« Même si on dort dans la rue, on n’est pas des loques. On est des chômeurs, des zonards, des mancheurs, mais on n’est pas des clochards. »
Propos anonymes, recueillis dans la rue par Lionelle Reynes (1985, p. 38)
1 Alors que le quotidien des « jeunes de banlieue » (ou des « bandes ethniques ») focalise depuis plusieurs décennies l’attention des sociologues, l’autre visage des jeunesses reléguées que présentent les « zonards » reste quant à lui quasi invisible du point de vue des sciences sociales européennes. Rares sont en effet les études de ces « nomades du vide » (Chobeaux, 2004) que seraient ces jeunes de la rue, que l’on dit aussi « en errance » (Laberge et Roy, 1996 ; Pattegay, 2001 ; Parazelli, 2002). Population sans domicile aux allures bigarrées, souvent accompagnée de ses chiens, ils apparaissent surtout dans le rôle du mancheur réclamant la pièce sur le pavé des centres-ville ou au seuil des supermarchés. À la fois terme vernaculaire et concept proche de l’expérience, le mot zonard est celui que la plupart choisissent pour se désigner (Pimor, 2014). La zone évoque alors un mode de vie supposant de tracer sa route dans les marges de la société de consommation (Angeras, 2012), d’où les appellations de traceurs ou de routards également employées par certains.
2 L’étymologie du terme renvoie à la zone non aedificandi (i.e. non constructible) qui s’étendait au-delà des fortifications de Paris. Après la guerre de 1870, la destination exclusivement militaire de cet espace a été peu à peu abandonnée pour céder la place à l’installation de baraquements, de roulottes et de taudis qui ont regroupé les travailleurs pauvres, les chiffonniers, les vagabonds, les mendiants et autres représentants des « classes dangereuses » dont Louis Chevalier a réalisé une célèbre historiographie (Chevalier, 2002). Aux marges de Paris, les « zoniers » incarnent alors la figure du paria urbain qui inquiète ou menace la société bourgeoise. Photographiés par Eugène Atget [1] (1913) et filmés par Georges Lacombe (1928), ils apparaissent comme mis au ban d’une société industrielle qui les a frappés d’infamie.
3 Les zonards d’aujourd’hui composent une nouvelle strate de l’archéologie des marges urbaines. Récente, elle trouve ses racines syncrétiques loin des anciennes fortifications de Paris, dans l’entremêlement des subcultures punk et traveller nées outre-Manche au cours des décennies 1970 et 1980. Tandis que la zone d’hier correspondait à un territoire bien délimité, celle d’aujourd’hui se matérialise dans les déplacements de groupes qui évoluent principalement dans les intervalles des villes. Si les zonards contemporains ne sauraient par conséquent être vus comme leurs descendants directs, ils partagent néanmoins avec les zoniers d’autrefois certaines propriétés de situation dans l’espace social. Les uns comme les autres restent en effet confinés à des espaces caractérisés par la relégation, à des situations érigées en problème social. Ainsi la présence et la visibilité des zonards – particulièrement remarquées depuis le tournant des années 2000 à l’occasion des festivals (dédiés à la musique ou aux arts de rue) – sont-elles le plus souvent envisagées comme relevant d’une problématique d’encadrement d’une fraction de la jeunesse considérée comme déviante. Ils font l’objet d’une « culture du contrôle » (Garland, 2001) qui oscille entre mesures de bannissement prises par certaines mairies et tentatives de régulation d’une présence dont il s’agit de maîtriser les potentiels effets pathogènes. Les questions du sans-abrisme et de l’insécurité ont dès lors été posées, aux côtés des problèmes de santé publique liés aux consommations d’alcool et de produits stupéfiants (Chobeaux, 2004, p. 41-42 ; Hurtubise et Vat Laaroussi, 2002 ; Van Hout, 2011).
4 Ainsi la vie et le quotidien des zonards apparaissent-ils essentiellement en négatif de ce qu’en disent les pouvoirs publics ou les instances de régulation sanitaire et sociale (Langlois, 2014). Un négatif qui, à la manière d’une image photographique où les contrastes apparaissent comme inversés, ne donne à voir qu’un reflet d’une réalité dont ressortent les défauts, comme les manques. Ce numéro d’Espaces et Sociétés a pour objet de proposer une autre prise de vue. Celle-ci ouvre sur une double perspective : la première cible les modalités d’intervention, ou de non-intervention, de la puissance publique vis-à‑vis des habitants et des acteurs de la zone. Hier comme aujourd’hui, comment les institutions font-elles face à des populations qui, de manière subie ou choisie, se situent à la marge des centralités urbaines comme des normes sociales communément partagées ? Quels sont les marges de manœuvre accordées, les modalités de répression, les terrains d’entente éventuels, et comment se traduisent-ils du point de vue de la gestion de ces « indésirables » ? La seconde focale a pour objet de restituer de l’intérieur les systèmes de valeurs qui orientent les actions des zonards. Du point de vue de ses acteurs, que désigne au juste ce signifiant dont la plasticité renvoie aux idées d’un espace indissociablement physique et symbolique ? Autrement dit, qu’il relève de l’auto-attribution ou du stigmate, à quoi correspond exactement le label zonard dans les mondes de la marge et leurs territoires ? Quels en sont les codes et de quelles façons se transmettent-ils ?
5 Pour répondre à cette double interrogation, ce dossier se décline en trois thématiques. Les deux premiers articles traitent de la zone parisienne dans une perspective sociohistorique. Les trois articles suivants proposent une « description dense » (Geertz, 2003) des modes de vie zonards aujourd’hui, en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Ces modes de vie valorisent une forme d’entre-soi tenté par le détachement vis-à‑vis de la société instituée. Enfin, parce que la zone ne constitue jamais un espace totalement à part, l’ensemble se clôt par une analyse du recours aux dispositifs de l’infra-assistance, incluant la manière dont ce recours s’inscrit dans la construction d’une identité zonarde revendiquée.
6 En finalité, l’objet de ce dossier réside dans les différentes façons de produire ces formes mouvantes de marginalité, dont les frontières indécises fluctuent entre conceptions émiques (la perspective des zonards) et visions étiques (celles de la société instituée et des pouvoirs publics). Plutôt que de réduire le flou dont la notion de zone est empreinte, nous avons donc considéré son caractère labile comme le principal levier d’une approche qui articule espace et histoire (ou diachronie et synchronie) des usages et des modes de gestion d’une territorialité marginale.
Une sociohistoire de la zone, espace de relégation
7 La première partie de notre dossier détaille le passage de la figure du zonier à celle du zonard, et donc la progressive modification des territoires de la zone. Cette enquête est ouverte par Anne Granier, laquelle concentre ses efforts sur la période de l’entre-deux-guerres et la microhistoire d’un segment de la zone parisienne situé à Boulogne-sur-Seine. L’auteure s’est consacrée à retracer la généalogie du peuplement comme des conflits qui ont animé cet espace, marqué par (l’)la (in)tolérance des pouvoirs publics à l’égard de ses occupants. En effet, si les pouvoir publics toléraient l’existence de la zone faute de mieux, par nécessité de loger les plus pauvres d’entre les ouvriers qui ne pouvaient s’acquitter des loyers de Paris intra-muros, ils n’avaient pourtant de cesse de vouloir éliminer le problème social qu’ils constituaient à leurs yeux. La tolérance cédait alors le pas à l’intolérance pour des zoniers constamment en porte-à-faux vis-à‑vis de la loi. Or, les « gens sans aveu » n’ont pas témoigné : seuls subsistent les propos tenus par ceux – décideurs politiques, représentants de la loi et, plus rarement, petits propriétaires zoniers – qui étaient en charge de l’administration quotidienne de cette enclave partagée entre Paris et banlieue, de même qu’entre reconnaissance partielle et marginalité. C’est donc le quotidien de ce territoire ambivalent qu’Anne Granier s’est efforcée d’exhumer des archives, territoire qui fait moins l’objet d’une répression que d’un abandon surveillé où, tout au long des années 1920 et 1930, les pauvres sont restés dans la visée des pouvoirs publics qui les ont encadrés mollement, les abandonnant le plus souvent à leur sort, dans l’attente de trouver une hypothétique solution à leur indigence.
8 Élargissant la focale historique portée sur la zone de Paris, James Cannon interroge pour sa part la déclinaison historique des labels de dangerosité et d’infamie que la zone a charriés tout au long du xxe siècle. De la Belle Époque aux années 1970, en passant par l’entre-deux-guerres, l’auteur puise dans diverses sources, dont celles de la littérature et de la chanson populaire, pour montrer comment les générations successives de zoniers et de zonards ont incarné différentes versions des « classes dangereuses » évoluant aux marges de Paris. Tour à tour perçus comme des révolutionnaires en puissance, des agents de l’étranger et des hommes dépravés (voire les trois à la fois), les zoniers ont constitué une figure marginale et le plus souvent criminalisée ; cette criminalisation a suivi diverses inspirations, selon les analystes et leurs sensibilités idéologiques ou religieuses. C’est ainsi que la zone et ses habitants apparaissent comme d’efficaces révélateurs de la manière dont la société française a construit ses figures de l’altérité tout au long du premier xxe siècle. Mais quid des Trente Glorieuses au cours desquelles la zone est effacée par les travaux du périphérique urbain, disparaissant ainsi en tant qu’espace annulaire qui constituait une ceinture de misère autour de Paris ? Avec l’émergence de la figure moderne du zonard au détour de la décennie 1970, James Cannon montre que la zone démantelée en tant qu’espace physique se reconstitue comme style de vie marginal ; un style de vie dont les habitudes et les usages de la ville entrent le plus souvent en contradiction avec les règles, voire les lois en vigueur dans la société instituée.
La zone, territoire de résistances ?
9 Le texte de James Cannon, qui se termine par cette évocation des zonards de la décennie 1970, fait ainsi la jonction avec la suite du dossier. En retraçant l’ethnobiographie de Gavroche, Jérôme Beauchez engage en effet un dialogue avec un zonard des années 1990 et 2000, dealer de drogues et voyou auto-proclamé, sur le fond d’une anthropologie collaborative [2]. Tandis que le récit de cette expérience de la zone énonce son code du deal et de la rue, le chercheur interroge les significations d’une telle conduite de vie dont il souligne moins la résistance qu’une certaine conformité avec les principes les plus communs du commerce légal et de la société instituée. Gavroche décrit en effet les savoir-faire, comme le « savoir-survivre » (Zeneidi-Henry, 2002) et les règles qui président à son métier de dealer ; un métier dont l’exercice est articulé aux espaces de la zone dans lesquels il fait figure de patron d’une petite entreprise criminelle centrée sur la maximisation du profit. Les moyens sont ceux des techniques de vente et de management où la violence se justifie par les nécessités d’un marché dont les échanges – petits ou grands – alimentent un véritable capitalisme de la rue. En pénétrant de plain-pied cette zone partagée entre les commerces interlopes les plus cachés et les principes marchands les plus avoués, l’article offre une perspective incarnée sur une manière de vivre et de constituer un territoire dont la marginalité ne signifie aucunement l’opposition radicale ou l’absence de contact avec la société instituée.
10 Une échelle et un mode de description similaires ont été privilégiés par Marcelo Frediani, dont l’enquête ethnographique conduite pendant la première moitié des années 1990 aux côtés des New Travellers en Grande-Bretagne (Frediani, 2009) permet d’éclairer la généalogie et le mode de vie de groupes qui ont fortement influencé les générations actuelles de zonards français [3]. L’auteur dresse un portrait de celles et ceux dont il a partagé la vie quotidienne en camion, sur les routes et dans des campements aussi sauvages qu’éphémères ; une vie que l’auteur décrit comme adossée à une culture alternative inspirée d’un syncrétisme d’influences marginales qui vont du mouvement hippie à l’anarcho-punk, en passant par les spiritualités new age, la musique électronique et les free parties [4]. Tout l’enjeu du texte de Marcelo Frediani consiste dès lors à rassembler ces faisceaux d’influences et d’expériences autour de la question du « besoin radical » d’espace qui aurait conduit les Travellers à prendre la route. Que l’on ne s’y trompe pas : un tel besoin n’est pas aussi trivial qu’un simple appel de la vie au grand air. S’il est radical, c’est justement parce qu’il répond, selon le chercheur, à une nécessité créée par les forces d’éviction du capitalisme néolibéral qui poussent les plus fragiles vers les marges du salariat et de l’habitat conventionnel. Il s’agit alors aussi bien d’échapper à la spirale de l’enfermement dans les logiques du déclassement que de combler ses besoins vitaux – se nourrir, se loger, nouer des rapports sociaux – et de s’engager dans une forme de radicalisme infrapolitique, ou de contre-culture, capable de constituer une alternative à l’éviction. Cette alternative s’exprime au travers des « communautés de pratique » que forment les Travellers en s’inscrivant dans des réseaux d’entraide fondés sur un socle de valeurs communes. Elle constitue également une forme de retournement des stigmates qui conduit les évincés à faire de leur éviction un principe de liberté ou, à tout le moins, de réinvention d’un espace du quotidien qui semble reprendre ses droits aux marges de la société instituée [5].
11 Nombre de parallèles peuvent ainsi être tracés avec la zone de Gavroche décrite par Jérôme Beauchez. Dans les deux cas, l’engagement marginal relève moins d’une opposition que d’une alternative aux fonctionnements socio-économiques marqués par les logiques d’exclusion du capitalisme néolibéral. Tandis que Gavroche s’est contenté de les (re)tourner à son avantage dans les territoires où il s’est comporté en patron de sa petite entreprise criminelle, les Travellers rencontrés par Marcelo Frediani ont pour leur part conçu une critique radicale de ces fonctionnements. Cela étant, pas plus que Gavroche, ils n’envisagent de fonder un mouvement qui aurait pour objet de promouvoir un changement de société. De leur point de vue, il s’agirait plutôt d’échapper à sa violence et de prendre le large, entre soi.
12 Un entre-soi que l’anthropologue et photographe Ralf Marsault a également documenté depuis sa longue expérience des Wagenburgen berlinoises. Celles-ci désignent les rassemblements de caravanes et de camions qui ont commencé à s’établir dans les friches et autres interstices de la ville peu après la chute du Mur à la fin de l’année 1989 (Marsault, 2010). Ouverts illégalement, ces espaces où se sont installés Travellers, punks et zonards issus de toute l’Europe (avec une majorité de Britanniques et de Français) font l’objet d’une certaine tolérance de la part des pouvoirs publics. De tels campements constituent un excursus européen à l’histoire des Travellers retracée par Marcelo Frediani, de même qu’une sorte de pendant germanique et fin de siècle (le xxe plutôt que le xixe) de la zone parisienne. À l’instar de cette dernière, nombre de Wagenburgen se sont en effet établies sur une ancienne zone militaire non aedificandi : celle du no man’s land qui séparait l’Est et l’Ouest de Berlin (Marsault, 2010, p. 36). Il n’est pas jusqu’à l’appellation de Wagenburg qui ne garde une connotation martiale, puisque le terme a d’abord désigné une tactique de défense consistant à ériger un « mur de chariots » (Wagen signifiant le véhicule et Burg l’idée de place forte) pour parer les attaques de l’ennemi sur les champs de bataille. De loin en loin, cette idée semble perdurer aujourd’hui parmi les Wagenburger. La plupart conçoivent leur mode de vie à la façon d’une résistance – certes plus passive qu’agressive – impliquant une stratégie de repli qui les préserverait des obligations comme des injonctions à la normalisation. Ralf Marsault se concentre alors sur les constructions qui font la Wagenburg – ses venelles, ses placettes et ses maisons –, et procèdent d’un ensemble de matériaux de récupération que les Wagenburger détournent afin de concevoir une manière originale d’investir leur territoire et de l’habiter. Ce système d’objets est conçu par l’auteur comme la projection au sol des représentations qui animent les habitants. Au-delà d’une simple figure du campement, cette hypothèse lui permet d’observer la Wagenburg comme une tentative de situationnisme sauvage qui n’est pas sans évoquer une version punk de la Nouvelle Babylone imaginée par Constant [6].
Tracer les « cartes de significations » d’une subculture marginale
13 Outre les convergences déjà relevées, les trois études présentées au point précédent partagent un même intérêt pour ces territoires qui sont le fait d’individus et de groupes évoluant dans ce que Patrick Brunetaux et Daniel Terrolle (éd., 2009) ont appelé l’« arrière-cour de la mondialisation ». Depuis l’enracinement subjectif dans la zone de Gavroche jusqu’aux objets qui peuplent le territoire des Wagenburger en passant par le système de valeurs des Travellers, cette arrière-cour a été investie par des enquêtes qui, sans pour autant sacrifier à une forme de romantisme des marges, ont refusé l’essentialisation misérabiliste conduisant à enfermer les pauvres dans leur pauvreté, ou à condamner les déclassés au déclassement. Par la mise en évidence du tout un savoir-survivre – fût-il parfois violent comme dans le cas de Gavroche –, il s’est plutôt agi de souligner l’agentivité alternative [7] dont font preuve celles et ceux qui s’efforcent de construire une échappatoire et d’inventer leurs territoires en marge de la société instituée. Pour autant, celle-ci ne disparaît pas d’un quotidien fait d’évitements, mais aussi de frottements plus ou moins râpeux avec des institutions et des lois censées encadrer celles et ceux qui affichent leur souhait d’y échapper.
14 Ces frottements sont au cœur de l’article signé par Céline Rothé, laquelle nous ramène en France, pour conclure ce dossier par une réflexion sur la façon dont les zonards perçoivent et utilisent les dispositifs d’assistance qui leur sont destinés, en particulier celui d’un accueil de jour dit à bas seuil d’exigence. Ce lieu est pris dans une négociation permanente entre logiques zonardes et relatif effacement des travailleurs sociaux, qui maintiennent toutefois la présence discrète d’un cadre assorti de ses règles. Rien du style de vie des zonards n’est forclos de ce lieu : les chiens y ont droit de cité (mais en nombre limité), tout comme les substitutifs aux opiacés dont la consommation addictive – comme celle d’autres substances – concerne un nombre conséquent de celles et ceux qui disent avoir choisi la rue. L’idée d’un tel choix, comme ses mises en récit, fournissent à la chercheuse un matériau à partir duquel sont interrogées des conceptions de la mobilité et du territoire qui voudraient renverser la situation de relative assistance dans laquelle la sociologue trouve ses enquêtés. À ce titre, les lieux de l’urgence sociale ne sont pas de simples pourvoyeurs de services de première nécessité ; ils apparaissent avant tout comme des lieux de socialisation zonarde et de requalification symbolique pour les représentants de ces groupes par ailleurs largement disqualifiés.
15 La recherche sur la zone et ses expériences n’en est encore qu’à ses balbutiements. Cette livraison d’Espaces et Sociétés propose une première articulation d’enquêtes à partir desquelles sont retracées quelques-unes des « cartes de significations » qu’utilisent les zonards pour s’orienter dans leurs mondes [8]. Situer de tels réseaux de signifiance dans l’histoire et les espaces de la zone nous a conduits à appréhender les différentes façons dont ses acteurs donnent du sens à leurs conduites comme aux styles de vie qu’ils ont privilégiés ; pratiques fondées dans une certaine promotion de la solidarité, mais qui se paye parfois au prix fort de la rue, dont les duretés n’épargnent pas ceux qui disent l’avoir choisie et l’aimer.
16 Si les anthropo-logiques zonardes sont des visions du monde et des solutions pour le vivre, leur compréhension de l’intérieur constitue dans le même temps une condition sine qua non pour établir une base de dialogue capable de faire socle à une véritable rencontre entre le monde des institutions et celui des zonards, lequel ne saurait être réduit à un espace où régnerait l’anomie. Tandis que les communitas qu’ils forment apparaissent au premier regard comme des « contre-structures » dont les dérèglements se heurtent aux principes organisateurs de la société instituée (Turner, 1990), les enquêtes présentées ici laissent apparaître les multiples points de jonction qui nous rapprochent d’eux. Voici sans doute l’une des questions fondatrices des sciences sociales à laquelle nous confronte l’étude de la zone. Car il en va ici comme de toute production d’altérité, qui soit maximise la dissemblance pour la célébrer ou la condamner, soit insiste sur la ressemblance afin d’annihiler les différences. Plutôt que de la refermer, ce dossier ambitionne de révéler une nouvelle facette de cette question, qu’il ne faut assurément pas cesser d’ouvrir.
Notes
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[1]
Atget Eugène, 1913, Zoniers, série de photographies réalisées à Paris entre 1899 et 1913, archivage sur le site internet de la Bibliothèque nationale de France, [url : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b3100004z.planchecontact.r=btv1b3100004z.f1.langFR], consulté le 14 avril 2017.
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[2]
Beauchez a exposé ailleurs la vision comme les déterminants biographiques de son enquête (Beauchez, 2017). Tout comme Tristana Pimor a réfléchi dans les colonnes d’Espaces et Sociétés à ces formes de symétrie dans l’investigation qu’elle a coconstruite avec un groupe de zonards (Pimor, 2016).
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[3]
Sur le même sujet, voir également l’ouvrage pionnier de Kevin Hetherington (2000) ou les photographies publiées par Traveller Dave Fawcett, qui a mis en images sa communauté nomade et leurs façons d’habiter en perpétuel voyage (Fawcett, 2012).
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[4]
Il s’agit de fêtes techno tenues en plein air, le plus souvent sans autorisation et, donc, sur des terrains ou des champs squattés pour l’occasion.
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[5]
Cette importance de la réappropriation d’un territoire en tant qu’ancrage d’une identité positive – et non plus seulement définie par la négativité du défaut ou du manque – a été soulignée par Emmanuel Renault et Djemila Zeneidi à partir de l’enquête que celle-ci a menée pendant plusieurs années dans une friche industrielle transformée en scène artistique anarcho-punk (Renault et Zeneidi-Henry, 2008).
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[6]
New Babylon est une utopie architecturale pensée par Constant Nieuwenhuys, un artiste néerlandais fondateur du mouvement Cobra et compagnon de route de l’Internationale situationniste. L’idée fondatrice de la Nouvelle Babylone – à laquelle Constant a travaillé de 1956 à 1974, influençant toute une génération d’architectes et d’urbanistes – est que les relations sociales doivent être au principe de l’édification spatiale d’une ville nomade, entièrement montée sur pilotis et dont les configurations sont conçues comme perpétuellement mouvantes (les bâtiments sont modulables) au gré des situations que créent les habitants (à propos de l’œuvre de Constant, voir Zegher et Wigley éd., 2001).
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[7]
Ou de documenter les « compétences précaires », qui désignent les multiples savoir-faire et savoir-être, inégalement protecteurs, acquis au cours de l’expérience de la précarité par les acteurs sociaux disposant de faibles ressources économiques, sociales et symboliques (Bouillon, 2009, p. 203-213).
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[8]
Au sens où Stuart Hall et Tony Jefferson ont écrit que les « cartes de signification » (maps of meaning) consistent dans les aspects d’une (sub)culture à partir desquels ses membres dessinent l’intelligibilité de leur environnement quotidien (Hall et Jefferson éd., 2006, p. 4).