
Marc Giget est Président de l’European Institute for Creative Strategies and Innovation (EICSI) et du Club de Paris des Directeurs de l’Innovation. Il est membre de l’Académie des Technologies. Depuis 2000, il encadre les « Mardis de l’Innovation » à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, conférences et formation libre à l’excellence en innovation et progrès humain où, depuis 19 ans, sont intervenus plus de 500 acteurs de l’innovation.
1Le nouveau livre de Marc Giget apporte un éclairage inédit sur l’évolution des stratégies d’innovation des entreprises françaises à horizon 2030. Il est issu d’un rapport réalisé entre novembre 2017 et avril 2018 pour le Club de Paris des Directeurs de l’Innovation et porte sur un panel plus de 200 entreprises et organisations développant des innovations de par le monde. L’ouvrage propose une démarche proactive qui part d’un double constat. D’une part 85 % des innovations actuellement mises sur le marché sont des échecs commerciaux [1]. D’autre part les évolutions de l’environnement géopolitique, sociétal et technologique poussent les entreprises à repenser leur marché futur et leur mode de gestion de la technologie. À partir de là, Marc Giget nous invite à définir les stratégies d’innovation qui seront demain gagnantes en précisant à la fois les objectifs à considérer mais aussi les modes opératoires pour les développer.
2D’un point de vue pratique, l’ouvrage s’organise autour de six chapitres distincts, qui traitent successivement des évolutions des environnements géopolitiques (chapitre 1), technologiques (chapitre 2) et sociétaux (chapitre 3), auxquelles sont confrontées les entreprises, des évolutions de l’écosystème technologique (chapitre 4), ainsi que de l’importance et de la déclinaison d’une stratégie technologique gagnante pour les entreprises hexagonales (chapitres 5 et 6).
Un environnement mondial en mutation, porteur de nouvelles perspectives d’innovation et de développement
3L’innovation est avant tout un exercice d’anticipation. La stratégie d’innovation doit donc intégrer pleinement les évolutions tendancielles de l’environnement de l’entreprise. Marc Giget distingue à ce titre les grandes mutations de l’environnement physique et économique, des transitions qui renvoient de leur côté aux attentes de la société face à ces évolutions. Les premières regroupent principalement l’évolution des marchés mondiaux liée à l’augmentation démographique et à la redistribution du pouvoir d’achat, l’urbanisation croissante de la société, la globalisation, l’augmentation de la pollution et la raréfaction des ressources, ainsi que le changement de nature de l’évolution technologique. Bien entendu, ces évolutions qui sont autant de nouvelles perspectives ne pourront se traduire en opportunités de développement que si les entreprises arrivent à juguler dans le même temps un certain nombre de risques potentiels (risques liés à la fragilité du système financier, à la géopolitique et à la cybercriminalité notamment).
4La croissance et la redistribution de la population mondiale est très certainement le facteur primordial à prendre en compte afin de définir le périmètre d’activité futur de l’entreprise (transition démographique). En une dizaine d’années les prévisions d’évolution de la population mondiale ont été fortement revues à la hausse (+1 milliard d’habitants pour atteindre 8,55 milliards d’habitants à horizon 2030) [2]. Par ailleurs un rééquilibrage du pouvoir d’achat devrait voir le jour entre des pays émergeants actuellement en forte croissance et des pays développés où la croissance est en berne depuis plusieurs décennies (ce que l’auteur appelle la transition économique). Ces évolutions démographiques et économiques devraient donc conduire à l’affaiblissement relatif du poids des marchés européens au niveau mondial, et pousser les entreprises à investir pour croître et suivre la demande. D’un point de vue qualitatif, nous devrions voir apparaître une immense classe moyenne de 5 milliards d’habitants à horizon 2030, située en bonne partie dans les pays émergeants. Il existera par ailleurs un immense marché de 3 milliards d’habitants à très faible revenu qui nécessitera de développer une offre low cost adaptée.
5Marc Giget remarque que cette croissance et ce déplacement du pouvoir d’achat au niveau mondial peuvent facilement profiter aux entreprises européennes, qui sont plutôt bien positionnées en termes d’offres et d’images (le modèle de vie occidental est le modèle de référence pour la plupart des pays émergeants), pour autant qu’elles sachent déployer les stratégies d’innovation collaboratives adaptées. Une prise de conscience semble nécessaire à ce niveau par des entreprises françaises qui ont vu leurs parts de marché à l’international être divisées par deux en 20 ans. Le déploiement de ces nouveaux marchés s’accompagnera aussi de l’émergence de concurrents locaux. D’où l’importance de s’y positionner au plus tôt afin d’y préempter des parts de marché (Inde, Chine et Afrique notamment).
6L’évolution de la structure démographique au niveau mondial est aussi à mettre en rapport avec l’urbanisation croissante de la société. En 2030, plus de 60 % de la population mondiale vivra dans des villes, qui concentreront à elles seules plus de 90 % du PNB [3]. Il est donc nécessaire d’anticiper dès à présent les besoins spécifiques associés à cette expansion urbaine en termes d’investissement et d’innovation (transport, logement, etc.). Cette augmentation de la population, et notamment de la population urbaine, est porteur de risques environnementaux qui peuvent aussi profiter à certaines entreprises. Ces opportunités sont accentuées par le fait que plusieurs pays ont d’ores et déjà entamé leurs transitions écologiques et énergétiques en adaptant progressivement leur réglementation et que, d’une façon générale, les perspectives de développement durable constituent une attente forte des sociétés concernées, des associations et des organisations internationales.
Méfiance face à la technologie et revendications participatives
7La redéfinition des marchés de l’entreprise doit toutefois s’appréhender aussi dans le double contexte des transitions humanistes et technologiques. La première capitalise sur des travaux préalables de M. Giget [4] et renvoie à son concept de « société désenchantée » vis-à-vis de la technologie. Selon l’auteur, nos sociétés ne visualisent actuellement plus de lien direct entre l’évolution technologique et le progrès humain, et revendiquent de ce fait une innovation plus inclusive. Cela se traduit dans les pays développés par un taux de défiance accru des utilisateurs envers la technologie, qui est parfois perçue comme une menace, ainsi que ceux qui la portent, notamment les institutions et les grandes entreprises.
8Si la défiance envers les grandes entreprises n’est pas forcément partagée par les sociétés des pays en développement, la revendication participative s’exprime, elle, partout dans le monde. Dans les pays industrialisés par l’émergence du mouvement woke qui conduit les utilisateurs à s’impliquer dès le design de l’innovation. Dans les pays en développement également, l’exigence collaborative et participative s’institutionnalise (cas du programme « Make in India », à la place du « Made in India » par exemple). Les institutions internationales ont pris également de nombreuses initiatives (OCDE – Better life initiative, ONU – initiative « The World We Want », ayant débouché sur les « 17 sustainable development goals (SDGs) to transform our world », CEE – Quality of life indicators) qui conduisent les entreprises à évoluer du made in au made with avec des partenaires locaux.
9L’auteur est toutefois relativement optimiste sur ce point. D’une part parce que les forces sociétales poussent les entreprises à tenir compte des attentes des consommateurs. D’autre part parce que l’évolution technologique et les cycles de défiance-confiance vis-à-vis de la technologie ressemblent beaucoup à ceux que l’Europe a connus lors des précédentes révolutions industrielles. Cela permet à M. Giget de pronostiquer que la technophobie actuelle n’est que passagère et que le meilleur des dernières vagues technologiques en terme d’innovation est encore à venir. On peut toutefois regretter un manque de références sur ce point qui, bien qu’intéressant, reste relativement incantatoire dans l’ouvrage.
Une technologie plus accessible et principalement portée par les grands groupes
10Le rythme du progrès technique semble s’être accéléré ces dernières années. Tout a doublé en 10 ans, que ce soit le nombre de publications scientifiques, le nombre de brevets ou la capitalisation boursière des valeurs technologiques. Actuellement environ 1/3 des brevets perdent leur valeur dans le trimestre qui suit leur publication et moins de 0,5 % des brevets débouchent sur des applications rentables [5], ce taux s’effondrant avec la multiplication des brevets purement défensifs. Cela s’est traduit par un renforcement des politiques de communications portant sur la technologie, qui génère de nouvelles problématiques pour les entreprises en termes de gestion du secret industriel (CEO survey 2017).
11Ces évolutions en lien avec une baisse des coûts de transaction sur les marchés technologiques [6], ont radicalement modifié le processus d’innovation au sein des entreprises. D’une part par la généralisation des Technology Readiness Levels (TRL) qui permettent de qualifier le niveau de maturité de la technologie (40 % des entreprises françaises y auraient désormais recours pour qualifier les technologies utilisées). D’autre part par la montée en puissance des Research and Technology Organizations (RTO) qui, à l’instar du Freinfurter, diffusent des technologies standardisées et sécurisées aux entreprises. Cela a conduit à une séparation accrue entre la phase de recherche et de production des technologies en amont, et celle en aval, de conception de produits innovants. Une entreprise comme Apple a pu ainsi concevoir un iphone en combinant plus de 300 briques technologiques produites pour la plupart à l’extérieur de l’entreprise, et une firme comme La Redoute a été en mesure repenser sa migration vers le digital avec succès en capitalisant en toute sécurité sur les meilleures technologies du moment [7].
12D’un point de vue pratique, cette fluidification des marchés technologiques invite à remettre en cause la vision traditionnelle de développement linéaire des innovations au sein des firmes, allant de la recherche au développement. L’impact le plus évident est celui du gain de temps et de la baisse de l’incertitude puisque l’innovateur devient surtout l’intégrateur de technologies existantes. Cela conduit aussi à la montée en puissance de l’externalisation technologique. Ce point, qui est à mettre en résonnance avec la multiplication des alliances portées par les grandes entreprises de par le monde [8], est particulièrement bien illustré par l’exemple de l’entreprise Boeing, qui est passée en 30 ans d’un taux d’externalisation de 10 % sur le B737 à plus de 80 % sur le B787 [9]. À ce titre, l’externalisation profite particulièrement aux sous-traitants de systèmes technologiques qui, du fait de l’ouverture des marchés peuvent proposer leurs produits à une clientèle mondiale, réduisant ainsi les risques de dépendance bilatérale avec leurs donneurs d’ordres. En se focalisant sur plusieurs secteurs industriels, Marc Giget montre ainsi que le cours de bourse des valeurs technologiques ont connu une envolée bien supérieure à celle des maitres d’œuvre de l’innovation (par exemple Valéo vs Renault [10]).
13Cette évolution des marchés technologiques réduit par ailleurs l’avantage comparatif des petites structures par rapport aux grands groupes. L’innovation est ainsi de plus en plus localisée dans les grandes entreprises qui concentrent la majorité des efforts de R&D et qui ont abandonné les split strategies pour des stratégies de croissance active [11]. En France notamment, où le système fiscal favorise les grandes structures et/ou la réglementation est parfois plus complexe qu’ailleurs, les grandes entreprises semblent disposer d’un avantage pour conduire l’innovation. A contrario, les start-up ont entamé un lent déclin depuis 25 ans aux États-Unis. La France, qui était entrée en retard dans le mouvement, a connu une vague d’entrepreneuriat très assistée et peu qualitative qui trouve aujourd’hui ses limites. L’auteur note une relative surévaluation des start-up qui le conduit à prédire une rectification brutale de la capitalisation boursière de ces entreprises à moyen terme. Les nouvelles formes d’innovation ne seraient alors adaptées aux petites entreprises que dans la mesure où elles appartiendraient à un cluster de PME semblables et extrêmement spécialisées afin d’obtenir une taille critique (Glass Vallée pour le flaconnage de luxe par exemple), ou si elles innovaient en collaboration avec un grand groupe.
La nécessité de stratégies d’entreprise intégrées qui mettent l’humain au cœur du processus d’innovation
14La R&D est donc principalement le fruit de l’intrapreneuriat de grandes entreprises qui utilisent l’innovation comme levier de croissance afin d’occuper une place de leader sur les marchés mondiaux [12].Il ne reste pas moins qu’avec 85 % de taux d’échec en moyenne, les stratégies d’innovation semblent plus risquées que jamais. Pourquoi existe-t-il une telle déperdition entre la R&D et l’innovation ? Pour expliquer ce phénomène, l’auteur nous fournit deux types d’explications. Tout d’abord, les processus de créativité sont globalement à repenser. Il existe à la fois un foisonnement de méthodes et une trop forte homogénéité des personnels impliqués dans le processus (qui ont peu ou prou les mêmes formations, qui utilisent les mêmes outils… et qui aboutissent aux mêmes projets). Il est nécessaire de développer l’open innovation, notamment en interne grâce à des programmes de type 10% time (Panasonic) qui sécurise du temps de travail pour des salariés qui souhaiteraient développer un projet intrapreneurial. La culture française est en outre extrêmement techno-centrée. Il existe rarement une implication poussée des utilisateurs et de la supply chain dès la phase de conception de l’innovation. De plus, il apparait que relativement peu de projets aboutissent à des développements commerciaux et que beaucoup s’arrêtent au stade de POC (Proof of concept) ou de MVP (Minimum viable product). Il est donc nécessaire de recentrer l’innovation au cœur de la stratégie d’entreprise, en impliquant toutes les parties prenantes dans une optique de supply chain management afin de servir au mieux le client final. Bien entendu, la capacité à mener à bien ces stratégies intégrées dépend aussi de la possibilité de relever les défis humanistes et ceux liés à la globalisation présentés plus haut.
Un ouvrage indispensable pour le chercheur et pour le manager
15L’ouvrage proposé par Marc Giget est très riche et, s’il n’évite pas certaines redondances et répétitions, il complète avec bonheur la littérature académique sur le sujet. L’analyse des enjeux de l’innovation sous l’angle géopolitique et sociétal est à ce titre particulièrement instructive. L’innovation y est présentée comme un levier majeur de développement qui rencontre des contraintes spécifiques. S’il est nécessaire pour les entreprises d’innover pour s’internationaliser et pour se spécialiser, cela n’est toutefois possible que si l’on accepte les règles du jeu coopératif proposé par les entreprises étrangères, notamment dans les pays en voie de développement. L’auteur nous offre en outre une réflexion originale sur les enjeux sociétaux de l’innovation et sur la dynamique de progrès dans laquelle s’insère cette dernière. En explicitant le ressenti parfois négatif des utilisateurs vis-à-vis de l’innovation ainsi que leur volonté d’agir sur le monde, M. Giget légitime la prise de parole des parties prenantes au niveau du processus de conception des produits innovants.
16Ce livre bat par ailleurs en brèche bien des idées reçues, à l’aide de nombreux exemples et études de cas. À l’heure de la French Tech, il annonce la fin de la start-up mania et montre comment réagir de façon gagnante face aux GAFA (CF. Accord, taxis G7). Il permet en outre de mettre en lumière un certain décalage entre la théorie et la pratique : l’innovation n’y est plus présentée comme un processus linéaire, mais comme un processus d’assemblage de technologies normalisées. De même, en matière de méthodes de créativité, il souligne que les outils les plus utilisés dans les entreprises sont word et excel… car les plus inclusifs ! Nous sommes bien loin à ce stade des méthodes de créativité telle qu’elles sont enseignées dans nos universités… Pour ces différentes raisons, il s’agit d’un ouvrage particulièrement stimulant pour les managers qui souhaitent développer des stratégies gagnantes en matière d’innovation, ainsi que pour les collègues qui souhaitent les enseigner.
Notes
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[1]
What percentage of new products fail and why? May 3, 2017, Lonny Kocina, MarketSmart Newsletter.
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[2]
World Urbanization Prospects The 2018 Revision, New York, 2018, United Nations.
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[3]
Future Cities Laboratory: Urbanisation Indicators, July 2017, Stephen Cairns et al., ETH Zurich.
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[4]
Série de conférences sur innovation et société, sociologie et anthropologie de l’innovation humanisme (2012 – 2017) et plus récemment De l’innovation au progrès humain : quand la philosophie reprend le pas sur la technologie : conférence – La Sorbonne 26 mars 2019 in Les Mardis de l’Innovation – https://vimeo.com/328053705.
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[5]
Invention Success Rates | Odds of Inventor Success (compilation de 21 études sur l’impact économique des brevets), November 2010, Andrew Spriegel.
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[6]
Arora, A., Gambardella, A, (2010) Chapter 15 – The Market for Technology in : Handbook of the Economics of Innovation, Edited by Bronwyn H. Hall, Nathan Rosenberg, Volume 1, p. 641-678.
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[7]
Il s’agit principalement des technologies qui ont un TRL de 8 ou de 9. L’échelle Technology Readiness Level (TRL) permet d’évaluer le degré de maturité d’une technologie sur une grille allant de 1 à 9, les niveaux 8 et 9 correspondants aux technologies les plus matures.
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[8]
Les 500 plus grandes entreprises mondiales ont participé en moyenne à 60 alliances simultanées en 2016.
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[9]
Manufacturing the future: The next era of global growth and innovation – Report, November 2012 McKinsey Global Institute.
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[10]
Evolution comparée des valeurs boursières sur 5 ans : 1er janvier 2018 versus 1er janvier 2013, Bourse de Paris.
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[11]
Tableaux de l’économie française – Catégories d’entreprises, 27 février 2018, INSEE.
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[12]
R&D 2030 – Reinvent innovation and become an R&D front-runner by 2030, 2018 KPMG, The 2018 Global Innovation 1000 study, investigating trends at the world’s 1000 largest corporate R&D spenders, 2018 PWC.