CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Deux profils d’étudiant-entrepreneurs coexistent : ceux qui se situent dans une perspective de création immédiate et ceux qui s’y projettent à plus long terme dans leur carrière professionnelle. Les premiers sont les plus à même de s’investir personnellement dans leur projet entrepreneurial.
  • Deux logiques d’engagement s’observent : alors qu’une perspective de création post-étude favorise un type d’engagement calculé, la perspective de création à plus long terme induit une logique d’engagement affective, sur un mode plus aspirationnel. Les étudiants-entrepreneurs les plus investis personnellement dans leur projet sont ceux qui combinent les deux.
  • L’accompagnement des étudiants-entrepreneurs gagne à prendre en compte ces différentes logiques et les risques qui peuvent leur être associés : un sous-investissement chez ceux qui ne se projettent finalement pas à long terme, versus un surinvestissement chez ceux qui n’imaginent plus revenir en arrière.

1Depuis une dizaine d’années, l’entrepreneuriat étudiant s’est progressivement hissé au rang de priorité nationale en France, parallèlement à une augmentation exponentielle du nombre de dispositifs de formation et d’accompagnement à l’entrepreneuriat. Parmi ces efforts destinés à susciter et soutenir la création étudiante française, le PÉPITE [1] (Plan Étudiant Pour l’Innovation, le Transfert et l’Entrepreneuriat), décidé en 2014 suite aux Assises de l’Entrepreneuriat, a constitué l’une des mesures phares du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI). Cinq ans plus tard, il est possible de mettre en perspective les objectifs originaux de la politique publique – favoriser la création d’entreprise chez les jeunes de l’enseignement supérieur et diffuser une culture entrepreneuriale au sein de cette population – avec son impact réel auprès de plus de 13 000 entrepreneurs naissants dotés du statut national étudiant-entrepreneur. En ce sens, la recherche semble avoir un rôle à jouer pour mieux comprendre à quoi et surtout à qui sert ce type de programme de formation et d’accompagnement. Celle-ci s’est d’ailleurs emparée de ce qui pouvait encore, il y a quelques années, être qualifié de « phénomène émergent »[2],[3], à travers un nombre croissant d’études consacrées aux pratiques pédagogiques et d’accompagnement adaptées à cette catégorie d’entrepreneurs naissants.

De l’intention à l’action, un passage problématique ?

2Dans la continuité des efforts destinés à mieux comprendre les étudiants-entrepreneurs, notre enquête questionne les modalités du passage de l’intention à l’action entrepreneuriale de cette population, notamment ce qui les conduit vers la création d’entreprise. Si l’essentiel de ces étudiants conduisent effectivement un projet entrepreneurial, il n’est pas certain qu’ils s’inscrivent tous dans les mêmes logiques d’engagement, que ce soit vis-à-vis de leur projet ou de l’entrepreneuriat comme choix de carrière. En découlerait donc un investissement contrasté du porteur dans son projet. Pour le déterminer, une enquête quantitative a été réalisée en juillet 2018 auprès de 139 individus détenteurs du statut national étudiant-entrepreneur (SNEE). Elle vise à comprendre quelles logiques d’engagement découlent respectivement d’une intention d’entreprendre à l’issue de ses études ou, à plus long terme, dans sa carrière professionnelle, et si elle mène à l’investissement personnel effectif du porteur dans son projet. Ces profils d’engagement ont été établis à partir du modèle d’Allen et Meyer, qui différencie l’engagement affectif, normatif et calculé. Les résultats démontrent des formes d’engagement et d’investissement effectif différenciées selon la portée de l’intention entrepreneuriale des étudiants-entrepreneurs. En cela, notre étude s’efforce d’éclairer davantage la question du passage de l’intention au comportement entrepreneurial, cruciale dans l’accompagnement de l’étudiant-entrepreneur. Parmi tous ceux qui s’y essaient, lesquels iront jusqu’au bout de l’aventure ? Et surtout, à quel point s’investiront-ils dans leur projet ?

De l’intention à l’engagement des étudiants-entrepreneurs

3Qu’est-ce qui motive l’investissement d’un individu dans un projet de création d’entreprise ? Depuis la fin des années 1980, cette question est au cœur d’un courant prolifique de recherche dans la littérature entrepreneuriale, s’articulant autour des modèles cognitifs d’intention.

4Fondés essentiellement sur la théorie du comportement planifié [4] et des apports sur l’évènement entrepreneurial [5], ils se trouvent cristallisés dans le modèle adapté de l’intention entrepreneuriale [6] (Figure 1). Ce modèle postule que le développement d’une intention d’entreprendre est le résultat des perceptions de faisabilité – c’est-à-dire de sa propre capacité à créer une entreprise – et de désirabilité – c’est-à-dire d’un attrait pour la création entreprise, résultant de ses propres croyances et de l’opinion de son environnement. De fait, il a été largement utilisé pour identifier les individus les plus à même de s’impliquer dans la création d’une entreprise, en particulier au sein de la population étudiante [7].

Figure 1

Le modèle de l’intention entrepreneuriale

Figure 1

Le modèle de l’intention entrepreneuriale

Note : Dans ce modèle, les facteurs situationnels et personnels déterminent la désirabilité et la faisabilité perçue vis-à-vis de la création d’entreprise, qui déterminent à leur tour l’intention d’entreprendre de l’individu. L’intention d’entreprendre est considérée comme un bon prédicteur du comportement entrepreneurial effectif.
Source : adapté de Shapero (1982), Krueger (1993), Brueger et Brazeal (1994).

L’intention entrepreneuriale : entre perspective de création immédiate et projection différée

5De manière générale, l’intention a été définie comme un état d’esprit qui dirige l’attention, l’expérience et l’action d’un individu vers un objectif spécifique [8]. Or, des études récentes sur les étudiants français ont montré que la nature de cet objectif était loin d’être homogène au sein de cette population. Trois profils d’étudiants ont notamment été identifiés, en fonction de la portée temporelle de leur intention d’entreprendre [9] :

  1. Ceux qui ne souhaitent pas créer leur entreprise et préfèrent travailler comme salariés dans une organisation déjà existante ;
  2. Ceux qui souhaitent créer leur entreprise à court terme, c’est-à-dire immédiatement après leurs études ;
  3. Ceux qui envisagent la création ultérieurement au cours de leur vie professionnelle, préférant d’abord gagner de l’expérience en tant que salarié dans une organisation existante.

6Le poids de la désirabilité et de la faisabilité perçues à entreprendre est différencié dans ces profils, le groupe visant à entreprendre en sortie d’étude se sentant plus capable d’entreprendre que les autres. L’intention entrepreneuriale n’est donc pas toujours suivie d’action : elle peut exister de manière latente et s’activer plus tardivement, à la faveur de conditions favorables ou d’une confiance en soi renforcée.

7Cette distinction entre intention à court et à long termes a tout son sens dans le contexte de l’entrepreneuriat étudiant. La création en fin d’études peut constituer une étape au projet de carrière plus général de devenir entrepreneur. Mais, si de plus en plus nombreux sont les étudiants à s’investir dans des projets entrepreneuriaux au cours de leurs études [10], tous ne se situent pas dans une perspective de création d’entreprise immédiate. Ils peuvent réaliser au cours du processus que l’entrepreneuriat requiert une constellation complexe d’efforts et d’activités qu’ils ne souhaitent pas ou ne se sentent pas capables de fournir au terme de leur cursus et décider de différer leur passage à l’acte. D’autres peuvent y voir un moyen de gagner en expérience et compétences avant de rejoindre les circuits du salariat, sur une logique d’entrepreneuriat-alterné[11]. Distinguer les intentions à court ou long termes peut permettre d’adapter l’accompagnement des étudiants-entrepreneurs à la diversité de leurs trajectoires.

De l’intention au comportement entrepreneurial : des logiques d’engagement différenciées ?

8Notre hypothèse est qu’il découle de cette distinction court/long terme des logiques d’engagement différenciées chez les étudiants-entrepreneurs. En fonction de la portée de son objectif, l’individu ne sera pas lié de la même façon à son projet, ni à son statut d’entrepreneur. Des enquêtes exploratoires ont suggéré que le modèle tridimensionnel d’engagement, développé dans le contexte organisationnel [12], pouvait permettre de mieux comprendre ce passage de l’intention à l’action entrepreneuriale et à son maintien dans le temps [13]. Ce modèle distingue en effet trois natures différentes d’engagement, qui analysées conjointement, permettent d’expliquer la persistance dans un cours d’action :

  • L’engagement affectif, renvoyant au lien émotionnel entretenu par l’individu à l’égard de son organisation. L’individu affectivement engagé reste employé dans son organisation principalement parce qu’il le souhaite, estime son organisation et s’y identifie.
  • L’engagement normatif, renvoyant au sentiment d’obligation que l’individu ressent vis-à-vis de son organisation. L’individu demeure employé dans son organisation principalement parce qu’il considère le lui devoir et valorise la loyauté.
  • L’engagement calculé (ou dit de continuité), renvoyant aux coûts et alternatives perçues par l’individu dans le cas où il quitterait son organisation. L’individu qui expérimente ce dernier type d’engagement reste employé parce quitter son organisation engendrerait pour lui des pertes matérielles, financières, en capital humain mais aussi affectives et sociales et qu’aucune alternative n’existe ou ne lui paraît désirable.

9Si ces trois dimensions permettent toutes d’expliquer qu’un individu reste employé dans une organisation, elles ont des implications distinctes sur les comportements des individus. Ainsi, l’engagement affectif est souvent associé à des comportements positifs au sein de l’organisation, tels que la performance, la participation ou encore la citoyenneté organisationnelle, alors que les individus engagés de manière calculée sont plus sujets à l’absentéisme et à s’en tenir uniquement à leur fiche de poste. L’engagement normatif a des conséquences comportementales plus contrastées, selon qu’il est vécu comme une contrainte qui s’impose à l’individu et fait peser sur lui la menace du déclassement en cas de non-respect, ou s’il s’inscrit en cohérence avec son système de valeur et s’expérimente davantage comme un choix. Il en ressort des niveaux d’investissements organisationnels contrastés.

10Les nombreuses extensions du modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel nous portent à croire qu’il garde sa pertinence dans le contexte entrepreneurial. La recherche sur ce point a en effet montré que l’engagement psychologique pouvait avoir plusieurs cibles (ou foci), aussi bien sociales (le manager, l’équipe ou le client) que non-sociales (l’atteinte d’objectif ou le changement organisationnel). Or, l’entrepreneuriat a pu être défini comme une relation dialogique entre un individu et son projet [14], impliquant à la fois un changement pour le projet, qui transforme une idée en création de valeur nouvelle, mais aussi pour l’individu qui change progressivement de statut et devient entrepreneur. Nous suggérons ainsi que l’engagement entrepreneurial peut viser deux cibles principales : une cible non sociale, qui est le projet en tant que futur désirable pour l’individu et une cible sociale, son statut d’entrepreneur (en contraste avec celui de salarié) [15]. Les trois dimensions de l’engagement peuvent permettre de mieux comprendre ce qui lie l’individu à son projet de création d’entreprise, mais également à celui plus global de devenir entrepreneur. Plus encore, elles participeraient à expliquer des comportements entrepreneuriaux, tels que les efforts engagés effectivement par l’entrepreneur pour son projet. C’est d’ailleurs sous le prisme de l’investissement de ressources mobilisées par les étudiants-entrepreneurs pour leur projet que nous avons choisi d’examiner l’action entrepreneuriale. Ce choix est motivé par de précédentes études sur le processus entrepreneurial, dans lequel l’individu est considéré comme engagé lorsqu’il y investit l’essentiel de son temps, de son énergie, de ses ressources financières, intellectuelles, relationnelles et émotionnelles dans son projet entrepreneurial[16]. La recherche sur le phénomène d’escalade de l’engagement [17] a par ailleurs montré que les individus étaient plus à même de persister dans un cours d’action en vertu de leurs investissements passés. Notre attention s’est donc portée sur le temps, l’argent et l’énergie investis dans le projet entrepreneurial, en considérant qu’ils constituaient des indices de la poursuite des efforts dans le projet de création d’entreprise.

11Sur la base de ces différents constats, et pour mieux entrer dans la « black-box » du passage à l’acte entrepreneurial, nous avons formulé le modèle suivant :

Figure 2

Modèle testé dans l’enquête

Figure 2

Modèle testé dans l’enquête

12Nous y différencions l’intention entrepreneuriale à long terme et à court terme, pour déterminer son impact sur l’engagement psychologique des étudiants-entrepreneurs, ainsi que sur leur investissement comportemental. Nous avons également choisi de distinguer l’engagement attachant l’individu à son projet de celui le liant à l’entrepreneuriat en tant que profession (ou statut), afin de déterminer si ces deux cibles pouvaient avoir une influence différenciée sur le comportement entrepreneurial.

Méthodologie de l’enquête

Cette contribution est le résultat d’une enquête quantitative menée entre juillet et septembre 2018 dans le cadre de la chaire Pépite France, auprès de porteurs de projet ayant bénéficié du statut national étudiant-entrepreneur en 2017-2018. Ce statut est accordé à tout étudiant ou jeune diplômé [18] souhaitant mener un projet entrepreneurial dans l’un des 31 Pôles Étudiants Pour l’Innovation, le Transfert et l’Entrepreneuriat, implantés sur les sites de l’enseignement supérieur français. Notre échantillon final était constitué de 139 individus conduisant des projets majoritairement en phase d’émergence (42,4 % avaient déjà immatriculé une structure, 1/3 en générait un revenu, parmi lesquels 24,1% seulement déclaraient pouvoir en vivre décemment).
Afin de mesurer leur investissement effectif dans leur projet, nous leur avons demandé de quantifier les ressources temporelles, financières et émotionnelles mobilisées pour leur projet. Pour mesurer l’intention entrepreneuriale à court et à long terme, nous les avons interrogés sur leur préférence pour l’entrepreneuriat (être entrepreneur) ou le salariat (être salarié), « à l’issue de leurs études » et « un jour dans leur vie professionnelle ». Enfin, nous avons adapté les échelles de l’engagement organisationnel au projet et au statut entrepreneurial.
Nous avons d’abord vérifié la qualité de nos instruments de mesure, avant de tester notre modèle de recherche à l’aide de l’approche des moindres carrés partiels (PLS) sur le logiciel XLSTAT. [19]
Cette méthode a l’avantage de tester simultanément l’existence de relations causales entre plusieurs variables non observables, reflétées ou formées par un ensemble de variables pouvant être mesurées.

Les chemins de l’étudiant-entrepreneur : deux grandes logiques d’engagement

13Notre enquête démontre l’intérêt de considérer la distinction entre intention entrepreneuriale à long terme et à court terme, ainsi que la nature de l’engagement chez les étudiants-entrepreneurs. Le graphique ci-dessous (figure 3) synthétise les principales relations de causalité observées, accompagnées de leurs coefficients beta (ou paths coefficients), qui quantifient l’effet d’une variable sur une autre (plus il se rapproche de 1 et plus l’effet est fort), ainsi que les coefficients de régression (ou R2), qui indiquent la qualité du modèle pour expliquer une variable par plusieurs autres (plus il se rapproche de 1 et plus le modèle est précis et a un pouvoir explicatif élevé).

Figure 3

Synthèse des principales relations de causalité observées

Figure 3

Synthèse des principales relations de causalité observées

Note. Path coefficients et R² Calculés pour n = 139, bootstrap = 250. Les relations causales significatives au niveau .05 ont été mises en exergue en gras. Les liens non-significatifs figurent en pointillés.

14À noter que les étudiants-entrepreneurs présentent en moyenne une forte intention d’entreprendre, par rapport à la population étudiante dans sa globalité, que ce soit à court terme (moyenne = 3,98 contre 1,86 chez les étudiants [20]) et à plus long terme (moyenne = 4,38 contre 3,32). Pour autant, l’intention entrepreneuriale post-études influence plus fortement l’investissement de ressources personnelles que l’intention entrepreneuriale à plus long terme (avec des coefficients de régression respectifs de .30 et de .26).

15À l’exclusion de l’engagement de continuité à la profession, expliqué à la fois par l’intention à court et à long terme, nos résultats montrent un impact différencié de l’intention sur l’engagement psychologique des étudiants-entrepreneurs, selon qu’elle vise la création post-études ou au cours de la vie professionnelle :

  • L’intention à court terme implique un engagement de continuité au projet ;
  • L’intention à long terme implique quant à elle un engagement affectif ainsi qu’un engagement normatif (au projet et au statut d’entrepreneur) ;

16Notre modèle permet finalement de mieux comprendre les déterminants du comportement entrepreneurial (avec un coefficient de régression de .51 pour l’investissement comportemental). Pour autant, seules certaines dimensions de l’engagement semblent être impliquées dans ce processus. L’investissement de ressources dans le projet entrepreneurial peut-être ainsi prédit à part quasi-égales par l’engagement affectif au statut d’entrepreneur et à l’engagement de continuité dans le projet entrepreneurial (avec des coefficients de régression proches, de 0.26 et 0.21).

17Deux chemins d’engagement se dégagent ainsi :

  • L’intention entrepreneuriale concernant la création à long terme dans la vie professionnelle, influence l’engagement affectif à l’entrepreneuriat en tant que profession, qui lui-même explique l’investissement comportemental de l’étudiant-entrepreneur ;
  • L’intention entrepreneuriale concernant la création d’entreprise immédiate post-études influence l’engagement de continuité au projet, qui lui-même explique l’investissement comportemental de l’étudiant-entrepreneur (coefficient de régression = .20).

Tableau 1

Synthèse des résultats

Tableau 1
Nature de l’intention de l’entrepreneur naissant Nature de l’engagement de l’entrepreneur naissant Chemin menant à l’investissement personnel dans un projet de création d’entreprise Cible : projet Cible : métier Une intention d’entreprendre à la fin de ses études (court terme) Calculé : le projet est préféré à d’autres alternatives et/ou son arrêt considéré comme trop coûteux Calculé : la situation d’entrepreneur est préférée à d’autres opportunités professionnelles ou est la seule accessible, le retour au salariat considéré comme une perte Une intention d’entreprendre dès la fin de ses études, à l’origine d’un engagement calculé envers le projet entrepreneurial Une intention d’entreprendre au cours de sa vie professionnelle (long terme) Affectif : un lien émotionnel et identificatoire au projet entrepreneurial Normatif : un sentiment d’obligation à continuer son projet Affectif : un lien émotionnel et identificatoire au statut d’entrepreneur Normatif : un sentiment d’obligation à rester entrepreneur, par opposition à la situation salariale Continuité : la situation d’entrepreneur est préférée à d’autres opportunités professionnelles ou est la seule accessible, le retour au salariat considéré comme une perte Une intention d’entreprendre au cours de la vie professionnelle, à l’origine d’un engagement affectif au métier d’entrepreneur

Synthèse des résultats

Le passage à l’acte entrepreneurial, entre phénomène d’escalade et « entreprise de soi-même »

18Si la recherche en entrepreneuriat s’est longtemps focalisée sur ce qui pouvait pousser un individu à former une intention d’entreprendre, notre recherche met en lumière ce qui se joue lorsque l’individu s’engage réellement dans la création d’entreprise et surtout, les processus par lesquels il sera amené à s’y investir davantage. Or, il semble que deux logiques d’engagement se dégagent de nos résultats.

191. Une logique « d’escalade », où la poursuite des efforts s’explique par les coûts et l’absence d’alternative perçus par l’étudiant-entrepreneur en cas d’arrêt du projet entrepreneurial. Cette logique intervient lorsqu’il se situe dans une perspective de création immédiate à l’issue de ses études. La cible d’engagement principale est alors le projet. L’entrepreneur est alors attaché de façon plutôt calculée à son projet, suivant un arbitrage entre une probabilité de gain et une probabilité de perte. Ces coûts peuvent, bien sûr, être financiers, mais aussi matériels, sociaux ou encore affectifs. Les dispositifs d’accompagnement comme le PEPITE visent notamment à réduire les risques financiers encourus par l’étudiant-entrepreneur. Pour autant, celui-ci pourrait vivre comme un échec ou avoir le sentiment de n’être pas allé au bout de sa démarche en arrêtant trop prématurément son projet. Il pourrait également craindre le regard des autres, notamment s’il en a parlé à son entourage ou si, comme beaucoup de jeunes entrepreneurs, il a fait l’objet d’une médiatisation dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Dans certains cas, cette logique peut se coupler à celle de nécessité de l’entrepreneur, à qui le marché du travail n’offre pas d’autre alternative que celle de créer son propre emploi. Nous pouvons supposer au regard des niveaux d’études des étudiants-entrepreneurs, majoritairement titulaires d’un Bac + 5, qu’elle n’existe que de façon marginale, dans des cursus aux débouchés encore précaires.

202. Une logique aspirationnelle, où l’investissement des ressources dans un projet entrepreneurial s’explique davantage par un attachement émotionnel, voire un processus d’identification au métier/statut d’entrepreneur. Pour l’étudiant entrepreneur, cette logique est liée à une intention d’entreprendre à long terme, dans une perspective d’évolution professionnelle. Il s’agit alors finalement d’être entrepreneur de soi-même[21], et de se réaliser personnellement à travers la création d’entreprise. Le point focal d’engagement est donc dans ce cas le statut professionnel d’entrepreneur, en contraste avec celui de salarié.

21Si certains s’engagent effectivement dans la création d’entreprise pour aller jusqu’au bout d’un projet dans lequel ils ont pu investir matériellement et émotionnellement, d’autres sont davantage attachés au fait d’être entrepreneurs, peu importe le projet qui les inscrit dans ce statut. Ces deux logiques ne sont toutefois pas antinomiques et peuvent coexister chez les étudiants-entrepreneurs, ces derniers pouvant avoir l’intention d’entreprendre à l’issue de leurs études et ne pas envisager une autre voie professionnelle que celle l’entrepreneuriat. Comme le suggèrent nos résultats, c’est d’ailleurs ce dernier profil d’engagement qui sera le plus à même de s’investir personnellement dans la création de son entreprise.

Entreprendre ou être entreprenant ? Consolider les parcours d’étudiants-entrepreneurs

22Notre enquête participe à une meilleure compréhension des étudiants-entrepreneurs du dispositif PÉPITE. Elle met au jour les points d’entrée clés et les chemins par lesquels ces derniers s’investissent dans la création d’entreprise, en précisant les différentes manières dont ils peuvent y être liés. La prise en compte de ces facteurs psychologiques peut permettre d’aller vers une plus grande individualisation de l’accompagnement et d’écarter le risque de standardisation parfois pointé du doigt [22]. Tout étudiant-entrepreneur n’aspire, en effet, pas à créer une entreprise qu’il travaillera à développer le restant de sa carrière. Cet idéaltype se caractérise dans notre étude par un engagement calculé envers son projet et un engagement affectif envers son statut d’entrepreneur. Pour autant, certains étudiants-entrepreneurs peuvent être engagés envers leur projet, mais ne verraient pas d’inconvénients à le développer au sein d’une organisation leur fournissant des ressources et sponsors conséquents. Dans ce cas-là, il s’agit plutôt de devenir entreprenant, plus qu’entrepreneur (au sens de créateur d’entreprise). Au contraire, certains étudiants-entrepreneurs peuvent s’identifier très fortement au statut d’entrepreneur, et n’imaginent pas un retour au salariat possible, mais sont finalement plus attachés à la démarche consistant à créer quelque chose à partir de rien qu’à leur projet (peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !). Ce profil sera peut-être plus à même de suivre les traces d’un serial entrepreneur, créant et recréant successivement de nouvelles aventures entrepreneuriales.

23Enfin, et c’est peut-être le point le plus crucial, la nature – affective, normative et calculée – de l’engagement de l’étudiant-entrepreneur peut également permettre de prédire son niveau d’investissement personnel.

24Un individu présentant une logique d’engagement principalement d’escalade peut s’exposer à un surinvestissement, associé à des risques psychosociaux, comme le stress ou l’anxiété. À l’inverse, un individu uniquement affectivement engagé se sentira peut-être moins contraint à s’investir et fournir les efforts nécessaires pour développer son projet. Être en mesure d’identifier ces logiques chez les étudiants-entrepreneurs peut permettre aux accompagnateurs de leur éviter de poursuivre un projet en sur ou sous-régime, alors qu’ils devraient raisonnablement l’arrêter. Tout du moins, cela peut permettre de préserver l’équilibre – propre à chacun – nécessaire dans la dialogique individu / projet.

Notes

  • [1]
    Les mesures annoncées en novembre 2013 dans le cadre du PÉPITE constituent des avancées importantes pour le monde engagé à développer l’entrepreneuriat dans l’enseignement supérieur (enseignants-chercheurs en entrepreneuriat, entrepreneurs dans leur diversité, structures d’accompagnement et de financement de la création d’entreprise). Plus d’informations peuvent être trouvées sur le site du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation : http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid79223/pepite-poles-etudiants-pour-l-innovation-le-transfert-et-l-entrepreneuriat.html
  • [2]
    En 2015, J-P Boissin fondait Pépite France avec la FNEGE afin de fédérer et structurer les bonnes pratiques autour d’un réseau national d’étudiants-entrepreneurs avec une chaire de recherche sur l’impact du dispositif.
  • [3]
    Mars, M.M., Slaughter, S. & Rhoades, G. 2008, ‘The State-Sponsored Student Entrepreneur’, The Journal of Higher Education, vol. 79, no. 6, pp. 638-70.
  • [4]
    Ajzen, I. (1991). The theory of planned behavior. Organizational behavior and human decision processes, 50(2), 179-211.
  • [5]
    Shapero, A., & Sokol, L. (1982). The social dimensions of entrepreneurship. Encyclopedia of entrepreneurship, 72-90.
  • [6]
    Krueger, N. (1993). The impact of prior entrepreneurial exposure on perceptions of new venture feasibility and desirability. Entrepreneurship theory and practice, 18(1), 5-21.
  • [7]
    Boissin, J., Chollet, B. & Emin, S. (2007). Les croyances des étudiants envers la création d’entreprise : Un état des lieux. Revue française de gestion, 180(11), 25-43.
  • [8]
    Bird, B. (1988). Implementing entrepreneurial ideas: The case for intention. Academy of management Review, 13(3), 442-453.
  • [9]
    Boissin, J. P., Favre-Bonté, V., & Fine-Falcy, S. (2017). Diverse impacts of the determinants of entrepreneurial intention: three submodels, three student profiles. Revue de l’Entrepreneuriat, 16(3), 17-43.
  • [10]
    Entre 2014 et 2018 par exemple, le nombre d’étudiants et jeunes diplômés prenant le SNEE est passé de 637 à plus de 3 500 étudiants-entrepreneur au niveau national.
  • [11]
    Bohas, A., Fabbri, J., Laniray, P. et De Vaujany, F. X. (2018). Hybridations salariat-entrepreneuriat et nouvelles pratiques de travail : des slashers à l’entrepreneuriat-alterné. Technologie et Innovation, 18(1).
  • [12]
    Allen, N. J., & Meyer, J. P. (1990). The measurement and antecedents of affective, continuance and normative commitment to the organization. Journal of occupational psychology, 63(1), 1-18.
  • [13]
    Adam, A. F. and Fayolle, A. (2015). Bridging the entrepreneurial intention–behaviour gap: the role of commitment and implementation intention. International Journal of Entrepreneurship and Small Business, 25(1), 36-54.
  • [14]
    Bruyat, C. (1993). Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation (Doctoral dissertation, Université Pierre Mendès-France-Grenoble II).
  • [15]
    Kolvereid, L. (1996). Prediction of employment status choice intentions. Entrepreneurship Theory and practice, 21(1), 47-58.
  • [16]
    Bruyat, C. (2001). Créer ou ne pas créer ? Revue de l’Entrepreneuriat, 1(1), 25-42.
  • [17]
    Staw, B. M. (1981). The escalation of commitment to a course of action. Academy of management Review, 6(4), 577-587.
  • [18]
    Le SNEE est avant tout un statut pédagogique, permettant aux jeunes diplômés de prolonger leurs droits étudiants. Il implique pour le porteur une inscription pédagogique dans un établissement supérieur. Par ailleurs, il donne accès à une série de formations et d’ateliers à la création d’entreprise, un tutorat académique et professionnel, ainsi que la possibilité de candidater dans les programmes d’accélération Pépite Starter au sein des PÉPITE. En cela, il permet aux jeunes diplômés de prolonger leur cursus. À noter que 38,1 % de notre échantillon est concerné par ce cas.
  • [19]
    Pour obtenir plus d’information sur les caractéristiques de notre échantillon, le détail de nos échelles de mesure et ses indicateurs de validité, nous invitons les lecteurs intéressés à prendre contact avec nous : laetitia.gabay-mariani@conseil-et-recherche.com
  • [20]
    Ibid note 8
  • [21]
    Ehrenberg, A. (2008). La fatigue d’être soi : dépression et société. Odile Jacob.
  • [22]
    Chabaud D., Messeghem K., Sammut S., (2010), « L’accompagnement entrepreneurial ou l’émergence d’un nouveau champ de recherche », Gestion 2000, vol. 27, n° 3, pp. 15-24.
Français

Face à la nécessité d’individualiser les pratiques d’accompagnement à la création d’entreprise, être en mesure de caractériser des profils d’entrepreneurs est devenu aujourd’hui fondamental pour les acteurs de l’écosystème entrepreneurial. Dans la continuité des efforts destinés à mieux comprendre les étudiants-entrepreneurs, notre recherche questionne les profils d’engagement les plus à même de favoriser un investissement personnel dans leur projet. Une enquête a été réalisée en juillet 2018 auprès de 139 individus détenteurs du statut national étudiant-entrepreneur (SNEE). Elle vise à comprendre quelles logiques d’engagement découlent respectivement d’une intention d’entreprendre à l’issue de ses études ou à plus long terme dans sa carrière professionnelle, et si elle mène à l’investissement personnel effectif du porteur dans son projet. Ces profils d’engagement ont été établis à partir du modèle d’Allen et Meyer, qui différencie l’engagement affectif, normatif et calculé. Les résultats mettent en valeur les logiques d’engagement favorisant l’investissement de l’étudiant-entrepreneur dans la création d’entreprise. Leur identification peut permettre aux professionnels de l’accompagnement d’adapter leur offre à la diversité des trajectoires, mais également de prévenir les risques liés à un engagement déséquilibré.

Laëtitia Gabay-Mariani
Laëtitia Gabay-Mariani, doctorante à l’Université de Grenoble-Alpes, réalise une thèse sur l’engagement psychologique des entrepreneurs naissants, dans le but de mieux comprendre le passage à l’acte entrepreneurial. Cette recherche s’effectue dans le cadre d’une CIFRE au sein du laboratoire privé Conseil & Recherche, spécialisé dans l’intervention de chercheurs en entreprise. En parallèle de ses travaux académiques, elle participe à des projets de recherche appliquée sur des thématiques liées aux mutations du travail (nouveaux espaces de travail, intrapreneuriat, expérience collaborateur, relations start-up / grands-groupes).
Jean-Pierre Boissin
Jean-Pierre Boissin, Professeur à l’Université de Grenoble-Alpes (CERAG-IAE) en Entrepreneuriat, a fondé la première Maison de l’Entrepreneuriat à Grenoble en 2001. Il a mis ce dispositif à l’échelle nationale de 2010 à 2019 dans le cadre d’une mission de coordination nationale auprès du Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation avec 30 pôles PEPITE sur l’ensemble du territoire national et la création d’un statut national étudiant-entrepreneur (4501 étudiants-entrepreneurs en 2019). En 2015, il a fondé Pépite France avec la FNEGE afin d’animer et fédérer les bonnes pratiques du dispositif tout en structurant le réseau national des étudiants-entrepreneurs avec la création d’une chaire afin de mesurer l’impact du dispositif comme l’illustre cet article. Ses travaux académiques portent sur l’entrepreneuriat étudiant et la gouvernance des start-up.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/03/2020
https://doi.org/10.3917/entin.042.0119
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