CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De nombreuses publications en sciences humaines ont retracé l’histoire et documenté les pratiques du travail social. Pour autant, la diversité des espaces dans lesquels il opère est rarement au cœur des analyses. L’espace est ainsi longtemps resté un impensé du travail social (Emmenegger, 2017).

2Lorsque la dimension spatiale du travail social est abordée par les sciences sociales, les espaces dans lesquels évoluent les individus sont le plus souvent décrits comme des contraintes auxquelles les travailleurs sociaux et les usagers doivent s’adapter (Cagnol, 2010 ; Fugier, 2014), ou bien comme des lieux de socialisation pour les potentiels bénéficiaires (Parazelli, 2002 ; Pimor, 2014). Espaces urbains, périurbains, ruraux, centres-villes et banlieues, quartiers populaires et bidonvilles, espaces publics et privés, milieux fermés et ouverts, publics captifs, sédentaires, nomades ou en errance : le travail social se déploie pourtant dans une multitude d’espaces physiques et sociaux, et auprès de publics dont le rapport à l’espace est lui aussi pluriel.

3Ce dossier consacré aux dimensions spatiales du travail social a pour objectif d’enrichir la connaissance du rapport à l’espace des travailleurs sociaux et de leurs publics, ainsi que la manière dont les espaces sont « travaillés » par les professionnels du social, par les décideurs et les techniciens, et par les usagers de l’intervention sociale.

4La France se distingue par une forte sectorisation de l’action sociale (Jovelin et Bouquet, 2005). Les métiers dits canoniques (assistante sociale, éducateur spécialisé) sont organisés sur la base d’un secteur d’intervention qui relève soit d’un découpage administratif, soit de groupes de populations rencontrant un type spécifique de difficulté [1]. Les lois de décentralisation de 1982-1983 ont conduit à un transfert de compétences de l’État vers les collectivités territoriales : enfance en danger, vieillesse, exclusion sociale sont dorénavant de la responsabilité des départements ; animation socioculturelle et prévention spécialisée de celle des municipalités (Autès, 2004). Cette évolution produit une spatialisation accrue de l’intervention sociale, renforcée par des dispositifs de zonage destinés à transformer des inégalités sociales en inégalités territoriales. Sur fond de restrictions budgétaires et de politiques d’austérité, il s’agit de déterminer des territoires prioritaires en mobilisant des données statistiques (taux de bénéficiaires des minima sociaux, de chômage, d’échec scolaire, de délinquance et criminalité…), afin d’y concentrer des moyens humains et matériels, à l’image des quartiers prioritaires de la politique de la ville (Madelin, 2009). Ce vaste mouvement lie étroitement travail social et espace local : ce dernier se trouve sans cesse examiné afin d’ajuster actions, projets et dispositifs aux caractéristiques du territoire (évaluation, bilan, évolution des secteurs d’intervention…). Enfin, le champ associatif contribue aussi à cette sectorisation. Les nombreuses associations œuvrant dans le champ social déterminent leurs zones d’intervention en tenant compte des logiques politiques et administratives, mais aussi de leur secteur historique d’implantation, de leurs ressources internes, de leurs spécificités professionnelles, à l’image des clubs de prévention spécialisée.

5Dans ce contexte, les modes de rationalisation de la sectorisation de l’action sociale constituent l’un des premiers angles d’analyse que nous souhaitions explorer. Qui délimite les champs d’intervention (pauvreté, handicap, enfance en danger, délinquance…) et les secteurs géographiques, et selon quels critères ? Qu’est-ce que ce découpage révèle des orientations politiques en matière de travail social ?

6L’article d’Eugénie Terrier, qui ouvre ce dossier, répond en partie à ces interrogations. Elle décrit la manière dont sont construits les diagnostics de territoire, qui guident aujourd’hui en grande partie les politiques d’action sociale, en particulier à l’échelle du département. L’analyse spatialiste qui prévaut dans ces dispositifs d’observation sociale locale, généralement fondée sur une méthodologie statistique et cartographique « froide », ne permet pas selon l’auteure de saisir la complexité des problématiques rencontrées par les habitants. Ce procédé échappe ainsi à la question des inégalités sociales, et donc structurelles, au profit d’une lecture privilégiant des données statistiques spatialisées, certes plus simples à utiliser (et manipuler) par les élus locaux, mais qui font obstacle à la fois à la construction partagée de ces diagnostics, et à leur appropriation par les professionnels du social.

7Anne Petiau aborde elle aussi cette question de la sectorisation de l’action sociale, à l’échelle cette fois des professionnels de terrain. Elle s’intéresse aux contraintes et aux effets du partenariat entre médecine, psychiatrie et urgence sociale dans la mise en œuvre, par une association caritative, d’une maraude interdisciplinaire destinée aux personnes sans abri présentes dans l’espace public. En dépit de la bonne volonté des professionnels concernés, les divergences d’opinion concernant les périmètres d’action – permettant de définir ce qui relève du social, du sanitaire, du psychiatrique –, les temporalités d’intervention, ainsi que les modalités de coordination, empêchent la prise en compte des espaces vécus des personnes sans abri et empiètent sur la qualité de la prise en charge. L’enjeu de ces différends consiste souvent à préserver les espaces professionnels d’un flux d’usagers trop important au regard des moyens dont ils disposent. La psychiatrie résiste ainsi à l’extension de son champ d’action vers la souffrance dite « psychique », terme employé par les institutions de l’urgence sociale, tandis que les intervenants sociaux orientent fréquemment les usagers vers la psychiatrie et la médecine. Cette situation, couplée à la politique de gestion des centres d’hébergement qui impose d’accueillir les individus pour une durée limitée, contraint les personnes sans abri à circuler, à la fois dans l’espace géographique, et entre secteurs d’intervention, ce qui a pour conséquence de concourir à leur invisibilisation et de mettre à mal les projets d’insertion.

8La question de l’accès au logement et des conditions de l’habiter se trouve au cœur de ce numéro sur le travail social. Deux contributions alimentent cette réflexion, en prenant pour objet les dispositifs destinés à héberger les personnes privées de domicile propre, et interrogent les effets socio-spatiaux des accompagnements qui s’y déroulent. Claire Ganne et Nathalie Thiery s’intéressent aux structures accueillant des familles en difficulté : les centres d’hébergement et de réinsertion sociale, dont la mission première a trait à l’insertion, et les centres maternels et parentaux, qui relèvent de la protection de l’enfance. Les logements décrits, qui vont de l’hébergement collectif au logement autonome, sont très divers, mais tous sont supports d’une intervention sociale qui se décline sur le mode de la visite à domicile. Ces trois situations résidentielles présentent de fortes variations quant à leurs potentialités d’autonomie et d’intimité, en fonction à la fois de leurs caractéristiques propres et des missions des institutions dont elles dépendent. L’article conclut en soulignant les effets majeurs de l’agencement et de la localisation de ces lieux de vie sur les conditions de vie des familles, ainsi que sur leurs relations avec les travailleurs sociaux, dimensions qui sont peu prises en compte par les professionnels du social chargés d’évaluer les situations familiales et les compétences parentales.

9L’article de Pascale Pichon aborde plus directement encore la question de l’articulation entre l’hébergement institutionnel (ou logement assisté) et l’habiter. L’auteure considère les situations résidentielles « précaires » comme révélatrices des dimensions qui constituent les fondements du chez-soi. En privilégiant le point de vue des hébergés, croisé à celui des intervenants sociaux, l’article propose une théorie ancrée de l’habiter, qui procède à la fois de l’aménagement, de l’attachement, de l’appropriation, et de l’ancrage. Il apparaît ainsi que l’on peut se sentir chez soi sans être à proprement parler chez soi, et que la configuration et le temps d’occupation de certaines formes d’hébergement (en particulier les maisons-relais) permettent une reconquête de l’intimité empêchée par d’autres types d’habitat, trop instables ou insuffisamment sécurisants. C’est bien à la prise en compte des dimensions structurelles de l’habiter que nous invite le texte, qui pointe l’aporie consistant à faire peser sur l’individu supposément incapable d’habiter les failles et les insuffisances du système d’hébergement.

10La question de l’intimité et de ses possibles altérations par l’intervention sociale contrainte peut également être posée à partir des pratiques des professionnels du social. Les travailleurs sociaux interviennent historiquement à domicile depuis le xixe siècle, dans le cadre d’abord de soins et de conseils d’ordre essentiellement sanitaire [2], puis d’enquêtes sociales, de mesures éducatives, ou encore de l’accompagnement de personnes âgées dépendantes. Comment alors travaille-t-on dans l’espace du privé, de l’intime, du chez-soi ? Quels sont les signes domiciliaires permettant aux professionnels d’établir un diagnostic ? Ces interrogations sont au cœur de la contribution de Stéphane Léon et Claudie Rey, qui analysent la tension entre aide et contrôle dans les pratiques des intervenants de la protection de l’enfance se rendant dans les domiciles des familles accompagnées. Cette intrusion, si elle paraît indispensable aux professionnels pour pouvoir évaluer au plus juste le danger que courent les enfants, ne se fait pas sans questions, tâtonnements, négociations. L’article décrit ainsi les transactions entre les assistants de service social et les éducateurs spécialisés à l’entrée dans le domicile, les modalités de l’accueil constituant de premiers appuis normatifs pour évaluer l’« ouverture » d’une famille à l’accompagnement. Les caractéristiques du logement en termes de confort et d’hygiène seront ensuite appréhendées comme des traces indiciaires permettant l’évaluation du danger pour les enfants. Au final, l’évaluation produite par les travailleurs sociaux procède d’une dynamique complexe, dans laquelle interviennent à la fois les cultures professionnelles propres à chacun, les caractéristiques socioculturelles des familles, leur plus ou moins grande adhésion à la prise en charge, et les normes sociales en vigueur dans une société donnée.

11L’espace du travail social est donc le théâtre de négociations, d’appropriations, d’enjeux qui révèlent souvent des intérêts divergents entre protagonistes, qu’ils soient décideurs, usagers, professionnels de première ligne ou cadres de l’action sociale. Le texte de Jean-François Gaspar, qui clôture ce dossier, l’illustre à nouveau. L’auteur revient sur un espace souvent impensé du travail social : celui des salles d’attente. Il montre comment ces lieux de l’attente sont occupés par les usagers, mais aussi comment ils sont utilisés par les professionnels pour réguler le flux des bénéficiaires, et préparer l’entretien à venir. En comparant un service social de première ligne et le service social d’un hôpital spécialisé, l’article met en évidence la manière dont l’attente devient, par la pratique, l’une des modalités de « mise en condition » de l’usager. Il montre également comment cette attente prépare à une forme d’introspection nécessaire à la mise en récit de soi, ainsi qu’à l’instauration d’une relation qui, pour bienveillante qu’elle soit généralement, n’en est pas moins asymétrique, et marquée par une demande implicite de docilité. Ainsi l’attente apparaît-elle in fine comme une modalité de l’accompagnement social.

12Soulignons pour finir que certains thèmes ou questions que nous aurions souhaité voir traités dans ce dossier n’ont pas fait l’objet de propositions d’articles. Il en va ainsi du monde rural, « le grand oublié » des politiques sociales et éducatives. Peut-on penser que ce faible intérêt témoigne d’une forme d’invisibilité des manifestations de pauvreté, moins spectaculaires qu’en contexte urbain, ou surtout moins relayées ? La relation entre nouveaux et anciens métiers du social, et celle de leurs frontières, n’a pas non plus fait l’objet de contributions, alors même qu’elle est centrale dans les préoccupations actuelles des travailleurs sociaux. Peu d’auteurs ont également posé la question de l’intervention sociale en milieu ouvert. À l’heure où la légitimité de l’éducation spécialisée se voit fortement contestée et concurrencée par des approches sécuritaires de l’espace public, un travail d’envergure reste à conduire sur les pratiques professionnelles des intervenants sociaux de rue, sur les appréhensions de l’espace dont elles témoignent, et sur la manière dont les usagers coconstruisent ces espaces avec les travailleurs sociaux et les politiques urbaines. Enfin, notre dossier n’a pas bénéficié de comparaisons internationales, qui restent ainsi, dans leurs dimensions socio-spatiales, à faire connaître.

Notes

  • [1]
    L’animation socioculturelle s’ancre quant à elle davantage dans des territoires aussi bien physiques que relationnels, occupés par des individus qui ne rencontrent pas forcément les mêmes difficultés – l’objectif étant ici le développement social territorial (Bernoux, 2005).
  • [2]
    Ces soins à domicile sont réalisés par des visiteuses qui deviendront les assistantes sociales (Bouquet et Garcette, 2011).

Bibliographie

  • Autès Michel, 2004 [1999], Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod.
  • Bernoux Jean-François, 2005, Mettre en œuvre le développement social territorial. Méthodologie, outils, pratiques, Paris, Dunod.
  • Bouquet Brigitte, Garcette Christine, 2011, Assistante sociale aujourd’hui, Paris, Maloine.
  • En ligneCagnol Mireille, 2010, « Le travail social dans un contexte de “double espace” : le foyer de travailleurs migrants subsahariens », Hommes et migrations, vol. 1286-1287, no 4, p. 134-137.
  • En ligneEmmenegger Barbara, 2017, « La conception de l’espace et l’approche socio-spatiale dans le travail social », Conceptualiser l’animation socioculturelle, B. Wandeler et U. Armbruster Elatifi éd., Genève, Éditions ies, p. 177-198.
  • En ligneFugier Pascal, 2014, « L’intervention socio-éducative au domicile : un espace de rencontre des désirs d’intimité et d’extimité des sujets », vst - Vie sociale et traitements, vol. 1, no 121, p. 101-108.
  • Jovelin Emmanuel, Bouquet Brigitte, 2005, Histoire des métiers du social en France, Rueil-Malmaison, Lamarre.
  • En ligneMadelin Bénédicte, 2009, « Le travail social dans les quartiers “sensibles” : un rendez-vous manqué », Informations sociales, no 152, p. 82-90.
  • Parazelli Michel, 2002, La rue attractive. Parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec.
  • En lignePimor Tristana, 2014, Zonards. Une famille de rue, Paris, Puf.
Florence Bouillon
Tristana Pimor
Thomas Sauvadet
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2019
https://doi.org/10.3917/esp.176.0008
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