CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pourquoi [1] choisit-on d’habiter une ancienne usine ? À quelles populations et à quelles logiques sociales correspond le choix de convertir un ancien local d’activité en logement ? Cet article se propose d’explorer le sens d’un tel choix résidentiel, initialement associé aux artistes et aujourd’hui plus largement diffusé dans les classes moyennes et supérieures. L’histoire du loft, comme celle de la gentrification dans laquelle elle s’inscrit, renvoie aux transformations sociales liées à la désindustrialisation et à la démocratisation de l’accès à la culture dans les sociétés occidentales. Initialement choisis par les artistes pour des raisons utilitaires et « authentiques », les bâtiments industriels désaffectés des anciens quartiers ouvriers seraient devenus petit à petit des « espaces domestiques d’avant-garde » plébiscités par des diplômés du secteur tertiaire toujours plus nombreux et soucieux de se distinguer du modèle culturel de la bourgeoisie traditionnelle (Zukin, 1982 ; Biau, 1988 ; Podmore, 1998 ; Vivant, 2006). Le rôle joué par les médias et les promoteurs immobiliers dans ce processus, via la diffusion d’un « modèle SoHo » associant loft et professions artistiques ou intellectuelles, a été largement souligné par ces auteurs. Nous proposons dans cet article d’aborder ce lien entre un type d’habitat et une fraction des classes moyennes d’une manière complémentaire, en considérant que les choix résidentiels des habitants ne sont pas entièrement guidés par l’adhésion à des images, mais répondent aussi à des enjeux matériels autant que symboliques de positionnement et de trajectoire sociale. Ainsi, à travers l’analyse des pratiques, des représentations et des trajectoires de ménages « lofteurs » des années 1980 aux années 2000, ce sont les problématiques des fractions supérieures des classes moyennes, et leurs évolutions depuis vingt ans, que l’on peut observer.

2Les pages qui suivent reposent sur les résultats d’une enquête consacrée à deux quartiers ayant connu des processus de gentrification des années 1970 aux années 2000 (Collet, 2010). Comparé aux Pentes de la Croix-Rousse, quartier du cœur de Lyon dont la mutation sociologique a débuté dès les années 1970, le Bas-Montreuil, situé en petite couronne parisienne, incarne une gentrification nouvelle, quittant les centres-villes anciens pour les faubourgs de banlieue et les petits ateliers d’artisans pour des bâtiments industriels plus vastes. L’afflux de Parisiens des milieux culturels ou artistiques dans le Bas-Montreuil date toutefois du milieu des années 1980, et plusieurs générations de gentrifieurs s’y côtoient déjà lorsqu’il devient, au début des années 2000, l’exemple médiatique de la « boboïsation » de la banlieue Est. Nous avons sélectionné ici, dans l’ensemble de nos entretiens, cinq cas de gentrifieurs montreuillois ayant reconverti d’anciens bâtiments industriels et appartenant à deux générations différentes ; ils concentrent des traits et des logiques sociales présents de façon plus diffuse dans le reste de notre matériau [2].

3L’analyse de ces cas s’appuie sur la littérature nord-américaine dédiée au loft living ; mais elle s’inspire aussi largement des travaux français du début des années 1980 consacrés aux « nouvelles classes moyennes ». Selon ces travaux, celles-ci se seraient constituées, au tournant des années 1980, en une véritable « classe d’alternative » en déployant dans le quotidien et le local un modèle culturel et politique nouveau, fondé sur des valeurs et des positions sociales inédites (Dagnaud, 1981). Cette génération a ainsi été porteuse de pratiques et de normes résidentielles innovantes, qui apparaissent aujourd’hui à l’origine des processus de gentrification (Bidou, 1984 ; Chalvon-Demersay, 1984). La diffusion de ces normes résidentielles dans un contexte qui a pourtant profondément évolué interroge dès lors l’héritage des « nouvelles classes moyennes » : l’attraît grandissant des lofts et des anciens quartiers ouvriers est-il un indicateur de la pérennité et de l’homogénéité de ce groupe social, ou recouvre-t-il des mouvements de recomposition au sein de la fraction supérieure des classes moyennes ? Les projets résidentiels de nos cinq gentrifieurs, leurs manières d’habiter les lieux, leurs satisfactions et leurs déceptions donnent à voir, derrière des lignes de continuité, une certaine labilité des positions, des trajectoires et des valeurs sur deux générations. Ils révèlent également, au-delà de l’objet caricatural que constitue le loft, des éléments structurants du rapport des professions artistiques et culturelles à leurs espaces résidentiels.

La génération « d’alternative » : des usines reconverties au service de projets militants

4Les premiers gentrifieurs qui s’installent dans le Bas-Montreuil arrivent au milieu des années 1980 dans un quartier profondément marqué par les effets de la désindustrialisation, où les usines désaffectées sont nombreuses. Ils ressemblent aux « aventuriers du quotidien » rencontrés par C. Bidou à Aligre au début des années 1980 (Bidou, op. cit.). Passés par l’enseignement supérieur, ils exercent des professions qualifiées mais non dirigeantes dans les secteurs de la culture, des arts, des médias, de la santé ou de l’enseignement. En rupture avec les morales populaire et bourgeoise, ils recherchent l’épanouissement personnel dans le travail et sont souvent engagés dans des mouvements proches de la nouvelle gauche. À l’instar de Marc et Édith, ils se saisissent de leur habitat pour exprimer et promouvoir une nouvelle vision du monde.

Marc : changer les rapports sociaux en habitant autrement

5Nés au milieu des années 1950, Marc et sa compagne Agnès arrivent dans le Bas-Montreuil en 1987 en provenance de Paris, avec un projet résidentiel typique de celui des militants de la nouvelle gauche. Lui est documentariste, elle est journaliste. La trentaine passée, ils souhaitent s’agrandir et vont s’impliquer dans un projet de logement coopératif dans un ancien bâtiment industriel. Leurs motivations sont à la fois intellectuelles, « humaines » et économiques :

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« On s’était toujours dit : un jour il faudra qu’on fasse ça, qu’on trouve un ancien entrepôt, une usine, ou un endroit pas trop cher à acheter, et qu’on réunisse des gens – amis ou pas amis – et qu’on fasse un projet d’habitat. Parce que ça nous intéressait de créer notre habitat comme on en avait envie […]. Le mode un peu plus communautaire nous paraissait aussi avoir un intérêt humain. Et bien sûr, dans la région parisienne, un intérêt financier. Unir nos forces pour acheter un endroit grand et chacun faire son logement, sans être architectes ni rien… »

7Disposant d’environ 120 000 euros, ils sont en effet contraints financièrement. Plutôt que de postuler à un logement social ou de se plier à l’offre du marché des logements « standards », ils s’inscrivent au Mouvement pour l’habitat groupé autogéré et prennent part à un groupe d’habitants qui se monte alors à Montreuil. Ce mouvement, né en 1977, vise à redonner place à la société civile aux côtés de l’État et du marché, et se fixe les principes suivants : autogestion tout au long de la conception ; construction d’espaces communs pour développer une vie sociale commune ; ouverture vis-à-vis des sociétés locales ; prise en compte des différences [Bonnin, 1983 ; Bacqué et Vermeersch, 2007]. On retrouve ces dimensions dans les propos de Marc concernant l’élaboration et le fonctionnement du lieu :

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« Regardez la maison, je crois que c’est un peu ça, l’idée. D’abord, être dans un endroit à notre image, sur le plan intérieur de la maison comme sur l’extérieur. Avoir son mot à dire et participer avec tout le monde à l’élaboration des lieux communs, des parties communes, avoir une grande salle commune, par exemple : ça c’est un vrai cadeau qu’on s’offre, qu’on peut s’offrir parce qu’on est ensemble, c’est d’avoir une grande salle commune dans laquelle nos enfants font leurs fêtes, les réunions, où on peut inviter des gens, où on fait des expositions, des tas de choses. On a plusieurs endroits où on peut accueillir des gens de l’extérieur, ici. »

9La dimension militante du projet – promouvoir une forme alternative d’habitat – est révélée par la publicité qui en est faite sur les murs de l’usine (Photo 1). La conception du lieu et la gestion des travaux sont l’occasion de mettre à l’épreuve les principes autogestionnaires. L’habitat groupé est aussi conçu comme un cadre pour la vie familiale, permettant de mettre en œuvre certains principes éducatifs : faire grandir les enfants ensemble, les habituer à la vie en collectivité. Ce choix s’accompagne enfin d’un certain rapport au quartier. Outre le principe d’ouverture prôné par le mhga, qui se traduit par la mise à disposition de la salle commune pour des initiatives locales, Marc va largement s’investir, de manière militante, dans son quartier : il se mobilise contre l’évitement scolaire et met en place une aide aux devoirs bénévole, participe à la création de la Maison de quartier et s’implique auprès des familles mallogées de son voisinage.

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Un habitat qui s’affiche comme atypique, collectif et ouvert sur la société locale sur les murs de l’usine rachetée par Marc et un groupe d’habitants, en 1986

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Un habitat qui s’affiche comme atypique, collectif et ouvert sur la société locale sur les murs de l’usine rachetée par Marc et un groupe d’habitants, en 1986

(Source : archives personnelles de Marc, 1987)

10De fait, Marc et Agnès se sont installés avec enthousiasme dans le Bas-Montreuil, comme nous l’écrit Marc à la suite d’un entretien :

« Il y a un postulat sur lequel on passe toujours un peu vite, celui de l’aspiration réputée automatique à s’installer dans un quartier mieux coté, c’est-à-dire cher, au milieu de gens forcément riches et triés sur le volet. Nous savions déjà que c’étaient les pires quartiers où habiter et notre envie d’un coin comme Montreuil était réelle, consciente. Il y a quand même quelque avantage à être jeune et fauché ! »
Le choix d’un habitat atypique dans un quartier populaire leur permet ainsi de se loger peu cher, sans pour autant partager le type de logement des classes moyennes moins dotées en capital culturel. Il permet aussi d’affirmer une nouvelle vision du monde qui ne fait pas de l’accès aux « quartier mieux cotés » un critère de réussite sociale mais, dans un contexte de dévaluation des titres scolaires, valorise plutôt l’innovation sociale et la prise de responsabilités.

Édith : un lieu pour assumer le rôle social de l’artiste

11Édith est née en 1944 ; elle est sculptrice et peintre. Elle vit dans le Bas-Montreuil depuis deux ans avec sa fille quand elle décide, avec deux amis travaillant dans le domaine artistique, de créer un lieu partagé, permettant à la fois de vivre et de travailler :

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« Vivre et travailler au même endroit, il y avait un esprit… pas idéologique mais pas loin, d’essayer de voir comment on pouvait s’organiser, travailler ensemble, s’entraider et partager des lieux et des espaces communs. »

13À trois, ils achètent en 1994 une ancienne usine de 750 m2 pour 230 000 €. Le projet prévoit des espaces « semi-privés » de vie et de travail disposés autour d’un jardin commun. Dans la partie d’Édith, un vaste atelier permet de travailler la sculpture et la peinture, mais aussi d’inviter des musiciens et des circassiens extérieurs au lieu afin de favoriser la « communication de créativité ». L’atelier accueille aussi parfois des classes de primaire du quartier, auprès desquelles Édith intervient pour faire découvrir les arts plastiques. Des espaces privatifs sont destinés à l’habitation et au travail solitaire (écriture, dessin). Le brouillage de la frontière entre travail, vie publique et vie privée est selon Édith consubstantiel à la nature de la recherche artistique.

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« Dans ce type de boulot, les choix d’un mode de vie, d’une idéologie et d’un travail […] sont intrinsèquement liés, il n’y a pas de cloisonnement. Où est la poule et où est l’œuf, on ne sait pas, et ça se nourrit l’un l’autre, contrairement aux gens pour qui ces zones sont séparées. »

15Ce triple choix – « d’un mode de vie, d’une idéologie et d’un travail » – est théorisé. C’est le « choix de se plonger, de travailler dans des zones à la fois de… de chaos et de non-lois, dans lesquelles se mélangent l’affectif, le politique, l’administratif, enfin tout le rapport de civilisation » : le choix d’une place spécifique dans la société, qui provoque « à la fois fascination et rejet ».

16Face à ce choix difficile, Édith cherche aussi à créer un espace de solidarité professionnelle. Elle fait de son lieu un pied-à-terre pour un réseau de jeunes circassiens, une scène pour les artistes débutants et un lieu d’hébergement de plus longue durée pour ceux en difficulté de logement. Il s’agit d’un engagement auprès de la jeune génération d’artistes.

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« On leur demande la peau du cul pour l’entraînement, pour se loger aussi, et ils bougent tout le temps […]. Donc c’était un peu mon but, c’était un peu un truc promotionnel par rapport aux jeunes ; parce qu’ils me touchent, parce que leur travail me touche, parce que ça correspond à mes réflexions par rapport à… au but de mon existence, en gros, et puis voilà. Et à ce que j’ai envie de défendre. »

18La création de ce lieu à la fois résidentiel et professionnel, privé et public, s’explique donc simultanément par la démarche artistique transdisciplinaire d’Édith et par sa prise de position en faveur de l’art et des jeunes artistes dans la société. C’est aussi l’occasion de mettre en place un fonctionnement et des rapports sociaux qui traduisent quelques principes forts : le caractère non figé du découpage et de l’usage de l’espace et du temps, avec une forte porosité entre travail et hors-travail ; le non-respect des normes de sécurité et des règles administratives extérieures au lieu ; à l’intérieur, le respect de règles non écrites, avec une priorité accordée au dialogue ; le désintérêt économique, la confiance et l’entraide au sein du réseau artistique fondé sur l’interconnaissance ou la recommandation ; le primat de l’activité artistique sur la recherche du confort matériel ; l’ouverture sur le quartier et l’accueil de publics locaux. Ces principes et règles de fonctionnement se transmettent au sein du réseau d’artistes qui y séjournent, tout comme les doubles des clés.

Exister collectivement et donner sens à des situations sociales nouvelles

19Ces deux lieux présentent un certain nombre de traits communs. Ils ont d’abord un caractère collectif, la cellule familiale étant insérée dans un groupe plus large. Ils sont aussi conçus comme ouverts sur leur environnement. Ils témoignent d’une forme d’engagement politique ancrée dans le quotidien, et sont mis au service d’un rôle que leurs habitants souhaitent jouer à l’égard de la société. On y retrouve ainsi l’emboîtement des registres privé, collectif et politique de l’engagement caractéristique des « aventuriers du quotidien », les pratiques individuelles et collectives étant inscrites dans un projet, celui de promouvoir le changement social par l’expérimentation quotidienne (Bacqué et Vermeersch, op. cit.).

20L’espace des anciens locaux industriels est alors particulièrement adéquat : encore vierge de toute occupation résidentielle, il permet de remettre en question les normes d’occupation et les rapports sociaux dominants (propriété privée individuelle, segmentation des activités de conception, de gestion et d’habitation, délégation de pouvoirs, séparation de l’habitat et du travail, division sexuelle des tâches, etc.). Les usines sont reconverties moins pour des raisons esthétiques (photo 2) que pour mettre en œuvre d’autres normes familiales (Édith est divorcée, Marc choisit d’être père au foyer), d’autres rapports au logement (la coproduction plutôt que la consommation), d’autres normes de cohabitation (l’autogestion, la responsabilité collective). On retrouve, dans les valeurs portées par les gentrifieurs de la première génération, la combinaison idéologique propre aux mouvements issus de mai 68 d’une critique sociale et d’une critique artiste adressées à l’ordre capitaliste (Boltanski, Chiapello, 1999).

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Loin de « l’esthétique SoHo » l’habitat groupé autogéré de Marc après les travaux

Photo 2

Loin de « l’esthétique SoHo » l’habitat groupé autogéré de Marc après les travaux

(Source : archives personnelles de Marc, 1991)

21Outre cette « culture critique » acquise à l’université (Gouldner, 1979), Marc, Édith et les autres gentrifieurs de cette génération ont en partage l’expérience du dépaysement social et de l’exercice de professions nouvelles, nécessitant un bon capital culturel mais offrant une faible reconnaissance et des revenus médiocres. À travers leurs projets résidentiels atypiques, ils tendent à s’inventer comme groupe social en affirmant une culture commune, innovante et distinctive, et ainsi à donner sens à ces trajectoires sociales inédites (Bidou, op. cit.).

22Touché de plein fouet par la crise industrielle, en déclin démographique, le Bas-Montreuil de la fin des années 1980 se montre propice à de tels projets ; ces premiers gentrifieurs vont y occuper l’espace vacant et contribuer à en changer l’image. De fait, leurs « lieux » sont connus de gentrifieurs plus jeunes et plus récemment installés, avec d’ailleurs bien souvent une image déformée : l’usine d’Édith nous est présentée comme un squat d’artistes dédié uniquement au travail, tandis que l’habitat groupé de Marc est surtout connu comme l’une des premières usines de Montreuil à avoir été transformée en logements. Les images de ces deux lieux reflètent moins les projets de leurs initiateurs que les préoccupations des nouveaux gentrifieurs qui arrivent dans le quartier au tournant des années 2000 : les opportunités immobilières et l’affiliation à la figure de l’artiste.

La deuxième génération : derrière l’esthétique du loft, des enjeux économiques et professionnels

23Les gentrifieurs qui arrivent dans le Bas-Montreuil au tournant des années 2000 sont nés dans les années 1960. Quadragénaires engagés dans la vie familiale, ils exercent pour la plupart des professions culturelles [3]. S’ils ont hérité de leurs prédécesseurs l’aspiration à s’épanouir dans le travail (Baudelot et Gollac, 2003), ils connaissent une insertion professionnelle plus difficile – l’externalisation et le morcellement de l’emploi dans le secteur culturel s’ajoutant à la dévaluation des titres scolaires et à la crise économique (Chauvel, 1998). Quittant Paris, ils sont conduits vers le Bas-Montreuil par interconnaissance et achètent les rares locaux d’activité encore vacants, pour y vivre et parfois y travailler. Ce choix résidentiel, présenté comme l’expression d’un goût esthétique, recouvre des enjeux économiques et souvent professionnels.

Julien : rétablir sa trajectoire grâce au loft

24Né en 1969, Julien a vécu dans un entrepôt des docks de San Francisco au début des années 1990 ; il s’installe en 1996 à Montreuil, où il va habiter d’abord dans son atelier d’artisan ferronnier, puis dans une ancienne usine convertie en un lieu de travail et de vie. Il livre autour de ces expériences des récits bien différents de ceux de Marc et d’Édith, d’où le registre militant a totalement disparu.

25Les usines désaffectées suscitent chez Julien une fascination esthétique, et renvoient à une mythologie déjà constituée du détournement de ces espaces : le loft comme expression de la marginalité, de la créativité et de la liberté de l’artiste. Sa première installation dans un bâtiment industriel à San Francisco est ainsi guidée par le refus des conventions et le désir de « partir à l’aventure » dans un espace perçu comme « vierge » de toutes les pesanteurs économiques et sociales :

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« Une bande de potes qui en ont marre de payer des loyers relativement chers, qui en avaient marre d’un habitat très conventionnel… qui étaient prêts à partir à l’aventure dans un espace complètement ouvert, vierge, dans un quartier qui était à l’époque complètement abandonné. »

27Julien manifeste un rapport enchanté à la marginalité sociale et urbaine : il décrit la beauté des entrepôts désaffectés qu’il visitait de nuit, raconte les « rencontres hallucinantes » qu’il y faisait avec des prostituées « ravagées », des apprentis-toxicomanes, des clochards généreux, évoque le plaisir et l’excitation de la peur.

28La fascination pour cet espace social et urbain en marge des conventions oriente sa trajectoire professionnelle. Alors étudiant en design, il découvre la métallurgie lors de l’aménagement de l’entrepôt : des plateformes servant d’espaces privatifs sont suspendues à la charpente de l’édifice par des câbles d’ascenseur pour ne pas « parasiter » la surface au sol.

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« Tu passais d’une plateforme à une autre par un escalier qui était à dix mètres de hauteur. Tout ça entièrement fait nous-mêmes, avec de la récup’ de-ci de-là. Ceux qui étaient peintres ramenaient de la peinture, celui qui était métallo – et c’est à cette époque-là que j’ai découvert la ferraille, je suis tombé dedans, je me suis mis à souder souder souder, et c’est devenu ma raison de vivre. »
Et toi tu étais dans quoi à ce moment-là ?
« J’étais en design industriel, […] je travaillais sur des produits plastiques et… et j’ai failli me tirer une balle. D’ailleurs je ne fais plus du tout de design. » Pourquoi ?
« Tellement c’est insupportable. »
Qu’est-ce qui est insupportable ?
« De faire des boîtiers d’ordinateurs, euh – ça, tu vois ? [il montre mon enregistreur] Des trucs comme ça. »

30Le refus par Julien d’une spécialisation professionnelle en design industriel d’une part, d’un « habitat très conventionnel » et de « loyers relativement chers » d’autre part, peuvent s’interpréter comme une façon d’éviter le déclassement auquel le promettaient des études moyennes compte tenu de ses origines (un B.A. [4] dans une école d’arts appliqués). En choisissant une voie alternative, celle de l’avant-garde artistique, ce fils d’un cadre d’état-major du secteur bancaire et d’une psychanalyste ayant grandi dans le sixième arrondissement de Paris évite de se trouver dans des positions dominées dans le travail comme dans l’espace urbain. Cette stratégie de rétablissement, qui s’apparente à celle des « professions nouvelles », passe par l’inscription dans un champ peu institutionnalisé et repose sur une dotation particulière : « un fort capital culturel imparfaitement converti en capital scolaire » et un capital économique hérité qui le rend tolérant au risque (Bourdieu, 1979, p. 414).

31L’expérience des docks joue un rôle-clé dans ce positionnement : outre le fait qu’elle donne à Julien sa spécialité artistique, elle manifeste sa disposition à la transgression des frontières, constitutive de l’avant-gardisme ; et elle lui permet, ainsi qu’à ses acolytes vidéaste, dj et plasticien, de s’insérer dans le milieu de l’art contemporain par l’organisation de performances spectaculaires [5]. À l’instar des plasticiens de SoHo, ces jeunes artistes, en même temps qu’ils s’inscrivent physiquement dans l’espace urbain, le retravaillent comme espace de création et, de ce fait, mobilisent « leur percée urbaine comme percée dans le monde de l’art » (Bordreuil, 1994).

32De retour en France, Julien veut apprendre les techniques de la ferronnerie : il quitte temporairement le monde de l’art pour celui de l’artisanat. Il commence comme apprenti à Montreuil puis se met à son compte, travaille beaucoup, gagne peu et découvre les difficultés de gérer sa petite entreprise. Il oscille alors entre la vie d’artisan et l’aspiration à réaliser un travail artistique : entre deux commandes, il tente d’organiser des performances avec d’autres artistes montreuillois. Les différents locaux où il habite traduisent cette hésitation et y participent : le fait d’habiter dans son atelier est associé tantôt aux contraintes pratiques et économiques de l’artisan, tantôt au mode de vie de l’artiste, hors des standards (de confort et de prix) du marché. Il revendique en tout état de cause un rapport authentique au loft (fondé sur des raisons professionnelles) et rejette leur appropriation commerciale.

33Entre la vie de famille et les contraintes économiques, son rapport aux locaux industriels va cependant évoluer. À la naissance de son premier enfant en 1998, il quitte la mezzanine où il vivait au fond de son atelier et achète, avec l’aide de ses parents, une maison qu’il transforme de fond en comble. Deux ans plus tard, il rachète une ancienne usine textile de 450 m2, y installe son atelier et transforme un plateau en un magnifique loft, pour y vivre en famille et, en même temps, « faire un petit coup d’immobilier ». Il a en effet tiré un très bon prix de la maison qu’il avait rénovée selon les canons du loft ; en aménageant lui-même l’usine de la même façon, il sait qu’il crée un bien valorisé sur le marché et qu’il constitue ainsi un patrimoine familial que son métier ne lui permettra pas d’accumuler. Julien peut alors reprendre un travail artistique dont il n’était pas prêt à assumer la précarité économique.

34Dans cette trajectoire « rétablie », l’usine détournée contribue dans un premier temps à la socialisation professionnelle de Julien ; elle lui permet ensuite de consolider sa position économique par la conversion de ses dispositions d’artiste en un produit valorisé. Le Bas-Montreuil joue aussi un rôle : Julien y trouve d’abord un milieu artistique actif ; il tire ensuite profit de l’engouement pour ce quartier en pleine gentrification. En revanche, il ne manifeste que peu d’intérêt pour la localité et ses autres habitants.

Rémi : valoriser ses ressources en créant un logement valorisé

35Rémi, chef-opérateur de télévision, et sa compagne, graphiste, achètent en 2001 avec deux autres couples parisiens un ancien garage désaffecté dans l’idée de le transformer en trois logements. Tous ont alors entre 35 et 40 ans et de jeunes enfants. Ils achètent ainsi une grande surface peu chère, dans laquelle ils peuvent créer leurs logements selon leurs envies.

36Nulle trace cependant d’habitat collectif ou d’autogestion. Sitôt la transaction réalisée, chacun commence les travaux de son côté : les travaux réalisés en commun sont vus comme « une source de conflits, de dysfonctionnements ». Rémi impose des relations de voisinage et une gestion de la copropriété plus proches de celles des immeubles classiques que de l’habitat autogéré, qu’il considère comme « une vision vachement idéalisée de la copropriété ». L’usage des espaces communs reflète aussi l’absence de projet collectif : chacun ayant essayé, sans succès, d’annexer à sa partie la cour commune, celle-ci reste désormais vide et peu utilisée. De même, si la proximité permet de s’entraider, par exemple pour les gardes d’enfants, c’est à la manière de voisins : aucun projet éducatif n’est associé à cette forme d’habitat. Enfin, Rémi et ses voisins ne formulent pas de projet vis-à-vis du quartier ; ils se font plutôt discrets, d’autant que les cambriolages leur semblent fréquents. Rémi et sa compagne sympathisent avec ceux des voisins et des parents d’élèves qui leur ressemblent. Scolarisé en primaire dans leur quartier, leur fils rejoindra toutefois à moyen terme un collège de Vincennes ou de Paris.

37Le projet résidentiel de Rémi présente donc peu de caractères atypiques. Pourquoi alors avoir entrepris de transformer un ancien local d’activité dans ce quartier populaire peu valorisé ? Intermittent dans l’audiovisuel et locataire à Paris, Rémi gagne relativement bien sa vie, mais il est soumis à une assez grande incertitude dans l’emploi et il se prépare à une retraite faible ; il veut donc accéder à la propriété pour sécuriser sa trajectoire résidentielle et placer son argent dans la pierre. Il dispose aussi de ressources particulières, qu’il va rentabiliser en choisissant de transformer un local d’activité : une grande souplesse d’emploi du temps, une certaine tolérance au risque et, surtout, les compétences techniques et juridiques de son père, architecte et entrepreneur du bâtiment. Plutôt que d’acheter un logement directement habitable mais de taille modeste dans Paris, Rémi va suivre ses conseils et exploiter son savoir-faire pour réaliser une bonne affaire immobilière. Au terme d’une négociation aux limites de la légalité, qu’il a menée en quasi-professionnel, et de travaux qu’il réalise en grande partie lui-même, son logement de 150 m2 lui revient finalement à 170 000 €, soit 25 % de moins que le prix sur le marché de l’ancien à cette date.

38Cette entreprise lui permet aussi d’intervenir sur l’aménagement de l’espace, particulièrement soigné. Cuisine ouverte sur un vaste salon, jeux de niveaux, éclairage zénithal, baies à châssis métalliques, prédominance du blanc, originalité des objets et de leur disposition… outre des effets distinctifs, l’adhésion totale à l’esthétique du loft (Biau, op. cit.) renvoie à plusieurs enjeux. D’une part, cette forme montre que Rémi et sa compagne souscrivent à la vision du monde diffusée par la première génération – notamment la remise en cause de la division sexuelle des tâches et l’insistance sur les sociabilités signifiées par le vaste salon-cuisine ; mais aussi le rejet de la standardisation liée à la consommation de masse, à travers la mise en valeur de l’ancien et le détournement d’objets. D’autre part, la fabrication d’un loft proche de l’idéal-type de SoHo procure à Rémi, comme à Julien, des ressources professionnelles ; elle manifeste des goûts et des dispositions valorisés dans son milieu d’intermittents de l’audiovisuel : familiarité avec les milieux artistiques, débrouillardise, créativité, capacité à déplacer les frontières administratives et sociales, tolérance au risque…

39On retrouve ces deux dimensions, économique et professionnelle, dans le rapport au quartier que manifestent Rémi et sa compagne. Initialement réservés à l’égard de la banlieue Est en raison des images de violence et d’insécurité associées à l’urbanisme de barres et de tours, ils sont rassurés par le caractère de « vieille banlieue parisienne » du Bas-Montreuil, dont ils anticipent qu’elle va « se cleaner » dans un avenir proche, « comme Levallois » ces vingt dernières années. En outre, Rémi sait qu’il rejoint dans le Bas-Montreuil un réseau d’intermittents et d’indépendants de l’audiovisuel avec lesquels il va, de fait, nouer des relations à la fois amicales et professionnelles (Collet, 2008).

40C’est sans doute l’absence de ces enjeux économiques et professionnels, propres aux professions artistiques et para-artistiques et à leurs transformations, qui explique le malaise ressenti par une gentrifieuse enseignante et également « lofteuse », Noémie.

Noémie : les limites du rapport consumériste

41Noémie, professeure d’histoire-géographie, s’installe dans le Bas-Montreuil en 2003, âgée de 36 ans. À la suite d’une rupture conjugale, elle vend l’appartement parisien qu’elle avait acheté grâce à un héritage et achète un lot dans une ancienne usine en cours de transformation à un tarif proche des prix du marché (215 000 euros pour 85 m2). Les ventes à la découpe d’anciens locaux industriels se sont en effet multipliées dans le quartier, d’abord initiées par des gentrifieurs « convertisseurs-spéculateurs » comme Julien. Avant d’avoir cette opportunité, Noémie avait rêvé de ce genre de « plan », mêlant dans ce désir un intérêt pour l’aventure humaine d’habiter à plusieurs et un intérêt pour la forme architecturale du loft. Ce désir s’était ainsi nourri aussi bien de l’observation d’un groupe d’habitants plus âgés de son ancien voisinage, que de l’envie suscitée par l’opération de Rémi (qui est un ami). Quand la possibilité s’offre enfin à elle, c’est cette dimension « loft » qui la séduit, bien que l’idée d’aller vivre en banlieue ne lui plaise pas du tout :

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« Quand t’as une vieille fabrique et que tu te dis bon, on va en prendre un petit bout, on va te faire un loft… super, ça fait rêver, quoi ! »

43Mais après deux ans de vie dans les lieux, elle apparaît un peu déçue. D’abord parce qu’elle n’a pas eu les savoir-faire ni le goût, pour se faire « un espace très original » – aussi original que celui de Rémi par exemple. Ensuite parce que les relations avec les autres ménages de l’ensemble la laissent perplexe : « c’est pas la lune de miel » avec les voisins. Elle en vient à vouloir séparer davantage les lots et les jardins à l’aide de haies pour protéger son intimité, tout en regrettant que le projet n’ait pas une dimension collective plus importante. Elle se sent en effet en décalage par rapport à la culture de ses voisins propriétaires des autres lots, tous professionnels du milieu artistique (cinéma, arts plastiques, musique). Elle les trouve sympathiques, mais constate qu’ils ne portent pas le même regard qu’elle sur le quartier ; ils semblent par exemple ignorer l’existence des hlm pourtant visibles dans leur rue. Plus profondément, elle découvre que leur mode de vie n’est pas fondé sur une réflexion de nature politique, ni a fortiori sur un engagement militant :

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« Ils sont dans une espère de critique de la vie plan-plan […] mais je trouve que c’est des gens qui n’ont pas du tout leur réflexion politique à la hauteur de ce qu’ils prétendent incarner comme alternative de vie, tu vois ? »

45« Marginalisés au sens des rythmes sociaux, du pékin moyen qui se lève le matin pour aller bosser », incapables d’identifier qui est réellement leur patron, ignorants des contraintes du rapport salarial, leur inscription politique à gauche ne repose selon elle que sur leur critique du mode de vie classique. Élevée par une mère institutrice et un beau-père sociologue, ayant étudié l’histoire et les sciences politiques, syndiquée et adhérente à un mouvement altermondialiste, elle déplore en fait l’absence de toute critique sociale dans leur discours et la pauvreté de leur critique artiste :

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« Ils s’affichent comme des gens qui innovent, qui créent quelque chose d’inédit, qui ont un truc de plus que les autres à apporter à la société ; et finalement je trouve que souvent, pfff… c’est des gens plus pauvres qu’ils ne le paraissent. »

47Ces tiraillements révèlent des divergences au sein des descendants des « nouvelles classes moyennes », entre héritiers des positions et valeurs des « aventuriers du quotidien » et nouvelles « nouvelles classes moyennes » exposées à l’émiettement de l’emploi culturel (Rémy, 2006) et à la montée de l’incertitude (Castel, 2003). Noémie passe du loft fantasmé à la désillusion. Sensible aux bénéfices de distinction qui y sont aujourd’hui associés, elle avait aussi en tête les projets politiques dont cette forme a été autrefois le support, mais dont ni ses voisins ni elle-même ne sont plus porteurs. Or elle ne tire pas non plus de bénéfices économiques ou professionnels de cette opération : contrairement à Julien et Rémi, Noémie quitte un logement confortable dont elle était déjà propriétaire et achète son loft à prix fort. Enfin, cet achat ne contribue pas à sa trajectoire professionnelle et elle regrette plutôt de trouver si peu de collègues enseignants dans son entourage. Noémie se retrouve ainsi dans la position consumériste évoquée par J. Podmore (op. cit.) ; mais sa frustration suggère qu’en l’absence de dimension politique, l’identification à une image – celle du loft living inventé à SoHo – ne suffit pas pour « faire » le rapport au loft.

Conclusion

48Ces cinq cas résument en définitive les lignes de continuité et de rupture que nous avons observées parmi les classes moyennes gentrifieuses du Bas-Montreuil. À travers un choix résidentiel similaire, nous pouvons observer quelques éléments de recomposition des anciennes « nouvelles classes moyennes ». La disparition de la dimension militante et la montée de préoccupations esthétiques sont les deux tendances les plus frappantes au premier abord. On y retrouve le constat fait ailleurs d’un affaiblissement de la critique politique, lié à la disjonction entre critique sociale et critique artiste et à l’absorption de cette dernière par le marché (Boltanski et Chiapello, op. cit.). Mais les cas présentés permettent de percevoir, derrière la diffusion du loft, davantage que le simple effet de la récupération marchande du monde de l’art et de la généralisation d’une logique de consommation distinctive.

49On peut d’abord y voir un effet des transmissions intergénérationnelles et de la diffusion de la vision du monde portée par la première génération, qui s’inscrivait de manière militante dans des espaces atypiques, mais teintait déjà à l’époque les usages de logements plus classiques (Chalvon-Demersay, op. cit.). De fait, on trouve aujourd’hui, à Montreuil comme ailleurs, des aménagements de type loft aussi bien dans des maisons de ville ou des appartements que dans d’anciennes usines : ce dispositif matériel permet à une large fraction des classes moyennes de s’inscrire dans les normes de vie familiale et sociale forgées par leurs prédécesseurs.

50Par ailleurs, des enjeux relatifs à la trajectoire et à la position sociale sont présents aux deux générations. Pour la première, il s’agit de donner sens aux mouvements macro-sociaux de recomposition de la structure sociale après-guerre qui les conduisent, via des trajectoires structurellement ascendantes (en raison de l’ouverture du jeu des places) ou descendantes (en raison de la dévalorisation des métiers de l’éducation, de la santé ou de la culture), dans des positions professionnelles frustrantes. En se logeant dans une ancienne usine et dans un quartier peu coté, ils s’autorisent à poursuivre dans ces voies peu lucratives ; en portant un projet militant, en prenant des responsabilités locales, en s’impliquant dans des collectifs, ils assument cette position sociale nouvelle et limitent la portée de ce déclassement.

51Pour la seconde génération, l’enjeu est de pallier les handicaps liés aux transformations de l’emploi dans le secteur culturel – et notamment la montée de l’incertitude sur les revenus, aggravée par les fluctuations du marché immobilier. La conversion d’un bâtiment industriel permet de valoriser d’autres ressources, non financières : du temps, des compétences techniques, une disposition à l’illégalité et une tolérance à l’incertitude, ainsi que la maîtrise des codes esthétiques diffusés par les médias. Ce faisant, Julien, Rémi et bien d’autres rencontrés au cours de l’enquête ont sécurisé leur trajectoire résidentielle, et rétabli une trajectoire sociale affectée par le déclassement générationnel (Chauvel, op. cit.). Notons qu’ils contribuent ainsi à la valorisation marchande du loft et à la gentrification du quartier autant qu’ils en tirent profit. Pour eux, habiter un loft permet aussi de compenser le départ en banlieue, et de se distinguer d’un environnement bien plus stigmatisé qu’à la fin des années 1980 en raison de la cristallisation du « problème des banlieues » (Tissot, 2007). De ce point de vue, la proximité physique de Paris et la construction symbolique du Bas-Montreuil en « 21e arrondissement de Paris » jouent un rôle important.

52Enfin, les lofts servent également des objectifs professionnels pour cette seconde génération. Directement, en étant souvent un lieu de travail, pour des artistes mais aussi pour des professions culturelles de plus en plus externalisées, exercées avec le statut d’indépendant ou d’intermittent. Indirectement, en manifestant les goûts, les savoir-faire, les dispositions et les modes de vie de leurs occupants.

53Les ressorts d’un rapport « authentique » au loft sont finalement nombreux, et révèlent quelques-uns des enjeux auxquels sont confrontées les professions artistiques et culturelles depuis deux générations. Engageant des formes architecturales variées ainsi que leur environnement, ils éclairent en même temps les dynamiques de gentrification qui touchent actuellement l’ancienne banlieue rouge. Ces cinq cas montrent en particulier qu’en travaillant sur leur espace résidentiel, ces classes moyennes gentrifieuses travaillent en même temps sur leurs trajectoires sociales.

Notes

  • [1]
    Je remercie François Cusin et Claire Juillard pour leurs relectures attentives.
  • [2]
    Ce matériau est constitué d’une soixantaine d’entretiens approfondis menés auprès de gentrifieurs des deux quartiers, de données des recensements de 1968 à 2006, de données notariales, d’un ensemble de documents d’urbanisme et d’une revue de presse.
  • [3]
    Construite par le ministère de la Culture, cette catégorie comprend les architectes, les professions de l’audiovisuel et du spectacle, les professions des arts plastiques et des métiers d’arts, les cadres et techniciens de la documentation et de la conservation, les professions littéraires et journalistiques, les professeurs d’art (Patureau, Jauneau, 2004).
  • [4]
    Bachelor of Arts, équivalent de la licence.
  • [5]
    La soirée « Kill your tv », organisée en octobre 1994, est le point d’orgue de ces événements ; des « combats de catch » entre humains et télévisions ont lieu dans des cages, une voiture explose un mur de télévisions, un lance-flamme géant s’attaque à une pyramide de télés… Relayée dans le monde de l’art contemporain, elle précipite en même temps la fermeture du lieu, après l’intervention de la police et des pompiers.
Français

Résumé

La reconversion d’anciens locaux d’activité en logements est un phénomène certes marginal, mais révélateur de certaines innovations sociales dans les franges supérieures des classes moyennes. Plusieurs auteurs ont vu dans la diffusion des lofts l’effet de la récupération marchande de la critique artiste et d’une demande croissante envers un habitat distinguant. L’analyse de cinq cas d’habitants ayant reconverti d’anciens locaux industriels dans le Bas-Montreuil, en région parisienne, fait apparaître d’autres ressorts d’un tel choix résidentiel. Pour la génération des « nouvelles classes moyennes » arrivée dans les années 1980, ces espaces ont permis de mettre en œuvre des normes d’habitat alternatives et de donner sens à une position sociale nouvelle. Pour leurs successeurs, arrivés dans les années 2000, la conversion de locaux d’activité permet de valoriser des ressources non financières et de compenser une position sur le marché immobilier fragilisée par la précarisation de l’emploi.

Mots-clés

  • lofts
  • classes moyennes
  • artistes
  • gentrification
  • Montreuil
  • habitat
  • trajectoires sociales
Español

El loft: habitat atípico e innovación social para dos generaciones de “nuevas clases medias”

Resumen

La reconversión de antiguos locales industriales en viviendas es un fenómeno marginal, pero revelador de ciertas innovaciones sociales en los estratos superiores de las clases medias. Diversos autores observan en dicho fenómeno, un efecto de recuperación mercantil de la crítica artistica y una demanda creciente de una residencia distintiva. El análisis de cinco casos de moradores que han adaptado antiguos locales industriales en los bajos de Montreuil, en la región parisina, permite identificar características nuevas de tal elección residencial. Para la generación de las “nuevas clases medias” de los años 80, estos espacios permitieron la puesta en marcha de normas de habitación alternativas y dieron sentido a una nueva posición social. Para sus sucesores de los años 2000, la reconversión de dichos locales, permite valorizar recursos no financieros y compensar una posición en el mercado inmobiliario fragilizado por la precariedad del empleo.

Palabras claves

  • lofts
  • clases medias
  • artistas
  • gentrificación
  • Montreuil
  • habitat
  • trayectorias sociales

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Anaïs Collet
Rattachée au Centre Max Weber, Université Lumière-Lyon 2, Post-doctorante à la Chaire « Ville et Immobilier », Université Paris-Dauphine
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/04/2012
https://doi.org/10.3917/esp.148.0037
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