Les points forts
- French Assurtech illustre la volonté des mutuelles niortaises de coopérer autour de projets fédérateurs pour leurs sociétaires, pour leurs activités et pour leur territoire.
- La digitalisation de la société est en train de bouleverser le secteur assurantiel à de multiples niveaux : modification du comportement du consommateur, évolution des besoins assurantiels, décloisonnement des acteurs...
- L’agilité organisationnelle des mutuelles niortaises, avec la constitution de French Assurtech notamment, repose sur une démarche d’innovation sociale, entre un besoin d’efficacité économique et la volonté de conserver des valeurs mutualistes d’accessibilité assurantielle pour tous.
Le mutualisme niortais au cours de l’histoire : d’une dynamique de solidarité à un développement effréné...
1Thibault Cuénoud : Comment et pourquoi les principales mutuelles niortaises ont-elles été créées ?
2Alexandre Jeanney : En 1934, il y a eu la constitution d’un groupement de 156 instituteurs en Vendée (Fontenay-le-Comte) afin de réfléchir à la façon d’obtenir une offre assurantielle accessible à tous les enseignants. Ensuite, et pour une raison encore non déterminée, le groupement d’instituteurs va s’installer quelques mois après en Deux-Sèvres (Niort) lors de la mise en place d’une nouvelle organisation venant « mutualiser » les risques assurantiels des enseignants. C’est la création de la MAAIF, avec deux A puisque l’objectif premier était tout d’abord d’assurer les automobiles des instituteurs, donnant la Mutuelle d’Assurance Automobile des Instituteurs de France. À l’époque, les agents assurantiels classiques (capitalistiques) ne souhaitaient pas couvrir le risque de catégories spécifiques de la population, comme les instituteurs (légitimant la création de la MAIF), les artisans (légitimant la création de la MAAF), les commerçants (légitimant la création de la MACIF)… La MAIF ayant pu démontrer son intérêt et sa viabilité, des démarches de coopération afin d’aider à la création d’autres mutuelles à Niort ont ainsi pu émerger. Dès l’origine, la coopération entre les acteurs mutualistes était présente au sein, finalement, du même secteur (l’assurance) et d’un même territoire (le niortais). Aujourd’hui, Niort est une ville d’environ 60 000 habitants (80 000 si l’on parle de l’agglomération niortaise). Pourtant, elle est la 4e place financière française et regroupe plus de 15 000 salariés dans les mutuelles. Une fois que l’on a initié une dynamique comme celle-ci, directement et indirectement, un écosystème se met naturellement en place autour d’un secteur assurantiel mutualiste.
3T. C. : Quelles ont été les principales raisons du succès de ces mutuelles et, finalement, les principales fragilités aujourd’hui ?
4A. J. : L’une des principales raisons est bien le manque de solutions assurantielles à l’époque (populations à risques : artisans, commerçants, profs…). Les autres compagnies ne souhaitaient pas assurer ces profils, notamment dans l’automobile. C’est la création d’une offre de service répondant à un besoin du marché qui est à l’origine de ces mutuelles. Aujourd’hui encore, l’automobile est toujours le contrat le plus vendu par les mutuelles même si elles ont pu se diversifier sur d’autres produits assurantiels. Finalement, leurs faiblesses prennent pour origine ces spécificités organisationnelles historiques. Les mutuelles niortaises sont fortement dépendantes de l’activité assurance automobile qui représente encore aujourd’hui le produit phare (produit d’appel). Pourtant, le covoiturage, le développement du leasing, la promotion des transports en commun, risquent de faire diminuer cette activité de plus de 40 % dans les années à venir. Leur présence territoriale, pour être au plus proche de leurs sociétaires, fait qu’aujourd’hui la MAAF (par exemple) dispose de plus de 600 points de vente alors que la digitalisation de la société conduit mécaniquement à une diminution de leur fréquentation… Enfin, l’ouverture du secteur à plus de concurrents met sous pression leurs marges financières (par exemple, ENGIE qui distribue du gaz et de l’électricité, propose aussi des produits assurantiels). L’idéal de ces mutuelles, à savoir fournir des produits assurantiels à tous, même aux profils les plus risqués, devient plus complexe sous contraintes financières fortes.
5T. C. : Et vous, Alexandre, comment vous êtes-vous retrouvé à ce poste ? Quelle expérience avez-vous pour être aujourd’hui légitime au sein de French Assurtech ?
6A. J. : J’ai pu réaliser un cursus dans une école de commerce (via l’obtention d’un master en management). À la suite de mes études, j’ai effectué plus de 10 ans d’expérience dans le secteur de l’assurance. Il y a de nombreux métiers qu’il faut connaître afin de mieux appréhender les évolutions globales qui sont en train de s’y jouer. J’ai ainsi pu faire du conseil en conduite de changement, travailler dans des services marketing, être en support sur des opérations réglementaires… J’ai travaillé pour des mutuelles bien entendu, mais aussi pour des compagnies d’assurance, des courtiers d’assurance… Parallèlement à toutes ces expériences, j’ai toujours été moteur sur les dynamiques de changement de ce secteur. Ma dernière expérience, avant d’arriver à French Assurtech, était dans un accélérateur généraliste où j’avais en charge l’accompagnement de start-up spécialisées en assurance pour trouver des « croissement business » à Toronto au Canada. C’est lors de mon retour en France, pour des raisons familiales, que j’ai pu saisir cette opportunité de travailler pour les mutuelles niortaises (j’avais déjà pu collaborer avec certaines de ces mutuelles avant mon départ pour Toronto). Toutes ces expériences ont apparemment rendu légitime mon profil, lors de mon recrutement il y a bientôt 1 an maintenant !
L’essor de French Assurtech : pourquoi, comment et vers quel avenir ?
7T. C. : Pouvez-vous expliquer comment ce projet a émergé ?
8A. J. : Au départ, c’est une volonté du maire de Niort (Jérôme Baloge). Au début de son mandat fin mars 2014, il entreprend une analyse des forces et faiblesses de son territoire avec le risque de surspécialisation assurantielle que l’on connait bien dans le niortais (on parle souvent de Niort comme La capitale des mutuelles françaises). Donc, il lance une initiative où il invite toutes les mutuelles locales à se questionner sur leur avenir, tout en proposant l’accompagnement de l’agglomération niortaise dans les changements à initier. Au même moment, les mutuelles niortaises font face à des contraintes budgétaires induites par la pression concurrentielle du secteur assurantiel, parallèlement à des changements comportementaux des consommateurs (essor de la digitalisation, du collaboratif, du participatif…). Les mutuelles ont moins de budget pour l’innovation, la recherche & développement (R&D). Elles sont aussi conscientes qu’elles étaient peut-être en concurrence hier, mais qu’aujourd’hui, elles sont du même bord face à la concurrence des GAFA, des grandes surfaces, des opérateurs d’énergie et des start-up de l’Assurtech, qui se mettent tous à proposer des contrats d’assurance… C’est ce concours de circonstances qui a réuni tous ces acteurs. 10 ans avant, cela n’aurait pas pu marcher. C’est une prouesse de pouvoir rassembler 8 compagnies d’assurances autour d’une collectivité locale pour travailler ensemble et mettre en commun leur R&D.
9T. C. : Pouvez-vous nous dire comment cette association de mutuelles s’organise ? Comment fonctionne la gouvernance ?
10A. J. : French Assurtech est une association avec une gouvernance traditionnelle : un Président élu par un Conseil d’Administration. Le Président est élu tous les ans afin d’être agile et représentatif de toutes les mutuelles (l’idée n’étant pas d’avoir un individu ou une mutuelle plus mise en avant qu’une autre). Bruno Lacoste, directeur marketing de la MAAF a été ainsi le premier Président de French Assurtech. Au sein du Conseil d’Administration, toutes les mutuelles sont représentées via la présence d’un de leurs directeurs, ainsi que l’agglomération niortaise représentée par son Président (Jérôme Baloge) ou le Directeur Général des Services de l’agglomération. Enfin, le Medef des Deux-Sèvres via la présence de Xavier Migeot vient parfaire ce Conseil d’Administration. L’ensemble représente environ 15 personnes. Depuis l’origine, il y a eu un Président issu de la MAAF, puis de la MACIF et actuellement d’IMA en la personne de Nicolas Bouffard.
11T. C. : Quels sont les projets qui gravitent autour de French Assurtech ?
12A. J. : French Assurtech s’organise autour de deux programmes d’animation. Il y a tout d’abord l’accélérateur des mutuelles niortaises porté par Niort-Tech. L’accélérateur est situé en plein centre-ville de Niort, sur la place principale. Cet accélérateur a vocation à accompagner des start-up plus matures venant de toute la France (voire même de l’étranger), qui souvent ont déjà un prototype mais ont besoin de mieux structurer leur stratégie de développement et de commercialisation. La forte présence des mutuelles auprès des ménages français (plus de 12 millions de sociétaires) offre des coopérations riches entre les besoins de ces start-up et les possibilités des mutuelles. Ensuite, le deuxième programme accompagne des start-up plus jeunes : il s’agit ici de l’opération Dragon. Les start-up sont plutôt d’origine locale (entre La Rochelle, Niort et Poitiers). L’objectif ici est plus d’être un acteur stimulant du territoire où de beaux projets émergent. In fine, c’est plus de 25 start-up qui ont été accompagnées par ces deux dispositifs depuis la création de French Assurtech.
Un besoin de renouveau dû à l’impact de la digitalisation dans les relations socio-économiques
13T. C. : La digitalisation des échanges va redéfinir les secteurs d’activité, quelle est votre vision pour le secteur assurantiel dans quelques années ?
14A. J. : Il y a tout d’abord l’émergence de marchés de niche qui pourront être les contrats assurantiels importants de demain. Par exemple l’assurance des trottinettes, des activités spécifiques comme assurer son mariage… Il y a des difficultés à être agile sur ces risques « peu traditionnels » puisque les compagnies d’assurance (mutuelles ou non) ont été plutôt poussées à grandir afin d’avoir une taille de portefeuille critique. La taille critique conduit à standardiser les contrats assurantiels, au détriment d’une agilité organisationnelle. Il nous faut réapprendre à être agile pour saisir toutes les opportunités du marché.
15Il y a aussi la redéfinition de la distribution des offres de services assurantiels. La distribution directe au client tend à s’inscrire dans une distribution via des intermédiaires (le produit assurantiel sera potentiellement acheté par des offres packagées, comme une entreprise immobilière qui offrira une offre assurantielle en plus d’un logement à louer ou à acheter). De plus en plus, les compagnies doivent passer par des partenariats et donc redéfinir leurs modalités organisationnelles. Elles le font déjà bien entendu. Mais la démarche commerciale du B to C au B to B va bouleverser encore un peu plus le secteur (profil des collaborateurs, points de vente, marges opérationnelles…).
16Enfin, la masse de données détenue par les compagnies d’assurance est aussi un enjeu majeur. La connaissance fine des besoins, des habitudes et des comportements des clients leur permet d’avoir une longueur d’avance puisqu’elles sont en capacité de mieux définir le risque assurantiel, et donc d’optimiser leurs offres de service. Mais demain, sommes-nous toujours sûrs que ces données seront aussi intéressantes et donc pertinentes ? La digitalisation de la société fait que d’autres acteurs obtiennent ces mêmes données (les GAFA par exemple). Enfin, la baisse de la surface assurable d’ici une dizaine d’année (on parle de 40 % d’activité en moins) pose clairement la question suivante : comment le secteur va-t-il se réinventer alors que son cœur de métier évolue fortement ? Bien entendu, tout ne sera pas distribué sous forme d’offre packagée. Il y a aussi la prévoyance, l’assurance vie… Avec la digitalisation, les consommateurs n’hésitent pas à comparer les offres assurantielles automobiles par internet. Mais qu’en est-il et qu’en sera-t-il pour l’assurance décès, les complémentaires santé… L’effet réputationnel va jouer et les compagnies d’assurance les plus sérieuses auront encore une place dans le marché.
17T. C. : Pensez-vous que French Assurtech permettra à ces acteurs d’innover et si oui, comment ?
18A. J. : L’enjeu du mutualisme est de ne laisser personne sur le bord de la route. On est là pour offrir des solutions assurantielles au plus grand nombre, comme à l’origine des mutuelles. L’enjeu de demain est de se battre pour conserver ce principe de mutualisation. French Assurtech doit permettre à ces acteurs d’innover en s’ouvrant à de nouveaux champs, à de nouvelles pratiques, à de nouveaux besoins… Les mutuelles doivent rester « ouvertes » dans leur façon d’appréhender leur métier, et ce n’est pas facile tous les jours. Quand on cherche du profit, on diminue les risques, donc on exclut certains citoyens. Le rôle des mutuelles, c’est de continuer à proposer des produits assurantiels, même si les risques ne sont pas toujours faciles à couvrir. C’est là qu’il faut se différencier pour innover socialement. Les mutuelles ont légitimé leur existence en répondant à un besoin sociétal du marché assurantiel. Elles doivent viabiliser leur existence en cherchant à répondre à des besoins sociétaux non ou mal satisfaits. French Assurtech doit permettre d’innover socialement.
L’innovation sociale au sein des mutuelles, est-ce véritablement un effet de différenciation ?
19T. C. : Les mutuelles cherchent à se renouveler, quelles pratiques ont-elles initiées en interne ou en externe?
20A. J. : Il est difficile de reprendre tous les exemples de pratiques sociétales initiées par les mutuelles (il n’y a qu’à regarder les actions qu’elles soutiennent financièrement par leur fondation). Ici, je ne vais donner qu’un exemple qu’a pu accompagner French Assurtech. La start-up Coorganiz travaille sur la mise en place de services d’aide aux aidants (ces personnes qui sont là, au quotidien, pour accompagner leurs proches en situation de vulnérabilité). On n’en parle pas forcement mais ces aidants font cela souvent sur leur temps personnel, en plus de leurs journées de travail, sans en parler autour d’eux. Ici, il n’y a pas de rentabilité espérée sur ce projet. Les mutuelles interviennent et aident cette entreprise pour développer plus facilement ses services… C’était l’une des structures incubées par French Assurtech l’année dernière. Pourtant, indirectement, cela a permis aux mutuelles de mieux comprendre la façon d’accompagner et de faciliter la prise en charge des personnes vulnérables (dispositifs de soutiens financiers compris dans les offres de prévoyance par exemple).
21T. C. : Finalement, peut-on faire « rêver » en parlant de solidarité dans un secteur où l’on gère du risque via l’assurantiel ? N’est-ce pas contradictoire ?
22A. J. : On peut toujours faire rêver, si on le souhaite véritablement. Un dernier exemple : on accompagne une start-up au sein de French Assurtech qui est issue d’une des mutuelles niortaises. Cette start-up souhaite se développer en proposant des produits d’assurance incluant du cash back (si vous n’avez consommé que partiellement vos contrats assurantiels ou pas consommé du tout, on vous propose du cash en fin d’année). Les sociétaires bénéficiant du cash via ce dispositif peuvent soit le garder pour eux (ils récupèrent 30 à 40 euros par exemple) soit le donner à des associations partenaires à forte utilité sociale et sociétale. On peut voir que d’une activité assurantielle, via la démarche de cash back, on peut faire rêver en finançant des projets associatifs. Il existe plusieurs start-up travaillant sur ce même principe à travers le monde, la plus connue étant Lemonade (une entreprise américaine). Les derniers chiffres sur ce genre d’activité indiquent que, majoritairement, les clients ne récupèrent pas l’argent mais préfère l’orienter sur de l’associatif. On pourrait ainsi imaginer que le cash back ne serve pas à récupérer de l’argent, mais plutôt à financer des contrats d’assurance pour des personnes en situation d’exclusion assurantielle ! On revient à l’origine de nos mutuelles niortaises : trouver des solutions pour permettre à tous d’avoir accès à une offre d’assurance.
23T. C. : Comment envisagez-vous l’avenir pour French Assurtech ? Pour les mutuelles niortaises et globalement pour le secteur assurantiel ?
24A. J. : Difficile de répondre à cette question puisque French Assurtech n’a pas encore 2 ans et nous n’en sommes qu’au début. Cependant, le collectif d’acteurs que nous sommes a déjà pu faire un point d’étape récemment. L’association French Assurtech avait été fondée et financée pour au moins 3 ans. Le premier bilan que l’on peut faire aujourd’hui, c’est surtout de continuer. La démarche est profitable à tous : pour les sociétaires, les mutuelles, les start-up, le territoire… Il faudra sans doute aller bien au-delà des programmes d’accélération, faire des propositions plus innovantes et plus « osées ». On doit initier plus de pratiques vertueuses pour faire aboutir plus de projets sociétalement utiles tout en renforçant les mutuelles niortaises dans un contexte sectoriel changeant…