1La dimension comparative dans l’étude des migrations revêt un caractère particulièrement heuristique dans la mesure où le phénomène est commun à nombre d’États-nations, tandis qu’il incarne des réalités singulières dans chaque contexte. Dans le cas français, la comparaison a été particulièrement utilisée dans les travaux portant sur l’histoire de l’immigration. Dans Le Creuset français, Gérard Noiriel part de la comparaison avec le rôle joué par l’histoire de l’immigration aux États-Unis pour démontrer que le phénomène migratoire constitue un « non-lieu » de mémoire en France (Noiriel, 1988). Quant aux études urbaines, elles ont été influencées par les travaux précurseurs de l’École de Chicago (Grafmeyer et Joseph, 1979). Cependant, les chercheurs français n’ont pas accordé autant d’importance que les Américains à la dimension ethnique consécutive aux migrations (Chapoulie, 2002). Les sciences sociales françaises se sont démarquées du modèle des États-Unis sur la question des migrations. Elles ont défini des concepts et des pratiques endogènes qui sont des défis à la construction et à la réalisation de recherches comparatives.
2Le cas français est pourtant régulièrement convoqué dans l’élaboration de projets de recherche financés par la Commission européenne, ayant trait aux conséquences des migrations sur les sociétés contemporaines. D’une part, la France est un ancien pays d’immigration qui élabore et met œuvre des politiques en direction des immigrés depuis 1945 (Weil, 1992). D’autre part, elle constitue un cas d’école, par la réponse universaliste apportée aux questions d’immigration dans la société. On distingue deux grandes modalités de réponses apportées aux questions migratoires : celle qui s’inscrit dans le contexte des sociétés pluralistes où l’origine des individus est rendue visible dans l’espace public et peut servir, soit de registre de mobilisation pour les groupes, soit de critère d’identification pour les concepteurs de l’action publique ; celle qui s’inscrit dans le contexte des sociétés universalistes où l’origine des individus appartient à la sphère privée et ne peut ni servir de registre d’identification pour la puissance publique, ni être mobilisée par les groupes pour s’organiser. Cette distinction est idéaltypique et il serait abusif de ranger systématiquement chaque pays européen s’inscrivant dans une recherche collaborative selon un ordre dichotomique. En outre, l’opposition entre les deux cas emblématiques de société pluraliste et société universaliste, le Royaume-Uni et la France, a été nuancée (Lapeyronnie, 1993). Cependant, la France reste l’exemple incontournable d’un pays qui conçoit l’intégration à partir du principe de « l’invisibilisation » de l’origine immigrée des individus, tout au moins dans ses discours (Desage et al., 2014). Pour cette raison, elle reste un cas d’étude intéressant pour des projets de recherches formulés dans un cadre conceptuel qui, lui, est emprunté aux théories pluralistes.
3En effet, l’Union européenne a très tôt adopté une compréhension pluraliste des identités, en lien avec son projet de création d’un espace européen qui respecte les différences nationales. Depuis 2000, sa devise est « Unis dans la diversité ». Bien que l’élaboration et la conduite de projets de recherche européens soit le fait d’universitaires qui inscrivent leurs travaux dans des questionnements propres à l’évolution de leur discipline, ceux-ci n’en répondent pas moins à des appels à projets qui font figurer des termes propres au champ lexical du pluralisme : diversité, tolérance, reconnaissance, par exemple. Les trois projets évoqués ici (voir encadré) appartiennent à ce registre, en ce qu’ils portaient successivement sur le multiculturalisme, l’acceptation du pluralisme et la gouvernance urbaine de la diversité.
Trois projets européens de recherche
Le projet visait à analyser les questions d’immigration et d’intégration dans neuf pays membres de l’Union européenne (Belgique, Danemark, France, Allemagne, Grèce, Lettonie, Pologne, Espagne et Royaume-Uni). Il comportait trois études de cas dans chaque pays :
- les politiques éducatives et les mesures ou pratiques adoptées en matière de diversité dans l’enseignement secondaire ;
- la mise en place de la directive européenne de 2000 pour lutter contre les discriminations dans les différents contextes nationaux ;
- les questions de droit de vote, de participation et de représentation politique pour les étrangers et les personnes issues de l’immigration.
À chaque étape une réunion de consortium (avec toutes les équipes de recherche) s’est tenue pour comparer les résultats et préparer la phase suivante du projet.
ACCEPT Pluralism. Tolérance, pluralisme et cohésion sociale. Répondre aux défis du XXIe siècle en Europe (2010-2013) ; (Subvention n° 243837)
Le projet visait à répondre au besoin d’analyser la notion de tolérance face à la diversité culturelle, ethnique et religieuse dans quatorze pays (Allemagne, Chypre, Danemark, Espagne, France, Hongrie, Grèce, Irlande, Italie, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni et Turquie). Il comportait un volet conceptuel visant à explorer la notion de tolérance égalitaire qui fait référence à la création de politiques publiques qui luttent contre les préjugés et visent à adapter l’espace public à la diversité des pratiques culturelles ou religieuses. Il consistait à analyser les travaux déjà produits sur ce sujet et à conduire deux études de cas, dans deux domaines distincts :
- l’école (l’apprentissage des langues, le port de signes distinctifs par les élèves, le contenu des programmes comme l’enseignement de l’histoire et la structure du système éducatif) ;
- la vie politique (la représentation des groupes minoritaires, leurs formes spécifiques de revendication libérales ou non, la participation politique dans une perspective transnationale).
DIVERCITIES. Gouverner la diversité urbaine (2013-2017) ; (Subvention n° 319970)
Le projet vise à analyser les modes de gouvernance de la diversité et la manière dont ils peuvent contribuer à en faire un atout pour la mobilité sociale, la performance économique et la cohésion sociale pour les populations et les territoires les plus défavorisés. Il comporte 14 équipes de recherches, qui conduisent des cas d’études sur 14 villes en Europe et hors d’Europe (Anvers, Athènes, Budapest, Copenhague, Istanbul, Leipzig, Londres, Milan, Paris, Rotterdam, Tallinn, Toronto, Varsovie et Zurich). Il comporte trois volets :
- analyser les politiques et actions qui ciblent la diversité ou peuvent indirectement traiter de cette question à l’échelle de la ville ;
- explorer des initiatives locales à l’échelle d’un quartier pour comprendre de quelle manière la diversité est abordée, traitée et valorisée dans la mise en œuvre de l’action à l’échelon local ;
- réaliser des entretiens avec des habitants du quartier sélectionné ; réaliser des entretiens avec des entrepreneurs du quartier sélectionné.
4Les trois projets comportent un nombre important de pays partenaires (de neuf à quatorze) ce qui correspond à une volonté de la direction de la recherche de la Commission européenne de former une communauté de chercheurs confirmés et d’organiser la circulation de jeunes chercheurs en formation. La plupart des cas d’études sont menés par des doctorants ou des post-doctorants, sous la responsabilité d’un chercheur référent. Le projet accept a réuni quelques-uns des chercheurs et jeunes chercheurs déjà présents dans le projet emilie, assurant une continuité dans le travail réalisé et dans la comparaison sur les questions de citoyenneté. D’un point de vue thématique, le projet divercities se distingue par une inscription plus marquée dans le champ des études urbaines et n’entretient pas de continuité avec les deux projets précédents du point de vue des équipes de recherche. Tous ces projets ont en commun de recueillir des données qualitatives et de s’interroger sur la diversification des populations dans les sociétés contemporaines.
5Cette contribution se fonde sur une expérience de recherche, en tant que chercheuse post-doctorante, dans la phase finale du projet emilie, puis sur toute la durée du projet accept Pluralism et dans la phase initiale du projet divercities, qui vise à analyser ce que fait (ou défait) la comparaison de la France avec d’autres pays d’immigration, selon une grille d’analyse qui lui est étrangère. En tant que participante à l’échelle du cas français, il est avant tout possible d’apprécier la dimension heuristique de la comparaison, c’est-à-dire sa capacité à souligner les spécificités françaises et aussi à expliciter les origines des phénomènes. De cette manière, selon la formule de Marc Bloch, la comparaison sert à la fois à « rechercher les aspects spécifiques et généraux de chaque phénomène mais permet aussi d’en comprendre les causes et les origines » (Bloch, 1983). De son côté, le cas français examiné à l’aune d’une grille pluraliste permet de souligner les spécificités de ce choix politique mais aussi d’inclure davantage de cas nationaux qui se reconnaissent aussi dans une lecture universaliste des origines migratoires (Italie, par exemple). Pour de plus amples détails, voir les publications scientifiques issues de ces différents projets : Triandafyllidou et al, 2009 ; Dobbernack et Modood, 2013.
6Je me centre sur l’apport des projets européens pour la recherche française, en analysant dans un premier temps les éléments d’opérationnalisation de la recherche (construction de l’objet et conduite du terrain) pour discuter, dans un deuxième temps, les avancées réalisées à partir des données qualitatives recueillies pour l’étude des questions liées aux migrations et à l’intégration.
L’opérationnalisation de la recherche
7Le choix de la grille d’analyse en recherche comparative affecte les conditions d’opérationnalisation de la recherche. Dans le cadre d’un projet européen, la grille d’analyse est déterminée par un comité directeur qui ne comprend pas l’ensemble des chercheurs du projet. Même si les termes en sont discutés en réunion de projet et si le comité directeur s’efforce de produire le cadre le plus inclusif possible, chacun des projets analysés ici est guidé par un cadre conceptuel qui emprunte à une conception pluraliste de la société. Les termes mêmes qui désignent chacun des projets (multiculturalisme, diversité, pluralisme) appartiennent à un registre lexical distinct de celui employé dans le contexte français, pour faire référence aux questions liées aux migrations.
8Dans le contexte français, le choix de considérer les parcours des immigrés dans la société comme des parcours individuels a conduit à utiliser la terminologie de l’intégration, par rapport à celle de l’ethnicité qui accorde davantage d’importance aux dynamiques de groupes (Tripier, 2012). On retrouve bien l’opposition d’Alexis de Tocqueville entre le contexte universaliste français fondé sur une conception rousseauiste du contrat social passé entre l’individu et l’État, libéré de toute appartenance à des corps intermédiaires, et le contexte pluraliste où l’appartenance au groupe, ici fondé sur le caractère ethnique, est une condition du fonctionnement de la démocratie (Tocqueville, 1835). Ainsi, le choix des mots – « intégration » plutôt que « groupe ethnique » ou « multiculturalisme » – fait référence à des choix de société qui dépassent l’objet spécifique de l’immigration.
9Dans le but de construire un objet d’étude comparable avec le reste des cas étudiés dans le projet, il est nécessaire de procéder à une opération de « décodage » et de « recodage » des objectifs du projet. Ce processus vaut pour chaque partenaire d’un projet européen, à des degrés divers, en fonction de sa proximité avec la grille d’analyse proposée par le projet. D’autres facteurs peuvent aussi entrer en ligne de compte, comme par exemple, l’ancienneté du phénomène migratoire ou l’existence de minorités historiques dans un pays. Cependant, les contraintes liées à la construction d’un objet comparable font partie du travail des spécialistes en analyse comparée (Sartori, 1994 ; Hassenteufel, 2000). Il s’agit ici d’analyser plus particulièrement l’adoption d’une grille de lecture étrangère sur une réalité nationale et l’espace de « liberté relative » que peuvent s’octroyer les chercheurs au moment d’arbitrer entre leurs différents instruments d’étude (Négrier, 2005, p. 5).
La construction de l’objet
10L’utilisation d’une terminologie peu usitée dans le contexte français dans le titre même du projet comme dans ses principaux objectifs nécessite d’être décodée par les chercheurs pour construire l’objet d’étude et identifier les acteurs à rencontrer. Le terme « diversité » est un bon exemple de cette nécessaire entreprise de décodage puis de recodage des objectifs du projet.
11Le projet divercities, entamé au printemps 2013, prévoit une première phase d’analyse du discours officiel porté sur la diversité, dans la ville choisie comme cas d’étude (Paris, pour l’équipe française). La nécessité de réaliser une série d’entretiens pour analyser ce discours implique de définir les domaines de mise en œuvre de l’action publique qui sont concernés par la diversité, sans se limiter à des domaines d’action qui font un usage explicite de cette notion. L’usage de la notion de diversité est à resituer dans l’élaboration d’instruments de correction des discriminations sur le marché du travail et dans les processus de recrutement en France (Bereni et Jaunait, 2009). Il correspond à l’introduction, ponctuelle et limitée, d’un terme qui appartient à un modèle pluraliste de société et qui définit le cadre européen de lutte contre les discriminations, introduit en 2000 (Guiraudon, 2004). On le retrouve très ponctuellement dans la mise en œuvre des politiques urbaines, lorsqu’il s’agit de lutter contre les discriminations dont les individus qui habitent dans des localités défavorisées font l’expérience. Depuis janvier 2014, la loi française reconnaît la discrimination par l’adresse (vingtième critère des dix-neuf déjà reconnus), confirmant la dimension spatiale des inégalités.
12Cependant, pour construire un objet d’étude plus étendu et qui corresponde aux objectifs du projet divercities (« Comment les villes peuvent-elle contribuer à faire de la diversité un atout ? ») il est nécessaire d’aller plus avant dans la compréhension de la notion de diversité telle qu’elle est envisagée par le projet, pour identifier des domaines de mise en œuvre de l’action qui n’en font pas un usage explicite, mais qui peuvent s’apparenter à des questionnements similaires.
13Par l’introduction du concept de diversité, le projet s’inscrit dans les travaux en sociologie urbaine qui ont postulé la diversification croissante des profils des habitants des villes européennes en termes de trajectoires migratoires, économiques et sociales (Vertovec, 2007). S’interroger sur le discours officiel porté sur la diversité dans le cadre des politiques urbaines à Paris, c’est aussi analyser la réaction des pouvoirs publics à l’évolution du profil des habitants d’une grande ville en termes de logement, d’aide sociale et plus largement de cohésion sociale. Ce domaine est, en partie, couvert par ce que l’on appelle les politiques de la ville et en particulier le volet social de cette politique. Le choix de faire porter l’étude sur la mise en œuvre du volet social de la politique de la ville correspond à l’étape de recodage.
14Le choix de recodage doit se faire en cohérence avec les spécificités du domaine d’investigation concerné et éviter la tentation d’étendre à l’infini le concept pour y faire entrer à peu près tout (Sartori, op. cit.). La différence thématique entre les projets emilie et accept d’un côté, et le projet divercities de l’autre, explique l’hétérogénéité des objets d’études construits. Ils représentent cependant tous un effort pour décliner la thématique de la diversité dans des champs d’investigations variés, ce qui permet d’envisager sa plasticité.
15Dans le cadre des politiques urbaines, le choix de la politique de la ville est justifié par le fait que le prisme du territoire a été utilisé pour répondre à des questions de concentration des populations à faibles revenus, parmi lesquelles on comptait de nombreux immigrés au début des années 1990 (Lelévrier, 2005). Le prisme du territoire n’est pas forcément repris dès lors qu’il s’agit de diversité dans d’autres domaines de politiques publiques. La construction de l’objet comparable est donc soumise à d’importantes variations en fonction du domaine d’investigation. Dans le cadre du projet accept Pluralism, la nécessité de s’interroger sur la tolérance des sociétés à la diversité dans l’environnement scolaire a conduit à s’intéresser à l’évolution des programmes scolaires et à l’introduction de chapitres sur l’immigration dans les programmes d’histoire (Escafré-Dublet et Kastoryano, 2011). Il n’a pas été décidé de travailler sur les Zones d’éducation prioritaires, même si celles-ci ont été analysées comme s’adressant à des élèves de différentes origines (Glasman, 2000). Le prisme du territoire permet d’analyser la réaction des politiques publiques à la diversification des profils d’habitants. Il ne permet pas, en revanche, d’analyser la reconnaissance de la diversité à l’école. C’est le sens donné à la notion de diversité dans le domaine d’investigation concerné par le projet, mais aussi les concepts auxquels elle s’articule (la gouvernance ou la reconnaissance), qui déterminent le choix de l’objet.
16La plasticité du terme de diversité, même pour un public anglophone, ne facilite pas la construction de l’objet tant il semble possible de trouver à différents niveaux, sous différentes formes, des éléments qui touchent à la diversité des individus, des formes urbaines et même des corps vivants, à travers la notion de biodiversité. Cependant c’est une notion qui comporte un fort potentiel normatif, surtout pour les politiques européennes, ce qui explique qu’elle revienne à maintes reprises dans les projets financés par la Commission européenne.
La légitimité de la démarche
17Le caractère exogène et normatif, à certains égards, des termes choisis pour la conduite d’un projet financé par la direction générale de la recherche de la Commission européenne n’échappe pas aux acteurs rencontrés dans la conduite du terrain. L’emprunt au cadre conceptuel du pluralisme de notions comme la diversité, le multiculturalisme ou la reconnaissance, ajoute au rapport distancié vis-à-vis du traitement européen de ces questions. Il contribue plus largement à l’idée qu’il existe une manière de faire différente, plus particulièrement en vigueur dans des pays comme le Royaume-Uni ou même les États-Unis, et que le cas français ne s’y rapporte que faiblement.
18Ce réflexe s’inscrit plus largement dans un processus qui a été déjà analysé par les spécialistes de la comparaison américaine et qui consiste à faire du cas américain, le contraire et l’exemple contre lequel se construire pour définir le rapport de la France à l’immigration (Fassin, 1999 ; Green, 1999). Ceci se retrouve également dans les études urbaines et s’observe dans l’usage du terme « anglo-saxon » pour faire, à la fois référence au fait que ces notions sont empruntées à la langue anglaise et qu’elles correspondent à un univers étranger. « Anglo-saxon », à la différence de « anglophone », ne fait pas référence à une catégorie linguistique mais à un processus de caractérisation ethnique (Dikeç, 2014).
19Au-delà de la traduction, il s’agit d’entreprendre également une démarche de légitimation de l’objet d’étude qui passe par l’identification d’une problématique propre au domaine étudié. Elle justifie qu’une enquête soit réalisée et que des personnes accordent de leur temps pour des entretiens (dix à quinze entretiens sont réalisés par étude de cas).
20Dans le cas du projet accept Pluralism, qui impliquait l’analyse des défis liés à la diversité religieuse et culturelle des populations dans le milieu scolaire, il a été décidé de contacter des acteurs concernés par l’application de la loi d’interdiction du port ostensible de signes religieux, votée en mars 2004, cinq années après sa mise en application : proviseurs, enseignants, représentants de parents d’élèves et associations. Les autres pays partenaires n’ont pas forcément réalisé d’études sur le port de signes religieux à l’école, ils se sont par exemple attachés à étudier la négociation du temps scolaire consacré à la pratique religieuse (pour l’Allemagne) ou l’introduction de pédagogies alternatives pour les écoles privées musulmanes (pour le Royaume-Uni). Cependant, l’application de la loi de 2004 en France a justifié de revenir sur les étapes de sa mise en place et d’obtenir ainsi un discours portant sur les valeurs fondamentales qui orientent cette pratique, ce qui répondait au volet conceptuel du projet. De la même façon, dans le cas du projet emilie, la série d’entretiens qui devaient porter sur la participation politique des minorités a consisté à contacter les acteurs de la vie politique française qui s’étaient mobilisés autour de la charte pour la diversité en politique, aux élections présidentielles de 2007 (Escafré-Dublet et Simon, 2009a). Il aurait été difficile d’identifier des élus de groupes minoritaires, ou qui se revendiquent comme tels, tant le contexte français des mobilisations est réticent à ce registre lexical. Par contre, en évoquant avec des militants la question de la diversité en politique, il a bien été possible d’évoquer les questions de représentation de la société et de pluralité, qui répondaient aux objectifs du projet.
21Au cours des entretiens, il n’est pas rare de trouver une critique directe des termes employés par le projet. Les concepts d’ethnicité, de diversité ou de minorité sont, en effet, associés à une forme de « visibilisation » de la différence qui ne correspond pas au respect de l’égalité, indépendamment de l’origine, de la religion ou de la race, telle que la définit la Constitution française de 1958. Le rôle joué par l’interdiction légale d’identifier l’origine – autre que nationale – par la statistique officielle discrédite, de manière générale, la discussion de phénomènes qui relèvent de l’origine des individus (Simon, 2003). Pour des responsables en charge de la mise en œuvre de programmes d’aide sociale, ou de réussite éducative, par exemple, leur demander d’identifier des immigrés ou des populations issues de l’immigration dans les publics de leurs programmes revient à les stigmatiser.
22Cette critique s’est, en outre, accentuée avec l’apparition du registre de la diversité dans le monde de l’entreprise, sa promotion par des grands entrepreneurs et son utilisation comme catégorie de valorisation de l’engagement citoyen de ces entreprises (Bereni, 2009). Pour les acteurs investis dans l’action publique, cela peut contribuer à faire de cette thématique, non seulement un emprunt à la langue anglophone et une entorse à l’égalité républicaine, mais aussi une catégorie d’action qui relève du monde de l’entreprise et ne relève pas d’une mission de service public.
23Il faut également noter que le prétexte du projet européen offre en retour une légitimité supplémentaire à interroger les acteurs sur les enjeux peu étudiés que recouvrent les questions d’ethnicité dans le contexte français. Pour certains acteurs, c’est l’occasion de justifier une action peu reconnue dans le contexte politique français, comme dans le cas des acteurs politiques mobilisés pour la participation des personnes issues de l’immigration en politique (Escafré-Dublet et Simon, 2009b.). Pour la recherche française, c’est en effet une opportunité de réunir des données, qui permettent de situer la France parmi les autres pays d’immigration.
L’analyse des données
24Dans le cadre des projets collaboratifs de recherche, on distingue la production de données sur le cas national des éléments empiriques qui permettent d’alimenter la comparaison européenne. En effet, les trois projets considérés ici réunissaient plusieurs pays participants, dans lesquels une équipe était chargée de conduire une recherche sur son cas national. Chaque équipe est composée d’un ou plusieurs chercheurs référents, et d’un ou plusieurs chercheurs recrutés pour la durée du projet. De sorte que la recherche est conduite par une ou plusieurs personnes qui maîtrisent la langue et le contexte national dans lequel elles opèrent. Pour ce qui est des données recueillies sur le cas national, c’est l’apport de connaissances inédites et l’angle d’approche adopté que l’on retiendra. Pour ce qui est de la comparaison européenne, c’est la production de données comparables qui retiendra l’attention.
La dimension nationale de la recherche
25La conduite de projets de recherche sur les questions d’immigration et d’intégration dans le contexte français permet d’analyser l’impact d’une politique d’égalité républicaine sur les trajectoires des groupes. En d’autres termes, que perd-on ou que gagne-t-on à ne pas identifier l’origine ethnique des individus dans la société française ? Les exemples discutés empruntent successivement aux questions scolaires et aux questions urbaines, conformément aux domaines d’investigation distincts qui caractérisent les projets européens considérés (voir encadré).
26Dans le cas des politiques éducatives, des travaux ont montré que l’absence d’identification précise de l’origine des élèves a parfois des effets contreproductifs. Alors que l’absence de distinction devait conduire au traitement égalitaire des élèves, l’impossibilité de nommer a pu conduire à des amalgames (Lorcerie, 2003). La présence, sans qu’elle soit quantifiée, d’enfants de parents immigrés parmi un certain nombre d’élèves en difficulté a pu conduire à l’idée que tous les élèves ayant des parents immigrés étaient en difficulté scolaire. Les quelques études quantitatives menées sur la question montrent que les enfants de parents immigrés réussissent comparativement mieux que les enfants de parents nés en France, notamment parce qu’ils partent, pour certains, de plus loin que leur camarade d’un même milieu social (Vallet et Caille, 1996). De manière également contre-intuitive, l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires à l’école publique, loin d’évacuer les débats, entraîne une visibilité accentuée de ces enjeux pour les élèves (Escafré-Dublet et Kastoryano, 2011). Les entretiens avec les professeurs montrent que certains élèves contestent le suivi du calendrier catholique dans la société française (Noël, Pâques, Pentecôte et l’Ascension), comme opposé au principe de laïcité. Leur demande ne vise pas une représentation plus importante de leur identité religieuse distincte, mais plutôt une invisibilité égale des expressions religieuses. On peut y voir l’effet du discours égalitaire de l’école publique française, auquel s’identifient enseignants et élèves. Il entraîne une forte demande en matière d’égalité de traitement, parfois difficile à réaliser compte tenu de l’hétérogénéité des publics.
27Dans le cas des politiques urbaines, le prisme du territoire peut être considéré comme un moyen de viser des populations particulièrement vulnérables qui comptent, pour certaines, des populations d’origine immigrée. Le discours qui anime ce domaine d’intervention est alors non seulement articulé en termes d’égalité de traitement mais aussi de mixité sociale, principe qui consiste à voir de manière positive le rapprochement entre proximité spatiale et distance sociale, c’est-à-dire la diversité des revenus des habitants d’un même quartier (Blanc et Bidou-Zachariasen, 2010). Les politiques de rénovation urbaine et de relogement, en France, ont été considérées comme un instrument de réduction des inégalités et de maintien de la mixité sociale dans les quartiers défavorisés (Lelévrier, 2013). L’analyse des initiatives soutenues par la direction de la politique de la ville dans les 18e et 19e arrondissements de Paris montre que le prisme de l’aide sociale est adopté pour répondre aux besoins spécifiques des groupes (Escafré-Dublet et Lelévrier 2014a). C’est le cas de structures qui visent en particulier à venir en aide aux migrants âgés. Elles sont soutenues par la mairie car elles permettent de garantir l’égal accès aux droits de personnes qui ont travaillé et cotisé en France ; elles n’en visent pas moins une population spécifique en s’adressant en grande partie à des immigrés venus du Maghreb en France. L’échelon local, voire celui du quartier, apparaît comme le niveau adéquat pour aborder les thématiques liées à l’immigration et les trajectoires d’intégration des individus, par opposition aux niveaux plus élevés de l’action publique. L’analyse du registre de justification (l’égal accès aux droits) montre cependant que c’est avant tout le principe du respect de l’égalité de traitement qui permet de mettre en œuvre l’action.
28La nécessité d’aborder la question des populations immigrées ou issues de l’immigration dans des domaines où ils ne sont pas identifiés comme tels – l’éducation et les politiques urbaines – permet de confirmer ou de développer certaines hypothèses avancées par les travaux qui en ont déjà traité. Le projet accept permet d’apprécier que l’invisibilisation des identités religieuses à l’école ne garantit pas un traitement égalitaire des différentes appartenances. Le projet divercities permet de constater que le prisme du territoire offre l’opportunité de traiter à l’échelon du quartier des problématiques spécifiques aux populations immigrées âgées, ce qui confirme l’hypothèse de politiques de la ville qui visent en grande partie les immigrés (Kirszbaum, 1999). Le point commun de ces deux exemples, pris dans des domaines d’investigation distincts, est de souligner les biais induits par une approche universaliste : l’invisibilisation de la différence ne permet pas d’en traiter les conséquences, il faut parfois passer par des moyens détournés pour parvenir à répondre aux besoins spécifiques entraînés par la diversification des populations.
La comparabilité des données recueillies
29La conduite de recherches selon une grille d’analyse commune est conçue pour recueillir des données comparables : le cadre conceptuel, la grille d’entretien, mais aussi le choix du terrain en fonction des objectifs du projet et le format du rendu (le rapport de recherche rédigé en anglais) sont communs à l’ensemble des équipes et, si les chercheurs de chaque pays ne sont pas réduits à de simples exécutants puisqu’ils se chargent de la difficile tâche du décodage et du recodage évoquée plus haut, les conditions sont réunies pour que les éléments recueillis offrent prise à la comparaison [ 1].
30Les projets évoqués ici se fondaient tous sur la collecte de données qualitatives (analyse de discours à partir d’entretiens et de documents de travail), ce qui n’a pas empêché le recueil de données de cadrage qui relevaient de la mesure quantitative de la diversité. Celle-ci est très différente selon les pays et reflète des choix nationaux qui ne permettent pas de quantifier les populations de la même façon. Dans le contexte britannique, les individus sont invités à s’auto-identifier selon une grille ethnique lors du recensement. Depuis 2010, ils peuvent déclarer leur religion. Dans le contexte français, seule la nationalité étrangère est enregistrée dans le recensement. Le statut d’immigré, c’est-à-dire de personne née étrangère à l’étranger, et pouvant avoir acquis la nationalité française, n’est renseigné que depuis 1999. Pour évaluer l’identification religieuse des individus, il faut se fonder sur des projections réalisées à partir d’enquêtes (Simon et Tiberj, 2013). Dans le contexte néerlandais, les enfants de parents immigrés, même s’ils sont nés aux Pays Bas et ont la nationalité néerlandaise, sont comptabilisés comme des immigrés (des allophones – au sens où leur langue maternelle n’est pas le néerlandais).
31Même si l’Union européenne a développé des outils pour comptabiliser les immigrés (eurostat), cet effort statistique ne permet pas de mesurer la diversité des populations dans chaque pays européen. Dans le cadre du projet accept Pluralism qui impliquait une première phase de « description » de la diversité de chacun des pays, cette étape n’a pas offert grande prise à la comparaison. C’est pourquoi le niveau de tolérance de chacune des sociétés a finalement été évalué par une série d’indicateurs d’ouverture de chaque société aux expressions de la pluralité, construits à partir de la comparaison successive des cas d’étude par pays.
32La collecte d’un matériau qualitatif à visée comparative est un des principaux apports des projets collaboratifs de recherche considérés ici. Sur les questions d’intégration et d’immigration, elle permet d’analyser les processus d’altérisation dans chacun des pays : si construire des individus comme différents par rapport au reste de la société se fait en général selon des modalités propres à chaque contexte national, les processus d’inclusion ou d’exclusion présentent des ressorts communs. On peut prendre l’exemple des musulmans en France et au Royaume Uni, étudiés dans le projet accept. Si, dans les îles britanniques, l’appellation de Muslim mp (Membre musulman du Parlement) a cours, elle n’a pas son équivalent en France ; si l’idée d’un « vote musulman » a été fortement discutée en 2010, la France ne dispose d’aucun sondage de sortie des urnes en fonction de l’appartenance religieuse. Si les musulmans britanniques ne viennent pas du même pays d’origine que les musulmans français, les analyses des entretiens sur leur participation politique en France et au Royaume-Uni font ressortir des schèmes de stigmatisation commun : la prégnance de leur identité par rapport à d’autres religions, leur inadaptation supposée aux valeurs libérales et la difficulté à reconnaître l’appartenance musulmane à égalité avec d’autres appartenances ethniques ou sociales (Dobbernack et al., 2012).
33La comparaison européenne apparaît de plus en plus pertinente pour étudier les mécanismes identitaires face aux migrations (Carof et al., 2015). L’Union européenne, en accordant la libre circulation à ses citoyens européens, a aussi contribué à consolider ses frontières extérieures ; la définition d’un « nous » européen a aussi affecté la construction de l’autre. Ces projets de recherche sont l’occasion de souligner des évolutions convergentes au sein des pays membres (Weil et Hansen, 1999), par-delà le choix politique du pluralisme ou de l’universalisme.
Conclusion
34L’analyse des questions d’immigration et d’intégration en France, à travers une grille qui peut lui paraître étrangère, présente un certain nombre d’écueils méthodologiques : identifier un objet comparable, sans pour autant étendre le concept de manière exagérée, et légitimer le questionnement auprès des acteurs rencontrés. Ces étapes réalisées, il en ressort que l’interrogation des fondements égalitaires de nos sociétés selon une grille d’analyse pluraliste permet d’en faire ressortir les apports ou les contradictions. L’absence de prise en compte de la différence des individus n’empêche pas les traitements inégalitaires. Quant à la dimension comparative de ces projets, elle permet d’identifier les spécificités nationales, mais surtout d’approfondir notre connaissance de la convergence des pays membres dans leur manière de répondre au défi renouvelé des phénomènes migratoires.
35Le choix de la comparaison européenne pour analyser les changements consécutifs aux migrations apparaît riche d’enseignements, malgré les difficultés rencontrées dans l’opérationnalisation de la recherche. Il se justifie d’autant plus que la convergence des réponses apportées par les pays membres a déjà été observée dans ce domaine, même s’il reste la compétence exclusive des États. L’effet d’uniformisation, qui se dégage a priori de l’adoption d’une grille commune pour étudier ces questions dans de nombreux pays, s’avère plus riche qu’il n’y paraît dans la mesure où elle permet de souligner des dynamiques communes dans l’évolution du rapport entre politiques et mutations des sociétés.
Notes
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Angéline Escafré-Dublet, maître de conférences en science politique, Université Lumière Lyon 2 – Laboratoire Triangle angeline.escafre-dublet@univ-lyon2.fr
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Les chercheurs recrutés spécifiquement pour le projet peuvent interrompre leur engagement, s’ils trouvent un poste permanent ou s’engagent dans un autre projet. Aussi les consignes doivent être particulièrement précises pour assurer la continuité dans le recueil des données et la réflexion menée.