1Un touriste parachuté au cœur de Paris ou dans ses arrondissements bourgeois peut légitimement se demander : « Où est passé le peuple ? » De fait, les classes populaires sont de moins en moins présentes entre les murs de la capitale. Comme en témoignent divers travaux sociologiques, Paris s’embourgeoise, se gentrifie [1] (Bacqué, 2006 ; Clerval, 2010 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004 ; Préteceille, 2009). De 1954 à 1999, du fait de la flambée des prix immobiliers et de la disparition de l’habitat bon marché, les ouvriers y ont perdu les trois-quarts des leurs tandis que les cadres voyaient leurs effectifs tripler (Pinçon et Pinçon-Charlot, op. cit., p. 56). Pour autant, Paris n’est pas uniformément bourgeois. S’acheminant vers le nord de la ville, notre touriste finirait par trouver des quartiers qui restent populaires, surtout dans les 18e, 19e et 20e arrondissements. Il verrait même certains bâtiments aux façades décrépies et se dirait qu’il a trouvé là les lieux où se réfugie la misère parisienne, si peu visible dans le reste de la ville.
2Diverses études ont été menées sur les classes populaires qui ont gagné la banlieue ou le périurbain, que ce soit pour accéder à la propriété (Cartier et al., 2008 ; Rougé, 2007) ou vivre en logement social (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Pétonnet, 1979 ; Dubet et Lapeyronnie, 1992). C’est plutôt à celles qui occupent les immeubles dégradés de la capitale, sorte de survivance d’un Paris populaire et insalubre en voie de disparition, que l’on voudrait ici s’intéresser. Malgré les opérations de rénovation urbaine qui ont largement contribué à l’exode de ces classes (Castells et al, 1970 ; Fijalkow, 2002), les immeubles insalubres n’ont en effet pas disparu. Qui sont ces mal-logés et quelles sont leurs conditions de vie ? Quelle est leur place dans la « ville globale » (Sassen, 1996) qu’est devenue Paris et quel type de rapport entretiennent-ils avec celle-ci ? Dans quelle mesure envisagent-ils de partir pour améliorer leurs conditions de logement en échappant à un marché immobilier hypersélectif [2] ?
3Deux recherches distinctes m’ont permis d’aborder la situation des mal-logés parisiens. La première porte sur le plan de résorption des logements dégradés mis en place à Paris en 2002. De 2004 à 2009, j’ai mené un travail de terrain dans ces immeubles et effectué une enquête par questionnaires auprès de plus de 500 mal-logés (voir encadré 1 en annexe). Au regard de la problématique de cet article, les données qualitatives seront ici plus mobilisées que les résultats statistiques qui serviront essentiellement de données de cadrage. La seconde recherche étudie les demandeurs de logement sociaux franciliens. Pendant près d’un an, j’ai effectué un travail d’observation à la Direction du logement et de l’habitat de la Mairie de Paris (dlh) où sont accueillis les candidats au logement social afin d’enregistrer leur demande. Là aussi, des entretiens ont été réalisés (voir encadré 2 en annexe). Je me focaliserai ici sur les demandeurs résidant à Paris et rencontrant d’importants problèmes de logement. Grâce à ces deux enquêtes successives, j’ai pu explorer les choix résidentiels des mal-logés parisiens et les perspectives qu’ils envisagent afin d’améliorer leur situation. Si le rêve du logement social est largement partagé [3], on verra qu’il n’est en aucun cas imaginable pour ces classes populaires parisiennes de rejoindre leurs homologues habitant la banlieue qui disposent pourtant souvent de logements bien plus confortables et spacieux. De fait, elles se positionnent face à un certain type de banlieue : les grands ensembles, communément appelés « cités », où logent les groupes sociaux les moins bien placés dans la hiérarchie sociale. Pour ces mal-logés, franchir le périphérique représenterait donc une forme d’exil au sens où ce déplacement reviendrait à quitter un lieu valorisé et familier pour un territoire ressenti comme dégradant et étranger. François Dubet et Didier Lapeyronnie (op. cit.) ne parlent-ils pas d’ailleurs de « quartiers d’exil » ? D’après l’enquête auprès des occupants de logements dégradés, seulement 28 % d’entre eux se disent ainsi prêts à accepter une proposition de logement social en banlieue (dont 4 % des cas à condition que la commune soit desservie par une ligne de métro) et on sait que, dans les faits, une fois confrontés à une offre éloignée géographiquement, beaucoup font finalement marche arrière.
4Afin de comprendre cet attachement à la capitale, on commencera par décrire la place physique mais aussi sociale des mal-logés parisiens : quelle est leur position dans la hiérarchie sociale de la ville et quelles sont leurs conditions d’habitat ? On verra ensuite en quoi, pour ces personnes, habiter Paris constitue une forme de protection sociale et une façon de faire face à la condition populaire. Enfin, les liens qui les unissent à la ville seront analysés, qu’ils soient positifs (force des liens sociaux et des souvenirs) ou négatifs (dépendance à un lieu de vie et peur de l’inconnu). D’une façon générale, il s’agira de mettre en évidence les spécificités de l’attachement des classes populaires à la capitale, quand bien même celle-ci se révèle bien inhospitalière à leur égard.
Habiter Paris au prix de l’insalubrité
5Pendant longtemps, le problème du logement dégradé a été celui de la classe ouvrière (Flamand, 1989). Aujourd’hui encore, la population mal logée parisienne appartient en grande majorité aux classes populaires qu’Olivier Schwartz (2011) définit comme présentant plusieurs caractéristiques : petitesse du statut professionnel ou social, étroitesse des ressources économiques, exposition à l’insécurité, mais aussi certaines spécificités culturelles, comme un rapport distancié à l’écrit. Cette définition recoupe celle de Schultheis et al. qui, par classes populaires, entendent « un ensemble de groupes sociaux caractérisés par une position matériellement et culturellement dominée dans l’espace social et partageant des chances de vie et des conditions de vie marquées par un espace des possibles relativement restreint. » (Schultheis et al., 2009, p. 14). On va voir que la population occupant les immeubles dégradés parisiens répond pleinement à ces critères. Il s’agira ensuite d’explorer plus concrètement les conditions d’habitat qu’offre la capitale à ces personnes.
Des classes populaires impliquées dans la vie de la métropole
6Comme les autres « villes globales » (Sassen, op. cit.), la capitale française se caractérise par une concentration importante des emplois aux deux extrémités de l’échelle sociale : d’un côté des professions à hauts revenus, de l’autre une classe d’ouvriers et d’employés à bas salaires, largement composée d’immigrés en provenance des pays du Sud qui est confrontée à des situations d’extrême dénuement. La population mal logée parisienne illustre parfaitement le développement de cette précarité propre aux métropoles.
7D’après les données statistiques, ces personnes sont largement issues de l’immigration (c’est le cas de plus de 80 % de l’échantillon, dont près d’un tiers de « sans-papiers »). Elles connaissent une faible intégration sur le marché du travail. Alors qu’en France le taux d’emploi des personnes en âge de travailler (15 à 64 ans) est de 62 % (Attal-Toubert et Lavergne, 2006), seuls 43 % des occupants des immeubles dégradés figurant dans cette tranche d’âge ont une occupation régulière. 12 % d’entre eux travaillent « au noir », part sous-évaluée en raison des réticences à déclarer ce type d’activité. Cette précarité se cumule avec la rudesse des conditions de travail et la faiblesse des ressources économiques. Les occupants de logements dégradés sont employés dans des métiers difficiles (agent de nettoyage, agent de sécurité, chauffeur-livreur, aide à la personne, caissière, employé dans la restauration…), aux horaires souvent fragmentés ou décalés. Outre les 27 % des personnes qui n’ont aucun revenu et les 9 % qui ont des ressources instables, ceux qui déclarent une activité rémunérée appartiennent en majorité à ce qu’on appelle les « travailleurs pauvres [4] » : la moyenne de leurs revenus mensuels est de 1061 euros, 25 % touchent moins de 600 euros par mois et seulement 12 % plus de 1 500 euros par mois. Au bout du compte, 50 % des ménages enquêtés font partie des 10 % les plus pauvres de la population française (tableau 1). Ceci est lié au fait qu’ils occupent des professions situées en bas de l’échelle sociale : 68 % des enquêtés ayant déjà travaillé exercent ou ont exercé dernièrement une profession non qualifiée. Déjà, après-guerre, les logements insalubres avaient permis aux industriels d’abriter une main-d’œuvre peu qualifiée et bon marché (Duriez, 1979). Encore aujourd’hui, sans eux, la main-d’œuvre sous-payée indispensable à la « ville globale » qui n’a pas trouvé de place dans le parc social ne pourrait s’y maintenir. De plus, ces personnes ont peu de chances d’évoluer socialement. 32 % des enquêtés n’ont jamais été scolarisés ou très peu et seulement 45 % sont allés jusqu’au collège ou au lycée. 37 % ont des difficultés pour lire en français et 43 % pour écrire en français. Par tous ces aspects, les mal-logés appartiennent donc incontestablement aux classes populaires, et même à leurs franges les plus démunies économiquement [5].
8Bien sûr, il ne faudrait pas adopter l’image d’une population affectée de façon uniforme par la précarité et des conditions de travail dégradées. Ainsi, les statistiques citées précédemment ne doivent pas occulter le fait que 40 % des mal-logés enquêtés exercent un emploi régulier, ni que 17 % occupent une profession intermédiaire et 15 % une profession qualifiée. 23 % des enquêtés ont même suivi des études supérieures. Pourtant, même ces mal-logés les mieux lotis se sentent vulnérables socialement. Par exemple, dans les entretiens, quand bien même ils disposent d’un travail régulier, récurrente est la perception de détenir un « petit » statut, comme en témoignent les expressions de « petits boulots », « petit contrat », « petit cdi ». Quant à ceux qui ont obtenu des diplômes, ils sont généralement issus de la démocratisation scolaire (Beaud, 2002) et ont subi une forte déconvenue quant à la valeur de ces titres et aux possibilités qu’ils offrent. Malgré son hétérogénéité, la population mal logée peut donc être regroupée sous le sceau de l’incertitude et d’un sentiment d’appartenance aux classes les plus défavorisées de la société. Il faut dire que leurs conditions de logement matérialisent largement cette position sociale.
Répartition des revenus mensuels des ménages

Répartition des revenus mensuels des ménages
Champ 1 : population occupant les immeubles dégradés parisiens ; N=493.Champ 2 : population française, ménages dont la personne de référence n’est pas étudiante.
Note : Le revenu disponible d’un ménage comprend les revenus d’activité, du patrimoine, les transferts en provenance d’autres ménages et les prestations sociales, nets des impôts directs. Pour l’enquête sur les mal-logés, il était difficile de rentrer dans une telle complexité. Ici sont prises en compte les ressources de la personne et de l’éventuel conjoint, aides sociales comprises. Notons que dans les deux cas, les revenus des ménages ne sont pas rapportés au nombre d’unités de consommation.
Des immeubles insalubres au cœur de la capitale
9Les conditions d’habitat des occupants des immeubles dégradés parisiens sont en complet décalage avec l’image de la capitale, davantage connue pour ses immeubles haussmanniens au charme « très parisien ». La plupart de ces bâtiments se situent dans les arrondissements populaires du Nord (carte 1). Ils présentent bien sûr des degrés de dégradation divers. Dans les cas les pires, l’insalubrité est généralisée et immédiatement repérable de l’extérieur. Les façades sont abîmées, certaines vitres sont brisées et remplacées par des bouts de planches, les portes d’entrées, dépourvues de tout dispositif de sécurité, restent béantes. À l’intérieur des logements, les plafonds sont parfois soutenus par des étais et les peintures écaillées peuvent être à l’origine du saturnisme infantile chez les enfants. Dans les pièces exiguës, valises et cartons sont entassés et il n’est pas rare que des matelas entreposés dans un coin attendent d’être déployés pour la nuit. Le confort est spartiate et l’équipement réduit à son strict minimum. Certes, tous les bâtiments enquêtés ne connaissent pas une telle décrépitude. Les données statistiques obtenues dans l’enquête auprès des occupants de ces immeubles montrent cependant combien ces problèmes sont généralisés (encadré 3).
10À la précarité des conditions de vie s’ajoute régulièrement celle du statut d’occupation. 16 % des mal-logés sont squatteurs, 10 % logés à l’hôtel, 5 % sous-locataires et 4 % hébergés. De surcroît, parmi les locataires, qui constituent 53 % de l’échantillon, 25 % ne détiennent pas de bail. La situation résidentielle des mal-logés est donc insatisfaisante de bien des points de vue et, malgré leurs efforts pour construire un semblant de « chez-soi », ces lieux restent très difficiles à habiter.
11Au regard de ces conditions de logement « intolérables » (Dietrich-Ragon, 2011), on pourrait imaginer que ces personnes envisagent de quitter la capitale afin d’améliorer leur situation en gagnant des territoires où le marché immobilier est moins sélectif. Or, la plupart manifestent plutôt un fort ancrage dans leur lieu de vie actuel. La volonté de résider au sein de la capitale résulte de deux tendances complémentaires. Tout d’abord un désir farouche de se maintenir sur un territoire valorisé afin de peser sur ses conditions d’existence précaires, voire sur son destin social. Ensuite, une écrasante force d’inertie liée à un manque de confiance dans ses capacités d’adaptation à un lieu inconnu.
Paris comme rempart face à la condition populaire
12Pour les mal-logés parisiens, habiter la capitale est une façon de faire face à la condition populaire. Cet ancrage permet en effet de compenser des conditions de travail difficiles en limitant les temps de transport et en garantissant l’accès à la ville (Lévy et Dureau, 2002). Surtout, en restant intra-muros, les mal-logés estiment se donner les moyens d’influencer positivement leur destin social.
Répartition des logements enquêtés par arrondissement lors de la première phase de l’enquête (en effectif)

Répartition des logements enquêtés par arrondissement lors de la première phase de l’enquête (en effectif)
Faire face à la dureté des conditions de travail
13Chez les classes populaires, le logis assure une fonction « restauratrice » qui permet de résister à l’usure liée au travail (Schwartz, 2002). Or, ceci n’est possible qu’à condition que le logement soit relativement bien situé. La crainte que le temps de transport se rajoute à la fatigue professionnelle est au fondement du rejet de la banlieue par les mal-logés parisiens. Mme F., après une longue « galère », vient d’obtenir un emploi à Paris au ministère de la Culture :
« Au point de vue géographique, je n’aimerais pas non plus qu’on m’attribue un logement dans le 95 et que j’habite… et que mon travail serait sur Paris. Je serais fatiguée, énervée, stressée, j’aurais beaucoup plus passé d’heures dans les transports en commun qu’à mon boulot. »
15Les mal-logés se font une idée assez précise du quotidien des classes populaires résidant au-delà du périphérique. Certains ont eu une expérience personnelle de la banlieue lors de laquelle ils ont souffert des longs trajets en métro ou en rer, des wagons bondés et des retards récurrents. Même ceux qui ont toujours habité la capitale ont pour la plupart au moins un membre de la famille ou un ami habitant en grande banlieue dont ils ont pu observer le rythme de vie. D’une façon générale, ils aspirent à ne pas reproduire le quotidien des classes populaires reléguées dans les banlieues éloignées et mal desservies. Certes, les conditions de logement déplorables qu’ils connaissent hypothèquent elles-mêmes la fonction restauratrice du logement. Cependant, en acceptant l’éloignement, ils redoutent de perdre en accessibilité ce qu’ils gagneraient sur le plan du confort résidentiel.
16De la même façon, la recherche de la centralité est liée à une volonté de se simplifier la vie en ayant accès à toutes les commodités. À Paris, il n’est pas besoin de prendre la voiture pour la moindre course ou démarche. « On a tout sur place », témoigne M. U. « Il y a tout ce que tu veux », confirme Mme K. C’est bien ici un certain « droit à la ville », compris comme le droit à la centralité (Lefebvre, 1968), qui est revendiqué. Bien plus, cet attachement à Paris s’inscrit dans un discours de la réussite sociale.
Une promesse d’insertion professionnelle et d’ascension sociale
17On l’a dit, en raison de leur situation sociale, les mal-logés parisiens estiment que la banlieue qui les attend ne peut être que celle des quartiers disqualifiés. Par exemple, dans leur demande de logement social, ils sont convaincus que s’ils acceptent la banlieue, « on les enverra en cité ». Mme G. en prend pour preuve l’expérience de ses parents, d’origine étrangère, auxquels les bailleurs ne faisaient des propositions de logement que dans des quartiers dévalorisés de banlieue : « Chaque proposition qu’on leur faisait c’était bah… justement le côté “quartier”. […] On leur faisait des propositions en banlieue car leur nom avait une consonance pas trop européenne. » Se dire ouvert à des propositions de logement en banlieue, c’est donc courir le risque d’être relégué dans des quartiers synonymes de marginalisation sociale.
18Au contraire, malgré les conditions de vie déplorables qu’elle leur offre, la capitale est perçue par les mal-logés comme un gage d’insertion sociale, ou en tout cas considèrent-ils qu’elle en porte les promesses. À peu près tous estiment que Paris est le lieu des opportunités professionnelles alors que la banlieue, mais aussi la province, nuiraient à l’insertion sur le marché du travail. Mme H. pense qu’il y a plus d’emplois à Paris que dans le reste de l’Île-de-France et a fortiori qu’en province. « Paris, c’est dynamique », confirme M. R. Certains vont jusqu’à penser qu’habiter en banlieue ruine toute chance d’insertion professionnelle. Selon Mme F. : « Une personne sans travail qui aurait un logement qu’on lui attribue dans le 95, là c’est la perdition. » Les jeunes sont particulièrement sensibles à ces arguments. Après une enfance passée à Perpignan, M. R. a choisi de s’installer à Paris. « Ouverture, grande ville, aéroport international… », tels étaient ses arguments de l’époque, se souvient-il. Les jeunes issus des classes populaires aspirent à échapper à la condition ouvrière qu’ont connue leurs parents (Beaud et Pialoux, 1999) et, afin de mettre toutes les chances de leur côté, ils misent sur les diplômes mais aussi un lieu de résidence qui favorise les opportunités. Face à l’insécurité sociale (Castel, 2003), l’enjeu de la centralité revêt donc une tonalité bien particulière : en se tenant à proximité d’un bassin d’emploi dynamique, il s’agit de limiter les risques d’exclusion sociale.
19De la même façon, les mal-logés parisiens pensent que résider à Paris est la meilleure manière de donner toutes leurs chances à leurs enfants. À leurs yeux, la capitale permet l’épanouissement culturel et l’ouverture d’esprit et constitue une garantie de bonne éducation. Dans ses choix pour l’attribution d’un logement social, Mme H. n’a indiqué aucune commune de banlieue :
« Comme ça, Paris au moins, je veux dire, il y a les activités de l’école. On peut aller faire musique quelque part. [Mon fils] aime bien. Il me dit qu’il a envie de faire de l’art dramatique donc je peux l’emmener dans des choses, dans des activités. Après, il peut faire du tennis, de là on rentre à la maison. Moi, c’est ça qui m’intéresse. »
21Paris assure un bon environnement aux enfants, au contraire de la banlieue qui, d’après les mal-logés, les tirerait « vers le bas ». Là-bas, ceux-ci côtoieraient un univers beaucoup plus populaire, ils auraient de moins bons résultats scolaires, s’ils ne sont pas enrôlés dans des bandes. Mme W. évoque l’insécurité qui règne en banlieue : « La banlieue, là, c’est les vendeurs [de drogue] qui sont là-bas ! Et en plus ils sont armés. […] Le problème, c’est aussi que les enfants n’entrent pas dans des bandes. » D’après elle, il est trop risqué de scolariser les enfants dans les écoles publiques de banlieue. Pour les occupants des immeubles dégradés parisiens, ce territoire fait donc office de figure repoussoir de la condition populaire et ils souscriraient totalement au constat établi par Éric Maurin selon lequel « on ne se bat pas seulement pour des espaces plus “sûrs”, des logements de qualité ou des équipements de proximité, mais encore et peut-être avant tout pour des destins, des statuts, des promesses d’avenir » (Maurin, 2004, p. 83).
22Bien sûr, il ne faut pas oublier que cette vision largement caricaturale de la banlieue et cette survalorisation de Paris répondent aussi à un besoin de distinction sociale. Dans les entretiens, récurrente est l’idée qu’habiter Paris est un privilège. Comme le dit M. D. : « Paris, c’est le rêve du monde entier. » En se disant résidant de la capitale, les mal-logés tentent de rendre plus positive une image de soi mise à mal par les diverses difficultés sociales et un habitat dégradé. Sans doute appartiennent-ils aux franges défavorisées de la société, mais au moins vivent-ils dans un espace hautement recherché et distinctif. Il est frappant de constater à quel point leur volonté de résister au stigmate se fonde sur des arguments territoriaux. Ils ont intégré une représentation de la société dans laquelle la ségrégation urbaine est le principal marqueur social (Dubet et Lapeyronnie, op. cit.) et affichent donc une farouche volonté de résister à l’exil, comme si la question de leur intégration dépendait en premier lieu de cette exigence et que tout le reste était subsidiaire. On va voir à présent que l’enracinement dans la capitale n’est pas seulement lié à des enjeux de placement et s’explique également par une forme de dépendance à son lieu de vie, elle-même typique des classes populaires.
Paris comme lieu d’ancrage
23La plupart des mal-logés parisiens se sentent littéralement ancrés dans la capitale. Cet attachement tient à la force de l’habitude et aux liens qu’ils ont tissés mais aussi à la peur de l’inconnu : quand on est fragile socialement, la perspective de changer de vie est particulièrement anxiogène.
L’attachement affectif
24Deux types de formes d’attachement à Paris peuvent être distingués et recoupent la frontière entre classes populaires nées en France et classes populaires immigrées. Les premières, quand elles ont grandi à Paris, y ont leurs attaches et leurs repères et, malgré leurs problèmes de logement, n’envisagent pas un seul instant que leur vie puisse se dérouler dans un autre lieu. C’est le cas de Mme L., une employée de la Ville de Paris, dont la mère était libraire rue Monge, dans le 5e arrondissement, et logeait dans un appartement dont le loyer était soumis à la loi de 1948. Elle a des souvenirs très précis et pleins d’émotion de son enfance et notamment de la période de mai 1968 :
« Qu’est-ce que vous voulez que j’aille faire au milieu des vaches alors que j’ai passé toute ma vie à Paris ? Mes souvenirs sont là, ma vie est là, alors je ne suis pas là de par hasard, moi. C’est la quatrième génération qui est sur Paris. […] Moi, vous me mettez ailleurs, c’est comme si vous disiez à un gars de Marseille : “Tiens pour ta retraite, tu vas aller à Paris !” Il va vous dire : “Ça ne va pas !” Moi je veux bien mais vous m’emmenez tous mes souvenirs ! Moi, je passe dans une rue de Paris etc., et ça rappelle tout de suite des souvenirs.
C’est sûr qu’on ne peut pas quitter un monde comme ça…
Moi je veux bien, mais je fais quoi après ? Après je vais être une plante verte qui ne sera pas arrosée et je vais m’éteindre. »
26Pour ces personnes, quitter la région ou franchir le périphérique serait vécu comme un déracinement radical et, de leur point de vue, fatal. D’autant plus qu’elles y ont généralement toutes leurs relations sociales, familiales et amicales. Une propriétaire qui habite un logement insalubre dans le 20e arrondissement ne changerait de quartier pour rien au monde : « C’est ma vie, c’est mon village », commente-t-elle. M. B., qui habite le 9e arrondissement depuis plus de vingt ans, apprécie l’« ambiance populaire » de l’immeuble même si elle est en train de changer en raison de l’installation de ceux qu’il appelle les « faux bourgeois ». Lui aussi parle d’un « village » au sujet de son quartier dont il fréquente les bars pour jouer à la belote de comptoir. Dans les locaux de la dlh, il n’est pas rare que les demandeurs de logements sociaux mettent en avant leur identité parisienne pour justifier leurs exigences géographiques, comme cet homme venu renouveler sa demande : « Écoutez, moi je suis Parisien. Je suis venu ici pour retrouver Paris », explique-t-il à l’agent de la dlh qui tente de lui faire comprendre que les propositions de logement sont rares dans la capitale et qu’il devrait élargir ses choix.
27Un autre type d’attachement concerne les migrants qui, à leur arrivée en France, se sont installés dans certains quartiers de la capitale où s’effectuent des regroupements communautaires. Le monde familier qu’ils ont reconstitué forme pour eux une ressource sociale primordiale. Dans le 18e arrondissement, les Africains côtoient des personnes de la même origine qu’eux, comme les Maghrébins à Barbès et les Chinois à Belleville. Les liens qu’ils ont tissés à partir de cet ancrage résidentiel sont une façon de faire face à la précarité et au quotidien. Dans leur quartier, ils bénéficient du soutien des voisins, les mères peuvent s’entraider pour garder les enfants, quelqu’un est toujours présent pour rendre service en cas de besoin. M. C. témoigne de l’importance de ces relations :
« Pourquoi on est en communauté ? On est en communauté parce qu’on se protège. Parce qu’on arrive à mieux se défendre. Parce que je t’explique un truc. Une famille africaine, deux chefs de famille travaillent. Ils ont dix enfants, mais à ton avis, tu crois que comment ils font pour faire des économies, pour y arriver ? Avec l’aide de la communauté. »
29Dans ces quartiers, il est aussi possible d’accéder aux commerces communautaires, souvent bon marché. Qu’ils soient nés à Paris ou qu’ils s’y soient installés après l’exil, les mal-logés ne sont donc pas prêts à renoncer à « la ville familière » (Agier, 1999) ni aux ressources locales dont ils disposent. Comme divers travaux ont pu le démontrer, l’« entre-soi » populaire fonctionne comme une manière d’adoucir le quotidien (Chombart de Lauwe, 1952 ; Coing, 1973 ; Young et Wilmott, 1957 ; Burgess, 1925 ; Blanc, 1985 ; Pétonnet, op. cit.).
La peur de l’inconnu
30En même temps, cet attachement traduit aussi la peur de l’inconnu et un manque de confiance en ses capacités d’adaptation à une nouvelle vie. Les mal-logés parisiens considèrent qu’hors de Paris, ils seraient perdus. Mme O. affirme ainsi au sujet de la capitale : « C’est l’ambiance dans laquelle j’ai évolué, j’ai grandi et que je comprends mieux. » Certains habitants justifient cette vision très pessimiste quant aux possibilités de refaire leur vie ailleurs par leur fragilité sociale : l’isolement, le chômage et les faibles ressources rendraient difficile toute reconstitution de liens. C’est ce que pense Mme I. :
« Je ne connais que la vie en province ou Paris intra-muros et je ne pourrais pas m’adapter à la banlieue. Et en plus comme je suis divorcée et je suis seule, je pense que ça serait des conditions d’isolement terrible.
Vous pensez que vous ne renoueriez pas des contacts si vous déménagiez en banlieue ?
Non, je ne pense pas. Déjà d’un arrondissement à un autre… »
32Remettre en question les ressources locales grâce auxquelles on a réussi à construire un certain équilibre est d’autant plus difficile que la situation sociale est fragile par ailleurs et parfois ne tient qu’à ce fil. Mme A., une assistante maternelle [6] logée dans le 3e arrondissement, refuse d’ébranler une stabilité et des réseaux protecteurs durement acquis :
« C’est vrai qu’après, à force d’être dans le même quartier, il y a le tissu social qui se crée. On a des liens avec les parents, les voisins, les enfants sont scolarisés… Voilà, je n’ai pas envie de tout casser. […] Je ne vais pas non plus déstructurer. Je n’ai pas envie de déraciner mes enfants qui ont leur… Ils sont nés là. […] Ça fonctionne bien. Il est à Victor Hugo qui est un très bon collège. Je ne vais pas tout casser. Il est équilibré, il ne fait pas de bêtises. La vie est bien rythmée. »
34L’expression récurrente « tout casser » traduit bien la crainte que le changement de lieu de vie bouscule l’équilibre social et familial et le tempo bien rodé de l’existence.
35De surcroît, la crainte du changement est aussi liée à la peur du déménagement en lui-même, qui demande des efforts et des compétences. De manière très concrète, il faut résilier les contrats d’eau, d’électricité, de téléphone, inscrire les enfants dans une nouvelle école, etc. Comme le disent les enquêtés : « Il faut tout recommencer. » Mme F. a un moment été tentée par la province où elle a vu que certains pavillons se louent 400 euros par mois. Elle a pourtant vite écarté cette possibilité, effrayée par les démarches : « Il faut tout ramener sur la province, refaire les documents, transférer ceci cela… » Tout reconstruire demande une énergie qui fait souvent défaut quand on est malmené par la vie. La lassitude de Mme A. témoigne à elle seule de cette inertie subie : « Pas tout recommencer, j’en ai marre… ». Ces constats confirment l’analyse de Bourdieu selon laquelle le défaut de capital « enchaîne » à un lieu (Bourdieu, 1993).
36L’attachement à un territoire où l’on a ses habitudes et ses liens, mais aussi le manque de ressources économiques, voire morales, participent donc à l’ancrage des classes populaires. Plus on est démuni en ressources sociales, plus le monde est perçu comme incertain et menaçant, et plus il est difficile de relancer les dés pour reconstruire son existence dans un nouvel environnement.
Conclusion
37En raison de l’élévation des prix de l’immobilier, la tendance est depuis plusieurs décennies à l’éviction des classes populaires de la capitale. Celles qui y subsistent malgré tout, si elles n’ont pas la chance d’accéder à un parc social largement saturé, doivent bien souvent se replier sur des solutions de logement de piètre qualité. Dans le cadre de cet article, nous nous sommes certes focalisés sur les situations de logement les plus difficiles, mais ce travail rappelle à quel point l’idée d’un nivellement des conditions de vie est une illusion. En matière de qualité de l’habitat, la lecture en termes de classes continue de revêtir toute sa pertinence, les inégalités résidentielles se cumulant avec les inégalités sociales (Bihr et Pfefferkorn, 1999). Un autre résultat réside dans l’importance du territoire afin de faire face à la condition populaire. Aux yeux des mal-logés parisiens, la capitale permet de compenser des conditions de travail difficiles et de résister à la ségrégation territoriale, deux marqueurs forts de la condition populaire contemporaine. Bien plus, ce lieu est considéré comme une façon de favoriser les projets d’ascension sociale qu’ils élaborent pour eux-mêmes et leurs enfants. Ceci explique qu’en dépit de très mauvaises conditions d’habitat, les enquêtés résistent avec force à l’exil. Cette réticence est aussi liée au fait qu’ils redoutent un déracinement qui leur ferait perdre leurs habitudes, leurs repères et qui remettrait en cause les maigres ressources sociales dont ils disposent. Paradoxalement, il est plus facile de quitter Paris quand on est installé dans la vie et favorisé socialement [7] que lorsqu’on est exposé à l’incertitude : pour les plus précaires, même mal logés, rompre avec le cadre fragile qui structure l’existence est coûteux et suscite la peur d’un déclassement (Maurin, 2009) encore plus radical.
Encadré 1 – Présentation de l’enquête sur les occupants de logements dégradés parisiens
Encadré 2 – L’enquête auprès des demandeurs de logements sociaux franciliens
Encadré 3 – Les conditions d’habitat en logement dégradé
38Liste des entretiens cités :
39Mme A. : 46 ans, divorcée, deux enfants, Française, locataire, assistante maternelle.
40M. B. : 55 ans, célibataire, sans enfant, Français, locataire (loi de 1948), handicapé, sans travail.
41M. C. : 29 ans, marié, un enfant, Français d’origine marocaine, locataire, employé.
42M. D. : 40 ans, marié, sans enfant, Français, squatteur, chauffeur-livreur.
43Mme F. : 39 ans, séparée, deux enfants, Française, employée.
44Mme G. : 30 ans, célibataire, sans enfant, Française, locataire, étalagiste aux Galeries Lafayette.
45Mme H. : 38 ans, séparée, trois enfants, Française, locataire, au foyer.
46Mme I. : 55 ans, divorcée, deux enfants, Française, propriétaire endettée, retraitée.
47Mme K. : 38 ans, divorcée, trois enfants (aux Comores), Comorienne, locataire d’une chambre de bonne.
48Mme L. : 57 ans, divorcée, deux enfants, Française, locataire, employée de la Ville de Paris.
49Mme O. : 30 ans, trois enfants, séparée, Ivoirienne, bénéficiaire du rsa, hébergée à l’hôtel.
50M. R. : 50 ans, séparé, un enfant, Français, policier.
51M. U. : 36 ans, divorcé, sans enfant, Français, hébergé, sapeur pompier.
52Mme W. : 45 ans, locataire, mariée, quatre enfants, Camerounaise, auxiliaire de vie.
Notes
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[1]
Alors que l’embourgeoisement implique l’arrivée de classes bourgeoises (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004), la « gentrification » désigne « un phénomène physique, social et culturel en œuvre dans les quartiers populaires, dans lequel une réhabilitation physique des immeubles dégradés accompagne le remplacement des ouvriers par des couches moyennes » (Lévy, 2002).
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[2]
À Paris, entre 1998 et 2008, les prix des appartements se sont accrus de 185 % (Gallot et al., 2011). Selon l’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne, les loyers ont augmenté de 50 % en 10 ans.
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[3]
D’après l’enquête statistique, 71 % des occupants des immeubles dégradés souhaitent être relogés en logement social. Ce chiffre est cependant sous-évalué notamment en raison de la grande proportion de sans-papiers qui ne peuvent prétendre au logement social. De plus, certaines personnes n’ont pas connaissance du système des logements sociaux ou s’autocensurent car elles pensent qu’elles n’ont aucune chance d’y accéder.
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[4]
En 2005, en Île-de-France, le seuil de pauvreté se situe à 762 euros par mois (seuil à 50 % du revenu médian) [source : Insee, 2005].
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[5]
Certaines fractions des classes populaires peuvent en effet être assignées à des statuts subordonnés sans être pour autant extrêmement démunies financièrement (Schwartz, 2011).
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[6]
Au-delà du coût trop élevé du loyer, le principal problème de Mme A. réside dans la sur-occupation (deux chambres pour elle, son fils et sa fille et les 3 enfants dont elle assure la garde). S’il existe des normes en matière d’habitat pour garder des enfants à domicile, les pouvoirs publics ne se montrent sans doute pas trop regardants à ce sujet en raison de la pénurie des modes de garde.
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[7]
Ce dont témoigne le thème très en vogue dans les médias de la volonté de fuite de Paris des plus aisés. Voir entre autres : « J’aime plus Paris », Le Monde, 5 juin 2012 ; « Ces Parisiens qui rêvent d’échapper à la capitale », Libération, 22 octobre 2012.