« Alternative nostalgique (et fausse) : ou bien s’enraciner, retrouver, ou façonner ses racines, arracher à l’espace le lieu qui sera vôtre, bâtir, planter, s’approprier, millimètre par millimètre, son ‘chez-soi’ : être tout entier dans son village, se savoir Cévenol, se faire Poitevin. Ou bien n’avoir que ses vêtements sur le dos, ne rien garder, vivre à l’hôtel et en changer souvent, et changer de ville, et changer de pays ; parler, lire indifféremment quatre ou cinq langues ; ne se sentir chez soi nulle part, mais bien presque partout. ».
« Je n’aime pas le mot ‘racines’, et l’image encore moins. Les racines s’enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue,
s’épanouissent dans les ténèbres ; elles retiennent l’arbre captif de la naissance,
et le nourrissent au prix d’un chantage : ‘Tu te libères, tu meurs !’.
Les arbres doivent se résigner, ils ont besoin de ces racines ; les hommes pas.
Nous respirons la lumière, nous convoitons le ciel,
et quand nous nous enfonçons dans la terre, c’est pour pourrir.
La sève du sol natal ne remonte pas par nos pieds vers la tête, nos pieds ne servent qu’à marcher.
Pour nous, seules importent les routes ».
1Nous puisons dans l’histoire de la Russie ces quelques éléments de réflexion sur les rapports entre ethnicité et territoire. Ils n’ont pas l’ambition d’être exhaustifs, mais de donner quelques points de référence. Partant du milieu du xixe siècle – moment qui marque les débuts de la conceptualisation de l’ethnicité – notre analyse se prolonge jusqu’à l’époque contemporaine. Cet intervalle chronologique couvre ainsi les 70 ans de l’histoire soviétique, pendant lesquels la Russie a fait partie intégrante de l’URSS, partageant cette expérience avec d’autres entités territoriales, devenues depuis lors des États indépendants. Les empreintes laissées par cette existence au sein d’un système politique et idéologique commun sont facilement repérables dans les discours et les pratiques politiques de ces nouveaux États. Cependant nous nous contenterons ici du seul cas russe, et ne ferons que de brèves allusions aux autres pays issus de l’URSS. Nous nous en tiendrons d’autre part à la vision dominante qui a parcouru le siècle, sans évoquer les nombreux débats qui ont accompagné son élaboration.
Un pays qui se colonise ?
2« L’histoire de la Russie fut longtemps l’histoire d’un pays qui se colonise », a écrit Vassilij Klûevkij, un des historiens russes les plus influents du xixe siècle. L’élargissement progressif du territoire national s’est accompagné de l’incorporation de multiples groupes de populations, aussi bien sédentaires que nomades, possédant leurs propres structures de pouvoir, voire de souveraineté sur certains territoires, ou au contraire anciens sujets de systèmes politiques extérieurs au système russe, comme par exemple la Chine. La diversité culturelle, mais aussi sociale et économique, de ces groupes de population exigeait, dans un souci de gestion efficace, leur classement et leur catégorisation par les organes administratifs, judiciaires et par les institutions scientifiques. De multiples critères se sont croisés pour construire ces classifications, dont la langue et la religion. En revanche, le découpage administratif de l’Empire russe ne faisait aucune référence à l’ethnicité, en particulier depuis le moment où Catherine II avait établi un découpage en « gouvernements » ou provinces, dont les limites n’avaient que peu à voir avec l’histoire de l’expansion territoriale. Sans doute, les territoires annexés par la suite eurent des statuts juridiques différents, mais ces statuts ne reflétaient pas une conception ethnique du territoire.
3Contrairement à la Révolution française, dont les acteurs, confrontés aux différences régionales, ont mis en avant un projet d’unification visant à la création d’une nation une et indivisible et ont établi des découpages administratifs du territoire reflétant cette volonté, les bolcheviks, après Octobre 1917, refusent que la notion même de « nation » englobe la totalité de la population du pays, privilégiant un concept d’« État multinational ». Suivant la définition classique que Staline énonça en 1913, « l’Autriche et la Russie sont […] des communautés stables, pourtant personne ne les dénomme nations » [1], les constructions qui s’élaborent alors reprennent cette ligne de conduite.
4Après 1917, le principe d’autonomie territoriale des « peuples » remplaça celui qui régissait l’organisation impériale. Pour ce faire il a fallu d’abord élaborer un répertoire des peuples résidant sur le territoire national et, par ailleurs, tracer les frontières des territoires propres à tel ou tel « peuple ». Ainsi se mêlaient une démarche active en terme politique, une démarche scientifique de construction des peuples, une démarche géographique d’établissement de frontières.
5Cette démarche n’était pas fondée sur une simple conviction ou croyance en la nature des formes de souveraineté des peuples et de leur existence comme acteurs politiques. Bien entendu, elle renvoyait à une tradition intellectuelle et culturelle qui, en suivant Klûevskij, considère qu’« un peuple devient, dans le cadre de l’État, une personne » et qui trouvait alors son équivalent dans l’affirmation vidalienne (celui-ci suivant Michelet) que « la France est une personne » (Vidal de la Blache). Elle était aussi la conséquence de stratégies explicites, évoquées en particulier par Lénine, qui, pour garantir le succès de la Révolution sur l’ensemble du territoire de l’Empire, cherchaient à s’assurer de la complicité de divers groupes qui se voulaient ethniques, et en particulier de leurs élites.
Ethnos, un concept générique de la vision soviétique des sociétés
6Ces positions, en continuité avec certaines formes de pensée intellectuelle et scientifique qui précèdent la Révolution d’octobre, conduisirent, à travers des procédés que l’on retrouve en d’autres lieux, mais rarement tous rassemblés dans une même logique, à faire de l’ethnicité le cœur de la représentation des populations mais aussi des mécanismes d’action sur ces populations.
7Un premier procédé découle des divers mécanismes de réification de l’ethnicité. Il s’agit des diverses formes d’inscription, dans des textes, des identités qui, par ce fait, prennent vie, deviennent actives et reconnues. Le mécanisme, décrit de façon si précise par Benedict Anderson (1996), des « recensements, cartes, musées », systématisé en URSS (Cadiot, à paraître ; Hirsh, 2005), va au-delà, puisque l’appartenance ethnique devient un des éléments obligés et centraux qui figurent dans les dossiers personnels de chacun, constitués dans les entreprises, par la police, dans les universités. Le processus de réification devient aussi contraint, car, à partir du moment où on recherche une description exhaustive de la population par de tels traits, on se dégage d’une démarche scientifique, qui cherche à décrire et classer, en développant des infinités de classements et sous-classements, pour aller vers des règles précises limitant le nombre de cas identifiés, les figeant pour éviter que ne se développe une instabilité classificatoire et une incommensurabilité entre diverses classifications, et enfin les réduisant à un caractère individuel unique, excluant la multiplicité des identités nationales. Un immense travail de constitution, réduction, formalisation d’un répertoire universel des nationalités est alors mené, au sein d’institutions scientifiques (Blum, Mespoulet, 2004), en négociation permanente avec des institutions administratives (la direction de la statistique en particulier) et des institutions policières.
8Ce procédé de gestion d’une population a une action effective car, à force d’être utilisé, il conduit à une réelle prise de conscience d’appartenance aux groupes reconnus comme légitimes, qui possèdent une existence institutionnelle, ou qui font l’objet de la construction et de l’unification d’un système d’attributs, tels les groupes linguistiques, groupes qui ne constituaient pas, auparavant, des référents. Ces groupes sont constitués sur des fondements issus de la pensée du xixe siècle, qui suppose une vision essentialiste des groupes humains, conjuguant des approches biologiques, culturelles et sociales. V. Klûevkij résume bien ces conceptions multiples qui s’entrecroisent : « La famille primitive s’est construite sur des bases physiologiques de la parenté consanguine (krovnoe rodstvo). Les familles venant d’une même racine se sont constituées en clan (rod), une autre union fondée sur le sang, dans laquelle sont entrés déjà des éléments religieux et juridiques, vénérant un ancêtre fondateur, l’autorité d’un ancien, la propriété collective, l’autodéfense du groupe (la vengeance du clan). Le clan […] s’est élargi en tribu, lien génétique qui s’exprime par l’unité de la langue, par des coutumes et traditions, et, à partir d’une tribu ou de tribus, par réunion ou assimilation s’est constitué le peuple, quand les liens ethnographiques se sont conjugués avec une moralité communément partagée, avec un sentiment d’unité spirituelle, qui résulte d’une longue expérience de vivre et d’agir ensemble, de partager le même destin historique et des intérêts communs. Enfin un peuple devient État, quand le sentiment d’unité nationale reçoit son expression dans les liens politiques, dans l’unité du pouvoir supérieur et la loi. Dans un État le peuple devient non seulement une personnalité politique, mais historique avec une expression plus ou moins claire d’un caractère national et de la conscience de son importance mondiale. »
9Cette formulation – qui renvoie à une pensée largement partagée dans le xixe siècle européen, et bien que Staline lui-même dans son ouvrage cité ci-dessus postule que « la nation n’est pas une communauté de race ni tribu, mais une communauté d’hommes historiquement constituée », tout en insistant, à la différence de V. Klûevskij, sur la distinction entre la communauté nationale et la communauté d’État [2] – restera dominante dans la pensée soviétique, l’anthropologie physique étant une partie intégrante de l’ethnographie puis, ensuite, de l’ethnologie soviétique [3]. Ainsi, A. Zubov écrit, en 1988 : « Les anthropologues, en particulier, mènent un constant travail de recueil de matériaux sur les compositions raciales des divers peuples, expression des diverses étapes qui ont conduit à leur formation. L’ethnie est constituée de divers types anthropologiques, et les mêmes types anthropologiques peuvent être présents dans diverses ethnies. Ces anthropologues observent aussi que les frontières ethniques et raciales ne coïncident pas. Ce domaine de l’anthropologie a permis dans une forte mesure de rapprocher sciences sociales et naturelles et a créé la base factuelle et théorique d’usage de données anthropologiques comme source d’information de caractère historique (en particulier, pour étudier la question de l’ethnogenèse). » Cette idée d’ethnogenèse, profondément ancrée dans une école ethnographique russe et soviétique, est presque absente de la tradition anthropologique occidentale.
10Ce n’est pas ici le lieu de s’attarder sur la divergence théorique au sein de l’ethnographie-ethnologie soviétique, laquelle divergence ne doit pas, par ailleurs, être surestimée. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les diverses définitions de l’ethnos proposées par des chercheurs se réclamant des écoles de pensée perçues traditionnellement comme opposées pour s’apercevoir qu’elles sont toutes marquées par une vision naturaliste du phénomène. Pour ne citer que les pères-fondateurs, nous nous limitons à trois d’entre eux. Selon S. Shirokogorov, à qui est accordé le mérite d’être le premier à formuler une théorie « russe » de l’ethnos, celui-ci représente « une communauté humaine dotée d’une même langue, assumant une origine commune, partageant des coutumes et un mode de vie similaires, maintenus et consacrés par la tradition ; une communauté consciente de sa différence par rapport aux autres groupes de même nature ». Une coutume endogamique peut être considérée comme immanente à un ethnos particulier.
11D’après Û. Bromlej qui, en tant que directeur de l’Institut d’ethnographie de l’Académie de sciences de l’URSS, incarna longtemps « la » théorie « soviétique » de l’ethnos, ce phénomène « peut être défini comme une communauté humaine stable, intergénérationnelle, historiquement constituée sur un territoire donné, possédant en commun des traits culturels (y compris la langue) et psychiques singuliers, mais aussi consciente de son unité et de sa différence par rapport à d’autres entités équivalentes (une conscience de soi figée dans un ethnonyme) ».
12Enfin, L. Gumilev, un adversaire farouche de Bromlej, souvent et sévèrement critiqué par ce dernier, va plus loin lorsqu’il assimile l’ethnos à une espèce bio-logique, et le processus d’ethnogenèse à un processus d’évolution au sein de l’espèce. Pourtant il reconnaît que l’ethnos est le pur produit du développement historique, ce qui lui confère une singularité culturelle. Il affirme par ailleurs qu’il n’existe pas (et qu’il n’a jamais existé) une personne dans le monde n’appartenant pas à un ethnos quelconque.
13Il a été remarqué à juste titre que la théorie soviétique de l’ethnos s’inscrit, plus que dans la tradition marxiste, dans une tradition est-européenne (notamment allemande) qui met une réalité substantielle sous la notion d’ethnie (exprimée en particulier par le vocable de « peuple », volk). Cette tradition n’est évidemment pas sans rapport avec une pensée romantique dont Herder constitue la figure emblématique (Caisson, 1991) et dont la Volkkunde peut être considérée comme la postérité scientifique. Ladite Volkkunde étudie les manifestations d’un objet (le peuple) dont l’existence ne souffre ni question ni demande de définition, d’un objet littéralement premier, transcendant – et qui n’a pas à être confronté aux réalités vulgaires de l’économie. À certains égards, S. Shirokogorov et les Soviétiques représentent l’aile active de la tradition est-européenne, en introduisant dans l’approche fondamentalement réifiante de l’ethnographie substantialiste un élément de dynamisme et un souci de clarification théorique n’excluant pas une interrogation sur son objet même (Gossiaux, 2002).
Territorialisation et lien au territoire
14La notion de territoire est présente dans toutes les conceptions soviétiques de l’ethnos, sous des formes il est vrai, variées. L’existence sur la longue durée d’une communauté humaine sur un territoire donné favoriserait non seulement la constitution de pratiques culturelles communes et l’émergence d’une langue de communication, ce qui aurait pour effet de renforcer les liens affectifs entre ses membres, fondement nécessaire à une identité collective, mais, réciproquement, conférerait au territoire, transformé par l’activité économique et culturelle de ce groupe, un caractère ethnique.
15La formule que S. Shirokogorov proposait, au début des années 1920, pour rendre compte de la stabilité de l’ethnos, exige que la corrélation entre la quantité de population et la superficie du territoire qu’elle occupe soit constante, sinon ledit ethnos est menacé de disparition. Cette logique a été reprise 65 ans plus tard par de jeunes ethnologues, qui se voulaient « révolutionnaires », renversant les fondements de l’ethnologie soviétique : « un territoire ethnique est une condition indispensable pour la reproduction des petits et des grands peuples, pour l’épanouissement d’un individu – porteur de traits ethniques [ethnophore, comme le désignent les auteurs de ce texte, à la suite de Bromlej – nda]. Il en découle que la lutte pour la sauvegarde de son territoire a une importance stratégique pour la préservation et la reproduction des langues et des cultures ethniques. […] Dans ce sens, la Russie et les Russes comme peuple représentent une unité dans la structure ethnique de l’humanité, égale à la Lettonie et aux Lettons, à l’Ukraine et aux Ukrainiens, à la Géorgie et aux Géorgiens, indépendamment de la taille de la population, de la superficie de son territoire et de la puissance économique nationale (nous voulons parler de l’économie de ces républiques de l’Union). Est considéré comme optimal un organisme politique dont les frontières recouvrent intégralement le territoire ethnique ». De tels propos peuvent servir à justifier des revendications du genre « la Russie aux Russes » (ou « la Lettonie aux Lettons »). Ils manifestent, en même temps, une vision profondément holiste de la société, qui veut qu’un individu soit, dès sa naissance, associé à une communauté.
16Cependant, bien qu’on doive reconnaître l’importance des liens communautaires dans la société russe et soviétique, le choix de l’ethnie en tant qu’une communauté universelle de référence fut arbitraire et artificiel, et pouvait-il en être autrement ? Au moment de la constitution des territoires « ethniques », entreprise à partir des années 1920, il s’agissait plutôt des communautés villageoises pour des populations paysannes, des clans et des lignages pour des pasteurs nomades et pour une partie des populations montagnardes du Caucase, des tribus pour des chasseurs et pêcheurs du Nord, des mahallas [4] pour une partie des musulmans, notamment des habitants d’Asie centrale, des états (« soslovie ») pour les cosaques et certains d’autres groupes, etc. Une autre difficulté à laquelle faisaient face les idéologues de la territorialisation d’ethnicité consistait dans le fait que, à la suite d’une longue cohabitation côte à côte au sein des mêmes formations étatiques les populations, définies selon leurs critères, s’étaient mélangées, rendant impossible de tracer des frontières entre des groupes voisins. Cette ambiguïté a donné lieu à de nombreuses spéculations politiques et a engendré des combats parfois violents, opposant les élites nationales, exprimant leurs ambitions à contrôler des territoires et des populations importantes.
17Répondant au souhait d’un « État scientifique » (pour reprendre l’expression d’A.D. Smith), les ethnologues et les anthropologues soviétiques ont cherché à légitimer la création de « territoires ethniques » par des constructions ethnogénétiques. Les toponymes, aussi bien que les données archéologiques, furent considérés comme les indices les plus fiables de l’enracinement de groupes humains en certains lieux. La trouvaille, sur un territoire donné, d’objets matériels datant d’époques différentes, justifiait la continuité historique du peuplement de ces territoires. En même temps l’analyse anthropologique des os et des crânes trouvés dans des fouilles permettrait de reconstruire le type anthropologique des populations qui habitèrent ces territoires. Ainsi la méthode rétrospective créait une continuité et assurait une permanence entre des cultures préhistoriques et des « ethnies » contemporaines (Rybakov, 1987 ; Avdusin, 1989).
18« La constitution des territoires ethniques résulte de l’histoire de la longue durée et durant cette histoire, les populations se rattachent au territoire au point de le considérer comme ‘une terre natale’. La mémoire collective renforce, de génération à génération, ce sentiment de l’appartenance territoriale qui se transforme en une conviction de ‘droits historiques’ sur un territoire », écrit P. Kušner.
19Une telle vision permet, entre autres, de décrire l’histoire de l’extension de l’Empire en termes de « rattachement volontaire » d’un territoire national, par exemple le « rattachement volontaire du Bachkortostan à la Russie » dont le 450e anniversaire sera célébré en 2006, ou bien en termes de perte de souveraineté de territoires conquis par l’Empire, tout cela supposant que ces entités ethnico-territoriales contemporaines existaient depuis des siècles.
20Le développement et la systématisation de cette territorialisation de l’ethnicité, qui atteint son apogée durant les années 1930 pour ensuite ne plus guère être remise en cause, sont importants en termes de formation d’un lien privilégié, voire exclusif, entre groupe ethnique et territoire, conduisant à fixer de façon forte les appartenances de chacun. Un groupe ethnique désigné comme « titulaire » est associé à tous les territoires ethniques : les Tatars constituent le groupe titulaire du Tatarstan, les Iakoutes celui de la Iakoutie, les Ouzbeks celui de l’Ouzbékistan. Ce groupe est le seul qui ait des « racines » dans « son territoire ». En certaines périodes de l’histoire soviétique, il est privilégié, par un système de quotas, pour accéder aux postes de responsabilité, administrative aussi bien qu’économique. Les « racines » signifient alors à la fois appartenance et appropriation. La terre appartient à ceux qui en sont les « titulaires », les autres en sont simplement des habitants, voire des hôtes. Le lien entre le « sol » et le « sang » devient presque exclusif.
21À la veille de l’éclatement de l’URSS, le « déracinement » a été vécu par certains comme un drame, mais a aussi pu être perçu comme un crime ou comme une trahison. Chacun a alors été incité à renforcer cette recherche de racines, pour retrouver une identité fondée sur de « vraies » origines « ethniques », les traditions anthropologiques et ethnographiques russes et soviétiques étant là réinterprétées à la faveur d’un éclatement territorial inattendu, ayant abouti à l’émergence d’« États-ethnie », dont la souveraineté a été proclamée de la part d’un seul groupe, tandis que les autres groupes se sont trouvés désignés comme minorités, au point de devenir parfois apatrides comme certains résidents d’Estonie ou de Lettonie qui n’appartenaient pas aux ethnies titulaires [5]. Cela explique aussi l’importance attachée aux recensements et à la recherche, pour la « nationalité titulaire », d’une légitimité majoritaire. Les autorités du Kazakhstan ont ainsi fait grand bruit d’un recensement qui montrait que, pour la première fois depuis que la population du Kazakhstan est recensée en tant que telle, ceux qui se désignaient comme Kazakhs étaient majoritaires, et dépassaient en nombre ceux qui se désignaient comme Russes.
22Ce concept de l’« ethnie titulaire », lié à la territorialisation de l’ethnicité, entre en contradiction avec un autre concept, celui de « minorité ethnique ». Les individus appartenant à un même groupe ethnique (indépendamment de sa taille) se trouvent dans une situation socialement majoritaire résidant sur « leur » territoire ethnique, et dans une situation socialement minoritaire sur le reste du territoire national. Les Russes, qui constituent plus de 80 % de la population du pays, ne sont titulaires sur aucun territoire particulier [6] et, du coup, sont en situation de « minorité » dans la moitié, en surface, du territoire de la Fédération. Cela touche en fait 9 % de l’ensemble des Russes, soit près de 11 millions de personnes. Mis à part les républiques du Caucase du Nord (à l’exception de la République d’Adygué), les républiques de Tchouvachie et de Touva, les ethnies « titulaires » sont numériquement minoritaires dans tout le reste des territoires « ethniques » (fig. 1).
Entités ethnico-territoriales de la Fédération de Russie

Entités ethnico-territoriales de la Fédération de Russie
Une grande complexité derrière l’apparence de simplicité
23Cette complexité et ces paradoxes se retrouvent dans la grande variété de mise en pratique du lien entre ethnie et territoire. Les territoires, créés à partir de ce principe, pour l’essentiel durant les années 1920 et 1930 (certains connurent une existence éphémère, comme le territoire des Allemands de la Volga), disposent de statuts différents, statuts élaborés durant la période soviétique, transformés parfois, modifiés aussi après l’éclatement de l’URSS. L’empilement des républiques, des territoires autonomes, un temps même communes autonomes, associé à des règles diverses et mouvantes (sur les langues enseignées, les langues d’administration, les politiques culturelles, les politiques de discrimination positive, etc.), ne résume pas, à lui seul, une politique aussi systématique d’établissement d’une relation entre territoire et ethnicité. Ainsi, un certain nombre de peuples, les « petits peuples » ou « peuples peu nombreux » ou encore « petits peuples du Nord », selon la période, bénéficient de règles spécifiques, de protections particulières, sans pour autant disposer d’un territoire administrativement délimité.
24Cette complexité tient en partie aux difficultés d’établir un schéma universel, aux transformations des conceptions soviétiques en la matière, aux revendications de tel ou tel groupe pour exprimer une façon « d’exister ». Elle témoigne de l’illusion d’aboutir à un modèle unique et fort de rattachement du territoire et de l’ethnicité, même si le modèle élaboré va loin dans la systématisation. Quoi qu’il en soit, toutes les formes ainsi exprimées produisent une représentation dominante, celle du territoire comme lieu principal, voire presque exclusif, de reproduction de l’ethnicité, lieu voué à conserver et développer langues et cultures. Au-delà de cette fonction de conservation, ou de création (par exemple, d’une histoire propre mais aussi d’un alphabet, d’une langue unique et construite par les linguistes à partir d’une multitude de parlers), les républiques « nationales » de la Fédération de Russie incarnent l’idée de souveraineté, en en possédant les attributs (président, parlement, constitution qui différait légèrement d’une république à l’autre, drapeau, hymne, ministères à l’exception des ministères de la Défense et des Affaires étrangères, etc.). Mais, au-delà des attributs de la souveraineté, s’est toujours posée la question de la loyauté vis-à-vis de l’identité territoriale. Les privilèges accordés aujourd’hui aux populations titulaires laissent toujours planer un doute sur la loyauté des « autres », immigrants ou non, mais non « titulaires », vis-à-vis des autorités de leur région de résidence.
25Cependant, tout territoire n’est pas ethnique, de nombreuses régions ne possédant pas ce caractère. Dans ce cas, aux populations titulaires se substituent les populations « de souche », celles qui sont nées sur ce territoire, opposées aux immigrants, venant, quelle que soit leur dénomination ethnique, de tout autre territoire. Le discours hostile à toute immigration, courant aujourd’hui en Fédération de Russie, ne s’explique-t-il pas, en partie, par cette appréhension de voir dépasser un seuil au-delà duquel la majorité de la population ne sera plus attachée à son territoire de résidence et n’aura plus conscience d’un passé historique commun ?
26Paradoxe important, ces constructions se développèrent souvent sur une base qui ne se voulait pas essentialiste, mais au contraire souple et évolutive. Mais, d’un autre côté, elles figèrent un discours essentialiste conduisant à élargir des concepts originellement développés vis-à-vis des populations étrangères aux propres populations résidant sur le territoire soviétique ou, aujourd’hui, le territoire de la Fédération de Russie, d’Ukraine, de Lituanie ou d’ailleurs. Ainsi, sont considérés comme « diasporas », non pas seulement les peuples dont on renvoyait déjà, durant la période soviétique, les racines à des territoires extérieurs aux frontières de l’URSS (les Allemands ou les Grecs, même s’ils étaient présents sur le territoire depuis des siècles), mais aussi, désormais, ceux qui résident aujourd’hui hors de leur territoire national, comme les Arméniens ou les Ukrainiens résidant en Fédération de Russie par exemple. La grande majorité d’entre eux n’ont jamais vécu dans « leur » pays, et sont citoyens de la Fédération de Russie au même titre que tout autre citoyen. Enfin, même les populations résidant hors de « leur » territoire ethnique, situé au sein de la Fédération de Russie, par exemple les Tatars résidant hors du Tatarstan, sont souvent désignées aussi comme « diasporas ». S’établit alors une relation administrative et politique particulière entre toutes ces « diasporas » et les unités territoriales ou nationales (Tatarstan, Tchouvachie aussi bien qu’Ukraine ou Arménie) respectives.
27Ainsi, l’appartenance ethno-territoriale, combinaison d’une désignation ethnique et d’un territoire de résidence, domine souvent l’appartenance territoriale, encore aujourd’hui, malgré les tentatives d’affaiblir cette relation, comme celle d’introduire, dans la constitution, un caractère facultatif à l’appartenance ethnique, de supprimer la mention de la nationalité sur les documents d’identité, ou encore de créer des formes d’organisation administrative (les sept grands districts) découpant la Fédération indépendamment du caractère ethnico-territorial.
Conclusion
28Aujourd’hui, conscient du danger que représente l’absence d’unité nationale et donc le risque d’un manque de loyauté des populations vis-à-vis des autorités moscovites, le pouvoir central en Fédération de Russie tente de limiter les effets de cette conception ethnico-territoriale. Pourtant, les initiatives qui vont dans ce sens sont souvent contradictoires et posent de nombreux problèmes. Ainsi, la décision de supprimer toute évocation de l’appartenance ethnique dans les documents d’identité, prise après de longs débats au milieu des années 1990, fut interprétée comme un abandon de la reconnaissance des divers caractères qui fondent la Fédération, et a suscité une forte opposition non seulement du côté des minorités, mais aussi, en partie, du côté russe. Finalement, en dépit de la volonté du centre de substituer la citoyenneté à l’ethnicité, de nombreuses républiques nationales (Tatarstan, Bachkortostan, plusieurs républiques du Caucase du Nord, etc.), ont conservé l’indication, désormais facultative, de l’ethnicité dans les passeports, sous forme d’un insert écrit dans la langue nationale correspondante, et incluant cette question.
29La loi sur l’autonomie ethnique et culturelle, adoptée en 1996, n’a pas touché au principe de l’autonomie territoriale, qui perpétue une inégalité entre les communautés ethniques. En effet, le domaine d’application de cette loi, dont l’objectif principal était de placer les mouvements ethniques sous le contrôle des structures bureaucratiques, est resté assez limité. La politique d’affirmation du pouvoir central, mise en place par Vladimir Poutine à partir de 2000, avait pour objectif l’instauration d’une nation russe au sens politique du terme, à travers l’unification de la législation, l’affaiblissement politique des élites ethniques et une redistribution des flux monétaires entre le centre et les régions. Une nouvelle conception de la construction nationale est proclamée dans un discours présidentiel du début de l’année 2004 : « Je crois que nous avons toutes les raisons de considérer le peuple de la Russie comme une Nation. Des ressortissants de divers groupes ethniques et religieux se perçoivent comme une nation unique, et il nous est indispensable de préserver et de renforcer cette unité. »
30Pourtant, les mécanismes utilisés pour imposer des changements administratifs, loin d’être démocratiques, donnent lieu à de nombreuses inquiétudes et provoquent la réticence non seulement des élites concernées, mais aussi dans les milieux intellectuels. Dans cette atmosphère, certains représentants des ONG considèrent que le refus (éventuel) du fédéralisme ethnique est l’expression d’un racisme grand-russe et s’accrochent au principe du « droits des peuples » ou du « droit des minorités » considéré comme condition sine qua non de la démocratie.
31Ces confusions diverses et l’hésitation du pouvoir sont en partie la conséquence d’une construction territoriale ambiguë, qui n’a jamais clairement identifié les critères principaux de l’attachement au territoire, ni celui de la citoyenneté. Entre l’affirmation du pouvoir central et celle des pouvoirs régionaux décentralisés, le débat est souvent détourné de son fondement principal, par la vision ethnique de ces appartenances. La démarche scientifique reste aussi fortement marquée par ces représentations, comme en témoigne, encore aujourd’hui, le poids de l’Institut d’anthropologie et d’ethnologie de l’Académie des sciences dans les débats politico-administratifs.
32Il est difficile d’envisager le futur d’une telle construction administrative et politique. La Russie éclatera-t-elle comme a éclaté l’URSS ? Deviendra-t-elle un État-nation au découpage administratif indépendant de tout critère ethnique ? Prolongera-t-elle un modèle original, mais flou, situé entre ces deux issues ?
Notes
-
[1]
Les italiques sont de nous.
-
[2]
« Ainsi, nous explique P. Kušner dans son article « Uenie Stalina o nacii i nacional’noj kul’ture » (« La doctrine stalinienne de la nation et de la culture nationale »), Sovetskaâ êtnografiâ, 1951, n 4, « la nation est une des espèces les plus développées de la communauté ethnique ».
-
[3]
Ce passage emblématique de l’ethnographie à l’ethnologie, effectué au début des années 1990, voulait signifier le passage de la discipline à un niveau théorique autonome, après de longues décennies de relégation dans la catégorie des disciplines historiques auxiliaires. Cependant rejeter le marxisme dogmatique dans sa version stalinienne n’a pas suffit à renouveler le paradigme scientifique, qui reste largement essentialiste. L’anthropologie, quant à elle, dans le classement des disciplines propre à la tradition soviétique, n’est autre que l’anthropologie physique. Il en reste de même aujourd’hui. Assorti d’un adjectif « sociale » ou « culturelle », le terme « anthropologie » sert surtout pour désigner les écoles étrangères, respectivement française et anglo-saxonne.
-
[4]
Communauté locale organisée autour d’une mosquée.
-
[5]
Témoigne de l’ampleur du problème le fait qu’au moment de l’éclatement de l’URSS plus de 55 millions de personnes ont résidé en dehors de « leurs » territoires ethniques (sous ces derniers nous n’entendons ici que les États, nés des vestiges de l’« Empire soviétique », sans parler des Républiques « nationales » (auparavant « autonomes ») de la Fédération de Russie contemporaine).
-
[6]
L’idée utopique de créer une « République russe » au sein de la Fédération de Russie, arrivée jusqu’au parlement, où elle fut débattue, a été abandonnée, faute de pouvoir délimiter les frontières de cette entité hypothétique sans provoquer des tensions sociales fortes, mais aussi par crainte de figer le statut minoritaire des Russes en dehors de ces frontières.