CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La construction de la « barrière de séparation » [1] entre Israël et les territoires palestiniens de Cisjordanie, approuvée par le gouvernement israélien en 2002, a fait l’objet d’une large couverture médiatique. La rupture qu’elle introduit dans les paysages, l’obstacle qu’elle constitue pour la circulation des personnes et des biens et la forte contrainte qu’elle impose pour la vie quotidienne des Palestiniens ont été amplement commentés (Labat, 2004 ; Lein, Cohen-Lifshitz, 2005 ; Abu Ghazaleh et al., 2005 ; Ocha, 2007).

2Cette « barrière de séparation » a souvent été présentée comme illustrant une politique spécifiquement israélienne. Or des obstacles visant à contraindre les flux ont également été aménagés dans d’autres contextes, par exemple (et sans exhaustivité) à Belfast entre quartiers catholiques et protestants, dans la région du Cachemire entre les territoires indiens et pakistanais ou encore le long de la frontière américano-mexicaine (Bose, 2005 ; Cueva Perus, 2005).

3Par ailleurs, cette barrière a été présentée comme exprimant un changement radical dans la politique territoriale israélienne. En effet, d’après certaines analyses, celle-ci aurait plutôt cherché depuis 1967 à intégrer les territoires occupés de Cisjordanie dans un « Grand Israël », et non à les séparer du territoire israélien situé à l’ouest de la « ligne verte » [2].

4Si l’on étudie plus précisément l’évolution historique des politiques israéliennes, on constate que des mesures visant à opérer une séparation entre les populations et les territoires israéliens et palestiniens ont été prises dès la première Intifada (1987) en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Mais un régime militaire à tendance « séparatiste » existait également entre populations israélienne et palestinienne à l’ouest de la ligne verte jusqu’en 1966, c’est-à-dire jusqu’à la veille de l’occupation par Israël des territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (Lustick, 1980). En outre, si l’on observe les politiques territoriales des mouvements sionistes avant la création de l’État d’Israël, dans les années 1930 et 1940, en particulier dans les zones rurales, on remarque que celles-ci manifestaient déjà le choix d’une séparation physique et territoriale entre les populations juive et arabe.

5Enfin, plus récemment, se sont développées en Israël de nouvelles formes de clôture de l’espace, à d’autres échelles, celles de la résidence ou du quartier, qui peuvent tirer leur origine des schèmes de clôture historiquement antérieurs et/ou être influencées par des modèles sécuritaires qui se répandent à travers le monde depuis quelques décennies.

6Ce parcours historique conduit à émettre l’hypothèse que l’option de la séparation, et non l’option de l’intégration, se révèle dominante dans l’histoire des politiques territoriales israéliennes. La barrière de séparation actuelle ne formerait alors que l’un des avatars d’un schème de clôture déjà mis en œuvre sous d’autres formes et à d’autres échelles auparavant.

7L’objet de cet article est de présenter les schèmes de clôture qui se sont succédé entre la mer Méditerranée et la vallée du Jourdain au xxe siècle, à diverses échelles, en nous demandant si des liens peuvent être établis entre eux, liens qui ne sont pas forcément systématiques ni complets. Nous ne développerons pas l’analyse des enjeux relatifs à la barrière de séparation, largement étudiés ailleurs. Nous n’effectuerons pas non plus une analyse comparative entre le mur de séparation israélien et les divers types de barrières et frontières fermées érigées ailleurs dans le monde (comme le mur de Berlin, la ligne Attila à Chypre, etc.).

8Nous insisterons sur les autres figures historiques de clôtures et d’obstacles physiques dans l’espace israélo-palestinien, qui ont pu représenter des sources d’inspiration indirectes pour l’établissement récent d’une séparation matérielle entre les populations et les territoires israéliens et palestiniens. Nous ne cherchons pas à attester d’une continuité historique fluide et évidente entre ces différents modèles, mais plutôt à montrer que les figures de séparation sont diverses et variées, dans le temps et dans les échelles spatiales, et que la barrière de séparation actuelle ne constitue que l’une des déclinaisons du schème de la clôture.

Le schème de la clôture avant la création de l’État d’Israël, au tournant du xxe siècle

9Observons l’histoire récente du développement urbain au Proche-Orient. Au tournant du xxe siècle, à Jérusalem, tous les quartiers établis en dehors des remparts de la vieille ville étaient eux-mêmes ceints de murs de pierre épais, qu’ils soient construits par des Arabes palestiniens, des Européens chrétiens ou des communautés juives (Salenson, 2007). Quelles étaient les raisons présidant à ce choix de la fermeture ?

Un modèle partagé par les différentes communautés

10Dans les villes médiévales palestiniennes, l’architecture vernaculaire comme l’architecture religieuse s’appuient sur le schème de la clôture de l’espace, qui exprime la volonté de souligner fermement la frontière entre espace « externe » et « interne ». Il ne s’agit pas d’unités individuelles, mais bien collectives : plusieurs bâtiments sont agencés autour d’une cour intérieure, ils forment un complexe entouré d’une enceinte. Ils accueillent plusieurs foyers d’une famille élargie (hamoula) ou une communauté de fidèles [3]. De plus, certains bâtiments collectifs civils adoptent la même composition architecturale, notamment les khan[4] et les caravansérails.

11Cette figure de l’îlot replié sur lui-même a parfois été considérée comme caractéristique de la ville arabe et/ou musulmane, mais on la retrouve aux époques médiévale et moderne dans de nombreuses villes du bassin méditerranéen, et même ailleurs en Europe et en Asie, déclinée sous d’autres formes (Bairoch, 1985 ; Chaline, 1989). Plusieurs chercheurs ont d’ailleurs dénoncé les lectures orientalistes de la forme urbaine arabo-islamique, et considèrent que ce modèle découle d’un amalgame de cultures antérieures à l’Islam (Raymond, 1995 ; Rabbat, 2005).

12À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, à Jérusalem, lorsque les premières familles arabes aisées commencent à installer leur résidence principale en dehors des remparts, elles reproduisent souvent le modèle d’agencement architectural qui existait dans la vieille ville et bâtissent des complexes de plusieurs maisons regroupées autour d’une cour ou d’un jardin, et entourées par un mur en pierre (hosh en arabe) (Salenson, 2007).

13De même, les Chrétiens occidentaux qui s’installent à Jérusalem à partir du xixe siècle dotent leurs domaines d’imposants murs d’enceinte, qu’il s’agisse d’édifices religieux (monastères), d’établissements civils (consulats, écoles, orphelinats), ou même de propriétés privées individuelles (Ben Arieh, 1986). Enfin, les quartiers bâtis par des immigrants juifs sionistes en dehors des remparts adoptent eux aussi la figure de la clôture, soit à l’échelle de l’îlot, soit à l’échelle du quartier (Zikhron Moshe, Yemin Moshe, Nahlaot).

Des raisons religieuses ?

14Les quartiers bâtis par ces immigrants juifs sionistes à Jérusalem à la fin du xixe et au début du xxe siècle ont été investis de façon privilégiée par les juifs ultra-orthodoxes (haredim) et constituent encore aujourd’hui, au début du xxie siècle, les zones principales de regroupement de cette communauté dans l’agglomération hiérosolomitaine. D’après la géographe israélienne Maya Choshen, c’est précisément la figure de la clôture qui a contribué au maintien ou au renforcement de la présence des haredim dans ces quartiers : « La population ultra-orthodoxe a toujours préféré l’isolement territorial et la fermeture [closure], ce qui expliquait d’ailleurs leur concentration dans les quartiers anciens » (Choshen, 2002).

15Une étude morphologique permet de comprendre les pratiques sociales mises en œuvre dans ces espaces (Ben-Arieh, 1986, p. 144 ; Kroyanker, 2002, p. 110). Chaque ensemble fonctionne comme un îlot organisé autour d’une cour : l’espace ouvert au cœur de l’îlot offre une aire de récréation pour les enfants tout en facilitant la surveillance parentale. Mais la clôture du quartier permet une surveillance plus générale du respect de la norme morale au sein de la communauté. Par exemple, selon la tradition religieuse, l’espace habité par une communauté juive est ceint par une limite externe (eruv), matérialisée ou non [5], qui délimite le périmètre dans lequel le transport d’objets est permis durant le shabbat[6]. Cette action est autorisée parce que la clôture privatise symboliquement l’espace, alors que le transport d’objets dans l’espace public lors du shabbat est interdit par la loi religieuse (Attias, Benbassa, 1997).

16La clôture marque aussi la différence entre le monde externe, impur car païen (Potok, 1978), et la sphère interne réservée aux observants. Selon l’historien palestinien Salim Tamari, dans ce système social, la définition de l’identité individuelle et collective est « subordonnée à l’éthique normative interne, religieuse » (Tamari, 2003). Une pancarte affichée sur l’une des portes du quartier ultra-orthodoxe Mea Shearim, demande aux touristes (y compris aux touristes juifs non orthodoxes) d’éviter la traversée du quartier [7].

17Cette composition architecturale reproduit un modèle qui existait dans les communautés juives d’Europe de l’Est : les services collectifs, notamment la synagogue, étaient installés dans la cour centrale. La configuration spatiale et l’organisation sociale étaient intimement liées. À chaque cour correspondait au départ une congrégation religieuse fidèle à un rabbin ou à une école de pensée : le mot « kolel » signifie à la fois « cour » et, par métonymie, « congrégation religieuse ». On s’aperçoit alors que la ségrégation ne sert pas uniquement à établir une séparation entre le monde extérieur et l’espace intérieur, mais qu’elle est érigée en principe pour organiser l’agencement spatial de la communauté. Les ultra-orthodoxes fractionnent le territoire qu’ils occupent en une multitude de subdivisions qui correspondent chacune à une congrégation particulière.

Des motivations défensives à l’échelle des îlots ?

18Nous avons constaté que le schème de la clôture pouvait correspondre à une organisation sociale et/ou religieuse spécifique, et qu’il était adopté par diverses communautés. Cependant, au Proche-Orient, d’autres motivations expliquent aussi le choix de l’auto-enfermement au tournant du xxe siècle.

19Par exemple, le complexe de la basilique Saint-Étienne de Jérusalem était édifié en 1895 par l’ordre dominicain français sur le modèle de l’îlot fermé, composé de plusieurs bâtiments (Ben-Arieh, 1986). Il contenait l’École biblique et archéologique française. Dans les archives de cette dernière, on trouve des photographies prises dans les premières années du xxe siècle, qui montrent les frères portant des fusils, posant devant l’enceinte. La légende d’une photographie explique que les frères étaient armés pour « se protéger contre les attaques bédouines ».

20En effet, les enceintes des différents îlots et quartiers construits hors de la vieille ville de Jérusalem au début du xxe siècle offraient une protection physique qui mimait la fonction remplie auparavant par les remparts de la cité antique. Des portes étaient aménagées pour les quartiers juifs, qui étaient fermées la nuit [8]. De même, des demeures arabes s’entouraient de murs épais dans les quartiers de Wadi Joz, de Sheikh Jarrah ou de Ba’qa, à l’échelle d’une parcelle ou d’un îlot. C’est pourquoi nous nous distancions par rapport à l’analyse de Rami Nasrallah :

21

« Au début du xxe siècle […], les constructions occidentales (y compris juives) émanaient de l’initiative de groupes organisés et exprimaient un style colonial composé de complexes fermés entourés de murs. Cela visait à prendre le contrôle de certains lieux, puis à étendre cette domination sur d’autres espaces. ».
(Nasrallah, 2005)

22Le modèle de la clôture n’était pas proprement colonial, puisque des familles palestiniennes le suivaient également. Il exprimait la recherche d’une protection matérielle, et non pas uniquement la volonté de prise de contrôle d’un territoire étranger par les colons.

23Étudiant la période ottomane, Nadine Picaudou indique que des groupes bédouins nomades attaquaient régulièrement les populations sédentaires de Palestine :

24

« Ici la lutte séculaire entre paysans et Bédouins a pris des formes extrêmes et les incursions des nomades ravagent la plaine hérissée de khirba, ces ruines de villages désertés […]. Évoluant dans la vallée du Jourdain, le Marj ibn-Amr et les régions côtières jusqu’aux abords immédiats des villes littorales protégées par les garnisons ottomanes, les Bédouins cernent la Palestine centrale des collines. ».
(Picaudou, 1997)

À l’échelle de localités rurales ou urbaines : protection physique

25Nous avons vu que le schème de la clôture était adopté en Palestine à l’échelle des propriétés de familles élargies, formant des complexes de plusieurs bâtiments, comme à l’échelle de bâtiments à usage collectif, pour des raisons d’organisation sociale et religieuse et/ou par souci défensif. À une autre échelle, Nadine Picaudou rappelle qu’à l’époque ottomane les « villes littorales » cherchaient à assurer leur protection physique. Ainsi, plusieurs villes de Palestine étaient entourées par des remparts (Jaffa, Saint-Jean d’Acre, Jérusalem), comme de nombreuses villes du bassin méditerranéen et d’Europe, dans une logique défensive.

26En 1778, l’Encyclopédie de Denis Diderot définissait précisément la « ville » (classée dans la catégorie « architecture civile », et non « militaire ») par le schème de la clôture :

27

« VILLE. Assemblage de plusieurs maisons disposées par rues, et fermées d’une clôture commune, qui est ordinairement de murs et de fossés. Mais pour définir une ville plus exactement, c’est une enceinte fermée de murailles, qui renferme plusieurs quartiers, des rues, des places publiques, et d’autres édifices. ».
(cité in Ansay, Schoonbrodt, 1989)

28Au début du xxe siècle, les nouvelles localités fondées par les immigrants sionistes dans les espaces ruraux de Palestine continuaient à adopter une architecture défensive. En effet, à partir de la révolte arabe d’avril 1936, qui avait déclenché des affrontements violents entre communautés juive et arabe de Palestine, un modèle spécifique d’implantation sioniste apparaissait dans les régions rurales, nommé « Homa u-migdal », enceinte et tour (Gur, 1986).

29Le premier avant-poste de ce type fut fondé dans la vallée de Jezréel : des terres avaient été achetées par le Fonds national juif à des propriétaires arabes résidant à Beyrouth. Une communauté d’immigrants sionistes avait commencé à les cultiver, mais des Bédouins voisins mirent le feu à leur campement durant le soulèvement de 1936. Le dirigeant de la communauté, Schlomo Gur, demanda alors conseil à Yohanan Ratner, l’ingénieur-architecte chargé des projets territoriaux de la Haganah (la milice sioniste). Celui-ci conçut le modèle de la Homa Umigdal : l’implantation pouvait être construite en une journée, voire une nuit, sous la forme d’un enclos carré de 35 mètres de long, abritant quatre baraques (pour loger 40 « pionniers »), protégé par une palissade remplie de graviers et équipé d’une tour. Sharon Rotbar qualifie cette architecture d’« intrusive » : un groupe s’installant sur le territoire d’une population, cherche à se protéger des attaques éventuelles de la population locale par un système défensif, mais aussi à conquérir une part du territoire au détriment de l’autre groupe :

30

« La Homa Umigdal […] a lancé une tradition originale de chevaux de Troie, de machines d’infiltration et d’autres types d’objets locaux temporaires […] : la tente pour l’avant-poste et le mobile-home pour la colonie. Ces objets ordinaires sont ostentatoires […] à cause de l’évidence de leur potentiel de mobilité et d’expansion ; parce qu’ils menacent de transformer le temporaire en ordinaire, l’ordinaire en permanent […] pour transformer la terre elle-même en arène de lutte et de pouvoir. ».
(Rotbar, 2004)

31On peut considérer, avec Sharon Rotbar, que la figure de la clôture adoptée par les implantations Homa Umigdal est devenue un schème spatial de référence en Israël, car la Homa Umigdal a été érigée en modèle dans l’architecture israélienne, et en archétype dans l’histoire du pays. Tout d’abord, le modèle fut reproduit dans 57 sites en Palestine entre 1936 et 1939, pour des villages agricoles (kibboutzim et mochavim). Le comité sioniste de la région de Galilée déclarait?en 1936 : « Nous nous trouvons au début d’une ère nouvelle d’enceintes fortifiées, à la grande consternation de nos voisins » (Rotbar, 2004).

32Par la suite, le concepteur de ce modèle, Yohanan Ratner, fut nommé doyen de la faculté d’architecture du Technion de Haifa. D’après Sharon Rotbar, il « avait l’image d’un réactionnaire et passait pour l’un des plus ardents opposants à l’architecture moderniste » (Rotbar, 2004).

33Précisément, les tenants de l’architecture moderniste en Israël se distanciaient par rapport au schème de la clôture de l’espace. Certains urbanistes du mandat britannique balayaient le modèle de la ville fortifiée pour le remplacer par celui de la cité-jardin ouverte, à Jérusalem, Tel Aviv et Haifa, notamment (Salenson, 2007 ; Weill-Rochant, 2006). On observait alors la cohabitation en Palestine de deux modèles d’organisation spatiale, l’un étant favorable à l’ouverture de l’espace, le second préférant la fermeture.

34Mais la Homa Umigdal devint une référence dans l’histoire nationale israélienne, au-delà de l’histoire de l’architecture. En effet, la narration de la création des kibboutzim pionniers a constitué et constitue encore l’un des piliers des programmes éducatifs israéliens : les kibboutzim sont présentés comme le produit d’actes héroïques ayant contribué à la construction nationale. Dans la mémoire collective, l’accent est mis sur la permanence de menaces extérieures d’origines diverses, contre lesquelles la communauté nationale doit se protéger, en recourant notamment aux modèles de clôture de l’espace, qui constituent autant de figures d’auto-enfermement.

35C’est pourquoi Sharon Rotbar pense que le prototype des implantations Homa Umigdal constitue la matrice de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire israéliens :

36

« La Homa Umigdal porte en germe les caractéristiques à venir de l’architecture et de la ville israéliennes : la traduction précipitée de l’ordre du jour politique en acte de construction, l’occupation du territoire par l’installation de colonies et d’infrastructures, la grande priorité donnée aux fonctions sécuritaires et aux capacités militaires (défensives et offensives) des bâtiments. ».
(Rotbar, 2004)

37Il faut noter que tous les kibboutzim et moshavim établis dans les années 1920-1940 existent encore en Israël au début du xxie siècle. Le mode de gestion collectiviste a souvent été abandonné, une partie de ces structures a été privatisée, l’usage résidentiel a remplacé l’activité agricole, mais la barrière qui les entoure subsiste, en changeant de fonction : il ne s’agit plus de lutter contre les attaques bédouines de l’époque ottomane. Nous nous demanderons ultérieurement quel rôle peut jouer cette clôture.

Le schème de la clôture dans les colonies post-1967

38Pour l’architecte israélien Sharon Rotbar, le modèle de la Homa Umigdal des années 1930 a donc constitué une source essentielle d’inspiration pour les colonies construites dans les territoires occupés après 1967 [9].

Les premières colonies militaires : finalité stratégique

39En effet, celles-ci ont également recouru au schème de la clôture. Dans un premier temps, la finalité était stratégique : le premier type d’implantation, établies selon le plan Allon de 1967, était formé des bases militaires et non des foyers de peuplement destinés à s’étendre. Après la guerre, le général Ygal Allon proposait de créer des zones-tampons de 15 km de large environ entre les territoires contrôlés par Israël et les pays environnants, pour éviter l’invasion des troupes étrangères, et de doter ces « bandes de sécurité » de bastions de l’armée. Une série d’implantations virent le jour le long de la vallée du Jourdain. Leur clôture assurait une fonction défensive militaire (Dieckhoff, 1989).

Les colonies « forteresses », volontairement « intrusives »

40Un changement radical s’opéra avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement de droite (Likud) de Menachem Begin en 1977. Le gouvernement soutint alors les actions du mouvement sioniste-religieux Gush Emunim, qui prônait, lui, l’établissement d’un second type d’implantation, des colonies de peuplement, au cœur de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, et non plus de seules bases militaires (Newman, 1985).

41L’un des objectifs principaux était de fractionner la continuité territoriale palestinienne : le plan Drobles de 1979 préconisait « la séparation afin d’empêcher la constitution de blocs d’implantations arabes » (Benvenisti, 1984). Les colonies jouxtaient donc souvent des localités palestiniennes. Leur caractère « intrusif » était reconnu et assumé par leurs concepteurs. Conscients du fait que leur apparition pouvait déclencher l’hostilité de la population locale, ils les équipaient alors de barrières protectrices et le gouvernement leur offrait une protection militaire. L’architecture adoptait elle-même un style « forteresse », en s’installant sur des points hauts, en dessinant des rangées régulières de maisons avec des façades extérieures compactes (Segal, Weizman, 2004).

Les colonies « de banlieue », clôturées comme des kibboutzim

42Enfin, un troisième type de colonies se développa à partir des années 1980-1990, les implantations dites « de banlieue » : installées à quelques centaines de mètres de la « ligne verte », à l’intérieur de la Cisjordanie, elles étaient conçues pour offrir un logement bon marché en périphérie des grandes agglomérations israéliennes, Tel Aviv, Netanya, Jérusalem [10]. Elles s’entouraient, elles aussi, d’une enceinte. Cependant, ces dernières s’inspiraient davantage du modèle des kibboutzim et moshavim israéliens des années 1930-1940 que des colonies « dures » du cœur de la Cisjordanie. Leurs habitants affirmaient souvent qu’ils choisissaient d’y résider pour des raisons économiques plutôt qu’idéologiques – tout en contribuant de façon passive au processus de colonisation. Du point de vue morphologique, leur composition les apparentait davantage à un lotissement classique de banlieue qu’à une colonie stratégique, à l’architecture défensive. Enfin, leur clôture était constituée d’un grillage comme dans les villages agricoles israéliens (moshavim et kibboutzim) situés à quelques centaines de mètres de la « ligne verte », du côté israélien (Yacobi, 2004).

43Mais le choix du schème de la clôture pour les colonies engendra des effets cumulatifs. D’une part, les implantations israéliennes s’enfermaient sur elles-mêmes : elles ne s’intégraient pas dans leur environnement local, tandis qu’elles créaient une nouvelle continuité spatiale entre le territoire d’Israël, à l’ouest de la ligne verte, et des portions de territoires de Cisjordanie et de Gaza, notamment par l’intermédiaire des rocades contournant les agglomérations palestiniennes, dont l’accès était strictement réglementé pour limiter l’usage palestinien (Destremau, 1995).

44D’autre part, le choix de leur installation dans les interstices entre les villes et villages palestiniens produisait, en négatif, un second enfermement spatial, affectant par ricochet ces localités palestiniennes, avec le développement progressif, à partir des années 1990 [11], de mesures de restriction de la circulation, d’obstacles physiques, de poste de contrôle, puis du mur de séparation à partir de 2002 (Guermond, Mathieu, 2006).

Le schème de la clôture en Israël depuis les années 1980

45Dans un mouvement de retour d’influence, le schème de la clôture développé dans les colonies de Cisjordanie et de Gaza a été reproduit à partir des années 1980 par de nombreux villages israéliens, à l’ouest de la ligne verte, dans les régions qui comptent une forte concentration de population arabe (collines de Judée, vallée de Bet Shean, Galilée).

46C’est pourquoi la géographe israélienne Nurit Kliot établit un lien direct entre les différents types d’enclos situés en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, des kibboutzim aux colonies, jusqu’à la barrière de séparation amorcée en 2002. Selon elle, il s’agit du même paradigme de fermeture de l’espace, appuyée sur des mobiles sécuritaires (Kliot, 2005).

47Ainsi, toutes les communes israéliennes sises à moins de neuf kilomètres de la frontière libanaise bénéficient depuis la guerre du Liban de 1982 d’une protection matérielle financée par le gouvernement : la distance a été calculée d’après la portée moyenne d’un missile katiusha. Évidemment, les clôtures barbelées n’assurent aucune protection contre des missiles lancés par voie aérienne, mais elles peuvent éventuellement procurer un « sentiment de sécurité » aux habitants.

48Cette tendance à la fermeture s’est accentuée à partir de la première Intifada (1987), en Israël même. Nurit Kliot a observé la multiplication des mesures de protection matérielle au tournant des années 1990 dans les communes proches de la ligne verte, dans un rayon d’une dizaine de kilomètres. Cependant, depuis la construction de la barrière de séparation en 2002, plusieurs municipalités israéliennes ont décidé à l’inverse de démanteler leur enceinte, estimant que la protection assurée par cette nouvelle infrastructure était désormais suffisante (Kliot, 2005).

49Nous ne considérons pas que la barrière de séparation actuelle constitue la suite logique de la construction des colonies israéliennes en Cisjordanie, mais nous pouvons supposer, à la suite de Nurit Kliot, que ces deux formes de fermeture spatiale, établies à différentes échelles, participent du même schème de la clôture. En effet, dans les deux cas, ces formes ont été choisies pour mettre en place une séparation physique entre les deux populations présentes sur le territoire. Le choix de la séparation relevait d’une politique explicite à ce sujet (Benvenisti, 1984 ; Segal, Weizman, 2004).

Renforcement du sentiment d’insécurité dans les deux camps à partir des années 1990

50Si l’on observe l’évolution des mesures de protection physique depuis 1967, renforcées à partir des années 1990, on peut dessiner une « géographie de la peur » en Israël, dont les contours varient en fonction de l’évolution des affrontements israélo-palestiniens et en fonction de la perception subjective du danger par chaque individu. À partir de la première Intifada, la majorité des Israéliens évitaient, par crainte, de se rendre dans les territoires de Cisjordanie et de Gaza, mais également dans les localités palestiniennes d’Israël (Falah, Newman, 1995). Puis, durant la seconde Intifada, l’entrée de citoyens israéliens dans les zones autonomes palestiniennes de Gaza et de Cisjordanie était interdite par le gouvernement, mais le sentiment de peur ressenti par de nombreux juifs israéliens continuait à limiter également leur fréquentation des localités palestiniennes sises dans les frontières de l’État hébreu (Nazareth). D’ailleurs, la peur semblait plus prononcée chez les Israéliens lors de la traversée de certaines villes arabes israéliennes que lors d’une visite dans la colonie de Maale Adumim, par exemple, pourtant située en Cisjordanie, et ce, avant même la construction du mur de séparation [12].

51En miroir, on décèle aussi une géographie de la peur dans les représentations mentales palestiniennes : les enquêtes des sociologues Michael Romann et Alex Weingrod (1991) ont montré que les habitants palestiniens de Jérusalem se sentaient mal à l’aise lorsqu’ils traversaient certains quartiers juifs de l’agglomération. Les enquêtés expliquaient souvent qu’ils craignaient d’être suspects aux yeux de la police israélienne, en raison de leur appartenance nationale.

52Les aspects préventifs des modes de contrôle, notamment l’extension de l’interdiction d’entrée en Israël à tous les résidants de Cisjordanie depuis 2002, ont peut-être entraîné une essentialisation de l’Autre, présenté de façon récurrente comme source potentielle de danger. C’est l’analyse de Stéphanie Latte-Abdallah (2006), qui évoque des politiques tendant « à criminaliser la population civile dans son ensemble, […] développées pendant la première Intifada et récemment depuis la réoccupation du territoire et des villes de Cisjordanie ». Il semble en tous les cas que la politique de séparation israélienne menée depuis 1993 ait accru la peur réciproque dans les deux camps.

Les résidences fermées du nouveau millénaire

53En raison des deux Intifadas et des vagues d’attentats qui les ont accompagnées, un sentiment d’insécurité s’est installé au sein de la population israélienne dans les années 1990-2000. Ce sentiment explique en partie le succès des projets qui ont adopté le modèle de la résidence fermée, notamment à Jérusalem, à Tel Aviv, et dans certaines villes côtières israéliennes. Il justifie, selon leurs habitants, le maintien de la clôture dans les kibboutzim et moshavim, présentés supra. Enfin, il a peut-être contribué à l’apparition d’un nouveau type de lotissement dans les régions de forte densité de peuplement arabe (Galilée notamment), le yishuv keilati (littéralement « localité communautaire »), dont le fonctionnement est proche de celui des gated communities américaines (Renno, 2006).

Un modèle « mondialisé »

54Pour les lotissements récents, on peut supposer aussi que les promoteurs israéliens ont choisi un produit immobilier qui ressemblait à celui que la clientèle juive nord-américaine attende, celle-ci fournissant des contingents pour l’achat de résidences secondaires en Israël et pour l’apport de migrants. En effet, les zones résidentielles fermées représenteraient entre 10 % et 30 % du marché du logement neuf dans les aires urbaines américaines.

55Ce modèle, développé aux États-Unis, a été reproduit dans de nombreux pays du Nord et du Sud (Madoré, 2004). Toutefois, il a sans doute lui-même été influencé par des figures antérieures de fermeture de l’espace. Ainsi, le géographe Renaud Le Goix (2003) note que la première gated community américaine : Llewellyn Park (1854) s’inspirait des parcs lotis fermés à l’européenne. Il donne l’exemple du parc de Montretout, construit à Saint-Cloud en 1834.

56Renaud Le Goix définit la gated community américaine comme un « quartier enclos et sécurisé interdit aux non-résidants » qui est régi par un « mode de gestion privé » avec un règlement interne. Elle exprime une volonté « d’instaurer une séparation » entre la société globale et la collectivité formée par les habitants du quartier : cette séparation est d’abord spatiale (clôture), mais elle s’appuie parfois aussi (pas systématiquement) sur une sélection des habitants fondée sur « l’âge, l’appartenance sociale, voire religieuse et ethnique jusque dans les années 1960 » (Le Goix, 2003).

Succès des résidences fermées : combinaison de motivations sécuritaires et économiques

57Au-delà des raisons sécuritaires qui expliquent le désir de surveillance, il semble que les enjeux économiques prennent une grande place dans ce modèle urbain. En effet, aux États-Unis, la cotation des logements neufs dans les gated communities est plus élevée de 10 % en moyenne que dans les quartiers environnants. Les promoteurs affirment que les biens immobiliers ne peuvent subir de dévaluation car la gated community empêche l’arrivée de foyers pauvres : l’investissement des ménages serait donc « protégé ». De même, à Jérusalem par exemple, on constate que les prix dans le lotissement fermé de David’s village représentent le double de ceux de la résidence Mamilla voisine [13].

58La même analyse, à savoir la combinaison de facteurs sécuritaires et économiques, a été réalisée par Georg Glasze à propos du développement des complexes résidentiels gardés au Liban (qui représentent 2 % de l’habitat en 2000). Comme pour Jérusalem, il pense que le cumul du sentiment d’insécurité (lié à la guerre civile) et de la mise en valeur par les promoteurs d’un produit immobilier perçu comme « luxueux » explique leur succès. Il attribue une grande responsabilité à la « planification libérale » et au « laissez-faire » des autorités publiques (Glaze, 2003).

59Renaud Le Goix (2003) distingue la gated community des simples condominiums et résidences privées. Ces derniers peuvent être enclos et bénéficier d’espaces communs (une piscine), mais la gated community privatise en outre des espaces publics qui sont l’attribut d’une ville, tels les routes et équipements collectifs. À Jérusalem, à Tel Aviv et dans les villes de la plaine côtière israélienne (Herzliya notamment), on rencontre davantage de copropriétés fermées que de gated communities. Néanmoins, certains quartiers hiérosolimitains en cours de construction en 2008, tels Holyland et Nof Sion, s’apparentent à des gated communities : ils comprennent des équipements collectifs (centre commercial, centre de sports, synagogue) réservés aux résidants et sont desservis par une route en impasse sur laquelle des contrôles restreignant l’accès peuvent être effectués. Dans ces deux quartiers, les espaces verts possèdent le statut de parc public (municipal), mais leur localisation au cœur de l’ensemble résidentiel fermé laisse présager que leur usage sera essentiellement réservé aux habitants. Les espaces publics sont donc privatisés, comme dans les gated communities américaines. Les promoteurs immobiliers présentent ces deux projets comme des « quartiers privés », dont la population est « choisie » [14].

Ségrégation sociale, fragmentation urbaine ?

60L’image et le discours façonnés par les promoteurs prouvent qu’ils s’adressent à une clientèle étrangère : « Vous pouvez ici trouver la maison que vous cherchez en Israël » [15]. Le nom même d’Holyland (« terre sainte ») fait appel aux représentations imaginaires supposées des juifs de diaspora à propos de Jérusalem. Le complexe est présenté comme « un quartier calme et luxueux dans la Ville sainte ». Il porte aussi ce nom parce qu’il accueille la maquette qui reconstitue la cité antique à l’époque du second temple, à l’échelle 1/50. Celle-ci est devenue une attraction touristique de premier rang pour les visiteurs juifs de la diaspora. D’après le professeur d’architecture Alona Nitzan-Shiftan (2004), la reconstitution « est largement imaginée en l’absence de données archéologiques précises ». Ce fond mythique a également été exploité dans le style architectural déployé pour David’s village : David Kroyanker (2005) le décrit en effet comme la « version moderne d’un village biblique ».

61Pourtant, les promoteurs ne veulent surtout pas présenter ces résidences fermées comme des ghettos dorés réservés aux touristes étrangers. Ils affirment, en anglais et en français, sur des sites de commercialisation par Internet, que ces complexes seront habités par « une population issue des meilleurs anciens quartiers de la ville », mais aussi que « nombre d’hommes d’affaires de Tel Aviv aimeraient être à votre place » [16]. Les promoteurs proposent donc aux juifs de diaspora à la fois une intégration dans la société israélienne et une séparation socio-économique?à l’intérieur de la société globale : Holyland constituerait le « summum du luxe à Jérusalem ». La ségrégation ethnique n’est jamais annoncée, mais elle est probablement supposée [17].

62Enfin, le désir de regroupement confessionnel peut profiter de l’aspect communautaire des résidences fermées. Ainsi, le quartier de Nof Sion est prévue pour une « communauté moderne-orthodoxe » (traditionaliste) : sa synagogue affiche son affiliation conservatrice, ce qui contribuera sans doute à une homogénéité confessionnelle des habitants.

63La ségrégation sociale s’effectue par le niveau des revenus, mais aussi par l’origine des résidants : il semble que les nouvelles résidences privées soient essentiellement habitées par des juifs de diaspora qui ne s’installent pas de façon permanente en Israël. Cette dernière ségrégation socio-spatiale ne s’accompagne pas d’une fragmentation politique, mais elle ne contribue pas à l’intégration des nouveaux venus dans la société israélienne.

64La construction récente de nouveaux types de lotissements fermés en Israël renforce la fragmentation des agglomérations israéliennes. Selon Renaud Le Goix, les gated communities sont le « symboles d’un éclatement de la ville ». De nombreux chercheurs ont attribué la responsabilité de la fragmentation spatiale et sociale des grandes villes américaines à la montée du communautarisme, à la recherche d’un « entre-soi » (Ghorra-Gobin, 1997 ; Marcuse, 1997). Il semble que les mêmes tendances soient à l’œuvre dans les grandes agglomérations israéliennes.

65Dans la seconde moitié du xxe siècle, le choix du schème de la clôture a majoritairement été le fait des gouvernements et d’acteurs privés israéliens. Néanmoins, dans la dernière décennie du siècle, des résidences fermées sont également apparues dans les territoires palestiniens, sous la forme de condominiums, notamment dans la ville de Ramallah et dans ses environs. Le modèle a souvent été importé des États-Unis ou du pays du Golfe par des promoteurs immobiliers palestiniens ayant connu une expérience dans ces pays (Bulle, 2004).

Conclusion

66En observant les divers modèles de fermeture de l’espace qui ont été adoptés en Israël-Palestine au xxe siècle, nous avons constaté que leurs fondements étaient variés : selon les cas, ils reflétaient des préoccupations sociales, communautaires, religieuses, sécuritaires et/ou économiques. Ces préoccupations pouvaient correspondre à des enjeux purement locaux, ou illustrer des tendances présentes ailleurs dans le monde, comme la ségrégation socio-économique croissante ou le développement d’un sentiment d’insécurité, parfois amplifié par les discours médiatiques et politiques en Occident à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle, puis repris dans bon nombre de pays du Sud. Les logiques conduisant au choix du schème de la clôture en Israël-Palestine combinent donc à la fois des questions locales et des références globales.

67Nous avons, par ailleurs, constaté que le schème de la clôture avait été traduit à différentes échelles au xxe siècle, de l’îlot au territoire national, en passant par le lotissement et la localité rurale ou urbaine. La taille démographique des colonies israéliennes de Cisjordanie, toutes clôturées, peut ainsi varier d’un campement de quelques dizaines de colons à une agglomération de plusieurs dizaines de milliers d’habitants (Maale Adumim, Ariel).

68Plusieurs géographes, architectes et urbanistes israéliens et palestiniens ont souligné les points communs qui existaient entre les diverses figures d’enfermement spatial développées en Israël-Palestine au xxe siècle (Fallah, 1991, 1995 ; Khamaisi, 2007 ; Rotbar, 2004 ; Yacobi, 2006).

69La barrière de séparation construite à partir de 2002 entre Israël et la Cisjordanie représenterait alors l’un des derniers avatars de ce schème de l’enfermement spatial, qui vise à la fois à procurer un sentiment de sécurité aux habitants « enfermés » et à contrôler le territoire. La géographe Nurit Kliot (2005) n’hésite pas à mettre en parallèle les différents types de clôture en Israël, développés à diverses échelles et durant diverses périodes historiques, de l’enclos du kibboutz au mur de séparation, en passant par l’enceinte grillagée des colonies.

70Par ailleurs, plusieurs ONG de défense des droits de l’homme ont amplement montré que la barrière de séparation ne constituait que l’un des éléments d’un système plus vaste de contrôle du territoire et des hommes, par l’intermédiaire des infrastructures, des postes de contrôle et d’obstacles de diverse nature (Lein, Cohen-Lifshitz, 2005 ; Abu Ghazaleh et al., 2005 ; Ocha, 2007), système que Jeff Halper (2000) a nommé la « matrice de contrôle » israélienne [18].

71Enfin, selon certains observateurs, au-delà de l’influence éventuelle de figures antérieures, locales, de clôture de l’espace sur la « barrière de sécurité » récente, le programme politique israélien de séparation unilatérale qui s’est illustré par la construction de cette barrière s’inscrit dans un mouvement global de renforcement des mesures sécuritaires depuis les événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis (Mansour, 2002). Le gouvernement étatsunien a lui-même adopté le modèle du mur sur sa frontière mexicaine [19] (Cueva Perus, 2005).

72On observe donc une combinaison d’influences globales et locales, historiques et conjoncturelles, dans la genèse de la barrière de séparation construite par l’État hébreu à partir de 2002. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les barrières sécuritaires répondent toujours à un contexte politique local, et il va de soi que les logiques qui motivent leur aménagement ne sont pas rigoureusement identiques dans tous les pays. C’est pourquoi une analyse comparative entre les divers types de clôtures et de frontières fermées se révélerait très intéressante, mais elle dépasse largement le propos de cet article [*]. Nous renvoyons notamment aux travaux du réseau de recherche « Border Regions in Transition » [20], qui a le mérite de mener à la fois une réflexion théorique sur les notions de frontière, de fermeture spatiale et de régions frontalières, et d’étayer le débat avec des travaux empiriques conduits dans des régions du monde très variées.

Notes

  • [1]
    Nous employons le terme de « barrière de séparation » parce qu’il correspond à l’appellation la plus courante en hébreu (geder ha-hafrada) et en arabe (jidar al fâsil). Notons cependant que « Jidar » en arabe signifie plutôt enceinte, muraille, que « barrière » (qui se dit « siyaj »). Le mur de Berlin était par exemple appelé « jidar Berlin ». En hébreu, on trouve « geder » qui signifie « barrière » et « homa » qui signifie « muraille ».
  • [2]
    La « ligne verte » est la ligne de démarcation établie par les accords de cessez-le-feu de 1949 entre l’État d’Israël et le royaume de Jordanie (accords de Rhodes), et délimite le territoire d’Israël reconnu par la communauté internationale à l’ouest et la Cisjordanie à l’est.
  • [3]
    Cette figure est en effet également adoptée par les bâtiments à usage religieux : mosquées, madrasa (école coranique), zawiya (bâtiment à usage collectif, souvent attenant à une mosquée), basiliques et couvents chrétiens.
  • [4]
    Lieu d’accueil des voyageurs, auberge, hôtel.
  • [5]
    Murs, enclos, ou simple fil de nylon très discret.
  • [6]
    Le shabbat est la prescription religieuse réclamant un repos hebdomadaire de 25 heures, du vendredi au samedi soir.
  • [7]
    Voir la photographie sur http:// www. virtualtourist. com
  • [8]
    Voir la photographie sur http:// www. jerusalemshots. com/ en
  • [9]
    En juin 1967, suite à la guerre des Six Jours, l’État d’Israël conquérait la Cisjordanie, la bande de Gaza, le plateau du Golan et la péninsule du Sinaï. Ces espaces étaient alors appelés « territoires occupés ».
  • [10]
    Par exemple, les colonies des blocs d’Alfei Menashe, Maale Adumim, Givat Zeev.
  • [11]
    Selon l’approche officielle israélienne, en raison des vagues d’attentats mortels subis en Israël dans les années 1990.
  • [12]
    D’après des entretiens qualitatifs menés avec des Israéliens entre 2003 et 2008.
  • [13]
    Le coût d’un appartement à Mamilla reviendrait à 8 000 dollars le mètre carré contre 15 000 dollars à David’s village (Kroyanker, 2005 ; Mirovski, 2006).
  • [14]
  • [15]
    http:// www. holyland-park. co. il/ fra/
  • [16]
  • [17]
    Nous pensons ici à la ségrégation entre juifs et Arabes : il semble que ces résidences privées soient réservées à des juifs, non pas par une réglementation, mais par un accord tacite entre les promoteurs et les acquéreurs.
  • [18]
    Depuis 2007, le programme de l’Agence nationale de la recherche « Mobilités, frontières et mécanismes de pouvoir dans l’espace israélo-palestinien et les pays environnants » (MOFIP) analyse cette « matrice de contrôle » et plus généralement, les conséquences sociales et spatiales du redécoupage fréquent des frontières dans cette région. Il est dirigé par Cédric Parizot et compte 25 chercheurs européens, israéliens et palestiniens, dont l’auteur de cet article.
  • [19]
    Et il l’a exporté en 2006 en Irak. Voir Paquot, 2006, « Les murs de la peur ». Le Monde diplomatique, octobre.
  • [*]
    ndlr : voir l’article de F. Ballif et de S. Rosière dans ce numéro de l’Espace géographique.
  • [20]
    « Border Regions in Transition » est un réseau international informel de chercheurs qui s’intéressent à la question des frontières et de la coopération transfrontalière. Ce réseau organise des échanges universitaires et des colloques internationaux à intervalle régulier dans divers pays (10e colloque international en 2009 au Chili). Il associe entre autres, les universités de San Diego, Copenhague, Berlin, Joensuu (Finlande), Tartu (Estonie), Chandigarh, Beer Sheva (Israël), Victoria (Washington), Arica (Chili), Tacna (Pérou).
Français

Résumé

La « barrière de séparation » construite à partir de 2002 a souvent été présentée comme introduisant une rupture par rapport aux modes antérieurs de gestion territoriale au Proche-Orient. Or, au cours du XXe siècle, d’autres figures de clôture ont été développées, qui ont pu représenter des sources d’inspiration indirectes. Elles ont été dessinées à d’autres échelles, mais elles participent peut-être au même schème de clôture de l’espace, qui exprime alternativement des motivations sociales, religieuses et/ou sécuritaires variées. L’article explore les figures d’enfermement spatial à l’échelle de l’îlot, de la localité et du lotissement fermé dans l’espace israélo-palestinien.

Mots-clés

  • clôture
  • communautarisme
  • fragmentation
  • frontière
  • ségrégation

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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/09/2009
https://doi.org/10.3917/eg.383.0207
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