1 La France compte actuellement 3,8 millions de mal-logés selon la Fondation Abbé Pierre [1]. L’expression désigne des personnes dont le logement est de mauvaise qualité, trop petit, ou qui ne disposent pas de leur propre domicile. La mauvaise qualité n’induit pas de simples problèmes sonores ou d’isolation, mais bien des manquements au confort de base : 330 000 personnes n’ont pas d’eau courante, de douche ou de WC intérieur ; 1,7 million n’ont pas de coin cuisine, ont un chauffage rudimentaire ou pâtissent d’une façade en très mauvais état ; 85 000 vivent dans un habitat de fortune. Au total, 2,2 millions de personnes vivent dans un habitat dégradé en France. À ces personnes s’ajoutent 809 000 autres qui ne disposent pas d’un logement personnel, parmi lesquelles 640 000 sont hébergées par des tiers, 140 000 dépendent de l’hébergement d’urgence ou dorment dans la rue, dans des caves ou dans des halls d’immeuble (soit 12 700 personnes sans abri) et 25 000 vivent durablement à l’hôtel. Enfin, 930 000 personnes occupent un logement trop petit.
2 Pour faire pleinement sens, ces données doivent être resituées dans un contexte de très fortes inégalités résidentielles. Ainsi en 2006, les 20 % des ménages ayant les revenus les plus modestes disposent de 26 m2 par personne, tandis que les 20 % les plus aisés bénéficient de 42 m2. Les dépenses de logement représentent 39 % dans le budget des 10 % des ménages les plus modestes contre 15 % pour les 10 % les plus aisés et cet écart s’est creusé entre 1988 et 2006 [2]. La dernière enquête « logement » de l’Insee (2013) indique que la progression de l’accession à la propriété observée dans les années 2000 s’est arrêtée au début des années 2010 (pour se stabiliser à 58 % de propriétaires) alors que dans le même temps, les demandeurs de logements sociaux étaient de plus en plus nombreux. Enfin, une comparaison des enquêtes logement de 1973 et 2013 montre que les plus modestes sont de moins en moins propriétaires depuis les années 1980, tandis que les plus aisés le sont toujours davantage [3].
3 Ces quelques éléments factuels sont révélateurs de la nature de la question du logement : il s’agit d’un objet de recherche mais également d’une question éminemment politique. La prégnance des inégalités sociales qui s’y jouent est liée à la place qu’il occupe – ainsi que la propriété qui lui est intimement liée – au sein des rapports sociaux dans les sociétés capitalistes. La pérennité d’un manque de logements accessibles et adaptés aux besoins de la population en France, comme dans la plupart des pays occidentaux, rend caduque l’idée de crise conjoncturelle [4]. Face à cela, l’intervention publique forme l’un des volets de l’État social visant à compenser, en partie, les limites de la production privée de logements.
4 Ces politiques publiques du logement, qui ont mis presque un siècle à émerger en France, ont débouché sur la production importante de logements sociaux après la Seconde Guerre mondiale. Elles ont connu un tournant à la fin des années 1970 avec la réforme Barre, qui introduit l’aide à la personne en parallèle à l’aide à la pierre. La première a aujourd’hui largement supplanté la seconde dans le budget de l’État et le financement du logement social incombe de plus en plus aux collectivités locales, dont les ressources sont très inégales. Ces différentes politiques du logement sont sous-tendues par des objectifs contradictoires : les aides à la personne sont une forme de redistribution mais compensent assez peu les inégalités et représentent par ailleurs un soutien indirect au marché privé du logement (location dans le parc privé ou accession à la propriété) ; ces aides côtoient le financement du logement social, mais aussi les dispositifs d’exonération fiscale permettant la production spéculative de logement locatif privé. En outre, les aides personnelles au logement s’orientent de plus en plus vers l’accession à la propriété privée au détriment de la production de logements sociaux accessibles aux ménages modestes, qui ne peuvent accéder à la propriété. Ce mouvement s’inscrit enfin dans un contexte de dérégulation des loyers depuis la fin des années 1980 et la tentative d’encadrement des loyers produite par la loi Alur (mars 2014), parce qu’elle s’appuie sur les prix du marché déjà trop hauts et ne touche qu’un périmètre géographique très restreint, montre ses limites.
5 Le rapport de force politique n’apparaît pas favorable à une limitation des droits de la propriété privée. Pourtant, depuis une quinzaine d’années, le renchérissement de l’immobilier, associé au contexte de chômage et de flexibilisation du travail, a contribué à accroître les tensions aussi bien sur les marchés locatifs, privé comme social, que sur celui de l’accession à la propriété. Cela a fragilisé les ménages et leurs capacités à mettre en œuvre de façon autonome un projet résidentiel, y compris des ménages de classes moyennes pour qui la question immobilière était jusqu’alors moins problématique. Une part croissante de la population dépend maintenant du logement social, alors même que ce parc est de plus en plus engorgé et que l’État se désengage progressivement de son financement. Enfin, en aggravant la paupérisation des ménages déjà précaires, le contexte ouvert au début des années 2000 a indéniablement accentué les inégalités déjà présentes et contribué à en produire de nouvelles.
6 Alors que pour le présent numéro, nous appelions à un renouvellement des réflexions sur le rapport entre logement et inégalités sociales en incitant à articuler classe, genre et « race », la plupart des articles que nous avons reçus – et tous ceux que nous avons retenus – portent finalement sur le rôle des politiques publiques dans ce rapport entre logement et inégalités. Cela témoigne à la fois d’un déficit d’études sur l’imbrication des rapports de domination dans le champ du logement et d’un intérêt toujours renouvelé, notamment chez les jeunes chercheuses et chercheurs en sciences sociales, pour l’analyse critique des politiques publiques. Au Québec, en France ou en Belgique, ils et elles démontrent le rôle des politiques de logement dans la reproduction et dans l’accentuation des inégalités sociales dans ce domaine. Sociologues, politistes, géographes ou architectes, les auteur-e-s de ce dossier soulignent les effets contre-intuitifs des politiques de logement social, de rénovation urbaine des grands ensembles, d’efficacité énergétique, ou encore les conséquences mesurables des politiques de peuplement menées dans les anciennes communes populaires périphériques. Qu’elles les ignorent ou qu’elles prétendent les réduire, ces différentes politiques contribuent toutes à reproduire ou à aggraver les inégalités sociales.
7 En s’appuyant sur l’analyse fine de la mise en œuvre locale des politiques qui imposent un taux de logements sociaux dans les communes des grandes agglomérations en France ou dans les projets immobiliers d’une certaine taille au Québec, Fabien Desage montre que ces politiques de taux ne permettent pas de remettre en cause les logiques ségrégatives qu’elles prétendent contrer. En restreignant de fait l’accès au logement social aux résidents de la commune – ou aux demandeurs sélectionnés par le réseau coopératif au Québec –, les maires et les promoteurs immobiliers parviennent à la fois à trouver dans le logement social une source de légitimation de leur action et à sélectionner les populations en évitant celles qui sont construites comme indésirables : les fractions précaires – et souvent immigrées – des classes populaires.
8 La programmation du logement social en banlieue rouge s’apparente à une politique de peuplement [5] : telle est la thèse de Lina Raad, qui mobilise les cas de Saint-Denis et de Vitry pour le démontrer. Confrontés au refus de l’État de financer plus d’un certain seuil de logements sociaux dans les communes qui en comptent déjà beaucoup, les maires communistes de ces villes produisent une part importante de logements sociaux dits pls [6]. Mais ces derniers s’adressent à une part minoritaire des demandeurs, ceux dont les revenus excèdent les plafonds d’accès au logement social, alors même que les plai [7], logements très sociaux, correspondent aux revenus des trois quarts des demandeurs. Ce faisant, et sous couvert de mixité sociale, la production de nouveaux logements sociaux sert moins à loger ceux qui en ont le besoin le plus criant, parce qu’ils sont dans l’impossibilité de pouvoir accéder à un logement décent dans le parc privé, qu’à attirer des ménages des classes moyennes. L’auteure explique que ces politiques ne sont pas une exception et qu’elles révèlent les contradictions que l’objectif de mixité sociale fait peser sur la programmation de logements sociaux en Île-de-France.
9 À partir d’une tout autre approche, fondée sur une analyse quantitative des données détaillées du recensement rénové sur le logement et les caractéristiques sociales des ménages, Anne Clerval et Yoan Miot documentent les dynamiques d’embourgeoisement de la région parisienne et le renforcement des inégalités sociales. Le parc de logement structure en partie la division sociale de l’espace, et le croisement des données sociales et des caractéristiques de logement permet de saisir la progression des cadres et des professions intellectuelles supérieures dans différents segments du parc francilien, à commencer par le parc ancien central et péricentral. Mais l’analyse statistique met aussi en évidence le poids de la construction neuve dans les dynamiques d’embourgeoisement de communes déjà aisées ou populaires. On peut ainsi saisir les effets des politiques de peuplement menées par les communes de proche couronne comme Le Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine) ou Montreuil (Seine-Saint-Denis).
10 Julie Neuwels s’intéresse pour sa part à une politique sectorielle à Bruxelles, celle de la performance énergétique des logements. La région capitale a adopté une réglementation ambitieuse dans ce domaine, tant pour la rénovation des logements anciens que pour la construction neuve. La norme devient l’habitat passif, dont la consommation énergétique est très basse ou nulle. Cela contribue à un surcoût important de l’habitat dans un contexte d’augmentation des prix de l’immobilier et d’insuffisance de l’offre de logements sociaux. L’auteure montre que la politique de performance énergétique prime les politiques d’aide au logement, contribuant à renforcer les inégalités sociales.
11 Camille François étudie quant à lui les commissions Fonds solidarité logement (fsl), qui ont pour mission d’octroyer des aides monétaires et des mesures d’accompagnement social aux ménages présentant des difficultés liées au logement. Grâce à une enquête de terrain conduite au cœur des commissions d’attribution de ces aides dans trois communes franciliennes, il a pu constater des disparités de mise en œuvre du dispositif et des formes d’inégalités de traitement selon les commissions. En particulier, l’anonymat est systématiquement contourné par le biais de différentes stratégies. L’origine étrangère des ménages mise à jour, des discriminations racistes se donnent à voir. L’auteur décèle finalement une double inégalité sociospatiale dans l’accès au fsl, en fonction de la commune de résidence, de ses pratiques d’instruction et de délibération d’une part, et de la position du ménage dans l’espace résidentiel local d’autre part.
12 À travers une autre enquête de terrain en banlieue parisienne, Rémi Habouzit s’intéresse aux effets d’un programme de rénovation urbaine sur le changement de statut d’occupation des ménages. À Clichy-sous-Bois comme à Montfermeil, la rénovation urbaine concerne en effet un grand ensemble en copropriété qui servait de parc refuge à des ménages des classes populaires souvent immigrées qui ne parvenaient pas à se loger dans le parc locatif privé ou à accéder au logement social. Alors que les prix bas de la copropriété dégradée leur ont permis d’accéder à la propriété et de s’appuyer symboliquement sur ce statut pour stabiliser leur trajectoire sociale, la rénovation urbaine entraîne leur expropriation et leur relogement systématique dans le parc social. L’auteur documente les effets inattendus d’une politique censée améliorer les conditions de logement et qui est vécue ici comme un déclassement. Au-delà de l’analyse critique d’une politique publique, cet article souligne la dimension symbolique du logement, qui constitue aujourd’hui un élément déterminant du statut social.
13 Les différentes entrées choisies dans ce numéro et la variété des politiques publiques étudiées par les auteur-e-s éclairent la complexité des mécanismes mis en œuvre par la question du logement. Si, nous l’avons évoqué, peu d’articles traitent de l’interférence des dominations, la somme d’enquêtes et d’analyses présentée ici permet néanmoins de se faire une idée de la façon dont les plus fragiles cumulent, dans le rapport au logement, les sources de discrimination. Parce qu’il implique à la fois des processus relevant de dynamiques collectives (la façon dont se construisent et se renouvellent les ségrégations urbaines) et de construction identitaire personnelle (la place occupée par le logement ou par le statut d’occupation dans l’image de soi), le logement est une question sociale et politique complexe et qui ne peut être traitée, du point de vue de la recherche comme de celui des politiques publiques, comme un champ autonome. Autrement dit, ce que soulignent les articles de ce dossier, c’est l’incapacité des politiques publiques à réduire les inégalités sociales liées au logement lorsque la question plus générale de la redistribution des richesses – entre ménages, entre groupes sociaux mais également entre les territoires – n’est pas prise en compte. Plus grave encore, et plusieurs articles le signalent, la cécité ou l’étroitesse de champ d’action de certains dispositifs les conduisent finalement à aggraver le mal qu’ils entendent, à l’origine, combattre. Finalement, il ressort de ce dossier que la question du logement ne peut être traitée indépendamment d’un projet politique plus large de justice sociale.
Notes
-
[1]
Fondation Abbé Pierre, 21e rapport sur l’état du mal-logement en France, 2016.
-
[2]
Source : Observatoire des inégalités, Insee, enquêtes « logement » 1988-2006.
-
[3]
Carole Bonnet, Bertrand Garbinti, Sébastien Grobon, 2016, « Accès à la propriété : les inégalités s’accroissent depuis quarante ans », Études et résultats, no 961.
-
[4]
Il peut au contraire être analysé comme consubstantiel au capitalisme : voir notamment -Friedrich Engels, 1969 [1872], La question du logement, Paris, Éditions sociales et le chapitre « Poser la “question” du logement pour ne pas poser la question sociale » dans Jean-Pierre Garnier, 2010, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Marseille, Agone, p. 137-147.
-
[5]
Fabien Desage, Christelle Morel Journel et Valérie Sala Pala éd., 2014, Le Peuplement comme politiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
-
[6]
Prêt locatif social.
-
[7]
Prêt locatif aidé d’intégration.