1Dans les dernières décennies du xixe siècle, alcoolisme, syphilis et tuberculose concentrent l’essentiel de l’anxiété biologique, mais n’épuisent pas les inquiétudes quant aux risques de dégénérescence qui pèsent sur la « race » [Bardet et alii, 1988 et Nourrisson, 1990]. Parmi les dangers secondaires, relevés dès le milieu du siècle par Augustin Bénédict Morel dans son Traité des dégénérescences physiques, morales et intellectuelles de l’espèce humaine (1857), nous trouvons la consommation de substances toxiques végétales et notamment de l’opium. Il met en cause essentiellement une consommation hédoniste de l’opium, celle qui consiste à fumer cette substance. Ainsi, le péril évoqué par Morel est-il essentiellement exotique, et le médecin chef de l’asile de Saint-Yon se fonde surtout sur les récits de voyages en Orient et en Extrême-Orient, pour dénoncer les risques que le just, subtle and mighty opium [1] fait courir à la société. En Occident, l’opium n’est pas un plaisir mais un médicament. Au regard des affections pour lesquelles il est recommandé, c’est même une véritable panacée. Il traite les fièvres, les diarrhées, la manie (folie), la mélancolie, les rhumatismes et permet, dans toutes les affections, de combattre la douleur [2]. L’usage médical de l’opium engendre bien quelques intoxications chroniques, d’autant que l’accès aux soins se « démocratise », et que le combat contre la douleur acquiert lentement sa légitimité, mais le problème est limité et n’a pas le caractère d’un péril sanitaire.
2L’émergence d’un véritable péril toxique en France et plus largement en Europe occidentale et aux États-Unis découle du progrès de la chimie et de la technique médicale. La découverte des alcaloïdes de l’opium, principalement de la morphine, et la mise au point de l’injection vont provoquer une vague d’intoxications chroniques essentiellement iatrogènes (causées par le traitement). Les médecins qui possèdent désormais un très puissant moyen de lutte contre la douleur vont en user sans retenue, persuadés qu’ils sont que « Jamais les injections hypodermiques ne conduisent ceux qui les subissent à l’état particulier observé chez les mangeurs d’opium à moins d’abus dans les doses et la fréquence » [3]. La découverte des effets secondaires de la fée grise [4] est un moment fondamental dans l’histoire de la problématisation de l’usage des stupéfiants. La morphinomanie, nouvelle entité nosologique isolée par le médecin berlinois Edouard Levinstein [5], est le paradigme des intoxications chroniques volontaires non alcooliques. Son identification entraîne une relecture de toutes les intoxications chroniques non alcooliques, notamment celle des « mangeurs d’opium » renommée « opiomanie ». Reste qu’en dépit des dangers liés à son utilisation, le succès médical du principal alcaloïde de l’opium ne se dément pas : « Le médecin possédant un moyen vraiment merveilleux de diminuer ou supprimer la douleur ne pouvait résister à la prière du malade le suppliant de le soulager et cédait parfois trop volontiers au plaisir d’accomplir de véritables miracles », écrit le docteur Lebeaupin [1906 : 4].
3En fait, malgré les inconvénients qu’ils peuvent présenter, il est désormais impossible de se passer de l’opium et de ses composants. Chimistes, pharmaciens et médecins vont donc s’efforcer de trouver la substance qui conservera les qualités du papaver somniferum, sans en avoir les effets indésirables. De cette version moderne de la quête du Graal, nous avons retenu deux découvertes qui illustrent, nous semble-t-il, assez bien les rapports que la modernité entretient avec les substances vénéneuses naturelles ou produites par la science. La première substance est bien connue et conserve une certaine actualité : c’est l’héroïne. La seconde, le pantopon, a complètement disparu de notre pharmacopée et de notre horizon.
L’héroïne, nouvelle substance
4La quasi-totalité des médicaments découverts au xixe siècle est issue de substances naturelles végétales, minérales ou animales. Chimistes et pharmaciens s’efforcent d’extraire les « principes actifs » des plantes ou autres produits médicamenteux, en particulier les alcaloïdes, acides et hétérosides qui les composent. Les découvertes (strychnine, digitaline, morphine, codéine, cocaïne, aspirine) découlent de cette démarche [6]. Or, l’invention de l’héroïne (ou diacétylmorphine), en 1898, par Heinrich Dresser, chimiste de la société Bayer, relève d’une autre démarche. Ce n’est pas un alcaloïde, un acide aminé, un hétéroside extrait d’un végétal, d’un minéral ou d’une quelconque glande animale, mais le résultat d’une manipulation de laboratoire. Heinrich Dresser a associé une molécule « naturelle », la morphine, à deux radicaux acétyles (ch2co). Cette diacétylation de la morphine n’est jamais un processus naturel, il ne se produit pas en dehors de la paillasse du chimiste : l’héroïne n’est pas une découverte mais une invention.
5L’héroïne est non seulement analgésique, mais puissamment antitussive. Les pharmacologues pensent, dans un premier temps, avoir découvert un remède « héroïque », au sens d’énergique, contre la tuberculose, d’où le nom commercial du produit. Si cet espoir est rapidement déçu, l’héroïne est cependant considérée comme une excellente médication contre l’asthme, l’emphysème, la bronchite et les autres maladies respiratoires. Elle a surtout paru dépourvue des inconvénients immédiats de la morphine, à tel point que le Bulletin général de thérapeutique en recommande l’usage « dans la pratique infantile » [Runkel, 1900 : 667-668]. Non seulement les auteurs qui se penchent sur l’héroïne présentent le nouveau dérivé de la morphine comme dépourvu des inconvénients de celle-ci, mais ils y voient un bon remède contre la morphinomanie [Ossovetssky, 1900 ; Gautier, 1901]. Par exemple, le docteur Morel Lavallée publie en 1900, dans la Revue de médecine, un article dont le titre, aujourd’hui, laisse rêveur : « La morphine remplacée par l’héroïne ; pas d’euphorie, plus de toxicomanie. Traitement héroïque de la morphinomanie » [Lavallée, 1900 : 872-890 ; 977-997].
6Dés 1902, l’innocuité de l’héroïne est remise en cause. L’héroïnomanie rejoint la liste des périls toxiques et constitue une variété supplémentaire de toxicomanie [Yvorel, 1992 : 152-154]. Cependant, l’idée que le laboratoire peut réaliser ce que la nature ne sait pas faire, c’est-à-dire un antalgique qui n’entraîne aucune appétence morbide, ne disparaît pas. Les premiers barbituriques, le Véronal (1903) et le Luminal (1912), sont présentés comme aussi efficaces qu’inoffensifs [A. et M. Porot, 1982 : 82-83]. En 1924, le pharmacologue Louis Lewin dénonce les industriels qui développent toute une stratégie « pour influencer les médecins et leur faire prescrire les hypnotiques nouveaux dont on affirme sans cesse qu’ils ne sont pas toxiques ou même que leur non-toxicité est considérable. Cela peut conduire, écrit-il, aux plus graves conséquences […] Il n’est aucun hypnotique dont l’usage prolongé soit sans danger et les médecins devraient être les premiers à prendre à cœur de ne pas accroître le mal, assez développé déjà, que cause l’usage habituel des substances hypnotiques » [Lewin, 1970 : 222-223].

Le pantopon : faire mieux que la nature
7Réalisé en 1909, suite aux travaux du professeur Herman Sahli, de Berne [Sahli, 1909] – auquel revient l’idée théorique d’une synthèse des principes actifs de l’opium isolé par l’analyse –, le pantopon réunit « dans des proportions définies et constantes, la totalité des alcaloïdes de l’opium » [Soncourt, 1912 : 13]. Le pantopon qui « est un opium complet épuré de composition invariable et soluble » n’est pas stricto sensu un médicament synthétique, mais il relève bien de la démarche qui présidera à la confection des médicaments de synthèse, à savoir la fabrication d’une substance complexe à partir de ses éléments. Il ne s’agit pas comme avec l’héroïne d’inventer une nouvelle molécule mais bien de reproduire une substance naturelle. « On est sûr, écrit le docteur Trotain, qu’il est moins toxique que l’opium, et beaucoup moins que la morphine. Qu’il est mieux toléré, qu’il n’y a pas d’accoutumance et que les mêmes doses produisent les mêmes effets » [Trotain, 1911 : 37]. Cette médication opiacée rationnelle, pour reprendre l’expression utilisée par Louis Souty dans sa thèse [Souty, 1910], est utilisable dans tous les cas où l’opium et la morphine sont appelés au chevet du malade et elle ne présente donc aucun des risques de l’opium naturel. Morel Lavallée, déçu par l’héroïne, propose donc d’utiliser le pantopon pour traiter les morphinomanes [Lavallée, 1910 : 37-39 ; 489-497].
8Comment peut-on penser que la chimie, en fabriquant le suc de pavot, « l’apprivoise » ? Nous n’avons pas la réponse, mais cette croyance se renouvelle à intervalles réguliers. On attribuera aux divers succédanés synthétiques de la morphine les mêmes vertus d’efficacité et d’innocuité qu’au pantopon.
9Le pantopon disparaît de la pharmacopée et de la littérature médicale en 1913, non sans avoir fourni quelques cas de pantopomanie…
10Dans les rapports qu’ils entretiennent avec les poisons/médicaments et plus particulièrement avec ceux qui agissent sur le système nerveux central et modifient les états de conscience, les rapports de soi au monde et de soi à soi, les hommes du xixe siècle, au moins les hommes de l’art, ont souvent fait preuve d’une confiance naïve en la science. Ils avaient fondé des espoirs importants dans certaines substances naturelles qui permettaient de lutter contre la douleur physique ou morale (on dirait aujourd’hui psychique) mais aussi contre la maladie mentale [Yvorel, op. cit. : 26-30]. Confrontés aux effets secondaires de ces produits, notamment aux appétences morbides qu’ils engendrent, ils ont cru que des produits de même nature, issus non plus de la nature mais des éprouvettes et des cornues, ne présenteraient pas de tels inconvénients. La foi dans les médecines « naturelles » n’est-t-elle pas que le pendant de cette croyance dans la toute-puissance de la science ? Le xixe siècle, siècle prométhéen, préférait probablement les poisons de synthèse aux poisons naturels… ?
Notes
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[1]
L’expression est de Thomas de Quincey, dans son ouvrage : The Confessions of an English Opium-Eater (1929). Trad. de Pierre Leyris, Les confessions d’un opiomane anglais, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1974.
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[2]
La place de la douleur et de son traitement dans l’histoire de la médecine est complexe. Nous renvoyons, sur ce sujet, à : Jean-Pierre Peter [1993] ; Roselyne Rey [1993] ; Arlette Lafay [1992].
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[3]
Von Pitha, « Le traitement des névralgies par les injections de morphine », Journal de thérapeutique, 25 avril 1876 : 319.
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[4]
Nom donné à la morphine ou plus précisément au chlorhydrate de morphine.
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[5]
Edouard Levinstein [1875]. En 1878, l’article devient un livre aussitôt traduit en français et réédité dès 1880, passant de 156 à 248 pages.
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[6]
Cet effort accompagne une transformation du savoir médical. Il ne s’agit plus de composer des remèdes « catholiques », au sens grec du terme, mais de mettre au point des médicaments spécifiques pour traiter des entités nosologiques bien définies, grâce à la clinique et à l’anatomo-pathologie.