CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • La persévérance est un comportement particulièrement attendu de la part des entrepreneurs dans les pays en voie de développement tel que le Cameroun. Pourtant la persévérance n’est pas particulièrement enseignée, ni valorisée dans les enseignements entrepreneuriaux du pays.
  • Compte tenu de notre objectif de former et préparer de futurs entrepreneurs au Cameroun, nous déployons, au rebours des démarches classiques, une pédagogie originale pour développer la persévérance des étudiants, fondée sur la multiplication de courtes épreuves et de défis, dans le sillon de la « théorie des tentatives ».
  • Une mesure des facteurs de motivation un mois après le programme permet de confirmer et de suivre le développement de la persévérance des étudiants.

1Le pédagogue en charge d’enseigner l’esprit entrepreneurial doit relever un double défi : d’une part, identifier les facteurs de succès transmissibles et, d’autre part, développer une ingénierie pédagogique adaptée à son public et à son terrain (pour tenter de favoriser l’émergence des comportements entrepreneuriaux souhaités auprès des apprenants). Les méta-analyses des travaux en éducation entrepreneuriale [2] ont mis en évidence l’écart qu’il pouvait y avoir entre les programmes de formation proposés par les établissements de l’enseignement supérieur et ce que font les entrepreneurs en réalité. En ce sens, on peut regretter le manque d’études dédiées à la recherche d’un meilleur alignement des pratiques pédagogiques (observées en matière d’éducation entrepreneuriale) et des comportements effectivement attendus de la part d’entrepreneurs. Cela semble d’autant plus dommageable que les recherches consacrées à l’évaluation des parcours académiques en entrepreneuriat n’exploitent pas assez de cadres théoriques pour discuter les observations et les résultats produits [3].

2Dans la continuité de ce constat, on peut noter de façon plus précise que les modèles d’analyse de la motivation et de la psychologie éducative sont encore peu mobilisés dans l’étude des pédagogies entrepreneuriales. En écho à ces différentes observations, cette recherche présente une démarche pédagogique expérientielle conduite au Cameroun (au sein de l’Ecole Internationale du Management et de l’Entrepreneuriat [4]) s’inspirant des travaux d’analyse de la motivation entrepreneuriale [5] et des principes de la « théorie des tentatives [6] ». Elle se donne pour objectif de vérifier l’importance de la persévérance dans la réussite des projets entrepreneuriaux auprès des entrepreneurs camerounais, mais également d’évaluer l’influence du dispositif pédagogique mis en œuvre sur le développement de cette attitude.

L’importance du développement de la persévérance dans l’enseignement entrepreneurial fait débat

3L’enseignement de l’entrepreneuriat a été démocratisé dans les établissements du supérieur (publics et privés), porté par des rêves de croissance nationale et de renouveau économique à l’échelle des territoires. La recherche académique a soutenu cette évolution sociale, sans être vraiment parvenue à dégager un consensus sur les « compétences, capacités, attitudes et valeurs à développer chez les individus et les équipes volontaires » [7]. Les pédagogues sont toujours confrontés à un manque de certitudes sur la direction pédagogique à prendre en matière d’éducation entrepreneuriale : avons-nous la preuve que nous enseignons effectivement aux futurs entrepreneurs les compétences les plus attendues ?

4L’étude des comportements entrepreneuriaux a néanmoins permis de souligner l’importance de certains traits de personnalité, avec une efficacité réelle des programmes de formation pour les travailler. En conséquence, il faut garder à l’esprit que l’entrepreneuriat est enseignable [8], au même titre que d’autres disciplines. La persévérance fait partie de ces attitudes non cognitives à développer. De façon intuitive, on peut facilement penser que celle-ci est une condition nécessaire à la réussite d’un projet entrepreneurial [9] : elle permet de poursuivre des objectifs indépendamment des obstacles et des conditions d’adversité rencontrés, en poussant par exemple les individus à rechercher des actions nouvelles pour contourner ces contraintes [10].

5La persévérance engage à travailler avec ténacité et à maintenir un effort et un intérêt sur plusieurs années, en dépit de progrès faibles ou insatisfaisants. Un débat s’est installé sur l’importance de la persévérance (ou « grit » dans la littérature anglophone) dans l’explication de la réussite. En effet, si certaines études ont détecté une corrélation entre le succès d’un individu et son degré de persévérance [11], d’autres se sont montrées au contraire plus critiques en contestant surtout le caractère prédictif de ce trait de personnalité vis-à-vis d’autres facteurs de réussite scolaire tels que les capacités cognitives ou la régularité dans le travail [12]. Les conséquences pédagogiques de ces échanges sont encore floues, d’autant que les challenges de l’éducation entrepreneuriale appellent des directions nouvelles.

Définir une pédagogie de la persévérance

6La question de la capacité des entrepreneurs à résister plus longuement aux difficultés et aux épreuves n’est pas vraiment nouvelle dans le champ de la psychologie entrepreneuriale [13]. Des auteurs se sont déjà interrogés sur les formes de persévérance rencontrées dans les contextes entrepreneuriaux [14]. Leurs résultats décrivent une population d’individus caractérisée par un niveau d’endurance et de ténacité plus important que les non-entrepreneurs. On peut pourtant penser, au regard des orientations pédagogiques en matière d’éducation entrepreneuriale, que les recherches de ce type ont exercé une influence limitée sur le choix des objectifs poursuivis dans l’enseignement de l’entrepreneuriat (sans avoir une vision exhaustive, peu de sessions répandues dans les écoles et les universités semblent dédiées au travail de la persévérance).

7Le développement et la conversion des intentions entrepreneuriales doivent reposer sur des mécanismes pédagogiques à même de consolider les principaux vecteurs du passage à l’acte, mais dans un contexte où les difficultés ont toute leur place (de sorte à reproduire la réalité entrepreneuriale). En ce sens, la référence à la « théorie des tentatives [15] » semble particulièrement intéressante à transposer dans notre domaine car celle-ci permet de considérer l’action entrepreneuriale comme une séquence continue d’essais pour atteindre une performance finale. Dans ce cadre théorique, la décision d’agir est modulée par des facteurs extrinsèques (la culture nationale, les succès ou échecs des précédentes tentatives) et des facteurs intrinsèques de désir, de peur de l’échec mais aussi, et c’est l’originalité de ce cadre explicatif, par des facteurs intrinsèques d’envie de tenter de nouveau (figure 1).

Figure 1

Théorie des tentatives

Figure 1

Théorie des tentatives

(Theory of trying – Bagozzi et Warshaw, 1990)

8Une pédagogie de la persévérance pourrait donc s’en inspirer en favorisant la répétition de petites expériences, positives ou douloureuses, générant ainsi des opportunités d’apprentissage par l’échec ou le plaisir [16]. Cela dit, il semble également important d’adopter une lecture plus globale des motivations entrepreneuriales, notamment pour déterminer l’influence relative de la persévérance. L’échelle du WOFO (Work and Family Orientation Inventory) présente à cet égard un intérêt. En effet, initialement conçu pour révéler les constructions culturelles associées aux identités de genre dans les motivations de carrière [17], cet outil a été recommandé pour évaluer la motivation à engager et maintenir une action entrepreneuriale [18]. Il fournit notamment une mesure de la motivation du passage à l’action, à partir de trois composantes :

  • Une « motivation de maîtrise » (caractérisée par exemple par les comportements suivants : Je préfère faire quelque chose où je me sens confiant et détendu plutôt que quelque chose de stimulant et de difficile) ;
  • Une « motivation de compétitivité » (caractérisée par exemple par le comportement suivant : Il est important pour moi d’être plus performant que les autres dans une tâche) ;
  • Une « motivation de travail et de réalisation » (caractérisée par exemple par le comportement suivant : Je trouve satisfaction à travailler du mieux que je peux et pour un travail bien fait). Cette dernière catégorie recouvre les attitudes de persévérance, d’autodiscipline.

Travailler la persévérance grâce aux défis…

9Les potentialités économiques du Cameroun ont été récemment soulignées par les équipes du Global Entrepreneurship Monitor (GEM, 2016) qui perçoivent un « géant dans l’entrepreneuriat émergent », notamment pour ses prédispositions à la création des activités entrepreneuriales (5e place sur la perception d’opportunités et 15e place pour les intentions entrepreneuriales). Le GEM évoque cependant la difficulté du Cameroun à les pérenniser, décrivant ainsi « un nain quant au développement d’un entrepreneuriat ambitieux ». Le dispositif pédagogique déployé souhaite donc agir sur la persévérance des jeunes Camerounais, de sorte à renforcer leur aptitude à pérenniser des projets entrepreneuriaux, indépendamment des difficultés rencontrées.

10L’ingénierie initiale s’est organisée en 2017 autour du « défi du taxi [19] » (année 1). Les jeunes élèves partent dans la ville de Yaoundé à la rencontre d’entreprises qu’ils ont sélectionnées. Ils doivent trouver en 3 heures des réponses à leurs questions entrepreneuriales sans aucune introduction préalable auprès des interlocuteurs ciblés. La rencontre sans rendez-vous préalable est bien sûr une épreuve pour les groupes d’élèves mais celle-ci reste culturellement valorisée dans le contexte camerounais. La pédagogie a ensuite été enrichie en 2018 (tableau 1) avec l’introduction d’un second challenge court à réaliser seul, consistant à rencontrer des entrepreneurs et à échanger sur leurs qualités (année 2). Chaque étudiant doit notamment profiter de l’échange pour solliciter auprès de l’entrepreneur interrogé un défi à relever afin de lui démontrer qu’il a bien en germe les aptitudes suffisantes pour devenir à son tour entrepreneur. Nous avons également ajouté en début de semaine un témoignage d’un entrepreneur camerounais dont le parcours est caractérisé par une grande volonté de persévérance [20] dans son projet entrepreneurial.

La persévérance doublement questionnée : chez l’entrepreneur et chez l’étudiant

11L’enseignement entrepreneurial en Afrique souffre d’un désalignement entre les besoins réels exprimés par les entrepreneurs et les programmes de formation dispensés aux apprentis entrepreneurs [21]. En écho à ce constat, cette étude exploratoire cherche à vérifier l’importance de la persévérance dans la réussite d’une démarche entrepreneuriale au Cameroun (question de recherche 1), puis à évaluer dans quelle mesure notre dispositif pédagogique permet de faire converger les attitudes des apprentis entrepreneurs vers les attitudes les plus efficaces aux yeux des entrepreneurs camerounais (question de recherche 2).

Tableau 1

Déroulement du séminaire sur les comportements entrepreneuriaux

Journées et étapes pédagogiquesDémarche pédagogique de développement de la motivation « travail-réalisation »Évaluation des acquis et remarques
Lundi : J’ai des qualités pour être un futur entrepreneur3h : Cours sur l’état d’esprit de l’entrepreneur. Exemples d’entrepreneurs et de leurs caractères
3h : Formation des groupes par l’accompagnateur en combinant les caractères de la classe.
Production d’une idée entrepreneuriale
Challenge de l’idée par l’accompagnateur
Étude de cas présentant des entrepreneurs enthousiastes. Identification des comportements qui vont surprendre les étudiants sur l’image de l’entrepreneur.
Au travers d’exemples d’entrepreneurs, développer la motivation pour vivre à son tour l’aventure.
Mardi : Je prends conscience de mes peurs d’aller à la rencontre d’entreprises, de ne pas avoir le contrôle sur tout.
Je découvre des entrepreneurs camerounais qui ont dépassé leurs peurs
3h : Cours de gestion du projet innovant, le cadre de supervision des projets
(Année 2 uniquement) 3h : Rencontre témoignage d’un entrepreneur caractérisé par une très forte persévérance
Quiz sur la première journée
Production d’un plan de route dans Yaoundé.
S’assurer que personne n’a de relation avec les entreprises visitées. Consignes d’habillement pour le mercredi. Ces consignes montrent l’importance donnée au jeu du taxi et fait monter une pression autour du défi.
Mercredi : Je vis une première aventure et cette expérience est réussie.
Je découvre qu’une autre aventure que je ne connais pas m’attend demain
3h : Récupération des accords parentaux.
Départ en taxi par groupe
Courir l’aventure en taxi à Yaoundé.
3h : Débriefing à chaud. Identification des actions audacieuses mises en œuvre
par les étudiants. Célébration du succès. Détente
Les chauffeurs de taxi sont sélectionnés par le directeur de l’établissement pour leur sérieux et leur connaissance de Yaoundé.
Ils reçoivent tous la feuille de route prévisionnelle bâtie par chaque groupe.
En fin de journée, les étudiants découvrent qu’un autre défi qu’ils ignorent leur sera donné demain matin. Ils savent seulement qu’ils doivent venir bien habillé.
Jeudi : Je vis une seconde aventure non préparée et, une deuxième fois, cette tentative s’est bien passée.3h : Cours sur les équipes dans les projets innovants
(Année 2 uniquement) 3h : Rencontre individuelle d’entrepreneurs. Les étudiants doivent demander à l’entrepreneur de leur donner un défi pour qu’ils démontrent leur aptitude à être entrepreneurs.
Découverte le jour-même du défi nouveau pour eux : aller à la rencontre d’entrepreneurs et se soumettre à des défis.
Ancrage du sentiment que chaque nouvelle journée est une occasion de relever un défi.
Ce second défi se réalise dans des conditions bienveillantes et les étudiants comprennent qu’ils peuvent aborder les nouveaux défis sans peur.
Vendredi : Je rejoins la communauté de « ceux qui essaient » et je peux me projeter dans des ambitions entrepreneuriales élevées.3h : Présentation par groupe des projets entrepreneuriaux, des prochaines étapes de développement
3h : Rencontre d’un coach d’entrepreneurs et d’un entrepreneur qui va articuler le plaisir, l’importance de la rigueur dans la tenue du projet et inviter les jeunes à rejoindre le groupe des entrepreneurs qui vivent l’aventure
Quiz sur la quatrième journée
L’intervenant entrepreneur développe une motivation pour des ambitions élevées.
Le mois suivant : je fais le point sur les attitudes les plus prometteuses pour mon développement entrepreneurial.Évaluation du cours lors d’un examen final : une étude de cas sur le comportement d’entrepreneur.
Questionnaire d’évaluation sur l’évolution du désir de mener un projet entrepreneurial et les leçons acquises au cours de la semaine

Déroulement du séminaire sur les comportements entrepreneuriaux

12Pour étudier la première question de recherche, nous considérons un groupe d’entrepreneurs camerounais réunis le même jour à l’occasion d’un congrès d’entrepreneurs à Yaoundé (capitale politique du Cameroun), sous le patronage de l’Agence de Promotion des Petites et Moyennes Entreprises du Cameroun.

13On leur a posé la question suivante : « Quelle qualité vous a le plus aidé à devenir chef d’entreprise ? ». Les entrepreneurs (n=170) sont libres de donner la qualité de leur choix. Nous ne maîtrisions pas l’échantillonnage de notre enquête réalisée à l’occasion des 10es journées de l’entrepreneuriat éthique au Cameroun. Une annonce avait été faite aux entrepreneurs pour les informer qu’ils allaient être interrogés. Chaque réponse prise en note par les enquêteurs (étudiants du programme) a été signée par les entrepreneurs. Les termes distincts [22] énoncés par les 170 entrepreneurs interrogés ont été répartis selon les trois axes de motivation WOFO (maîtrise, compétitivité, travail-réalisation).

14Pour approcher la seconde question de recherche, nous fixons plusieurs éléments de terrain pour être à périmètre comparable et considérons la mesure d’impact d’un programme d’une semaine, déroulé sur 2 années consécutives (2017 et 2018), auprès de deux groupes successifs d’une vingtaine d’étudiants, âgés de 17 ans ou un peu plus, résidant à Yaoundé au Cameroun. Le syllabus de ce séminaire est constant : initiation à l’esprit entrepreneurial et aux techniques de gestion de projet innovant (tableau 2). L’enseignant reste le même sur la période d’observation.

Tableau 2

Organisation du programme de sensibilisation à la culture entrepreneuriale

TerrainAnnée 1Année 2
Effectif du groupe22 étudiants22 étudiants
Âge des étudiants17 ans ou un peu plus
LocalisationYaoundé, Cameroun
SyllabusCours de première année : initiation à l’esprit entrepreneurial, initiation aux techniques de gestion de projet innovant
Durée du programme1 semaine en novembre (le cursus a démarré en octobre)
PédagogieDéfi du taxi : un défi réalisé par groupe de 4 étudiants à Yaoundé consistant à aller à la rencontre d’entreprises sans planification ni introduction préalable
Rencontre avec un entrepreneur qui ancre le plaisir de vivre l’aventure entrepreneuriale
Même dispositif qu’en année 1, avec l’ajout d’un second challenge réalisé seul (rencontre d’entrepreneurs et sollicitation d’un défi à relever) et d’une intervention en classe d’un entrepreneur ayant manifesté une forte persévérance dans son parcours
Collecte des donnéesMême questionnaire de motivation et de bilan du programme renvoyé par chaque étudiant dans le mois qui suit le programme

Organisation du programme de sensibilisation à la culture entrepreneuriale

15Notons d’ores et déjà que la taille de notre échantillon reste faible (22 étudiants sur chacune des années), ce qui positionne notre étude dans un champ exploratoire [23].

16Nous avons effectué une mesure des facteurs de motivation développés à l’issue du programme au-travers d’une enquête auprès des participants. Les étudiants ont été invités à répondre à un questionnaire dans le mois suivant la fin de l’intervention, composé de cinq questions ouvertes. Seules les réponses à la question numéro trois ont été exploitées : « 3. Listez les éléments concrets (connaissances, comportements de l’entrepreneur) sur lesquels vous avez progressé cette semaine ». Aucune consigne particulière n’a été donnée aux étudiants pour répondre. Nous avons également effectué un codage sur ces verbatims à partir des trois facteurs de motivation WOFO (maîtrise, compétitivité et travail-réalisation). Plusieurs facteurs WOFO peuvent être identifiés lors de l’analyse d’une citation. Dans ce cas, les auteurs ont pondéré chaque facteur en fonction de leur occurrence dans le texte.

17L’analyse de l’évolution des facteurs de motivation d’une année sur l’autre permet enfin de mesurer l’impact de l’évolution de la pédagogie sur le développement de facteurs de motivation. La mesure de la motivation en Année 1 sert de groupe de contrôle tandis que la mesure en Année 2 permet de mesurer l’impact de la nouvelle démarche pédagogique employée. L’utilisation d’une échelle unique WOFO permet de mesurer l’écart entre les données collectées auprès des entrepreneurs camerounais et les données collectées auprès des apprentis entrepreneurs.

La persévérance, qualité clé de la réussite selon les entrepreneurs

18Pour répondre à la question « Quelle qualité vous a le plus aidé à devenir chef d’entreprise ? », les 170 entrepreneurs ont été libres de choisir le mot qui décrivait le mieux leur qualité clé dans la réussite de leur projet entrepreneurial. Au total, 57 qualités ont été énoncées par les personnes interrogées, dont 20 l’ont été au moins 3 fois. Le terme « persévérance » a été exprimé par 27 entrepreneurs (16 % du total des réponses). À titre de comparaison, le second terme le plus cité (à savoir « générosité »), n’a été donné que par 12 entrepreneurs (7 % du total des réponses). Cinq sous-dimensions des motivations WOFO ont pu émerger par regroupement des qualités (« être plus » et « faire pour les autres » pour le facteur maîtrise ; « avoir plus » pour le facteur compétitivité ; « faire aboutir » et « faire changer » pour le facteur travail-réalisation).

19Les termes associés à la dimension de motivation de « travail-réalisation » sont très largement représentés dans l’échantillon (57 % du total des réponses), avec une reconnaissance collective non négligeable du rôle clé de la persévérance dans la réussite entrepreneuriale. Un résultat que la proximité sémantique avec d’autres attitudes mentionnées (patience, ténacité, détermination, témérité et volonté) peut sans doute renforcer. De façon plus globale, la prédominance de cette dimension pour expliquer a posteriori un succès entrepreneurial est cohérente avec les enquêtes comportementales ayant mis en lumière l’importance de la persévérance [24] dans la réussite du projet entrepreneurial, tant pour la phase d’amorçage et de croissance, que pour la génération de revenus et l’organisation des opérations.

Tableau 3

Répartition des réponses d’entrepreneurs camerounais à la question « Quelle qualité vous a le plus aidé à devenir chef d’entreprise ? » (n=170), répartis en fonction des trois types de motivation WOFO de Helmreich & Spence (1978)

Type de motivations WOFORegroupement par sous-dimensions WOFORéponses [25] à la question : Quelle qualité vous a le plus aidé à devenir chef d’entreprise ?Nombre de citations
MaîtriseEtre plus 34 citations au total (20 %)Intégrité5
Confiance4
Calme3
Rigueur3
Faire pour les autres 27 citations au total (16 %)Générosité12
Disponibilité6
Communication3
CompétitivitéAvoir plus 13 citations au total (7 %)Ambition3
Indépendance3
Travail – RéalisationFaire aboutir 76 citations au total (45 %)Persévérance27
Patience10
Ténacité10
Détermination9
Courage8
Audace3
Témérité3
Volonté3
Faire changer 20 citations au total (12 %)Envie d’innover5
Passion5
Créativité3

Répartition des réponses d’entrepreneurs camerounais à la question « Quelle qualité vous a le plus aidé à devenir chef d’entreprise ? » (n=170), répartis en fonction des trois types de motivation WOFO de Helmreich & Spence (1978)

20Les résultats raisonnent également avec les conclusions du GEM sur le rapport du Cameroun à l’entrepreneuriat. En effet, si leur étude aborde peu l’influence des attributs individuels (psychologiques, motivations) sur le taux de succès des projets entrepreneuriaux, elle nous enseigne néanmoins que les causes du faible développement entrepreneurial résident moins dans la capacité à initier des projets, que dans celle de « les faire prospérer ou [de] les situer dans une logique de pérennité. ». En outre, le même rapport souligne combien la persévérance est valorisée dans certaines cultures camerounaises. Cependant, il convient de garder à l’esprit que les études du lien entre la culture nationale et la persévérance dans le projet entrepreneurial [26] n’ont pas permis de valider l’hypothèse que les cultures valorisant la persévérance favorisaient en retour les projets entrepreneuriaux.

Motivation des apprentis-entrepreneurs et impact de la pédagogie

21Les facteurs de motivation des étudiants restent majoritairement associés à l’accumulation de savoirs (57 % des retours sont associées au facteur WOFO de « maîtrise » en Année 2 contre 70 % en Année 1). La maîtrise des connaissances ressort nettement, dans leurs représentations individuelles, comme le facteur clé de la réussite entrepreneuriale. De façon intéressante, on observe une augmentation du facteur de motivation « Travail-Réalisation » (passant de 29 % en année 1 à 42 % en année 2), mais également une convergence vers les niveaux cibles exprimés par les entrepreneurs (figure 2). Compte tenu de la grande homogénéité des contextes entre les Année 1 et Année 2, nous pouvons probablement associer cette évolution à la pédagogie déployée en Année 2. Les verbatims des étudiants semblent également le confirmer, avec des références régulières à la persévérance [27].

Figure 2

Évolution des facteurs de motivation WOFO des étudiants comparés à ceux des entrepreneurs camerounais

Figure 2

Évolution des facteurs de motivation WOFO des étudiants comparés à ceux des entrepreneurs camerounais

22Ces résultats encouragent le développement d’une pédagogie fondée sur la multiplication de défis courts, engageants et risqués pour les étudiants, de sorte à les détacher de leur « zone de confort ». L’initiative du taxi désancre des peurs d’agir, mais cela reste une expérience collective (groupe de 4 étudiants) avec le support d’un chauffeur de taxi. La rencontre avec des entrepreneurs développe davantage le « désir imitatif » [28], alors que la multiplication des courtes épreuves menées seul par l’étudiant semble plus à même de développer son degré de persévérance. On sait néanmoins que l’effet positif des tentatives précédentes dans la motivation à tenter de nouveau s’estompe avec le temps [29]. Cela suppose une vigilance accrue du pédagogue (ou de la direction des programmes en cas de coordination des parcours) pour permettre aux élèves d’enchaîner avec régularité des tentatives et d’augmenter leur envie d’engager de nouvelles tentatives.

23Par ailleurs, l’enquête menée un mois après l’intervention semble montrer que la conjugaison des courts défis et des témoignages sur l’importance de persévérer les a bien alertés sur la nécessité de développer durablement cette attitude. Cependant, les élèves ont encore majoritairement témoigné d’une plus grande confiance dans leur maîtrise de compétences clé en entrepreneuriat plutôt qu’en leur persévérance pour favoriser la réussite de leur projet entrepreneurial. Ce résultat décevant laisse penser que des expériences répétées sur une semaine seulement ne suffiront probablement pas à ancrer durablement la persévérance dans les comportements des élèves. En revanche, en cohérence avec la théorie des tentatives, des répétitions sur plusieurs années de programme et à rythme régulier peuvent sans doute y contribuer plus efficacement.

Développer l’envie de persévérer par des pédagogies expérientielles

24Le terrain camerounais confirme, dans la lignée des conclusions de Brown & Hanlon [30], que la pédagogie entrepreneuriale gagnerait beaucoup à développer la persévérance des apprenants. En effet, cette attitude est associée à une clé de réussite entrepreneuriale qu’il convient de posséder pour donner du souffle et de la solidité à ses projets de création d’entreprise. Les programmes d’enseignement de l’entrepreneuriat continuent pourtant de se focaliser principalement sur des attitudes telles que le besoin de réussite, l’auto-efficacité, la confiance en soi ou encore la propension à prendre des risques.

25En Afrique, on observe que ce type de programmes s’oriente rarement vers l’enseignement d’attitudes entrepreneuriales et la mise en œuvre de pédagogies expérientielles [31]. Nous pensons qu’il est essentiel de concevoir, déployer et évaluer une pédagogie qui tenterait de développer l’envie de persévérer dans son projet entrepreneurial, particulièrement dans un contexte culturel tel que celui du Cameroun. La pédagogie par le plaisir ou encore par projet est une condition nécessaire, mais sans doute pas suffisante pour accompagner l’éclosion et l’envol de jeunes entrepreneurs. La théorie des tentatives fournit à cet égard une direction prometteuse, en invitant les pédagogues à rythmer différemment les enseignements entrepreneuriaux, mais aussi et surtout à considérer que le passage à l’acte peut, dans certains cas, davantage dépendre des actions précédentes que de l’élaboration d’intentions [32].

26Il convient cependant de noter que les résultats de cette recherche exploratoire ont pu être influencés par deux biais comportementaux. Le premier est d’ordre académique et concerne la propension des élèves à vouloir répondre conformément aux attentes de l’enseignant afin de favoriser une bonne évaluation. Le second est d’ordre social et traduit le fait que les étudiants peuvent être enclins à répondre de manière à apparaître comme un potentiel entrepreneur. Nous pourrions contourner ces biais comportementaux en réalisant notre enquête après la restitution des notes finales par l’enseignant et en intégrant une observation supplémentaire des réactions des étudiants par exemple face à une situation d’échec. La taille limitée de l’échantillon invite également à la prudence dans la généralisation des résultats.

27En conclusion, parmi les voies pédagogiques actuellement explorées pour améliorer le dispositif pédagogique en année 3, nous souhaitons mettre en place une entraide entre les apprentis entrepreneurs en première année d’étude et les apprentis entrepreneurs en troisième année. L’intérêt de cette démarche est de demander aux étudiants de première année de contribuer à des projets sans attendre de retour immédiat sous la forme de note ou d’évaluation. Cette démarche vise à introduire une temporalité plus longue dans la pédagogie pour engager des efforts qui ne donneront pas de résultats immédiats et ainsi sensibiliser à la patience entrepreneuriale.

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient M. le Directeur de l’Agence de Promotion des Petites et Moyennes Entreprises du Cameroun, qui a accueilli les promotions d’apprentis entrepreneurs dans le cadre du Programme de Promotion de l’Esprit d’Entreprise en Milieu Jeune du Cameroun lors Journées de l’Entrepreneuriat Ethique à Yaoundé.
  • [2]
    Fayolle, A. (2013). Personal views on the future of entrepreneurship education. Entrepreneurship & Regional Development, 25(7–8), 692–701.
  • [3]
    Lorz, M., Mueller, S., & Volery, T. (2013). Entrepreneurship Education: a Systematic Review of the Methods in Impact Studies. Journal of Enterprising Culture, 21(02), 123–151.
  • [4]
    Groupe YSchools
  • [5]
    Carsrud, A., & Brännback, M. (2011). Entrepreneurial Motivations : What Do We Still Need to Know ? Journal of Small Business Management, 49(1), 9–26.
  • [6]
    Bagozzi, R. P., & Warshaw, P. R. (1990). Trying to Consume. Journal of Consumer Research, 17(September), 127–140.
  • [7]
    Verzat, C. (2015). Esprit d’entreprendre, es-tu là ? Mais de quoi parle-t-on ? Entreprendre & Innover, 27(4), 81–92. Page 71.
  • [8]
    Fayolle, A. (2011). Enseignez, enseignez l’entrepreneurial, il en restera toujours quelque chose ! Entreprendre & Innover, 11-12(3), 147-158.
  • [9]
    Baum, R. J., Locke, E. A., & Smith, K. G. (2001). A Multidemensional model for venture growth. Academy of Management Journal, 44(2), 292–303.
  • [10]
    Bandura, Al. (1977). Self-efficacy: toward a unifying theory of behavioral change. Psychological Review, 84(2), 191–215.
  • [11]
    Duckworth, A. L. (2016). Grit: The Power of Passion and Perseverance. New York: Scribner.
  • [12]
    Credé, M., Tynan, M. C., & Harms, P. D. (2017). Much Ado about Grit: A Meta-Analytic Synthesis of the Grit Literature. Journal of Personality and Social Psychology, 113(3), 492–511.
  • [13]
    Carsrud, A., & Brännback, M. (2011), op. cit.
  • [14]
    Markman, G.D., Baron, R.A. and Balkin, D.B. (2005), Are perseverance and self-efficacy costless ? Assessing entrepreneur’s regretful thinking, Journal of Organizational Behavior, 26, 1-19.
  • [15]
    Bagozzi, R. P., & Warshaw, P. R. (1990). Op. cit.
  • [16]
    Roy, A. L., Mondo, M., & de Freyman, J. (2018). Pratiques pédagogiques innovantes “Courir l’aventure en taxi” pour sensibiliser au plaisir d’entreprendre. Entreprendre & Innover, 36, 73–82.
  • [17]
    Helmreich, R. L., & Spence, J. T. (1978). The Work and Family Orientation Questionnaire: An Objective Instrument to Assess Components of Achievement Motivation and Attitudes Toward Family and Career. In A. P. Association (Ed.), JSAS Catalog of Selected Documents in Psychology. Washington.
  • [18]
    Carsrud, A., & Brännback, M. (2011), op. cit.
  • [19]
    Roy, A. L., Mondo, M., & de Freyman, J. (2018), op. cit.
  • [20]
    Refus d’obéissance aux injonctions de son père de s’inscrire au concours de l’administration publique pour créer son entreprise alors qu’il était major de promotion dans une grande école au Cameroun.
  • [21]
    Dzisi, S., & Odoom, F. (2017). Entrepreneurship Education and Training in Higher Educational Institutions in Ghana. Journal of International Entrepreneurship, 15(4), 436–452.
  • [22]
    57 termes distincts au total.
  • [23]
    Pour mémoire, la taille moyenne d’échantillons observés dans les 12 études ex ante/ex post revues dans les méta-analyse 2 est de n=80 alors que les méthodologies quantitatives recommandent des échantillons d’au moins n=100.
  • [24]
    Brown, T. C., & Hanlon, D. (2016). Behavioral Criteria for Grounding Entrepreneurship Education and Training Programs: A Validation Study. Journal of Small Business Management, 54(2), 399–419.
  • [25]
    Seules les qualités totalisant au moins trois citations ont été intégrées. Ces 20 termes représentent 75 % du total des citations.
  • [26]
    Wennberg, K., Pathak, S., & Autio, E. (2013). How culture molds the effects of self efficacy and fear of failure on entrepreneurship. Entrepreneurship & Regional Development, 25(9–10), 756–780.
  • [27]
    Exemple de verbatims : « Comme comportements de l’entrepreneur sur lesquelles j’ai progressé, je peux citer : (1) Faire face à ses peurs et (2) Être patient et ne par directement abandonner après un échec ».
  • [28]
    Wyrwich, M., Stuetzer, M., & Sternberg, R. (2016). Entrepreneurial role models, fear of failure, and institutional approval of entrepreneurship: a tale of two regions. Small Business Economics, 46, 467–492.
  • [29]
    Bagozzi, R. P., & Warshaw, P. R. (1990). Op. cit.
  • [30]
    Brown & Hanlon (2016). Op. cit.
  • [31]
    Dzisi, S., & Odoom, F. (2017). Op. cit.
  • [32]
    Bagozzi, R. P., & Warshaw, P. R. (1990). Op. cit.
Français

À partir d’une étude des facteurs de motivation de 170 entrepreneurs camerounais, nous avons cherché à vérifier l’importance de la persévérance dans la réussite des projets entrepreneuriaux, pour ajuster le contenu de certains enseignements au sein de l’École Internationale du Management et de l’Entrepreneuriat (EIME) à Yaoundé [1].
Les entrepreneurs interrogés ont largement souligné le poids de la persévérance au Cameroun, ce qui a conforté la mise en œuvre d’une pédagogie de la persévérance dans un dispositif d’enseignement de l’entrepreneuriat. Celle-ci prend appui sur la « théorie des tentatives » en se fondant sur la répétition de courtes expériences et défis. Les résultats montrent que les étudiants ayant suivi ce programme développent des attitudes davantage orientées vers la persévérance, convergeant ainsi vers la représentation des entrepreneurs camerounais. La recherche contribue au débat récent sur la place de la persévérance dans la pédagogie et propose des voies d’action pour déployer une pédagogie de la persévérance auprès d’apprentis entrepreneurs de pays en voie de développement.

Alexis Louis Roy
Alexis Louis Roy est chercheur Associé au laboratoire LAREQUOI UVSQ Université Paris-Saclay. Il intervient dans plusieurs programmes d’enseignements entrepreneuriaux en France, en Algérie, au Maroc et au Cameroun.
Julien de Freyman
Julien de Freyman est Directeur du Msc Innovation, Creativity & Entrepreneurship et Responsable du département Innovation, Entrepreneuriat et Stratégie à la South Champagne Business School.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/03/2020
https://doi.org/10.3917/entin.042.0132
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