1L’entrepreneuriat est perçu depuis un certain nombre d’années comme une solution à la crise économique et socio-environnementale qui touche les sociétés modernes. Les acteurs et décideurs de tous les niveaux ont saisi cette prise de conscience collective et ont fortement misé sur le développement des sensibilisations et des formations à l’entrepreneuriat. Aujourd’hui, 70 ans après la mise en place du premier cours d’entrepreneuriat à la Harvard Business School, l’enseignement de l’entrepreneuriat est présent aux quatre coins du monde et se fait à tous les niveaux au sein de différents cadres institutionnels et disciplinaires.
2Au niveau européen, l’enseignement de l’entrepreneuriat a trouvé une place prépondérante au sein des stratégies de l’Union Européenne (i.e. Europe 2020) notamment par l’agenda d’Oslo de 2006 et le plan d’action « Entrepreneurship 2020 ». Les objectifs visés par ces mesures étaient de sensibiliser les étudiants puis de leur permettre d’apprendre l’entrepreneuriat par la pratique. Sur le plan national, le socle commun de connaissances, de compétences et de la culture prévoit qu’à la fin de sa scolarité obligatoire « L’élève sait prendre des initiatives, entreprendre et mettre en œuvre des projets… ». En France, la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie a instauré un nouveau statut d’auto-entrepreneur afin de faire face à la crise croissante de l’emploi. Après les assises de l’entrepreneuriat en 2013, le gouvernement français a donné plus d’élan encore à l’enseignement de l’entrepreneuriat. La loi de refondation de l’école de la République de 2013 stipule l’intégration des nouvelles mesures destinées à sensibiliser à l’entrepreneuriat les élèves de la 6e à la terminale. À la même époque, l’introduction du statut étudiant-entrepreneur, les Pépites et le programme « French Tech » ont démontré la volonté des acteurs politiques de promouvoir le développement de l’entrepreneuriat en France. Emblématique, le terme « startup nation » est désormais omniprésent dans les discours.
3Dans la foulée, de nombreuses initiatives émanant du secteur privé et associatif soutiennent les futurs entrepreneurs. Entrepreneurs’ Organisation, Endeavor, Young Entrepreneurs Alliance, Ashoka, Enactus, Fondation Edward Lowe et fondation Kauffman en sont des exemples importants à l’international. En France, Entreprendre pour Apprendre, le Réseau et la fondation Entreprendre, Les entrepreneuriales, font partie des structures visant à inciter et soutenir l’entrepreneuriat auprès de divers segments de la population.
4Face à cette profusion de politiques et d’initiatives visant à diffuser et à enseigner l’entrepreneuriat, et compte tenu de l’importance des ressources mobilisées, l’éducation entrepreneuriale alimente de plus en plus la réflexion des chercheurs. En effet, si les recherches scientifiques ont désormais largement répondu à la question « Peut-on enseigner l’entrepreneuriat ? », elles laissent beaucoup de questions ouvertes, notamment : Pourquoi et comment l’enseigner ? Comment suivre et mesurer l’apprentissage ? Quels objectifs pédagogiques privilégier ? Quelle place pour la théorie et pour la pratique ? L’effort est-il pertinent et payant pour tous ?…
5La revue Entreprendre & Innover a déjà largement contribué à ces débats. En 2011, nous avions publié un double numéro sur l’Éducation entrepreneuriale qui en ouvrait la « boite de Pandore ». Il en dévoilait plusieurs facettes permettant d’interroger le « comment ». La première facette de nature institutionnelle décrivait les enjeux des politiques d’établissement à partir des cas de l’Université Laval au Québec, d’Advancia, Business School française dédiée à l’entrepreneuriat, de la plate-forme académique d’innovation wallonne ID-Campus et des maisons de l’entrepreneuriat devenues Pôles Entrepreneuriat Étudiants puis Pépite en France. Une deuxième facette examinait la dynamique intrapreneuriale soutenant la conduite des innovations pédagogiques destinées à la sensibilisation des ingénieurs à l’École Centrale de Lille et plus largement la mise en œuvre de pédagogies actives à l’Université de Louvain La Neuve. Une troisième facette pédagogique analysait les activités proposées, les modes de régulation dans la classe ainsi que les systèmes d’évaluation, tous en rupture avec les canons traditionnels de l’enseignement. Trois dispositifs emblématiques y étaient présentés : « La dérive » à ESCP visant à sortir les étudiants de leur zone de confort, « Vis ma vie » à l’Université Catholique de Lille visant à briser les murs entre entrepreneurs et enseignants, les « entreprises-écoles » au sein de la Haute École Spécialisée de Suisse Occidentale, visant à faire émerger des start-up financées par du capital risque. L’ensemble des principes pédagogiques sous-jacents étaient dévoilés dans la revue du livre de B. Surlemont et P. Kearney « Pédagogie et esprit d’entreprendre ». La dernière facette concernait le décryptage de fondements conceptuels sous-jacents : les contours de l’esprit d’entreprendre, l’approche par les compétences, les stratégies cognitives dans la résolution de problème, la mesure d’impact dans le domaine de la créativité et d’une manière générale la problématique de l’évaluation des enseignements en entrepreneuriat.
6En 2017, un nouveau numéro place le débat sur un registre plus critique face à la profusion d’initiatives éducatives visant à sensibiliser et former l’ensemble des jeunes, du primaire au supérieur. Que signifie l’entrepreneuriat pour la jeunesse d’aujourd’hui ? Peut-on définir clairement les objectifs, les publics adéquats, les rôles des acteurs, les débouchés réels et plus largement les philosophies et imaginaires sous-jacents ? Les réponses apportées par les différentes contributions démontrent des réalités contrastées et parfois dérangeantes, tout d’abord au niveau des institutions éducatives. Au niveau du primaire, le projet entrepreneurial peut servir de tremplin pour transmettre des contenus disciplinaires et développer un esprit critique, mais à condition d’être bien exploité pédagogiquement. Dans l’enseignement supérieur, l’analyse des données d’enquêtes internationales GEM et GUESS montre un écart saisissant entre les intentions d’entreprendre et les taux d’activité entrepreneuriale. La reprise entrepreneuriale constitue une réelle opportunité professionnelle mais elle est peu exploitée par les jeunes et sous représentée dans les cursus. Au niveau des institutions académiques, la certification de compétences entrepreneuriales comme garantie de l’insertion professionnelle apparait étroitement liée à l’appropriation du référentiel par les parties prenantes au sein d’un dialogue renouvelé entre professionnels et académiques. De même le développement d’innovations pédagogiques nécessite des espaces d’échange entre enseignants dans un contexte où elles ont été longtemps le parent pauvre des formations en management. Le deuxième niveau d’analyse proposé dans le numéro concernait l’analyse des pratiques et des représentations des jeunes. À l’échelle d’une équipe de projet entrepreneurial, les étudiants négocient leur place pour réussir le projet mais peuvent rapidement s’enfermer dans des identités de rôle qui engendrent de la souffrance. Comme en écho, l’accompagnement des jeunes entrepreneurs par des associations dédiées montre l’importance des enjeux communautaires afin d’aider les jeunes à assumer une identité d’entrepreneur et faciliter la transition de l’école à l’entrepreneuriat. Pour les jeunes en Service Civique, l’acte d’entreprendre peut devenir le lieu d’une transformation de la personne si elle est accompagnée dans la libération de ses croyances négatives. L’ouvrage de Valérie Gautier « Le Savoir-relier, vers un leadership intuitif et relationnel » prolonge la réflexion sur les modèles de leadership associés à ces transformations. La pratique pédagogique du programme ID de Skema Business School semble s’inscrire dans cette perspective. Finalement en sous-jacence apparaissent questionnées l’image et le rôle de l’entrepreneur en France dans une société en pleine mutation.
7Il semble donc qu’il soit nécessaire d’adopter une vision nuancée des pratiques de sensibilisation et de formation à l’entrepreneuriat en fonction des publics concernés et de leur contexte culturel et institutionnel. Dans cette perspective, il est indispensable pour les chercheurs de soutenir une approche critique permettant de décrypter finement les enjeux des différents acteurs, de discuter les finalités visées, de valider la pertinence des instruments de mesure d’impact et plus généralement de mettre en évidence les croyances, valeurs et paradigmes sous-jacents aux dispositifs éducatifs.
8Les contributions proposées dans ce nouveau dossier spécial sont issues de plusieurs rencontres entre professionnels et académiques témoignant d’un champ de réflexion en pleine effervescence : journée d’étude de la Communauté de Recherches en Éducation à l’Entrepreneuriat (CREE) à EMLyon en novembre 2018, journées de l’OPPE à l’Université Paris X-Nanterre en décembre 2018, colloque international en Éducation entrepreneuriale à l’IUT de Roanne en mars 2019, track sur l’Éducation entrepreneuriale au sein de l’Académie de l’Entrepreneuriat et l’Innovation en juin 2019 à Montpellier, auxquelles s’ajoutent des soumissions spontanées envoyées à la revue. Nous avons reçu un nombre très important de propositions d’articles de la part d’auteurs issus d’un grand nombre de pays et que nous tenons à remercier chaleureusement ici.
9Les approches déployées sont de plus en plus variées sur le plan méthodologique, avec notamment un raffinement des analyses qualitatives : analyse des archives historiques, de cartes cognitives, de dessins ou de productions artistiques, analyse de réseau… Les analyses quantitatives sont moins nombreuses dans ce numéro, portant principalement sur les facteurs de motivation des étudiants et des entrepreneurs ainsi que sur l’impact des expériences éducatives sur ces facteurs motivationnels.
10D’une manière générale nous percevons l’extension et la diffusion d’une injonction de formations visant à développer une manière entrepreneuriale d’être au monde (attitudes, soft skills) beaucoup plus que des compétences techniques visant à créer des entreprises. Mais cette orientation de nature culturelle pose de redoutables problèmes de mesure d’efficacité, de concurrence entre dispositifs anciens/nouveaux et de régulation coopérative entre des acteurs très variés à tous les niveaux (équipe, organisation, territoire), ce qui est loin d’être acquis. Cette réalité complexe et mouvante du panorama de l’éducation entrepreneuriale capturée dans ce numéro laisse entrevoir quatre tendances, que nous énonçons ci-après afin d’illustrer la richesse des contributions réunies.
Vers une finalité d’ordre attitudinal avec un impact multidimensionnel
11L’interview menée par Mohsen Tavakoli et Joseph Tixier auprès de Peter Bauer (expert senior de la Commission Européenne dans le domaine de l’éducation, jeunesse, sport et culture) et Stéphan Vincent-Lancrin (analyste senior et project manager de l’OCDE), présente bien ce scénario complexe où l’entrepreneuriat est vu comme un ensemble de valeurs, attitudes et aptitudes qu’il faut susciter et transmettre par l’éducation, ce qui rend l’éducation entrepreneuriale à la fois très importante et très difficile à cerner et à évaluer. L’interview montre à quel point la Commission Européenne et l’OCDE soutiennent l’éducation entrepreneuriale au travers d’un ensemble de dispositifs (incluant la production de contenu, recommandations, cadres et outils d’analyse, etc.). Et en même temps, les deux institutions reconnaissent la difficulté de mesurer l’efficacité des programmes ainsi que de saisir la diversité d’approches pédagogiques possibles.
12Plusieurs articles dans ce numéro partagent ce même constat autour d’une finalité dominante de l’éducation entrepreneuriale d’ordre culturel et attitudinal. Les auteurs centrent leur analyse sur un dispositif à la fois, mais retrouvent à chaque fois des effets multidimensionnels. Laurence Hélène et Mathilde Aubry se focalisent ainsi sur l’association Entreprendre pour Apprendre et explorent les représentations des collégiens (au travers des cartes cognitives). Elles montrent comment le dispositif d’une mini-entreprise conduit à mobiliser différentes ressources, développer des compétences et, plus généralement, l’esprit d’entreprendre des élèves. À leur tour, Florence Krémer et Estèle Jouison examinent comment un jeu concours à la création d’entreprise peut modifier l’attitude d’un public de lycéens vis-à-vis de l’entrepreneuriat : elles constatent un changement positif aux niveaux cognitif, affectif et comportemental.
13La richesse descriptive de ces études qualitatives est complétée par l’enquête quantitative menée par Aurélien Le Rouxel et Mathilde Aubry afin de répertorier l’impact d’une expérience associative auprès de 138 étudiants d’une école de management française. Les auteurs constatent un effet positif en terme de sentiment d’auto-efficacité professionnelle (notamment la capacité à travailler en équipe) et entrepreneuriale (compétences comportementales et de management).
Vers une multiplicité d’approches pédagogiques avec des questionnements profonds
14Si la richesse descriptive des dispositifs pédagogiques étudiés est une caractéristique de l’ensemble des articles de ce numéro, elle est souvent couplée à des questionnements profonds et pertinents pour l’éducateur et l’élève. Ces questionnements soulèvent notamment l’importance de la qualité de l’accompagnement dans une formation à l’entrepreneuriat. Dans ce sens, Olga Bourachnikova et Caroline Merdinger-Rumpler identifient trois enjeux pédagogiques majeurs pour une formation entrepreneuriale fondée sur l’apprentissage par l’action. Chacun de ces enjeux est lié à un équilibre à trouver entre des dimensions presque paradoxales de l’éducation entrepreneuriale : l’équilibre entre liberté et contrainte du cadre pédagogique, l’équilibre entre expérience et réflexivité, et enfin un équilibre dynamique entre apprentissage et action au niveau individuel et collectif.
15L’enjeu de la coopération au sein d’équipes pluridisciplinaires fait l’objet de l’article de Caroline Verzat et Tiphaine Liu. Les auteures identifient non seulement les freins à la coopération mais aussi quatre facteurs pédagogiques capables de l’inciter. Au travers de cet accompagnement pédagogique, le cadre coopératif créé se montre alors une source de transformations identitaires authentiques et appropriées à chaque profil d’étudiant.
16Trois autres contributions poursuivent aussi des questionnements profonds sur le plan de l’approche pédagogique et d’accompagnement à adopter pour l’éducation entrepreneuriale. Sylvain Bureau présente en détail l’approche de l’Art Thinking, une méthode permettant de « créer l’improbable avec certitude » et visant à former un nombre massif de personnes à la création, c’est-à-dire, à ce qui pourrait être et non pas à ce qui est. L’enjeu de la massification de la formation à l’entrepreneuriat et de l’industrialisation de ces formations est aussi posé dans l’entretien mené par Caroline Verzat auprès de Anaïs Prétot et Édouard Schlumberger, de LiveMentor, un acteur majeur de l’accompagnement des travailleurs indépendants dans le domaine de la stratégie et du marketing digital. Enfin, ancrée dans l’approche de l’effectuation, Nathalie Sarrouy-Watkins présente la revue de l’ouvrage « Reality entrepreneurship – Authentic entrepreneurship stories from Europe for teaching and learning the entrepreneurial process in classroom », co-écrit par Olivier Toutain et Sabine Mueller. De quoi s’armer d’un ensemble de réflexions profondes, d’histoires et d’outils pour apprendre à entreprendre !
Vers une reconnaissance des différents profils d’étudiants et de l’importance de leur motivation
17Si on examine les dispositifs et les approches pédagogiques ainsi que leurs finalités et impacts, comment ne pas examiner les étudiants eux-mêmes ? Pour ce faire, Laëtitia Gabay-Mariani et Jean-Pierre Boissin se focalisent sur les profils d’engagement des étudiants-entrepreneurs issus du PEPITE. Leur enquête révèle deux profils d’étudiants- entrepreneurs : ceux qui se situent dans une perspective de création immédiate et qui sont donc plus enclins à s’engager de manière calculée dans leur projet entrepreneurial, et ceux qui s’y projettent à plus long terme dans leur carrière professionnelle démontrant ainsi un engagement plus affectif et normatif notamment envers le métier d’entrepreneur.
18L’importance de l’engagement, de la motivation, et surtout de la persévérance, est aussi soulignée dans l’article d’Alexis Louis Roy et Julien de Freyman. Les auteurs présentent les éléments d’une pédagogie entrepreneuriale de la persévérance, constatent l’importance de la persévérance dans le parcours de 170 entrepreneurs camerounais, et mesurent l’impact d’une démarche pédagogique visant à développer la persévérance et la motivation des apprentis-entrepreneurs au Cameroun.
Vers une course à la (re)légitimation
19La coexistence d’une grande diversité de dispositifs et d’approches pédagogiques révèle aussi une concurrence relativement intense (voire croissante) entre dispositifs classiques et pratiques disruptives. Cette concurrence incite une course à la (re)légitimation des personnes et des institutions. Deux articles dans ce numéro traitent particulièrement des questions de légitimité liées à l’enseignement de l’entrepreneuriat, en adoptant des perspectives très distinctes. Adrien Passant et Fernanda Arreola présentent une étude de cas historique consacrée à la plus ancienne école de commerce du monde – l’ESCP – retraçant l’évolution de la place de l’enseignement en entrepreneuriat au sein de cet établissement. Les auteurs mettent en exergue la construction d’un mythe portant sur la présence native d’un enseignement en entrepreneuriat au sein de cette école, personnifié par la figure de Jean-Baptiste Say, avec un pouvoir légitimateur capable de devenir un élément de différenciation face aux écoles concurrentes.
20Enfin, l’article de Sandrine Le Pontois pose la question cruciale de la légitimité des enseignants en entrepreneuriat. L’auteure identifie cinq tensions pesant sur le processus de légitimation de l’éducation entrepreneuriale : le changement de paradigme pédagogique, une approche différente de l’évaluation, une approche multidisciplinaire, un choc entre culture entrepreneuriale et culture universitaire, un message politique difficilement applicable et/ou appliqué.

21Dans son ensemble, le présent numéro de la revue Entreprendre & Innover est riche d’enseignements… sur l’enseignement de l’entrepreneuriat. Les articles qui le constituent posent des questions importantes et pertinentes pour la pratique de l’éducation entrepreneuriale. Ces questions représentent aussi des vrais challenges pour la recherche scientifique dans le domaine. De plus, ces articles laissent entrevoir une réalité complexe et dynamique, riche d’opportunités mais aussi pleine de tensions. Telle que l’entrepreneuriat lui-même, l’éducation entrepreneuriale navigue entre risques et opportunités, très souvent avec les moyens du bord… Les tendances ici répertoriées laissent penser que cette réalité devra évoluer, dans une mer d’incertitude certes, mais au moins avec des bonnes questions pour boussole.
22Bonne lecture !