour reprendre l’expression d’un autre acteur.
27Comme le souligne Greg, travailler gratuitement n’est pourtant « pas bien vu », en particulier par les acteurs installés. La question de la carrière est ici déterminante : le sens de la gratuité varie selon la fonction du travail pornographique pour l’acteur (revenu principal ou salaire d’appoint), et du moment de son cycle de vie professionnelle. Pour les acteurs débutants, dont les réalisateurs considèrent qu’ils doivent faire leurs preuves, et qui considèrent eux-mêmes que faire une scène pornographique est une chance, la gratuité totale ou partielle (ils sont payés moins de 100 euros) est acceptée. Pour les acteurs confirmés, qui essaient de gagner leur vie avec la pornographie, la gratuité partielle est un phénomène qui remet en question la qualité de leur travail. Le travail des acteurs ne relève pourtant pas d’une simple expression du désir. Tout se passe comme si l’âge, mais aussi l’exercice du métier dissociaient progressivement travail pornographique et satisfaction sexuelle. Greg le souligne : « Bander, c’est purement psychologique. En trois ans, j’ai dû travailler avec 10 filles qui me plaisaient. J’ai dû travailler avec environ 80 filles. À force de faire appel toujours aux mêmes fantasmes, ça s’use et tu bandes de moins en moins ».
28L’érection ne se réduit pas à l’expression automatique d’un désir, elle est un exemple de « montages physio-psycho-sociologiques » [Mauss, 1999 : 384]. Les acteurs ne choisissant pas leurs conditions de travail, ils doivent alors faire abstraction de leur partenaire ou de la situation en mobilisant des fantasmes personnels. Dans une expression remarquable, Greg note que « ça s’use ». Il y a une usure au travail pornographique, d’abord excitant, dont les contraintes apparaissent progressivement. Pour les acteurs, cette usure est moins liée à l’intensification du travail, de plus en plus pénible [Cottereau, 1983], mais relève d’une usure des fantasmes, du fait d’une routinisation de l’activité pornographique. La définition de leur métier est finalement un enjeu de lutte entre les acteurs eux-mêmes, ce qu’illustre une anecdote rapportée par Frédéric, un acteur d’une trentaine d’années, qui a débuté dans la pornographie après avoir été libraire, et qui tente depuis deux ans d’en faire son activité principale.
J’ai eu un petit conflit avec Thierry (un acteur plus installé). C’était une question d’argent. Il me contacte un jour sur MSN, et il me dit : « Il paraîtrait que tu fais des scènes au rabais, que t’aurais même tourné dans des gangs bangs [10] gratuitement. » Je l’appelle tout de suite, et je lui dis : « Écoute, je n’ai jamais travaillé en dessous de 150 euros, parce que je pense que tout le monde se base un peu sur ce tarif de base pour les acteurs pros, sauf comme toi et Guillaume pour Oliver L., c’est un prix d’ami comme il dit. Reinhard me paie 200, Toinou me paie 200, Lhermitte me paie 150 […] Voilà, je te dis mes tarifs, j’ai aucun problème à discuter d’argent. » […] Les acteurs ont accepté au fur et à mesure de baisser, de faire plaisir, pour avoir du travail, et au final ils en sont réduits à être obligés d’accepter les tarifs qu’on leur propose, et qui sont devenus dérisoires.
30Si les acteurs refusent de travailler gratuitement, les baisses de tarifs selon les circonstances semblent être plus fréquentes. On le voit dans la discussion entre Frédéric et Thierry : si ce dernier l’accuse de travailler gratuitement, il accepte de faire des « prix d’amis » aux réalisateurs dont il est proche. Même si la pornographie est son revenu principal, il travaille « au rabais », dans des productions à petit budget, parce qu’il a des relations personnelles avec le réalisateur. Les acteurs sont dans une position paradoxale, qu’incarne Thierry : si ce dernier dénonce le travail gratuit ou « au rabais », il doit, pour vivre de son métier, accepter de baisser ses prix, soit qu’il considère que les réalisateurs s’engagent par là, de manière informelle, à l’employer pour d’autres scènes, soit qu’il veuille leur « faire plaisir », c’est-à-dire entretenir l’ambiance presque familiale du monde de la pornographie. Les acteurs contribuent par là à faire porter le doute sur leurs motivations : s’ils peuvent baisser leur tarif, c’est qu’ils considèrent que le travail offre d’autres avantages. « Faire plaisir » c’est aussi, implicitement, se faire plaisir, ou en donner l’impression.
31L’économie du travail pornographique est ambivalente. Dans le cas des actrices, les pratiques salariales relèvent d’une explicitation d’une économie sexuelle dans laquelle les femmes sont les biens de valeur. Pour les acteurs, elles contredisent l’image d’une sexualité toujours génératrice de plaisir pour les hommes. Le discours omniprésent, tenu par tous les membres de la pornographie, selon lequel le travail des acteurs est plus difficile que celui des actrices relève d’une idéologie professionnelle qui minimise les coûts féminins du travail pornographique, mais qui a également pour objectif de justifier un salaire masculin qui ne va pas de soi. Ce qui est en jeu ici, c’est le statut de la sexualité : alors que les actrices peuvent prendre plaisir pendant une scène, et que celui des acteurs est moins évident qu’il n’y paraît, la différence de salaire reconduit l’image d’une sexualité féminine qui ne doit pas se donner mais céder ou se vendre, et d’une sexualité masculine conçue comme un besoin irrépressible.
32L’économie du travail pornographique ne fait donc pas que traduire une économie sexuelle dans laquelle la sexualité féminine fait l’objet d’un échange entre hommes. Le maintien de cette économie suppose une réduction des divers aspects des transactions, en particulier en ce qui concerne le plaisir des actrices et les usages du corps masculin. La définition des termes de l’échange ne relève pas seulement d’une explicitation, mais d’une définition des transactions légitimes, dans laquelle les actrices doivent tenir pour implicite les attraits de leur travail, tandis que les acteurs doivent lutter contre la réduction de leur travail à une rétribution sexuelle. ?
Notes
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[1]
Sur les dimensions non marchandes des hiérarchies salariales, voir également Jean Saglio [1999].
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[2]
Enquête constituée d’environ 80 entretiens avec des actrices, des acteurs, des réalisateurs et des producteurs, et d’observations de tournage, réalisée entre 2006 et 2010. Je mobilise particulièrement ici l’observation d’un tournage d’une semaine en Espagne, effectuée en 2007.
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[3]
Sur la présence, peu évidente, des syndicats dans un contexte de travail intermittent, voir Proust [2010].
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[4]
Pénétration simultanée d’un pénis dans le vagin et l’anus, ou de deux pénis dans le vagin ou l’anus.
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[5]
Pénétration du poing dans le vagin ou l’anus. Sur cette technique, voir Rubin [2010 : chap. 4].
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[6]
Par exemple la boxe [Wacquant, 2003] ou la danse [Sorignet, 2006].
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[7]
Le film est acheté environ 10 000 euros.
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[8]
Il n’y a pas d’intermédiaire reconnu comme tel sur le marché du travail pornographique en France, du fait de la condamnation du proxénétisme. En Hongrie, les agences d’actrices et d’acteurs sont légales, et permettent au métier d’exister.
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[9]
Célèbre acteur italien, aujourd’hui également réalisateur, Rocco Siffredi possède une notoriété qui lui a permis de tourner avec Catherine Breillat.
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[10]
Catégorie pornographique mettant en scène une actrice avec un groupe d’acteurs, parfois nombreux.